1

 

 

Nous voici revenus au début de ce livre. Quand j’ai fait mon reportage sur Limonov, il était sorti de prison depuis quatre ans. Je ne savais rien de tout ce que je viens de raconter, il m’a fallu presque quatre ans de plus pour l’apprendre, mais j’ai tout de même senti, confusément, que quelque chose clochait. C’était comme s’il avait toujours le micro-cravate, comme s’il jouait toujours son propre rôle devant une caméra de téléréalité. Il était devenu dans son pays la star qu’il rêvait d’être : écrivain adulé, guérillero mondain, bon client pour la presse people. À peine libéré, il avait plaqué la vaillante petite Nastia pour sauter sur une de ces femmes de catégorie A auxquelles il n’a jamais su résister : cette ravissante actrice rendue célèbre par un feuilleton appelé Le KGB en smoking. Son séjour en prison faisait de lui une idole de la jeunesse, son alliance avec Kasparov un homme politique fréquentable, et je n’exclus pas qu’il ait vraiment envisagé d’être porté au pouvoir par une révolution de velours, comme autrefois Václav Havel.

Finalement, comme le lecteur se le rappelle sans doute, tout s’est passé aux élections de 2008 selon les prédictions du journaliste anglais que j’avais rencontré à la conférence de presse du tandem Limonov-Kasparov. Poutine a respecté la Constitution en ne briguant pas de troisième mandat, mais il a mis en place un système ingénieux, rappelant les voitures à doubles commandes des auto-écoles : le nouveau président, Medvedev, est à la place de l’élève, Poutine, Premier ministre, à celle du moniteur. Il laisse l’élève conduire, il faut bien que celui-ci apprenne. D’un hochement de tête paterne il le félicite quand il s’en tire bien, et il est rassurant de savoir qu’en cas de pépin un homme d’expérience est là. Tout le monde, cependant, se pose deux questions : est-ce qu’en 2012 Poutine reprendra le volant, comme la Constitution l’y autorise puisque ce qu’elle interdit, c’est trois mandats de suite ? Est-ce que le docile Medvedev, ayant pris goût au pouvoir, affrontera son mentor et peut-être l’écrasera, comme Poutine a lui-même écrasé ceux qui l’ont fait roi ?

 

 

Poutine, j’y pense beaucoup en terminant ce livre. Et plus j’y pense, plus je pense que la tragédie d’Édouard, c’est qu’il s’est cru débarrassé des capitaines Lévitine qui ont empoisonné sa jeunesse et que sur le tard, alors qu’il croyait la voie libre, s’est dressé devant lui un super-capitaine Lévitine : le lieutenant-colonel Vladimir Vladimirovitch.

Pour la campagne électorale de 2000, on a publié un livre d’entretiens avec Poutine intitulé À la première personne. Titre probablement trouvé par un quelconque communicant, mais bien trouvé. Il pourrait s’appliquer à toute l’œuvre de Limonov et à une partie de la mienne. À propos de Poutine, il n’est pas usurpé. On dit qu’il parle en langue de bois : ce n’est pas vrai. Il fait ce qu’il dit, il dit ce qu’il fait, quand il ment c’est avec une telle effronterie que personne ne peut être dupe. Si on examine sa vie, on a la troublante impression d’être devant un double d’Édouard. Il est né, dix ans plus tard que lui, dans le même genre de famille : père sous-officier, mère femme de ménage, tout ce monde s’entassant dans une chambre de kommunalka. Petit garçon chétif et farouche, il a grandi dans le culte de la patrie, de la Grande Guerre patriotique, du KGB et de la frousse qu’il inspire aux couilles molles d’Occident. Adolescent, il a été, selon ses propres mots, une petite frappe. Ce qui l’a empêché de tourner voyou, c’est le judo, à quoi il s’est adonné avec une telle intensité que ses camarades se rappellent les hurlements féroces sortant du gymnase où il s’entraînait, seul, le dimanche. Il a intégré les organes par romantisme, parce que des hommes d’élite, par qui il était fier d’être adoubé, y défendaient leur patrie. Il s’est méfié de la perestroïka, il a détesté que des masochistes ou des agents de la CIA fassent tout un fromage du Goulag et des crimes de Staline, et non seulement il a vécu la fin de l’Empire comme la plus grande catastrophe du XXe siècle, mais il l’affirme encore sans ambages aujourd’hui. Dans le chaos des premières années quatre-vingt-dix, il s’est retrouvé parmi les perdants, les floués, réduit à conduire un taxi. Arrivé au pouvoir, il aime, comme Édouard, se faire photographier torse nu, musclé, en pantalon de treillis, avec un poignard de commando à la ceinture. Comme Édouard, il est froid et rusé, il sait que l’homme est un loup pour l’homme, il ne croit qu’au droit du plus fort, au relativisme absolu des valeurs, et il préfère faire peur qu’avoir peur. Comme Édouard, il méprise les pleurards qui jugent sacrée la vie humaine. L’équipage du sous-marin Koursk peut mettre huit jours à crever d’asphyxie au fond de la mer de Barants, les forces spéciales russes peuvent gazer 150 otages au théâtre de la Doubrovka et 350 enfants être massacrés à l’école de Beslan, Vladimir Vladimirovitch donne au peuple des nouvelles de sa chienne qui a mis bas. La portée va bien, tète bien : il faut voir le bon côté des choses.

