Chapitre 4 - Le vieil homme et le pendule


   


         

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    Le soleil, auréolé d'une intense lumière rouge, dardait ses derniers rayons sur la campagne charentaise. Comme un boxeur à la fin d'un combat, il jetait ses dernières forces dans la bataille, contribuant ainsi à repeindre les petits nuages épars d'une splendide couleur orangée, avant de s'enfouir progressivement sous l'horizon lointain. La luminosité commençait à baisser. Bientôt viendrait le crépuscule.
    Indifférent au magnifique spectacle, Thomas roulait à tombeau ouvert sur la petite route sinueuse. Il avait d'abord failli s'encastrer dans un camion venant en sens inverse tandis qu'il doublait une voiture bien trop lente à son goût, puis avait été à deux doigts de se renverser dans un virage à angle droit à cause d'une vitesse un tantinet trop élevée.
    Au bout d'un quart d'heure d'une conduite plus proche de celle des pilotes de rallye que de celle, paisible, que devrait adopter un automobiliste prudent, Thomas reprit un peu de bon sens et jugea qu'un accidentmortel n'arrangerait certainement pas ses affaires. Il avait alors levé le pied. Un peu. La 406 possédait indubitablement d'indéniables qualités techniques mais elle avait ses limites et Thomas avait conscience d'avoir dangereusement flirté avec elles. De toutes façons, il ne tarderait pas à arriver. Encore un petit quart d'heure, pas plus.
    La circulation était devenue quasiment inexistante depuis qu'il avait quitté l'axe Angoulême/Saint Jean d'Angely. Mis à part quelques véhicules tout droits sortis des années 50, comme une vieille 2 CV encore plus usée que son septuagénaire propriétaire, quelques cyclistes se prenant, l'espace d'un moment, pour d'hypothétiques maillots jaunes de la Grande Boucle et qui se dépêchaient visiblement de rentrer au bercail avant la nuit noire, Thomas n'était pas vraiment dérangé. D'ailleurs, au fur et à mesure que les kilomètres défilaient, il croisait de moins en moins de monde jusqu'à se retrouver seul avec pour unique compagnie la voix monocorde d'un journaliste annonçant sans passion aucune les informations à travers les enceintes de l'auto-radio.
    Ici, dans cette paisible région campagnarde, on n'était bien loin du stress, de la pollution et des sempiternels bouchons, lot commun de toute grande ville qui se respectait. La 406 longeait d'innombrables petits bosquets, des champs de toute taille et les inévitables vignes charentaises qui contribuaient, année après année, à donner au cognac sa douce robe dorée. Dans cette partie du monde,tout respirait le calme et la sérénité. Tout appelait à un certain mode de vie que les citadins affairés et pressés avaient depuis longtemps oublié. Cette impression se trouvait renforcée par le silence accompagnant la lumière crépusculaire. Mais Thomas n'en avait cure. Dans sa vie, seules deux choses comptaient par dessus tout : les contrats juteux et Clara.
    En ralentissant un peu la vitesse de sa merveille à quatre roues, Thomas entreprit de réfléchir à l'étrange conversation téléphonique qu'il avait tenue avec elle trois quart d'heures auparavant. De nombreuses questions lui taraudaient l'esprit. Qu'avait-elle bien pu aller faire à Peressac ? Pourquoi n'était-elle pas rentrée avec sa voiture ? Avait-elle passé deux jours avec un amant occasionnel qui l'avait planté dans ce coin perdu ?   
    L'amour qu'il éprouvait pour elle lui avait laissé supposer qu'elle courrait un grave danger. Mais quel danger une fille si forte, si manipulatrice pouvait-elle craindre ? Il avait été idiot. Il avait refusé de voir la réalité en face. Elle l'avait encore trompé. Comme il avait dû s'absenter pour un séminaire à Paris organisé par son entreprise, elle avait préféré trouver ailleurs un peu de compagnie. Comme à son habitude. Mais ce n'était pas grave. Elle l'aimait. La preuve : c'était vers lui qu'elle se retournait, c'était lui qu'elle avait appelé à la rescousse.
    À cette pensée, une nouvelle question le submergea, chassant d'un seul coup toutes ses autres interrogations : comment avait-ellesu qu'il se trouvait chez elle au moment où elle avait téléphoné ? En effet, même si elle lui avait donné le double des clefs, il n'avait encore jamais osé s'en servir lors des fréquentes absences de Clara. Pour lui, l'appartement de Clara était comme son corps, sa beauté et sa présence : infiniment sacré et à ne pas toucher sans le divin consentement de la belle. Il avait une autre raison, moins sacrée : il avait très peur de la trouver en train de jouir dans les mains d'un autre. Insupportable. Ce n'était que depuis la veille, sous l'entière domination de sa jalousie, qu'il avait osé briser le tabou par deux fois.
    Peressac. 1.5 km.
    La Bonté . 0.7 km.
    Il était arrivé à un étroit carrefour. Devant lui, une vieille pancarte usée par le poids des années et les intempéries lui indiquait clairement la direction à suivre. Le parcours touchait à sa fin.
    Il engagea la 406 sur le petit chemin vicinal qui devait logiquement l'emmener jusqu'à Clara. De chaque côté, deux rangées de frênes semblaient lui ouvrir la voie. Il fut bientôt arrêté par une ancestrale grille en fer, depuis longtemps entièrement recouverte de rouille. Sur le mur en pierres, à droite de la grille, était accrochée une modeste pancarte en bois sur laquelle étaient gravés deux mots à moitié effacés : La Bonté.
    Il était arrivé à destination. Il aurait enfin toutes les réponses à ses questions.

