Chapitre 7 - Reflet d\'une vie




1



    La nuit était calme, paisible. Une certaine fraîcheur s'abattait maintenant sur la campagne endormie. La lune, astre solitaire, drapée dans sa froideur attirante, illuminait la voûte céleste d'une pâleur bienveillante.
    Traversant un village sans vie, un adolescent timide et gauche ramenait une jeune fille chez elle sur son scooter flambant neuf qui pétaradait joyeusement dans le silence ambiant. Après une nuit en discothèque en compagnie de celle qui était l'objet de ses fantasmes les plus inavoués, il se sentait devenir un homme. Une série de slows l'avait transporté au Paradis des amoureux. Il avait dansé langoureusement avec cette jeune fille et pu sentir son propre corps en transformation bouillonner au contact de sa jolie partenaire, abandonnée délicatement dans ses bras. Il éprouvait aussi le sentiment délicieux qu'il pouvait la comprendre comme elle pouvait le comprendre sanséprouver le besoin de parler. Il serait resté des heures à tournoyer doucement avec elle, joue contre joue, lèvre contre lèvre, feu contre feu, esprit contre esprit, vie contre vie.
    Il arrêta son scooter à côté du terrain de football communal qui avait le suprême avantage de rester éclairé toute la nuit pour une raison inconnue de tous. Il prit sa dulcinée par la main et l'emmena dans un petit bosquet près du terrain. Il déposa un baiser maladroit sur les lèvres chéries qu'elle lui rendit tout aussi maladroitement mais avec un mélange de douceur et de fougue qui le fit fondre. Ils s'allongèrent par terre, l'un contre l'autre. Ils restèrent un instant comme cela, n'osant pas bouger, sans parler, dans l'expectative de l'acte suivant qui allait les marquer à jamais.
    Une étoile filante traversa le ciel étoilé. Ils firent alors secrètement tous les deux, sans le savoir, le même vœu que cette nuit ne finisse jamais.
    À une dizaine de kilomètres à vol d'oiseau, au même moment, quatre personnes, elles, auraient bien voulu que cette nuit ne commençât jamais.
    Prisonnières d'une voiture en panne, qui pourrait fort bien devenir très bientôt leur tombeau, terrorisées, recroquevillées, se cachant comme elles pouvaient dans une Ford Fiesta qui formait un bien piètre rempart, elles étaient devenues la cible d'un tireur assoiffé de sang.

2



    - Gégé, Gégé !
    Delphine hurlait le nom de l'homme qui était comme un père pour elle. Elle voulut se placer à l'avant du véhicule afin de porter secours à Gérard qui gémissait mais Fabrice la retint par le bras.
    - T'es folle ou quoi ? Il ne faut pas qu'on s'expose ou il va nous tirer dessus, avertit Fabrice.
    - Fais ce qu'il te dit, ma fille. Reste planquée et t'inquiète pas. Ça va, murmura Gérard dans un râle.
    En fait, cela n'allait pas du tout. Son épaule gauche lui faisait un mal de chien. Il souffrait atrocement. Mais, bon, le temps n'était pas aux jérémiades et le fait qu'il put balbutier quelques mots semblait rassurer Delphine qui décida, tout compte fait, de rester sagement à l'arrière de la Ford.
    À ses côtés, recroquevillée le plus possible sur elle-même, la tête reposant sur le volant transformé pour l'occasion en un bien pitoyable bouclier protecteur, Elodie était aussi blanche que la banquise du pôle Nord. Il se força à lui sourire. Elle se détendit un peu.
    - Où est-il, ce salaud ?
    - Droit devant nous. Sur le talus en face, à coup sûr, répondit Gérard, les yeux mi-clos, s'efforçant vaille que vaille de ne pas trop penser à cette blessure.   - Il faut qu'on sorte d'ici, décida Fabrice.
   Bonne idée, jeune homme, bonne idée. Reste plus qu'à savoir comment, pensa Gérard.
    Mais il garda ses propos pour lui. Il essaya de se concentrer, tentant de faire abstraction de la balle logée dans l'omoplate, de la douleur qui enflammait tout son côté gauche, du sang qui coulait abondamment le long de la partie touchée et de la forte odeur de cuivre que dégageait le liquide rouge.
    - Bon voilà ce qu'on va faire, finit-il par articuler péniblement. Je vais sortir et tirer dans sa direction pour faire diversion. Pendant ce temps-là, jeune homme, vous sortirez à votre tour et vous foncerez sur le côté droit de la route. Vous essaierez ensuite de le déloger et de le faire fuir. Il faudra faire attention, il a certainement une arme à infra-rouge. Vous allez devoir rester à couvert le plus longtemps possible, vous cachant derrière des arbres dès que vous le pourrez. Vous pourrez y arriver ?
    - Oui, je crois, répondit Fabrice, peu sûr de lui.
    - C'est de la folie, Gérard, tu n'es pas en état. Et toi, Fabrice, tu cours au suicide, s'insurgea Delphine, des sanglots dans la voix.
    - Il le faut, ma fille, la rassura maladroitement Gérard d'une voix faible et traînante. Il le faut. Je n'vois pas d'autre solution. T'inquiète pas, ça se passera bien.Par contre, il faudra que tu m'ouvres la portière. J’peux pas trop me servir de ma main gauche et je dois donc prendre le fusil avec ma seule main droite.
    Delphine préféra s'enfermer dans un mutisme profond. Mais pour bien montrer qu'elle acceptait finalement ce plan de la dernière chance, elle aida Fabrice qui s'employait à s'extirper du coffre en faisant passer tout son corps par delà la banquette arrière. L'opération s'avérait délicate s'il ne voulait donner par mégarde des coups de pieds à Delphine Fullain ou chuter sur son ancienne maîtresse, toujours inconsciente et étendue sur la banquette arrière. Fabrice et Delphine abaissèrent une partie de la banquette et Fabrice put enfin passer à l'arrière. Puis la jeune voyante se pencha et mit sa main sur la poignée de la portière avant, prête à aider Gérard dès qu'il le lui demanderait.
    - À tout à l'heure, Elodie, dit Fabrice se penchant vers l'avant afin d'apercevoir sa petite amie. Sois forte. Je reviens.
    Elodie ne répondit pas. Elle ne regarda même pas Fabrice, restait toujours prostrée, recroquevillée à l'avant du véhicule, les lèvres tremblantes, les yeux fixes. Gérard commençait à s'inquiéter sérieusement pour la santé psychologique de la jeune femme.
    - Z'êtes prêt ? Dès que je tire, vous vous précipitez, répéta Gérard.
    - OK. Je suis prêt.
    Le jeune homme semblaitavoir repris un peu d'assurance. Gérard soupira. De toute façon, comme lui-même ne pouvait pas faire grand chose d'autre, leur unique espoir reposait sur les épaules d'un étudiant en histoire transformé pour l'occasion en soldat.
    - Delphine, ouvre !
    Cette dernière obtempéra et ouvrit la portière d'un coup sec. Gérard sortit avec le plus de célérité possible. Il positionna son fusil sur le haut de la portière, incapable de se servir de son bras gauche qui pendait lamentablement, puis tira droit devant lui, à l'aveuglette. Tenant sa Waterfowl d'une seule main, affaibli par la douleur qui embrasait son épaule, le recul consécutif à son tir n'eut comme résultat immédiat que de le projeter violemment à l'arrière. Il tomba à terre. Il entendit faiblement un autre coup de fusil répondre au sien. Il avait fait ce qu'il avait pu. À Fabrice de jouer maintenant. Tout devint flou autour de lui. Le monde sembla danser une étrange farandole. Il perdit connaissance.