La différence avec Édouard, c’est que lui a réussi. Il est le patron. Il peut ordonner que les manuels scolaires arrêtent de dire du mal de Staline, mettre au pas les ONG et les belles âmes de l’opposition libérale. Il s’incline, pour la forme, sur la tombe de Sakharov, mais garde sur son bureau, visible par tous, le buste de Dzerjinski. Quand l’Europe le provoque en reconnaissant l’indépendance du Kosovo, il dit : « Comme vous voudrez, mais alors l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie aussi, elles vont être indépendantes, la Géorgie on va lui envoyer des chars, et si vous ne nous parlez pas gentiment on vous coupera le robinet du gaz. »

Ces façons viriles, s’il était de bonne foi, devraient épater Édouard. Au lieu de quoi il écrit, comme Anna Politkovskaïa, des pamphlets expliquant que Poutine est non seulement un tyran, mais un tyran falot et médiocre, à qui est échu un habit trop large pour lui. La fausseté de cette opinion me semble criante. Je pense que Poutine est un homme d’État de grande envergure et que sa popularité ne tient pas seulement à ce que les gens sont décervelés par des médias aux ordres. Il y a autre chose. Poutine répète sur tous les tons quelque chose que les Russes ont absolument besoin d’entendre et qui peut se résumer ainsi : « On n’a pas le droit de dire à 150 millions de personnes que soixante-dix ans de leur vie, de la vie de leurs parents et de leurs grands-parents, que ce à quoi ils ont cru, ce pour quoi ils se sont battus et sacrifiés, l’air même qu’ils respiraient, tout cela était de la merde. Le communisme a fait des choses affreuses, d’accord, mais ce n’était pas la même chose que le nazisme. Cette équivalence que les intellectuels occidentaux présentent désormais comme allant de soi est une ignominie. Le communisme était quelque chose de grand, d’héroïque, de beau, quelque chose qui avait confiance et qui donnait confiance en l’homme. Il y avait en lui de l’innocence et, dans le monde sans merci qui lui a succédé, chacun confusément l’associe à son enfance et à ce qui fait pleurer quand vous reviennent des bouffées d’enfance. »

La phrase que j’ai mise en exergue de ce livre, je suis certain que Poutine en la prononçant était parfaitement sincère. Je suis certain qu’elle venait, car tout le monde en a un, du fond de son cœur. Elle parle au cœur de tout le monde en Russie, à commencer par Limonov qui, s’il était à sa place, dirait et ferait certainement tout ce que dit et fait Poutine. Mais il n’y est pas, à sa place, et il ne lui reste plus à occuper que celle, si incongrue pour lui, d’opposant vertueux, défendant des valeurs auxquelles il ne croit pas (démocratie, droits de l’homme, toutes ces conneries) aux côtés d’honnêtes gens qui incarnent tout ce qu’il a toujours méprisé. Pas tout à fait échec et mat, mais tout de même, difficile dans ces conditions de savoir où on est.