2



    Lors du trajet qui conduisait le trio à Champniers, Fabrice s'était maladroitement efforcé d'expliquer à Elodie ce qu'il avait vécu depuis moins de vingt quatre heures. Pour beaucoup de français, un rêve et une consultation chez une extralucide n'étaient pas réellement des expériences extraordinaires. Pour Fabrice, pourtant, cela avait fait basculer sa vie et ses croyances. Ce qu'il tenait pour certain hier encore était devenu obsolète d'un coup de baguette magique. « Magique » était bien le mot approprié. Il ése retrouvait immergé jusqu'au cou dans le paranormal et les sciences parallèles. Parler lui faisait du bien, le rassurait un peu. Il espérait aussi obtenir une réaction de la part d'Elodie, quelle qu'elle fût. Un sourire, un regard amoureux, une main tendue et caressante, voire une insulte ou une gifle, tout aurait était bon. Son laïus se termina sans qu'Elodie, assise à ses côtés, n'ait jugé bon de l'interrompre. Fabrice savait pourtant qu'elle écoutait attentivement, malgré l'attitude désinvolte mais soigneusement étudiée qu'elle adoptait. Depuis leur départ, elle s'était renfermée sur elle-même telle une huître dans sa coquille. Quand il eut enfin terminé son monologue, un silence lourd enveloppa le trio.
    De plus, Fabrice s'était bien gardé de tout dévoiler à Elodie, loin s'en fallait. Il était retourné dans leur appartement commun rechercher son imposant portefeuille, cadeau materneldont il s'encombrait rarement pendant les radieuses journées estivales, préferant prendre les papiers du véhicule, un chéquier, sa carte visa et quelques billets qu'il fourrait dans la poche d'une veste.  Mais là, il avait nien été obligé d'aller le rechercher : une photographie de Clara s'y trouvait.
    Il se demandait comment il allait pouvoir s'e débrouiller pour sortir la photographie sans qu'Elodie ne s'en aperçût, la tâche ne serait pas aisée. Mais si Elodie voyait Fabrice sortir de ce portefeuille la photographie de son ancienne petite amie, qu'allait-elle conclure ? Le portefeuille est un objet plutôt banal, quotidien mais dans le même temps très intime et que les hommes portent souvent dans une poche intérieure, tout près du coeur. Elodie concluerait très certainement qu'il avait du mal à se défaire dans son ancienne relation. Qui pourrait lui donner tort ? Lui ?
    - Prenez la prochaine rue à droite, commanda Delphine Fullain depuis l'arrière de la voiture. Jusqu'à présent d'une discrétion à toute épreuve, la voyante venait de décider de se rappeler à l'existence du jeune couple, ce dont Fabrice lui fut gré.
    - Il faut que je vous prévienne au sujet de Gérard. C'est un homme adorable, mais terriblement excentrique. Il pourra vous apparaître comme un ours mal léché mais ce n'est qu'une apparence, qu'une carapace.Sous ses airs de vieux grognon, de soupe-au-lait, de misogyne et d'asocial se cache un homme avec un cœur gros comme ça mais qui a été blessé par la vie. Il est comme un père pour moi. Il m'a toujours aidée, toujours soutenue. Alors, un conseil : ne vous fiez pas aux apparences. C'est là, prenez le petit chemin à droite. C'est la vieille maison qu'on voit d'ici.»
    Fabrice engagea la Ford sur le chemin caillouteux indiqué par la voyante. Aux gémissements plaintifs des suspensions, Fabrice remarqua que la voiture semblait n'apprécier que très modérément le revêtement tout en bosses et en nids de poule qui lui était imposé mais la Ford Fiesta n'eut pas à souffrir trop longtemps. Après quelques trois cent mètres, Fabrice arrêta le véhicule devant la demeure du radiesthésiste.
    Effectivement, comme l'avait annoncé Delphine Fullain, l'habitation avait connu des jours meilleurs. Un peu isolée, modeste, mal entretenue, mal éclairée, entourée par un jardinet laissé à l'abandon, elle dégageait une impression de solitude et de morosité qui impressionna le jeune étudiant. On pouvait presque sentir l'odeur de la mort qui attendait son heure. Pourtant, au beau milieu du jardinet, trônait un nain de jardin resplendissant neuf, sympathique et rondouillard, peint dans des couleurs vives, voire criardes, un large sourire dessiné sur le visage jovial. Saisissant contraste. La gaieté au milieu du désenchantement. Le renouveau au milieu de la décrépitude. La vie qui faisait un pied de nez à la Grande Faucheuse.Le trio sortit de la voiture. Fabrice eut tout juste le temps de vérifier que sa portière était bien fermée qu'il entendit Delphine Fullain pousser un petit cri aigu. Debout, figée, adossée à la portière arrière droite, les yeux semblant fixer une autre réalité, elle tremblait, secouée par des spasmes sporadiques. Une goutte de sueur apparut et brilla sur le front de la jeune femme.
    Une transe. Une vision. Encore.
    - Bon sang ! Mais qu'est-ce qu'elle a ? souffla Elodie, stupéfaite.
    - Ce n'est rien. Enfin, rien d'anormal pour elle, je pense. Elle a une vision.
    Comme lors de sa visite chez la cartomancienne une heure auparavant, Fabrice ne savait absolument pas quoi faire. Il se trouvait de nouveau face à cette désespérante impuissance. Il se demandait encore comment aider Delphine quand celle-ci consentit à revenir à la réalité. Elle rouvrit les yeux lentement, cilla pendant un court moment comme pour se réhabituer au monde normal et essuya son front recouvert de sueur du dos de la main.
    - Merde !  soupira-t-elle.
    Fabrice s'approcha de l'extra-lucide. Il la prit doucement par les épaules et la fit s'asseoir sur le capot de la voiture.
    - Que se passe-t-il ? Qu'avez vous vu ? s'enquit Fabrice.- J'ai vu... Quelqu'un d'autre est en danger de mort... Quelqu'un d'autre est menacé par celui qui retient Clara prisonnière...