3



    Fabrice avait atteint un talus de l'autre côté de la petite route et plongea derrière un hêtre. Il entendit le coup de feu tiré par l'autre salopard. En se fiant au bruit,il devinait maintenant où ce fils de pute pouvait se planquer. Il entendit Elodie crier. Il jeta un coup d'œil sur la Ford. Il ne voyait plus Gérard. Tant pis. Il ne pouvait pas faire grand chose pour lui en ce moment. Il lui fallait avoir une petite discussion avec le tordu. Il reporta son attention sur son Beretta 92 F.S. et vit que ses mains tremblaient. Curieusement, ce n'était pas la peur qui lui faisait cet effet là. Il ne ressentait aucune appréhension. Il était simplement dans un état d'énervement extrême et n'avait qu'une idée en tête : faire payer à l'autre enflure tout le mal qu'il avait fait. Et au centuple. Pour Thomas, pour Gérard, pour Clara.
    Il piqua un sprint vers un autre arbre situé à trois mètres de lui.


4



    L'Antéchrist avait attendu tranquillement, se délectant de la situation qu'il avait créée. Il avait pensé que les quatre rigolos allaient céder à la panique et faire des gestes inconsidérés. Il n'avait pas du tout prévu cette tentative de diversion parfaitement orchestrée. Il devina aisément qui en était l'auteur. C'était le vieux, le plus professionnel.
    Il aurait dû le tuer pour de bon au lieu de le blesser. Mais le vieux était maintenant étendu pour le compte sur l'asphalte de mauvaisequalité et parsemé d'innombrables nids de poule. Il ne semblait plus bouger. Tant mieux. Un souci en moins.
    Le plus embêtant maintenant était ce Latour qui se faufilait d'arbre en arbre et se rapprochait irrésistiblement. Mètre après mètre, l'agent de Dieu gagnait du terrain. L'Antéchrist était agacé par ce con qui se révélait plus teigneux et beaucoup plus courageux qu'il ne l'avait escompté. De plus, ce qui énervait prodigieusement l'Antéchrist était qu'il n'avait pas non plus prévu le baroud d'honneur de son Ennemi. Il avait décidément été par trop négligent en sous-estimant l'Autre, l'agent de Dieu.
    Il essayait de le suivre dans la lunette de son C7 mais ne parvenait absolument pas à anticiper les déplacements de Latour ; ce dernier allait sur la droite, sur la gauche, avançait de deux mètres puis reculait d'un autre, se cachant toujours derrière un arbre. L'Agent de Dieu semblait choisir ses petits déplacements de façon aléatoire mais, au final, il avançait quand même mètre après mètre. De plus, les choix de l'Antéchrist ne se révélaient jamais les bons. Ce Latour avait une chance de tous les diables.
    L'Antéchrist fut grandement tenté de passer en mode automatique, de truffer de plomb Latour et de le transformer en morceau de gruyère mais il y avait de fortes chances pour qu'il tuât rapidement l'Ennemi. De cela, il n'en était pas question. La mort devait être lente. Très lente. De surcroît, elle ne devait pas intervenir tout de suite.L'Ennemi était maintenant à un peu plus d'une quinzaine de mètres de lui. L'Antéchrist visa les jambes et tira. Au moment où il appuya sur la détente, Latour, comme s’il avait pu anticiper le tir, bifurqua soudainement sur la droite à une vitesse hallucinante et disparut derrière un noisetier au tronc suffisamment imposant pour cacher un homme. Encore raté. L'Antéchrist se demanda de quel côté du noisetier l'Ennemi allait réapparaître. À droite ou à gauche ? C'était du pile ou face. Il choisit la droite et plaça le viseur en conséquence.
    Bien évidemment, toujours servi par une chance déconcertante, Latour réapparut à gauche du noisetier et poussa l'outrecuidance jusqu'à tirer à son tour. La balle passa juste au-dessus de la tête de l'Antéchrist. Ce dernier put sentir le sifflement de la balle et le déplacement de l'air.
    Même si l’Agent de Dieu ne pouvait pas voir grand chose, cela commençait à devenir dangereux. Manifestement, l'Antéchrist éprouverait de grosses difficultés à atteindre Latour sans le tuer. Il se demanda un instant s'il ne devait pas finalement abattre l'Ennemi une bonne fois pour toutes ici et maintenant. Il se ravisa rapidement. Il fallait que Latour vive encore un peu. Il fallait qu'il souffre. L'Antéchrist jugea alors bon d'abandonner provisoirement sa position et de faire semblant de battre en retraite. Il était préférable de reculer pour mieux sauter.
    Il était maintenant temps de mettre en place le plande substitution que l'Antéchrist avait prévu. La fin resterait toujours la même et les moyens employés ne varieront guère. Une seule chose allait changer. L'Ennemi voulait jouer au héros sans peur et sans reproche ? Très bien, l'Antéchrist allait alors lui donner de quoi satisfaire ses envies. Puisque Latour voulait s'amuser, il allait avoir de quoi rire.