 

 

 

2

 

 

Le protocole n’a pas changé, sauf que ce ne sont pas deux mais un seul nasbol qui me conduit à son chef et qu’il ne vient plus me chercher en voiture mais me donne rendez-vous à une sortie de métro. Je m’en souviens, de ce nasbol : Mitia. Je l’ai connu deux ans plus tôt, lui aussi se souvient de moi et, pendant le quart d’heure de marche jusqu’au nouvel appartement d’Édouard, nous bavardons. Ce n’est pas un tout jeune homme, il a une trentaine d’années et, comme tous les membres du parti que j’ai rencontrés, une bonne tête : ouverte, intelligente, amicale. Il est habillé de noir, mais plus en jean et blouson : son manteau bien coupé, porté sur une veste à chevrons, lui donne l’air d’un garçon qui se débrouille bien. Il est marié, me dit-il, il a une petite fille, il exerce un de ces métiers liés à internet dont je ne sais jamais trop en quoi ils consistent au juste mais qui permettent de gagner plus que correctement sa vie. J’ai l’impression que, pour lui, consacrer quelques heures par semaine à la protection d’Édouard Limonov est une façon de rester fidèle aux idéaux de sa jeunesse, comme d’autres continuent à tenir leur partie dans un groupe de rock amateur dont ils savent très bien qu’il ne cassera jamais la baraque, mais cela fait plaisir de se retrouver entre copains. Quand je lui demande comment vont les affaires, la politique, tout ça, il sourit et répond : « Normal’no », sur le ton qu’un restaurateur prend pour dire : « En ce moment, c’est calme. »

On monte à pied, comme l’ascenseur est en panne, jusqu’au neuvième étage d’un immeuble modeste. Avec les précautions habituelles, Mitia m’introduit dans le petit deux-pièces où Édouard m’attend, toujours en jean et pull noirs, toujours svelte, toujours barbichu. Je cherche où poser mon manteau, il n’y a dans la chambre qu’une table, une chaise et un lit à une place. Pour avoir dit dans une interview que les juges de Moscou obéissaient aux ordres du maire Loujkov, ce qui est de notoriété publique, il a été condamné, m’explique-t-il, à 500000 roubles d’amende. On a saisi de ses biens ce qui était saisissable et cela couvrait à peine un dixième de l’amende : il doit le reste.

Laissant Mitia lire le journal sur l’unique chaise de la chambre, nous allons dans l’autre pièce, la cuisine, où il y en a deux. Édouard fait du café, j’ouvre mon carnet. Par mail, je lui ai annoncé mon projet d’écrire, non plus un reportage, mais tout un livre sur lui. Réponse neutre de sa part : ni enthousiaste ni réticente ; il est à ma disposition, si je veux. Mes recherches ont déjà bien avancé, j’ai même achevé une sorte de premier jet et je pense qu’il nous faudrait prendre le temps, ensemble, d’une longue interview : plusieurs heures, pourquoi pas plusieurs jours ? Mais je n’en suis pas certain et, par prudence, ne le lui ai pas encore demandé.

 

 

« Alors, il s’est passé quoi depuis deux ans ? »

Ce qui s’est d’abord passé, c’est que sa femme, la jolie actrice, l’a quitté. Il n’a pas bien compris pourquoi. Il ne lui vient pas à l’esprit que leurs trente ans d’écart ont pu jouer, et aussi de ne pouvoir faire un pas sans être escorté par deux garçons au crâne rasé : au début, ça doit être romanesque, ensuite pesant. Il a souffert, dit-il, quelques mois, puis considéré que c’était une femme froide, menteuse, peu aimante : elle l’a déçu. Au cas où je m’inquiéterais pour lui, il m’assure qu’il a plusieurs maîtresses, très jeunes, et ne dort pas toutes les nuits dans le lit à une place de la pièce d’à côté. Il continue à voir ses enfants, c’est le principal. Ses enfants, oui : il a aussi une petite fille, Alexandra. Le garçon, c’est Bogdan, en souvenir de ses années serbes. Je me dis qu’il s’en tire bien, Bogdan : il aurait pu s’appeler Radovan ou Ratko. Fin du chapitre vie privée.