3



    Thomas resta un long moment sur le perron de l'immense bâtisse. Il se tenait devant une gigantesque porte en chêne massif. La maison semblait dater de Mathusalem, en tout cas selon ses propres critères. C'était une petite demeure bourgeoise du XIX ème siècle, sans originalité, sans aucune personnalité, construite rectangulairement et qui n'offrait à la vue du visiteur qu'une façade grise et terne. Elle ne présentait de prime abord aucun signe extérieur de richesse. Mais les deux étages, les dépendances et la superficie plus que confortable de ladite demeure montrait que le propriétaire qui l'avait fait construire n'était pas spécialement pauvre, sans être immensément riche. Autrefois, dans les campagnes, les démonstrations ostentatoires d'une bonne santé financière n'avaient pas spécialement bonne presse. Il valait mieux rester discret.
    Si la demeure devait être morne et triste en plein jour, elle était particulièrement sinistre à la seule lueur lunaire et ce côté inquiétant était sensiblement renforcé par l'abandon total dans lequel elle était laissée.L'immense cour que Thomas imagina aisément plaisante en des temps ancestraux, n'était maintenant que le royaume des orties, ronces et autres méchantes herbes qui rendraient malade n'importe quel jardinier. La maison, quant à elle, ne tenait debout que grâce aux savoirs des bâtisseurs de jadis. La plupart des volets étaient manquants et ceux qui restaient étaient en piteux état. Une persienne, retenue par un seul gond, pendait piteusement. Les fenêtres n'étaient guère en meilleur état. Il y avait fort à parier que cette maison ne devait plus être habitée depuis des années, voire des dizaines d'années. Thomas fut donc surpris de constater que deux des pièces du deuxième étage étaient parfaitement éclairées, et à l'électricité de surcroît.
    Surpris, dans un sens, mais pas tant que cela en fait, surtout si l'on considérait que c'était ici que Clara l'attendait. Mais que faisait-elle dans cette maison laissée à l'abandon ? Thomas se tenait sur le perron, perplexe, la tête débordante d'un bon millier de questions, hésitant à ouvrir la porte et à entrer dans la lugubre demeure. Il leva les yeux. Les deux pièces du haut, situées légèrement sur sa droite, étaient toujours éclairées et semblaient l'appeler silencieusement.
    Bon alors, tu te décides ou tu dors là ? se morigéna-t-il.
    La vérité était que Thomas avait peur. Une frousse de tous les diables. Une de ces peurs monstrueuses qui vous donne envie de prendre les jambes à votre coumais qui vous paralyse pourtant. Une des ces peurs qui vous glace le sang et vous gèle le cerveau à ne plus pouvoir penser de manière cohérente. Une des ces peurs qui vous aliène et vous emprisonne comme l'étreinte froide et glacée d'un sceptre sorti des enfers. Bon sang, lui, Thomas, qui pourtant se vantait de n'avoir peur de rien, lui, qui fonçait dans la vie comme un de ces bolides de Formule 1 qu'il aimait tant, lui, qui n'arrivait jamais véritablement à comprendre les phobies de sa princesse malgré tous ses efforts, lui, Thomas, tremblait littéralement des pieds à la tête.
    Allez, mon vieux, t'es une gonzesse ou quoi ? Un petit effort !
    Le fait de s'encourager le calma un peu. Pas encore assez à son goût, mais c'était déjà un début. Un bon début.
    Allez, ouvre cette putain de porte. Clara est là.
    Mais d'ailleurs, pourquoi ouvrir ? La porte était peut-être fermée à clef... Pourquoi ne pas sonner ? Thomas se maudit intérieurement. A droite de la porte se trouvait une clochette. Il hésitait à s'en servir.
    Arrête tes bêtises. Cette maison est abandonnée. T'emmerde pas, rentre.
    Abandonnée, vraiment ? Alors que faisait Clara ici ? Et si elle était en danger ? Et pourquoi ces lumières ?
    Soudain, un cri terrible déchira le silence de cette nuit d'été. Un cri qui provenait de la maison.Un cri que Thomas n'eut aucun mal à identifier.
    - Clara !
    La peur s'évanouit comme par enchantement. Il ouvrit brutalement la porte et pénétra à l'intérieur en courant. Sa Clara était en danger. L'heure n'était plus aux atermoiements.