5



    Dans la Ford, Elodie avait un instant perdu totalement pied. Elle avait éclaté en sanglots, déversant toutes les larmes de son corps, incapable de mettre un terme à ses pleurs proches de l'hystérie.
    Si leur angoissant périple dans la vieille maison l'avait rudement secouée, le premier coup de feu du fou l'avait tétanisée et la fusillade qui suivit avait fini par lui faire perdre le contrôle d'elle même. Elle pleurait sans pouvoir s'arrêter comme elle ne l'avait pas fait depuis ses dix ans. À l'époque, elle avait perdu son berger allemand Karino qui venait de mourir de vieillesse. C'était la première fois de sa vie qu'elle s'était trouvée confrontée à la mort, cette mort qui n'avait jamais cessé de l'effrayer depuis, cette porte toujours ouverte sur un monde obscur et inconnu qui l'angoissait périodiquement, ce monde vampirique qui vous prenait un à un tous les êtres qui vous étaient chers et ne vous laissaitque votre angoisse et votre désarroi. Même sa foi profonde n'avait pas réussi à refermer cette angoisse de la mort toujours présente, toujours latente, tapie dans un coin sombre de son esprit, prête à resurgir avec encore plus d'acuité que la fois précédente.
    Elle réussit enfin à se calmer légèrement. En fin de compte, pleurer lui avait fait du bien et avait expulsé hors d'elle un peu de cette terreur qui l'avait entièrement possédée, contribuant à rendre cette dernière presque supportable. Mais elle était encore incapable de bouger, incapable de savoir ce qu'elle devait faire.
    Sois forte.
    Elle entendit dans sa tête cette injonction de Fabrice l'interpellant de cette voix ferme qui l'apaisait souvent. Oui, Fabrice avait raison. Elle devait reprendre le contrôle d'elle-même. Il le fallait. Pour elle. Pour Fabrice. Rester terrée dans cette voiture sans bouger, à la merci de la terreur toujours présente qui attendait son heure pour frapper encore plus fort, ne lui servirait à rien surtout si celui qui les pourchassait décidait de venir faire un tour du côté de la voiture.
    La prière. La prière était un excellent moyen pour retrouver sa sérénité perdue. Elle récita un Notre Père fervent, les yeux clos. La prière achevée, elle se sentit encore un peu mieux. Ses mains ne lui répondaient pas comme elle souhaitait, donnant l'illusion qu'elle était atteinte de la maladie de Parkinson tellementelles semblaient prises de frénésie, ses dents continuaient de jouer aux castagnettes et son cœur avait adopté un tempo qui aurait laissé rêveur n'importe quel amateur de techno. Mais, dans l'ensemble, elle était sur la bonne voie. Rien de comparable à tout à l'heure, en tout cas.
    Elle sécha les larmes qui coulaient encore le long de ses joues et regarda autour d'elle tout en se demandant où était passé Fabrice et s'il allait bien.
    - Mon Dieu, faites qu'il soit encore vivant. Faites qu'il soit encore vivant, implora-t-elle dans un chuchotement.
    À travers la portière ouverte, côté passager, elle vit les pieds de Vrioux qui était manifestement allongé sur la route. A l'arrière du véhicule, Delphine, la tête posée contre la vitre, gémissait doucement, du sang coulait sur sa poitrine. Elle avait été touchée. La blessure semblait se situer un peu en dessous de la cage thoracique. Ne sachant pas du tout ce qu'elle devait faire, Elodie secoua énergiquement la jeune extralucide mais cette dernière semblait ne pas entendre. Les deux mains de la voyante reposaient encore sur la tête de Clara, protection post-mortem bien inutile.
    Elle se vit alors seule dans cette voiture, entourée de blessés, de mourants, de morts peut-être. Seule. Abandonnée. Elle sentit la panique revenir rapidement à la charge. Elle refit une autre prière. Un Je vous salue Marie cette fois-ci,tout en continuant à secouer Delphine sans ménagement.