Vie publique, maintenant. Il ne le dit pas comme ça, mais il est clair qu’il est complètement dans les choux. L’occasion historique, à supposer qu’il s’en soit vraiment présenté une, est passée. Kasparov, échaudé par mille tracasseries, n’a même pas essayé d’être candidat et, après ce qu’on ne peut même pas appeler son échec à la présidentielle, le mouvement Drougaïa Rossia n’existe plus. Édouard, cependant, ne baisse pas les bras. Il a créé un nouveau mouvement appelé Stratégie 31 en référence à l’article 31 de la Constitution, qui garantit le droit de manifester. Afin d’user de ce droit, on se réunit tous les 31 du mois, quand il y en a un, sur la place Triomphalnaïa. Il y a en général une centaine de manifestants et cinq fois plus de policiers, les seconds arrêtant quelques dizaines des premiers. Édouard passe ainsi, régulièrement, quelques jours en prison. Les correspondants étrangers en font une dépêche, pour la forme. À part ça, il essaie de mettre sur pied et de présider une « assemblée nationale des forces d’opposition », projet qu’applaudissent quelques vieux démocrates et droits-de-l’hommistes et que Kasparov contrecarre de son mieux en lançant sa propre plate-forme. Les deux hommes sont rivaux maintenant, mais même leur rivalité m’a l’air un peu molle. Sur son site internet, Édouard est content d’avoir plus de visites que Kasparov.

Quoi encore ? Sa production littéraire. Il a publié trois livres depuis notre dernière rencontre : des poèmes, un recueil d’articles, des souvenirs de ses guerres serbes. Mais ça n’est plus tellement son truc, d’écrire. Ça rapporte trop peu aujourd’hui, les tirages sont de cinq mille, six mille au plus, on ne réimprime jamais : il gagne plutôt sa vie en faisant des piges pour des magazines du genre de Voici ou GQ, version russe.

 

 

Voilà, l’ordre du jour est épuisé. Il est quatre heures, la nuit est tombée, on entend le frigo bourdonner. Il regarde ses bagues, effile sa barbiche de mousquetaire : ce n’est plus Vingt ans après, c’est Le Vicomte de Bragelonne. J’ai épuisé mes questions et il ne lui vient pas à l’idée de m’en poser une. Je ne sais pas, moi : sur moi. Qui je suis, comment je vis, est-ce que je suis marié, est-ce que j’ai des enfants ? Est-ce que je préfère les pays chauds ou les pays froids ? Stendhal ou Flaubert ? Les yaourts nature ou aux fruits ? Quel genre de livres j’écris, puisque je suis écrivain. Il dit que l’intérêt pour autrui fait partie de son programme de vie et sans doute s’intéresserait-il à moi s’il m’avait rencontré en prison, coupable d’un beau crime bien saignant, mais ce n’est pas la situation. La situation, c’est que je suis son biographe : je l’interroge, il répond, quand il a fini de répondre il se tait en regardant ses bagues et attend la question suivante. Je me dis qu’il est hors de question de me taper plusieurs heures d’entretien de ce genre, que je me débrouillerai très bien avec ce que j’ai. Je me lève en le remerciant pour le café et le temps qu’il m’a consacré, et c’est sur le pas de la porte qu’il m’en pose une, finalement, de question :

« C’est bizarre, quand même. Pourquoi est-ce que vous voulez écrire un livre sur moi ? »

Je suis pris de court mais je réponds, sincèrement : parce qu’il a – ou parce qu’il a eu, je ne me rappelle plus le temps que j’ai employé – une vie passionnante. Une vie romanesque, dangereuse, une vie qui a pris le risque de se mêler à l’histoire.

Et là, il dit quelque chose qui me scie. Avec son petit rire sec, sans me regarder :

« Une vie de merde, oui. »

 

 

 

3

 

 

 

Je n’aime pas cette fin, je pense que lui non plus ne l’aimerait pas. Je pense aussi que tout homme qui se risque à porter un jugement sur le karma d’autrui, et même sur le sien propre, peut être assuré de se tromper. Un soir, je confie ces doutes à mon fils aîné, Gabriel. Il est monteur, nous venons d’écrire ensemble deux scénarios pour la télévision et j’aime bien avoir avec lui des discussions de scénaristes : cette scène-là, j’achète ; celle-ci, non.