4



    - Sont-ce des heures pour embêter les braves gens... Tin, r'gardez donc qui va là ! Comment vas-tu ma fille ?
    L'homme qui leur avait ouvert était un petit barbu sexagénaire et rondouillard. Ce qui frappa tout de suite Fabrice, c'était la blancheur de l'imposante barbe et de la chevelure du radiesthésiste. Enfin, si on pouvait appeler chevelure les quelques touffes éparpillées sur le désert crânien. On aurait presque pu prendre ce Gérard pour le père Noël nonobstant la colère qui habita ses yeux marrons une petite seconde après qu'il eût ouvert violemment la porte d'entrée. D'ailleurs, suite aux événements que Fabrice avait récemment vécus, si ce vieux monsieur lui avait dit qu'il était réellement le père Noël, il n'aurait pas été plus surpris que cela.
    Delphine sauta au cou du vieux barbu et l'embrassa affectueusement, ce qui semblait un peu gêner ce dernier.
    La jeune femme paraissait avoir totalement digéré les effets de sa transe. Physiquement, on ne pouvait rien remarquer et si, psychologiquement, elle était encore sous le choc, elle n'en montrait absolument rien à son vieil ami pour ne pas l'inquiéter. Cette attitude força l'admiration de Fabrice.
    Puis, sa démonstration de tendresse terminée, elle fit les présentations.
    - Heureux de vous rencontrer, jeunes gens, fit le vieux barbu d'une voix de stentor, très proche du baryton, en serrant la main de Fabrice et d'Elodie avec vigueur.
    - Nous aussi.
    - Dites donc, jeune homme, j'espère que c'est vous qui conduisiez ? demanda le radiesthésiste.
    - Heu, oui, pourquoi ?
    - Vous savez ce que l'on dit : femmes au volant, mort au tournant, répondit Vrioux sentencieusement.
    - Oh, Gégé, arrête de dire n'importe quoi. Ils vont croire que tu es un vieux monstre misogyne, répliqua Delphine en riant.
    - Je sais ce que je dis, affirma-t-il. Savez vous, jeune homme, que les femmes sont responsables de tous les accidents de la route ?   
    - Heu, vous allez peut-être un peu loin, non ? bredouilla Fabrice, surpris par la tournure de la conversation.
    - Que non pas,jeune homme. Les femmes sont responsables de tous les accidents de la route, répéta le radiesthésiste ne voulant manifestement pas en démordre.
    - Les hommes aussi, que je sache, sont responsables de beaucoup d'accidents et souvent beaucoup plus graves que ceux provoqués par les femmes, rétorqua Elodie qui ne trouvait pas cette remarque à son goût.
    - Et moi, je reste persuadé que, si les hommes ont quelquefois des problèmes, c'est de la faute des femmes. Par exemple, pourquoi les hommes boivent ? Toujours pour oublier les femmes. Pour oublier leur infidélité ou pour oublier une rupture ou pour oublier qu'ils n'en ont pas. Donc les accidents de voitures causés par des hommes ivres ne sont pas le fait de la boisson mais celui des femmes. Nous, pauvres mâles, nous sommes nés par la grâce des femmes, nous ne vivons que par elles, nous ne vivons que pour elles. Nous n'existons qu'à travers leur regard, nous ne souffrons que par la faute de leurs faiblesses. C'est notre dilemme, notre perte aussi, nous ne sommes rien sans une femme mais toutes nos souffrances viennent d'elles.Commencé dans l'excitation, le discours de Gérard Vrioux se termina en un murmure rempli de tristesse. Il termina sa petit allocution plongé dans des abîmes de réflexions plutôt sombres, à en juger son regard perdu dans le vide.
    Embarrassé au possible, Fabrice ne savait que dire même s'il ne partageait pas vraiment les vues de son interlocuteur. En regardant ses deux compagnes, il remarqua qu'elles aussi semblaient gênées. La cartomancienne fut pourtant la première à sortir son ami de ses tristes pensées.
    - Gégé, on a un problème. J'ai eu une vision. Il semblerait qu'une connaissance de ce jeune couple ait à subir quelques souffrances elle aussi. Elle a été enlevée par un maniaque mais on ignore où elle se trouve. Tu pourrais peut-être nous aider. C'est urgent. Elle est vraiment en danger, expliqua-t-elle à son ami avec une grande douceur. Et, d'après une vision que je viens tout juste d'avoir, quelqu'un d'autre est aussi menacé par le même fou.
    - Très bien. J'vais vous aider. Le temps que je sorte mes cartes et que je retrouve ce foutu pendule. Attendez-moi dans le salon.
    Leur hôte, soudain revigoré, disparut à une vitesse fulgurante en appelant son pendule. Delphine, connaissant parfaitement les lieux, guida le jeune couple vers le salon. Les deux jeunes gens découvrirent alors, ébahis, une pièce entièrement dédiée à la gloire du rock'n'roll.Des dizaines d'affiches et de posters d'Elvis Presley, d'ACDC, des Rolling Stones, de Jimi Hendrix, de Led Zeppelin et de Jeff Beck ornaient la vieille tapisserie jaunie par le passage du temps. Au centre de la pièce trônait fièrement une ancestrale Stratocaster fatiguée mais la tête fièrement dressée, guitare mythique et symbole d'une époque glorieuse de la musique électrique. Mais le plus impressionnant était certainement les milliers de 33 tours et les quelques centaines de Compact Discs éparpillés aux quatre coins de la pièce, selon un rangement plus ou moins incertain. Jamais Elodie et Fabrice n'avaient vu autant de disques chez un particulier. A faire pâlir d'envie tous les disquaires de France et de Navarre. Bien évidemment, tous étaient estampillés pur rock'n'roll.
    Alors que les trois jeunes gens attendaient patiemment dans ce musée musical, ils entendaient de temps à autre le vieux barbu maugréer et insulter son pendule qui tenait manifestement à rester caché à la vue de son propriétaire légitime. Divers noms d'oiseaux parvinrent aux oreilles du trio, amusé malgré la gravité des événements. Mais durant quelques minutes, les « maudit pendule », « saloperie » ou autres « merde à chaîne » ne changèrent guère la situation. Gérard Vrioux décida d'employer un ton plus doux tout en continuant sa frénétique recherche.Un cri de triomphe retentit soudain dans la vieille maison. Visiblement, le pendule venait de tomber dans les mains du radiesthésiste qui savourait comme il se devait sa victoire. Puis ils entendirent le vieux bonhomme descendre les escaliers à toute allure. Il refit alors son apparition, des cartes routières dans une main, et le fameux pendule dans l'autre.
    - Bon, j'ai tout. Vous avez une photo de la fille ? Il faut que vous m'expliquiez tout c'que vous savez. Il faut faire vite. On n'sait jamais. Pourvu qu'il ne soit pas trop tard.