6



    Delphine ne ressentait presque plus la douleur qui l'avait foudroyée un instant plus tôt. Elle ne la percevait que par intermittence mais de plus en plus faiblement, un peu comme la mer procédait pour se retirer des plages pendant le reflux. Elle en fut soulagée. Elle put alors se concentrer sur les images qui défilaient devant ses yeux, comme autant de diapositives muettes. Reflet d'une vie. Les images qu'elle voyait la surprenaient. Elle revivait des moments cruciaux de son existence comme le jour de son mariage avec Christophe, comme la mort de son père, comme le jour où elle avait appris qu'elle n'aurait jamais d'enfant. Mais, dans un ordre purement aléatoire, elle voyaient aussi des images qui représentaient des moments de son existence qu'elle avait alors jugés futiles ou inintéressants et qu'elle avait depuis belle lurette totalement oubliés.
    Elle se vit aider une vieille dame presque aveugle à traverser une rue très fréquentée. Un simple geste pour une vieille dame qui n'avait parlé à personne depuis deux jours. Une fois chez elle, la vieille dame en avait pleuré.
    Elle se vit faire une remarque caustique sur la prise de poids de Sandrine,sa meilleure amie, qui avait alors vu ses complexes augmenter considérablement à la manière d'une courbe exponentielle.
    Elle se vit échanger deux phrases dans la rue avec un jeune inconnu et lui sourire. Simple échange d'une banalité affligeante, sans conséquence à première vue. Ce qu'elle ne savait pas à l'époque, c'était que ce jeune homme était dépendant de drogues dures et qu'il avait décidé d'en finir avec la vie ce même jour. Une parole anodine sur le temps et un sourire lui avaient fait un bien fou et avaient ouvert une brèche dans la volonté suicidaire du jeune toxicomane. Il ne s'était finalement pas donné la mort ce jour-là.
    Elle se vit hésiter à rendre visite à sa tante qui mourrait d'un cancer généralisé et qui demandait sans cesse à voir une dernière fois sa nièce adorée. Delphine se décida enfin alors que sa tante venait juste de décéder.
    Elle se vit lors d'une de ses consultations donner des conseils avisés à une jeune femme qui trouva ensuite les ressources nécessaires pour sauver son couple au bord de la rupture après seulement une année de mariage.
    Des gestes de la vie de tous les jours, des paroles anodines, des actes manqués ou des gestes à priori négligeables qui au bout du compte blessent ou guérissent, mais qui marquent incontestablement, laissant derrière eux des empreintes quelquefois indélébiles. Comme le battement d'ailes d'un papillon peut entraîner une tempête,qui peut bien savoir ce que pouvait entraîner un simple geste, une simple parole ou un acte manqué ? Maintenant, Delphine savait.
    Les images se mirent à défiler de plus en plus vite puis elles disparurent soudainement. Sa vie n'avait pas été mauvaise, en fin de compte. Elle avait fait ce qu'elle avait pu. Bien sûr, elle avait commis d'innombrables erreurs, quelquefois sans conséquences, quelquefois plus dramatiques, mais elle avait rarement mal agi de manière délibérée. Ses mauvaises actions étaient souvent le fruit de ses peurs, de ses limites, de son manque de connaissance ou de son manque de compréhension.
    Pour compenser ses fautes et ses turpitudes, il y avait de l'autre côté de la balance tous ces gestes gratuits dont elle ne s'était même plus souvenue jusqu'à aujourd'hui. Une jeune femme se rappellera longtemps la voyante qui lui avait donné la force de lutter pour sauver son mariage. En voyant ses deux filles grandir et s'épanouir, un ancien toxicomane se demandera longtemps ce qu'il serait devenu s'il n'avait pas un jour échangé quelques paroles banales avec une belle femme blonde aux yeux pénétrants, et, surtout, s'il serait toujours en vie. Oui, elle avait fait ce qu'elle avait pu.
    Son père apparut soudain devant elle. Il était lumineux, serein, paraissait beaucoup plus jeune que dans ses souvenirs. Il était d'une beauté éclatante.
    - Oh papa, comme tu m'as manqué ! s'exclama-t-elle.   Elle ne prononça pourtant aucun mot mais ses pensées volaient autour d'elle, ses paroles mentales résonnaient comme si elle avait parlé et son père les comprit parfaitement, elle en eut la certitude.
    Son père répondit en lui envoyant des pensées pleines de tendresse et d'amour paternel. Elle en fut instantanément réconfortée.
    En regardant autour d'elle, elle se rendit alors compte qu'elle semblait voler au dessus de la Ford. Elle se vit, ou plutôt vit son corps inconscient, pauvre enveloppe charnelle désormais sans contenu. Cela lui fit un drôle d'effet. Elle pouvait aussi apercevoir Elodie qui essayait de la ranimer. Elle se rendait compte combien cette tentative de sauvetage était dérisoire et vaine. Elle vit Clara toujours étendue, luttant pour survivre, encore un peu. Elle vit aussi Gégé inconscient, couché sur la route.
    - Gérard !
    Elle voulut aider Elodie et secourir Gérard. Mais elle ne le pouvait pas. Elle n'avait plus de prise sur la réalité. Elle était devenu intangible et semblait évoluer dans un monde irréel. Elle pensa à ses amis qui luttaient à quelques mètres d'elle pour survivre. Elle pensa à Christophe. Elle pensa à sa mère.
    - Je ne veux pas les abandonner. Pas maintenant. Ils ont besoin de moi. Et que deviendra Christophe ?Que deviendra Gégé sans moi ? Et maman ? demanda-t-elle à son père.
    Le visage de ce dernier se rembrunit.
    - Ne t'inquiète pas pour eux. Tu as fait ce que tu as pu. Tout ira bien. Et tu auras juste le temps de te retourner qu'ils seront déjà derrière toi. Là où l'on va, une seconde est comme mille ans et mille années sont comme une seconde, lui répondit son père doucement.
    - Où va-t-on ? questionna-t-elle, intriguée.
    Elle se sentait déjà moins concernée par le monde des vivants. Non pas qu'elle ne les aimait plus mais elle prenait conscience que leurs chemins devaient se séparer quelques temps et elle l'acceptait maintenant.
    - Tu t'es toujours posée beaucoup de questions, n'est-ce pas ? Je me rappelle quand tu étais encore une petite fille toutes les questions sur Dieu, le mal. Comme j'avais du mal à y répondre ! Et bien nous allons dans le lieu où se trouvent les réponses, affirma son père toujours aussi serein et lumineux.
    - Vraiment ?
    - Oui, vraiment.
    Devant Elodie apparut un tunnel.
    - Tu ne me quittes pas ? Tu ne me quittes plus, n'est-ce pas ? s'enquit Delphine.
    - Non, je ne te quitterai plus maintenant.
    Son père à ses côtés,elle prit résolument la direction du tunnel.