5



   Une fois à l'intérieur de la maison, Thomas fut assailli par l'obscurité et le silence. Il dut rapidement renoncer à courir ; il n'y voyait goutte, mieux valait faire preuve d'un minimum de prudence.
    - Clara !
    Son appel résonna dans ce qu'il supposa être un immense hall. L'écho lui renvoya l'angoisse qui transparaissait dans sa voix, donnant à cette dernière un accent anormalement aigu et criard.
    Pas de réponse. Aucun bruit. Pour la première fois de sa vie, Thomas perçut le silence comme un être surnaturel qui,même en l'absence de corps physique, vivait, respirait et vous surveillait sans cesse. Il sentit son rythme cardiaque s'accélérer à tout rompre. Les battements de son cœur devaient s'entendre jusqu'au grenier tellement ils lui semblaient forts. Ce qui n'était pas fait pour le rassurer.
    Bon Dieu, arrête tes conneries, t'es pas une mauviette quand même.
    Essayant de se calmer et de réfléchir posément, il se souvint alors qu'il avait aperçu deux sources lumineuses diffusées par des plafonniers au second étage. Aussi aberrant que cela pût paraître, le système électrique semblait fonctionner dans cette ruine ancestrale. En tâtonnant, il trouva un interrupteur sur sa gauche et l'actionna. Aussitôt, un lustre usé par le temps éclaira parcimonieusement toute la pièce. La pâle luminosité qu'il dégageait n'était guère aveuglante mais Thomas s'en trouva instantanément soulagé. Il put ainsi découvrir son nouvel environnement.
    Comme il l'avait déjà deviné, il se tenait dans un hall d'entrée assez spacieux pour qu'il pût y loger son F2. La pièce était vide de tout objet, hormis quelques planches de bois vermoulues formant un tas difforme, telle une sculpture moderne imaginée par un artiste sous l'effet d'une quelconque substance interdite.
    La pièce n'était habillée que par une teinte terne, grisâtre. Grise était la tapisserie qui avait depuis belle lurette perdue ses couleurs d'origine.Gris aussi était le plancher recouvert d'une fine pellicule de poussière qui virevoltait sous les pas de Thomas.
    Il était seul. Enfin, pas tout à fait. Dès qu'il avait enclenché le commutateur, une dizaine d'araignées s'étaient livrées à une activité frénétique. Perturbées par l'arrivée impromptue du gêneur, elles s'étaient aussitôt enfoncées au plus profond de leur toile afin de reprendre, vigilantes, leur attente patiente d'une proie vagabonde.
    Mais ce qui intéressa Thomas plus que tout autre chose fut l'escalier en face de lui qui semblait l'appeler. Le jeune homme reprit sa progression lentement, pas à pas.
    Arrivé à la première marche, un bruit sourd fit sursauter Thomas. Il eut soudain l'impression qu'il avait sauté sur place d'un bon mètre et que son cœur menaçait de sortir séance tenante de sa poitrine. Il ne put retenir un « ah » étouffé où transperçait la peur. Terrifié, glacé, il se retourna instantanément.
    Un rat. Sur le tas de planches. Intrigué par le remue-ménage, le muridé fixa un moment Thomas. Puis, pensant certainement que le nouveau venu ne présentait pas un caractère menaçant, l'animal s'en désintéressa et reprit sa mystérieuse occupation. Thomas jugea sage d'en faire autant.
    Laissant le rat à son singulier labeur, Thomas repartit à l'assaut de l'escalier.Aussi étrange que cela puisse paraître, sa rencontre avec le rongeur lui avait redonné son allant et sa pêche de combattant commercial. Il se dit qu'il avait vraiment été stupide d'avoir eu aussi peur d'un vulgaire rat. Cette panique totalement injustifiée lui paraissait, avec le recul, proche du ridicule. Si quelqu'un l'avait vu sursautant à cause d'un bruit produit par un si petit animal, cette personne aurait bien ri.
    Il fallait se rendre à l'évidence : il n'y avait aucun fantôme, être dont il ne croyait d'ailleurs pas à l'existence, ni aucun maniaque tapi dans un coin sombre, un couteau de boucher à la main. Seule, Clara devait l'attendre au second. Il l'imagina, terrorisée par la solitude, accroupie dans un coin, languissant de le revoir. Cette vision chassa définitivement ses dernières inquiétudes et il bondit à l'assaut de l'escalier. Il ne lui restait plus qu'à la trouver.
    Grimpant ce dernier à toute allure, quatre à quatre, sans s'inquiéter outre mesure de la rampe qui branlait dangereusement sous les appuis vigoureux de sa main droite, il ne remarqua même pas les grincements inquiétants émis par les vieilles marches limées. Clara l'attendait. Il avait hâte de la rejoindre. Il avait déjà perdu suffisamment de temps à trembler de peur comme un mioche qui pense que des monstres se cachent sous son lit. Et pour rien, en plus.
    Mais,alors que son ascension touchait à sa fin, une marche craqua plus fortement que les autres lorsqu'il y posa la jambe droite. Lâchant la rampe sous l'effet de la surprise, Thomas eut à peine le temps de baisser les yeux vers la marche récalcitrante que cette dernière céda tout à fait. Sa jambe passa toute entière à travers. Une douleur aiguë fusa au niveau du pectiné. Une déchirure, certainement. La jambe gauche, quant à elle, était lamentablement étendue sur l'escalier. Tenant la rampe comme il pouvait, il tenta de bouger cette jambe mais s'en trouva incapable. Peut-être était-elle cassée. Contrairement à la jambe droite, il n'avait ressenti aucune douleur particulière dans la jambe gauche, trop absorbé sans doute qu'il était par le vide qui s' était ouvert sous ses pieds. Il tenta de s'agripper tant bien que mal à la rampe afin de se relever. C'est à ce moment-là que la partie haute de l'escalier, où il avait la malchance de se trouver, décida de s'effondrer totalement dans un fracas épouvantable. Thomas chuta de plus de quatre mètres vers le hall qu'il avait pourtant quitté plein d'espoir.
    Grand sportif devant l'Éternel, ne dédaignant pas la pratique des arts martiaux dont le judo, sport dans lequel il se débrouillait relativement bien, Thomas eut la présence d'esprit de se protéger en atterrissant sur les mains. Il entendit néanmoins ses poignets se briser sous la violence de l'impact avec un bruit sec de biscotte que l'on casse.
    Dans un ultime effort qui lui fit malà en hurler, il trouva la force de se mettre sur le dos, en s'aidant de ses mains endolories.
    Gisant à terre, otage d'un corps qui n'était plus qu'un réceptacle à la souffrance, incapable de penser de façon cohérente, Thomas eut la tentation d'abandonner, de s'abandonner dans les bras de Morphée. Mais la Morphée qu'il apercevait, lui tendant les bras avait une tête de mort. Elle était la Mort.
    Faut que je me relève. Clara a besoin de moi.
    La fugitive évocation de sa bien aimée lui fit recouvrer une partie de sa lucidité. L'intention était louable, certes, mais le dire était une chose, l'appliquer une autre. Ses membres refusèrent obstinément de lui obéir, ne lui arrachant comme seul résultat que des cris de douleur qu'il ne parvenait plus à étouffer. Il parvint à se relever sur les coudes mais la souffrance était trop vive. Il n'y avait plus qu'une solution : se mettre sur le ventre et tenter de ramper.
    - Et après ? Tu comptes parcourir quelle distance comme cela avant de t'effondrer comme un pantin désarticulé ? Et puis tu veux aller où comme cela ? railla une voix intérieure. Les jambes physiquement inaptes, des mains en guère meilleur état, il savait qu'il ne pouvait pas aller bien loin, mais avait-il un autre choix ?
    - A l'aide ! S'il vous plaît ! Clara, tu es là ? Aide-moi !   Son appel désespéré lui parut de la même nature que sa position actuelle : cruellement pathétique. Qui pouvait lui venir en aide ? Il n'avait pas vu âme qui vive dans cette putain de baraque. Ni entendu quiconque depuis le cri affreux. Et Clara ? Était-elle vraiment ici ? Oui, il l'espérait de tout cœur. C'était son seul et unique espoir. Il avait bien vu l'éclairage au second. Il ne l'avait pas rêvé. Mais la même petite voix lui rétorqua encore, cynique :
    - Ah ouais, t'es sûr ? Alors pourquoi, si elle est ici, n'est-elle pas venue à ta rencontre, crétin ?
    Il fut alors étonné d'entendre son appel au secours recevoir une réponse toute proche.
     - Bonjour, vous avez besoin d'aide ? s'enquit une voix d'homme venant de derrière lui.
    - S'il vous plaît, aidez moi !  ne put-il que répéter d'une voix traînante, gémissante.
    Seul le silence lui répondit. Anormal. Il ne comprenait plus rien. Il aurait pourtant payé cher pour qu'on lui donnât quelques explications.
    - S'il vous plaît !  insista-t-il dans un souffle.
    Il entendit des bruits de pas. Il n'avait donc pas rêvé. Quelqu'un était bien là. Tranquillement, l'homme vint se placer devant lui. Comme l'inconnu se trouvait entre Thomas et la maigre source lumineuse du hall,Thomas ne pouvait que distinguer la ténébreuse silhouette de ce dernier. Plus inquiétant, l'homme ne fit pas un seul geste pour l'aider. De plus en plus anormal. De nouveau, la peur refit surface.
    - Non, désolé, je ne vous aiderai pas. J'ai prévu autre chose pour vous, répondit enfin l'inconnu sur un ton enjoué.
    Thomas comprit. S'il pensait avoir rencontré la peur dans cette demeure pour la première fois de sa vie d'adulte, il allait maintenant goûter aux affres de la plus pure terreur.


6


    Elodie fixait le pendule. L'objet métallique restait pour le moment immobile, suspendu au-dessus d'une carte routière de la région, tenu par les mains fermes de l'étrange Vrioux, les yeux mi-clos, totalement concentré sur son sujet. Elodie se demandait ce qu'elle faisait là.
    Elle essayait de se calmer et la chose n'était pas facile. Quelques minutes auparavant, lorsque Gérard Vrioux avait demandé une photographie de cette salope de Clara, elle avait reçu comme un coup de poing dans l'estomac la réponse par l'affirmative de Fabrice. Visiblement embarrassé par la situation, il avait alors joint le geste à la parole et il avait sorti de son portefeuille une photographie de cette pétasse.Ce fut un choc. Elle se ressassait cette même question : depuis qu'elle connaissait Fabrice, combien de fois, à son insu, avait-il regardé cette photo en rêvant de Clara, en se remémorant les « bons souvenirs » d'une relation qui l'avait pourtant tant fait souffrir ? Une autre question s'insinuait perfidement dans son esprit : et si Fabrice n'était avec elle que par dépit, parce qu'il n'avait plus la possibilité de roucouler avec celle qu'il aimait vraiment ?
    Elle pouvait bien se l'avouer : quand elle avait appris que Clara avait des ennuis, comme elle s'en était d'ailleurs douté, elle s'était retrouvée confrontée à deux sentiments contradictoires. D'un côté, même si elle avait pu le penser fugitivement une ou deux fois, elle ne souhaitait réellement de mal à personne, pas même à cette salope : personne ne méritait de tomber entre les mains d'un maniaque. D'un autre côté, si elle devait apprendre la mort de Clara, elle aurait bien du mal à cacher sa joie et le soulagement d'avoir Fabrice pour elle seule. Rien qu'à elle. Enfin. Bien sûr, c'était terrible de penser comme cela, et pas tout à fait catholique, mais Elodie ne pouvait s'en empêcher. Depuis qu'elle était tombée amoureuse de Fabrice, l'ombre de cette maudite Clara planait sans cesse au dessus du jeune couple, telle une épée de Damoclès prête à tailler en deux l'amour qui les unissait. Aujourd'hui, elle sentait confusément cette épée en action. Elle savait que leur amour pouvait ne pas y résister. Enfin,si Fabrice l'aimait, ce dont elle n'était plus vraiment certaine à cet instant précis.
    Elle regarda Fabrice qui lui sourit timidement puis baissa les yeux vers le sol, trouvant subitement un grand intérêt au parquet ciré.
    Oh, chéri, comme j'aimerais te comprendre ! Comme j'aimerais que ta louable intention de porter secours à cette fille soit réellement pure et ne cache pas des sentiments qui seraient la perte de notre couple ! Puis-je avoir confiance en toi comme tu me le demandes ? pensa-t-elle tout en observant son petit ami.
    Mais le fait était là, cruel : depuis qu'ils vivaient ensemble, c'était la première fois qu'elle doutait de lui.
    - Ça y est, il bouge ! s'exclama Gérard Vrioux, tout à son excitation.
    Elodie reporta son attention sur le pendule qui, effectivement, commençait à osciller d'une manière sensible, quoi que ses mouvements fussent erratiques. D'abord hésitant, le pendule pris rapidement sa vitesse de croisière, semblant suivre des cercles concentriques imaginaires. Alors que la main de Vrioux qui tenait le pendule était immobile, celui-ci paraissait être animé d'une vie propre, mu par une force invisible. Ses mouvements étaient captivants, presque hypnotiques. Dans le silence le plus complet, les trois spectateurs ne quittaient pas le pendule des yeux, comme envoûtés.Appliqué, le radiesthésiste déplaçait lentement son outil de travail le long de la carte routière. Les mouvements perdaient quelquefois de leur puissance pour mieux repartir selon l'endroit de la carte au dessus duquel le pendule était positionné.
    Gérard Vrioux brisa la magie.
    - C'est bon. Je connais à peu près l'endroit. C'est quelque part par ici, affirma-t-il en posant une main sur la carte. Près d'un village appelé Peressac. Mais je ne peux pas être plus précis. Delphine, tu peux nous aider ?
    La belle voyante fit la moue.
    - Peut-être qu'en me concentrant, je pourrais arriver à avoir des images précises du lieu mais je ne garantis rien.
    - Pas grave, répondit Vrioux, ça vaut la peine d'essayer.
    Delphine ferma les yeux dans un soupir. Elle les rouvrit quelques secondes plus tard. Si les trois attendaient avec une impatience certaine qu'elle daignât les informer de ce qu'elle avait vu ou non, aucun n'osa la bousculer.
    - Je n'ai rarement eu autant de visions si précises et si faciles à obtenir que ces derniers temps, c'est surprenant, finit-elle par répondre. Mais je sais maintenant où ils sont. Ils se trouvent dans une ferme à quelques centaines de mètres de ce Peressac.Je saurais retrouver l'endroit, je pense.
    - Et bien, nous voilà renseignés, je crois. Que fait-on maintenant ? On y va ? demanda Gérard Vrioux.
   