7



    Fabrice voyait la silhouette ténébreuse du taré qui s'enfuyait devant lui à travers un petit sentier sinueux. Le tueur enragé avait quelques soixante dix mètres d'avance. Quand Fabrice s'était approché de l'endroit où s'était positionné le psychopathe il y avait une minute à peine, il n'avait pas tout de suite compris que le dingue prenait la poudre d'escampette. Il n'avait presque rien entendu. Il n'avait d'ailleurs jamais rencontré quelqu'un d'aussi silencieux. Heureusement qu'il avait vu la silhouette de ce débile qui s'enfuyait, sinon il aurait rapidement perdu sa trace.
    Devant lui, le tueur disparut à la vue de Fabrice en pénétrant dans un bois sombre. Accusant maintenant un retard d'une centaine de mètres, Fabrice continuait de longer à une cadence soutenue des rangées de vignes contenant des milliers de grappes de raisin qui mûrissaient paisiblement. Fabrice, lui, était uniquement concentré sur son ennemi.
      Il allait lui faire payer. Ça oui, le tueur pouvait y compter.
    Fabrice était tout entier sous la domination d'une colère noire et d'une haine qui lui servaient de carburant.Cette haine farouche qui coulait dans ses veines le maintenant à un niveau d'excitation paroxystique comme il n'en avait jamais connue auparavant.
    Il accéléra l'allure.
   Son rival semblait prendre de l'avance. Fabrice en était étonné. Il était en bonne condition physique et courait régulièrement. Il était en plus poussé par la volonté farouche de tomber sur le lard du psychopathe et de lui faire payer ses crimes. Malgré cela, l'inconnu creusait l'écart devant lui. Il mit cette différence de capacité physique sur le fait d'avoir porté Clara : cela avait dû entamer ses réserves bien plus qu'il ne l'avait cru.
    Une fois le petit bois traversé, ils pénétrèrent chacun leur tour dans une forêt. Le feuillage se faisait de plus en plus dense, cachant le pâle éclairage lunaire.
    Fabrice tira dans la direction du fuyard.
    Raté.
    Deuxième coup.
    Le fou continuait sa course.
    Les deux tirs avaient considérablement ralenti Fabrice. Il accéléra encore, haletant de plus en plus. Il payait maintenant les efforts consentis. Pendant ce temps, le tueur s'éloignait davantage.
    Fabrice s'arrêta et visa une dernière fois, un peu au hasard, ayant du mal à distinguer la forme de plus en plus lointaine, de plus en plus évanescente,se confondant avec les ténèbres projetées par le feuillage des arbres.
    L'inconnu avait disparu. Croyant l'avoir touché, Fabrice se précipita. Mais le tueur n'était plus là et il n'entendait aucun bruit.
    « Salopard, j'aurai ta peau », cracha-t-il dans la direction des arbres qui restèrent stoïques et silencieux.
    Il se demanda où le psychopathe avait pu aller. Il se cachait peut-être derrière un arbre ou un fourré. Fabrice se maudit de ne pas avoir emporté une lampe de poche. Tant pis, il ferait sans. Cela lui prendrait un peu plus de temps mais il retrouverait ce monstre coûte que coûte. Il fouillerait chaque recoin de cette forêt s'il le fallait.
    Il resta immobile un instant, les sens en éveil, à l'affût du moindre bruit, du moindre craquement afin de sauter sur son ennemi. Il en profita pour reprendre sa respiration quelque peu haletante après tous les efforts qu'il avait déployés.
    Un vent léger se leva et balaya les feuillages dont le bruissement fit vaguement penser à un murmure. Un nuage noir passa devant la lune et contribua ainsi à faire baisser la faible luminosité ambiante. Fabrice ne distingua presque plus rien pendant un moment. Heureusement, le nuage continua sa route. La lune presque ronde réapparut et dispensa une nouvelle fois sa réconfortante lumière.
    S'estimant suffisamment reposé,Fabrice commença son inspection minutieuse des arbres à côté de lui, la main agrippée sur la crosse de son pistolet.
    Soudain, il entendit un cri dans le lointain. Un cri de femme. Il aurait reconnu ce cri entre mille. C'était Elodie. Il resta un moment immobile, comme figé sur place, transi d'effroi.
    L'autre taré semblait avoir fait machine arrière et il était revenu à la voiture. Pendant ce temps, comme un idiot, totalement sous l'emprise de sa colère, il avait foncé dans le panneau et avait laissé les autres en arrière sans une pensée pour eux. Le psychopathe l'avait bien eu. Fabrice se demanda comment il avait pu faire demi-tour sans qu'il ne s'en aperçût et comment ce fou avait fait pour être aussi rapide.
    L'heure n'était pas aux réflexions poussées, il fit demi-tour et courut vers la Ford.
   Pourvu qu'il ne soit rien arrivé de grave !
   Il pensa que, dans le cas contraire, il ne se le pardonnerait jamais.