7



    Thomas n'avait qu'une idée en tête : tenter d'échapper à cet homme qui l'effrayait à un point inimaginable. Faisant abstraction de la douleur physique, il se mit aussi rapidement qu'il le put sur le ventre et commença à ramper à l'aide de ses coudes.
    Fringuant jeune homme à la morale élastique qui préférait briser les autres plutôt que de courir le risque d'être brisé, Thomas avait franchi un cap en tombant amoureux de Clara. Il avait dès lors trouvé sa maîtresse, celle qui avait un ascendant psychologique sur lui et il s'en était accommodé. Cette relation, malgré les humiliations et les tromperies de sa belle, lui était même très plaisante dans l'ensemble. Il avait pourtant toujours su que cette histoire d'amour pouvait très mal finir, mais il avait été loin de se douter que ses sentiments pour Clara serait sa perte. Que, par amour, il se verrait transformer en larve rampante, l'esprit anesthésié par la douleur, uniquement préoccupé par l'instinct de survie. Pathétique.
    Il reçut alors un violent coup de pied au milieu du dos.Une douleur fulgurante enflamma sa colonne vertébrale. Thomas hurla en s'effondrant sur le sol poussiéreux. Sa tête heurta le carrelage grisâtre.
    C'était bientôt fini. Il n'avait même plus la force de bouger. Et pour aller où ? La colère s'empara de la partie encore consciente de son esprit, lui fournissant l'énergie pour résister encore un peu, derniers vestiges de la vie qui fuyait. A travers la colère vaine et futile, une question revenait sans cesse: « Pourquoi ? Pourquoi ? ».      
    Il sentit vaguement qu'on lui levait la tête sans ménagement en le tirant par les cheveux. Il sentit une sensation de froid intense sur son cou. Puis la douleur. Encore et toujours. Mais de plus en plus lointaine, de plus en plus imperceptible. Soudain, il comprit. L'homme voulait lui couper la tête. Il ferma les yeux. Il était fatigué. Tellement fatigué. Il s'endormit en prononçant une dernière fois, dans un murmure presque incompréhensible le prénom de la femme qu'il chérissait par dessus tout :
    - Clara...


8



    - Bien, il ne nous reste plus qu'à avertir la police, commenta Elodie.
    - Vraiment ? Ce n'est pas si simple. Comment allons-nous pouvoir leur dire cela ?Nous n'avons aucune preuve ! Ils penseront certainement qu'on délire, contra doucement Delphine.
    - Delphine a raison. De plus, même si les flics nous croient, combien de temps leur faudra-t-il avant d'aller vérifier ? Le temps joue contre votre amie, n'oubliez pas, ajouta Gérard Vrioux.
    - Et alors ? Que proposez vous ? Que l'on y aille tous ensemble, la main dans la main ? C'est de la pure folie ! On n'est pas dans un western ! s'emporta Elodie qui n'aimait pas du tout cet esprit va-t-en-guerre.
    - Et pourquoi pas ? répondit Vrioux, exubérant et étonnamment enjoué.
    Fabrice écoutait ses compagnons d'une oreille distraite mais son opinion était faite. Quoiqu'il lui en coûtait, il devait se rendre sur place. Quelque chose lui disait que l'explication des événements pour le moins singuliers qui s’étaient déroulés ces derniers jours se trouvait là bas, perdue dans un hameau entre deux petits villages : Bazauges et Chives. C'était totalement fou. Complètement inexplicable aussi, mais c'était comme cela. Le destin, quoi. À cette pensée, il faillit s'esclaffer. Vraiment, il ne devait pas aller très bien pour croire à toutes ces billevesées. Il se demanda un instant s'il ne rêvait pas, s'il n'évoluait pas dans un monde fantasmagorique. Quelque chose ne devait pas tourner bien rond chez lui.Peut-être ferait-il mieux de se rendre dans l'hôpital psychiatrique le plus proche afin d'être enfermé dans une jolie chambre capitonnée.Cependant, il ne souffrait pas d'hallucinations et l'asile pouvait attendre encore un peu. Il était au contraire sûr de son fait comme jamais peut-être il ne l'avait été de sa vie. Et cette tranquille certitude ancrée en son for intérieur l'effrayait tout autant que s'il avait dû lutter contre les signes avant coureur d'une maladie mentale.
    - Vous faites ce que vous voulez, je ne peux pas vous en empêcher, mais moi, j'y vais, annonça-t-il.
    Sa voix était ferme, déterminée. Il fut même surpris par ce qu'il venait de dire et par le ton assuré qu'il avait employé. Il eut même l'impression que quelqu'un d'autre avait parlé pour lui. Mais il devait réellement se rendre à l'évidence ; il avait lui-même prononcé cette phrase. Plus exactement, un autre Fabrice qui se révélait en ce moment face au danger. Une autre facette qu'il ne connaissait pas. L'étudiant brillant, uniquement préoccupé par ses études, ses amours et son petit boulot s'envolait, muait tel la chrysalide devenant papillon.
    Il chercha le regard d'Elodie et put lire dans ses yeux noisettes toute la peine que sa déclaration avait faite.
    Oh, non, Elodie. Tu n'as vraiment rien à craindre de Clara. Si tu pouvais savoir comme je t'aime !
    Il ouvrit la bouche afin de rassurer sa petite amie. Mais les mots restèrent dans sa gorge. Il se trouva incapable d'exprimer oralement sa pensée. Il se demanda s'il ne se mentait finalement pas à lui même et depuis longtemps. Honteux, il baissa la tête.
    - Bon,la question est réglée. Nous y allons tous, s'exclama le radiesthésiste maintenant surexcité, interrompant ainsi le fil de la pensée de Fabrice.
    - Mais, attendez, vous ne pouvez pas venir. C'est trop dangereux, bredouilla un Fabrice abasourdi devant l'inconscience joyeuse du vieil homme.
   - Et pourquoi pas ? Vous y allez bien, jeune homme ! rétorqua Vrioux.
    - Je... Je crois que ça ne serait pas prudent. Le mieux est que j'y aille seul et que vous partiez de votre côté prévenir les flics. De toutes les façons, on peut rester en contact avec le portable. S'il y a le moindre danger, je pourrais vous prévenir et faire demi-tour. Et puis, si ça se trouve, il n'y a rien là bas.
    - Je ne me suis jamais trompée sur mes visions, surtout quand elles sont si claires que cela, malheureusement, répondit Delphine.
    - Quant aux policiers, nous avons déjà parlé de cela, non ? ajouta Vrioux.
    - Quelqu'un est en danger, je le sens, je le sais. Et, je le répète, il faut faire vite. Il n'y a pas de temps à perdre, continua Delphine.   
    Fabrice vit alors que les deux professionnels des sciences parallèles étaient résolus et que rien ne les ferait changer d'avis.
Et merde, dans quelle galère t'es-tu engagé, abruti ? se tança-t-il vertement. Se doutaient-ils des réels dangers qu'il pouvait yavoir ? Et lui, en avait-il véritablement conscience ?
    - Mais pourquoi tenez-vous tant à venir ? demanda-t-il.
    - Pour plusieurs raisons, mon jeune ami, répondit Vrioux. Tout d'abord, comme on dit par chez moi, l'union fait la force. Nous allons courir moins de dangers tous ensemble que séparés. Ensuite, par ce que je crois que la véritable cause de la violence est là.
    Les trois autres le regardèrent avec étonnement.
    - Oui, reprit-il. La violence n'est pas uniquement le fait de quelques inadaptés ou quelques déséquilibrés en liberté, mais elle est le fait de tout le monde. Nous sommes tous responsables de la violence. Nous le sommes quand un gang de vauriens rackette un jeune sans défense sous nos yeux sans que l'on daigne intervenir. Nous le sommes quand une vieille se fait voler son sac et qu'elle se fait casser le bras par la même occasion sans que l'on songe à courir après le voleur. Nous le sommes quand, dans un train, dans un bus, dans le métro ou dans la rue, une fille se fait brutaliser sans que personne n'ait le courage d'intervenir. Nous le sommes quand nous entendons des cris venants de la maison du voisin et que nous nous contentons de monter le son de la télé. C'est à cause de notre lâcheté quotidienne, de notre manque de civisme, de notre indifférence et de notre égoïsme notoire que la violence peut se développer et gangrener tout un quartier, toute une ville,tout un pays. Aujourd'hui, j'ai l'occasion de porter secours à quelqu'un, je n'en laisserai pas passer l'occasion. Puisque j'ai une théorie, il faut bien que je la mette en pratique, non ? conclut-il non sans humour.
    Fabrice fut réduit à quia. Que pouvait-il répondre ? Il remarqua que le discours produisait le même effet chez les deux jeunes femmes. Décidément, ce Gérard Vrioux était un sacré personnage.
    Il se rendit compte aussi que, depuis son opposition véhémente au tout début, Elodie n'avait pas prononcé le moindre mot, s'enfermant dans un mutisme boudeur.
     - Et toi, mon lapin, qu'en penses-tu ? lui demanda-t-il doucement tout en lui prenant la main.
    Surprise, elle le regarda un instant en conservant le silence. Puis, se blottissant contre ses épaules, elle consentit enfin à lui répondre :
    - Et bien, puisque tout le monde a l'air d'accord, je viens aussi. De toute façon, tu ne te débarrasseras pas de moi si facilement. Et puis, il faut bien porter secours aux gens en danger, non? dit-elle avec un pâle sourire.
- Oui, tu as raison. Et je suis fier de toi. Je ne voudrais me séparer de toi pour rien au monde, lui souffla-t-il au creux de l'oreille.
   - Et bien on est tous d'accord.Y'a plus qu'à y aller. C'est parti, comme en 40, tonna un Vrioux aussi enthousiaste que s'il partait en vacances.
    Fabrice se demanda si la gaieté était de mise. Quelque chose lui disait en son for intérieur qu'ils allaient peut-être rapidement regretter leur choix. Il se demanda même s'il ne fonçait pas tête baissée vers un grand danger entraînant trois personnes avec lui.