8



    La femme qu'elle avait prise un court instant et à tort pour une autre rivale venait de mourir. Son cœur s'était arrêté de battre brutalement. Elodie sentit la panique regagner du terrain,prête à prendre possession de son corps et de son âme, peut-être à tout jamais. Elle récita encore un autre Notre Père par automatisme. Pour la première fois de sa vie, elle ne sentait plus Dieu. Cette certitude qui l'avait habitée pendant des années venait de voler en éclats sur une petite route de campagne baignée par le clair de lune. Les étoiles scintillantes qu'elle avait toujours associées à la présence universelle du Créateur paraissaient soudain si froides, si indifférentes, si lointaines. Tout autour d'elle, il n'y avait plus que mort, folie, mal absolu. Mais pas de Dieu. Pas de Fabrice non plus. Personne. Elle entendit une voix intérieure la railler, lui répétant à l'envi la même phrase :
    « Tu es toute seule. Tu es toute seule. »
    La panique menaçait de la submerger complètement, comme un fleuve devenu furie par l'action de pluies torrentielles et qui déversait des tonnes d'eaux rugissantes prêtes à faire éclater n'importe quel barrage sur leur chemin.
    Non. Pas cela. Elle devait se montrer forte. Pour survivre. Pour elle. Pour Fabrice. Elle oublia les doutes qu'elle avait entretenus sur son compagnon. Tout cela n'avait guère d'importance en ce moment précis et dans la situation où elle se trouvait. Elle devait lutter pour se sentir fière d'elle. Dieu ou pas, elle ne se rendrait pas si facilement. Il fallait agir. Elle ne pouvait rien faire pour Delphine maintenant. Paix à son âme.
     - Tu peux te reposermaintenant. J'espère que tu n'as pas trop souffert. Et s'il y a quelque chose après la mort, s'il te plaît, aide-nous! murmura-t-elle à l'intention de la jeune voyante endormie pour l'éternité.
    Si l'extralucide était morte, Clara et Gérard Vrioux étaient toujours vivants. Elle pouvait peut-être les aider. Toujours assise à la place du conducteur, elle se contorsionna pour saisir un des bras de Clara. Elle lui prit le pouls et apprit avec un soulagement certain qu'elle résistait encore. Le pouls battait. Faiblement, certes, mais il battait. Elle ne savait pourtant pas ce qu'il convenait de faire pour aider cette dernière. Elle contempla plus longuement la jeune femme. En voyant les innombrables blessures qui avaient transformé le beau visage en une bouilli informe, elle ne put s’empêcher d’afficher un sourire. D’ailleurs, pourquoi aider cette pétasse? Elle avait eu ce qu’elle méritait. Elle qui aimait tant faire souffrir les autres souffrait à son tour. Tant mieux.
    Une pensée saugrenue lui traversa l’esprit : et si elle tuait cette salope ? Etant donné l’état déplorable dans lequel se trouvait cette traînée, un ou deux coups bien placés devraient aisément l’achever et Elodie serait définitivement débarrassée. Elle aurait Fabrice pour elle seule. Elle pouvait facilement trouver une explication :
    - Je voulais la secourir mais elle est morte devant mes yeux quelques minutes après Delphine. Mon Dieu, c’était effroyable. J’étais si seule, j’avais si peur !
    Qui remarquerait les blessuressupplémentaires ? Qui pourrait l’accuser ?
    Mais à quoi tu penses ? Tu deviens folle ou quoi ? finit-elle par se dire. Tu veux tuer quelqu’un maintenant ? Alors que tu ne sais même pas si tu vas t’en tirer ? Alors que tu ne sais même pas si Fabrice n’est pas en train d’agoniser quelque part ?
    Si elle était effrayée à cet instant précis par quelque chose ou par quelqu'un, c’était d'elle dont elle avait peur. Cela devait être la situation actuelle qui déteignait sur elle : le fait de se retrouver confrontée à la plus extrême violence, le fait de côtoyer la mort, et, pour finir, ses nerfs qui menaçaient de la lâcher à tout instant. Oui, c’était sûrement cela. Elle détourna le regard de cette maudite Clara et se concentra sur Gérard Vrioux.
    Elle sortit de la voiture et s'agenouilla prêt du vieil homme. Elle vit la poitrine du radiesthésiste bouger régulièrement. Cela devait être plutôt bon signe.
    - Monsieur ! Monsieur !
    Gérard Vrioux ouvrit les yeux.
    - Ça va aller ? Comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle, la voix chevrotante.
    - Super. Et Delphine, où est-elle ?
    Elodie ne répondit rien. Que pouvait-elle d'ailleurs dire ? Mais la réponse devait se lire sur son visage aussi clairement que si elle avait parlé. Vrioux lui jeta un regard rempli de désespoir.   - Delphine !
    Il se releva très rapidement, une main sur son épaule meurtrie, grimaçant sous la douleur. Il se retourna d'un coup et découvrit alors Delphine.
    - Non ! s'exclama t-il d'une voix brisée.
    Il se précipita, ouvrit violemment la portière arrière, écarta Clara sans ménagement, comme on pousse un objet encombrant, prit la jeune morte dans ses bras et la sortit de la voiture. Il éclata en sanglots.
    Elodie compatissait à la douleur du pauvre homme. Des larmes se mirent à couler sur ses joues. Sa vue se brouilla. Mais son instinct lui hurlait de fuir le plus rapidement et le plus loin possible. Elle ne savait cependant pas comment avertir Vrioux. Il berçait doucement celle qu'il avait aimée comme sa fille, indifférent à ce qui se passait autour de lui.
    Pendant ce temps, Elodie avait la conviction que le danger se rapprochait à une vitesse hallucinante.
    - Monsieur Vrioux, on devrait peut-être partir d'ici ou retrouver Fabrice, finit-elle par dire.
    Pas de réponse. Vrioux ne semblait pas entendre, son attention était uniquement concentrée sur la jeune voyante.
    - Monsieur Vrioux ! Vous m'entendez ?
    - Non, il n'a pas l'air d'entendre,répondit quelqu'un derrière elle.
    Elle se retourna instantanément. Devant elle se tenait un homme qu'elle n'avait jamais vu. Elle ne put s'empêcher de hurler.


9



    Quand Gérard vit Elodie ne pas répondre à sa question sur Delphine, quand il aperçut les yeux de son interlocutrice devenir sombres et son tein pâlir, il redouta le pire. Il oublia dès lors la souffrance qui s'était emparée de son épaule, il oublia la douleur consécutive à sa chute qui lui vrillait le haut du dos. Il se releva à une vitesse inouïe pour quelqu'un de son âge et sérieusement blessé de surcroît.
    Il découvrit Delphine et surtout repéra la blessure située un peu en dessous du cœur. Il comprit tout de suite. Il se précipita et entoura de son bras valide celle qui n'était plus qu'un amas de chair sans vie.
    Il pouvait ressentir pour la deuxième fois dans sa vie ce vide immense, vertigineux qui s'ouvrait devant lui. Il n'avait jamais pu faire le deuil de Marie, vivant jour après jour avec ses souvenirs,repensant jusqu'à l'envi tous les moments heureux passés avec sa femme, il savait qu'il ne pourrait pas non plus faire face à celui de Delphine.
    Marie était partie depuis si longtemps, Delphine venait de l'abandonner, il ne lui restait plus que la Waterfowl Special.
    Il restait là, berçant doucement Delphine, indifférent à ce qui pouvait se passer autour de lui, indifférent à la marche du temps, indifférent à ses blessures physiques. Le monde pouvait bien s'écrouler, que lui importait ?
    Il perçut alors comme des éclats de voix lui parvenir faiblement, comme si des gens parlaient très loin. Il se força à revenir à la réalité. Encore une fois. Une dernière fois. En regardant du côté d'où provenaient les voix, il vit alors Elodie faire face à un inconnu. L'homme donna un gifle monumentale à la jeune femme qui tomba à genoux sous la violence du coup, lâchant au passage un cri étouffé qui pouvait vaguement rappeler le couinement d'une souris.
    Il posa Delphine doucement sur le bitume et, agissant d'instinct, avec une énergie et une agilité faramineuses qui le surprirent lui-même, Gérard fonça vers le tueur, tête baissée, tel un rugbyman s'engageant virilement dans la mêlée. Mais, même s'il avait toujours été une force de la nature et qu'il avait conservé une forme exceptionnelle, il ne faisait pas le poids face à ce tueur parfaitement entraîné. Son adversaire le retint facilement en plaquant une main sur le front de Gérard et de l'autredonna un coup de poing sur sa blessure. Gérard ne put contenir un gémissement rauque. La souffrance était intenable. Il crut un instant défaillir. Il serra les dents. Il devait tenir. Encore un peu. Juste le temps qu'Elodie puisse s'en aller. Il trouva en lui la force et le courage de se tenir debout et de faire face à son adversaire qui le jaugeait tranquillement.
    Derrière lui, Gérard entendit Elodie se relever.
    - Allez, Elodie, fuyez. Courrez loin d'ici. Je le retiens tant que je peux, cria-t-il.
    Il n'osait toujours pas se retourner, les yeux rivés sur le visage du psychopathe. Il entendit Elodie prendre la poudre d'escampette en direction du nord. Cela le soulagea un peu. Il avait donné le maximum. Il aurait voulu être plus utile afin d'aider Elodie mais la vérité était que sa vie touchait à sa fin en pleine nuit d'été sur une petite route de campagne balayée par une brise fraîche. Enfin. Il avait mérité de se reposer maintenant. Le moment de la délivrance approchait. Que pouvait faire ce débile qu'il pouvait bien redouter ?
    Devant lui, le malade mental prit la forme aimée de Marie. Gérard sourit.


10



    Elodie courait droit devant elle.Elle n'osait pas se retourner, de peur de voir ce qu'elle redoutait : Gérard Vrioux en train d'agoniser. Elle n'aurait pas pu supporter cette vision. Tout était de sa faute. Quand elle était encore à genoux et qu'elle avait vu Gérard voler à sa rescousse, elle s’était trouvée nez à nez avec le fusil de Vrioux couché sur la route. Alors que Gérard était prêt à donner sa vie pour elle, elle n'eut même pas le courage de lui rendre la pareille et de l'aider en se servant du fusil. Bien sûr, elle n'avait jamais utilisé une seule arme durant toute sa courte vie, mais elle aurait pu tenter de le faire. Elle lui devait bien cela. Oui, elle aurait pu, elle aurait dû. Mais elle n'en avait rien fait. Elle avait préféré fuir, abandonnant celui qui se sacrifiait sans une hésitation.
    Une partie d'elle-même, plus pragmatique, lui disait que cet acte héroïque n'aurait certainement rien changé. En effet, il lui aurait fallu sans doute réarmer le fusil et arriver à viser puis à toucher le meurtrier. Le tout aurait bien duré quelques secondes et elle se doutait bien que leur adversaire n'aurait certainement pas attendu les bras croisés qu'elle ait terminé son petit manège. Il l'aurait réduit en charpie bien avant. Une autre partie en elle lui disait qu'elle aurait du tenter cette chance et que, si elle ne l'avait pas fait, c'était uniquement par pusillanimité et à cause d'un reste de foi et de morale judéo-chrétienne totalement inapproprié dans ce genre de situations. Tout en courant, elle se rappela fugitivement certaines maximes du Christ :« Aime ton prochain » ou encore « Prie pour tes ennemis ». Très bien mais quand ces mêmes ennemis voulaient vous trucider, fallait-il les aider et les encourager ? C'était ridicule. Combien d'années avait-elle perdu à croire à ces billevesées qui avaient de toutes les manières amené le prétendu sauveur de l'humanité à une mort peu enviable ?
    Elle se souvint aussi qu'elle avait souhaité du mal à Clara. Quand le petit groupe maintenant éclaté et moribond l'avait découverte, Elodie avait eu l'impression de prendre une douche glacée. La vision de Clara atrocement mutilée l'avait mise devant la noirceur de ses pensées. Elle avait pu constater de visu que ce qu'elle avait espéré était arrivé, comme si une présence invisible avait eu l'idée malsaine et perverse de satisfaire sa volonté afin de lui montrer combien elle pouvait être mauvaise. Cela ne l’avait nullement empêché de vouloir aider cette présence invisible un peu plus tard et de vouloir précipiter la mort de cette odieuse Clara. Oui, c'était ce qu'elle était : mauvaise et veule.
    Elle continuait de courir, espérant trouver rapidement du secours. Elle finirait bien par tomber sur une ferme isolée ou un hameau, voire rejoindre une route plus importante où elle pourrait arrêter une voiture. Dans sa tête, une phrase revenait sans cesse :
    « Quelqu'un vient de mourir et c'est de ta faute. »

11



    L'Antéchrist regarda d'un air amusé Elodie s'éloigner rapidement.
    Tu peux courir autant que tu veux, ma jolie. On se retrouvera très bientôt, pensa-t-il.
    Il reporta son attention sur le vieux. Ce dernier tenait bon et avait fière allure malgré son épaule pendante et le sang qui coulait abondamment. L'Antéchrist était impressionné par la stature altière du bonhomme. Il ne savait absolument pas par quel miracle le vieux pouvait encore tenir debout. Bien sûr, l'Antéchrist avait décelé chez le barbu une force inhabituelle mais de là à imaginer que ce dernier lui ferait face avec autant d'aplomb, c'était tout bonnement incroyable. L'Antéchrist n'était pas sans savoir qu'à partir d'un certain stade de souffrance, tant physique que psychologique, toutes les victimes qu'il avait rencontrées perdaient leurs moyens ; soit elles s'effondraient à terre comme un vulgaire étron, implorant qu'il leur laissât la vie sauve, soit elles tremblaient comme des feuilles, entièrement paralysées, incapables de réagir. Le Diable savait qu'en terme de souffrances physiques et psychologiques, Vrioux en avait eu pour son argent. Mais le radiesthésiste était différent. Malgré la douleur qui lui faisait serrer les dents, il semblait défier l'Antéchrist d'un regard noir et profond. Soit. Il serait servi.
    Puis,à la stupéfaction de l'Antéchrist, le vieux sourit. Un sourire radieux, éclatant qui illumina son visage.
    - Je ne te crains pas.
    Le vieux s'exprima d'une voix aussi ferme que lui permettait l'essoufflement consécutif à sa blessure.
    L'Antéchrist envoya un crochet du droit. Le vieux tomba à genoux mais continuait à sourire. Nouveau coup de poing. L'Antéchrist fit pleuvoir une avalanche de coups sur le vieux.
    - Tu vas m'enlever ton putain de sourire à la con, fils de pute, hurla l'Antéchrist.
    Le sang giclait maintenant. Le vieux ne paraissait toujours rien ressentir. Il ne se défendait même pas, n'essayait aucunement de fuir. Il restait simplement d'une tranquillité à toute épreuve, attendant patiemment le dénouement, le sourire revenant toujours, inlassablement, sur ses lèvres ensanglantées.
    Le vieux tomba enfin sur le ventre, sa tête heurtant le bitume usagé avec un bruit sourd. L'Antéchrist, au comble de la fureur, sortit un couteau et larda le dos du vieux d'une dizaine de coups.
    C'était fini. Le vieux était mort. Mais pour la première fois de sa vie, l'Antéchrist eut la désagréable impression d'avoir perdu sa première bataille.