« Au fond, me dit-il, ce qui t’embête, c’est de le montrer comme un loser. »

J’en conviens.

« Et ça t’embête pourquoi ? Parce que tu as peur de lui faire de la peine ?

– Pas vraiment. Enfin, un petit peu, mais je pense surtout que ce n’est pas une fin satisfaisante. Que, pour le lecteur, c’est décevant.

– C’est autre chose, ça », observe Gabriel, et il me cite une quantité de grands livres ou de grands films dont les héros finissent dans la panade. Raging Bull, par exemple, et sa dernière scène où on voit le boxeur joué par De Niro au bout du rouleau, complètement déchu. Il n’a plus rien, ni femme, ni amis, ni maison, il s’est laissé aller, il est gros, il gagne sa vie en faisant un numéro comique dans une boîte minable. Assis devant le miroir de sa loge, il attend qu’on l’appelle pour entrer en scène. On l’appelle. Il s’extrait pesamment de son fauteuil. Juste avant de sortir du champ, il se regarde dans le miroir, se dandine, mime quelques mouvements de boxe, et on l’entend grommeler, pas très fort, juste pour lui : « I’m the boss. I’m the boss. I’m the boss. »

C’est pathétique, c’est magnifique.

« C’est mille fois mieux, dit Gabriel, que si on le voyait victorieux sur un podium. Non, franchement, finir sur Limonov, après toutes ses aventures, en train de compter sur Facebook s’il a plus d’amis que Kasparov, ça peut marcher. »

C’est vrai. Pourtant, quelque chose continue à me gêner.

« Bien. Prenons le problème autrement. Ce serait quoi, pour toi, la fin idéale ? Je veux dire : si c’était toi qui décidais ? Qu’il prenne le pouvoir ? »

Je secoue la tête : trop invraisemblable. En revanche, il y a dans son programme de vie quelque chose qu’il n’a pas fait, c’est fonder une religion. Ce qu’il faudrait, c’est qu’il laisse tomber la politique où, franchement, ça paraît sans espoir, qu’il retourne dans l’Altaï et qu’il devienne soit le guru d’une communauté d’allumés, comme le baron Ungern von Sternberg, soit, encore mieux, un vrai sage. Une espèce de saint, carrément.

C’est au tour de Gabriel de faire la moue.

« Je crois que je sais, dit-il, ce qui te plairait comme fin : qu’il se fasse descendre. Lui, c’est complètement cohérent avec le reste de sa vie, c’est héroïque, ça lui évite de mourir comme n’importe qui d’un cancer de la prostate. Toi, ton livre se vend dix fois mieux. Et si on l’empoisonne au polonium, comme Litvinenko, ce n’est pas dix fois mieux qu’il se vend, c’est cent fois mieux, dans le monde entier. Tu devrais dire à ta mère d’en parler à Poutine. »

 

 

Et lui, Limonov, qu’en pense-t-il ?

 

 

Un jour de septembre 2007, nous sommes allés ensemble à la campagne. Je croyais que c’était pour un meeting, mais non, il s’agissait d’inspecter une datcha que sa femme d’alors, la jolie actrice, venait d’acheter à deux heures de Moscou. En fait, c’était beaucoup plus qu’une datcha : ce qu’on appelle une ousadba, un véritable domaine. Il y avait un étang, des prairies, une forêt de bouleaux. La vieille maison de bois, à l’abandon, vandalisée, était immense. Elle avait dû être magnifique, elle pouvait, restaurée, l’être de nouveau, et c’est pour cela qu’il était venu. À peine arrivé, il s’est mis à discuter avec un artisan du coin comme quelqu’un qui, ayant exercé des métiers manuels, sait discuter avec un entrepreneur et ne pas se faire arnaquer. Je me suis éloigné pendant qu’ils parlaient, je suis allé me promener dans le parc envahi d’herbes hautes, et quand, au débouché d’une allée cavalière, j’ai revu de loin sa petite silhouette vêtue de noir, dressée sur ses ergots dans une flaque de soleil, la barbiche en bataille, je me suis dit : il a soixante-cinq ans, une femme adorable, un enfant de huit mois. Peut-être qu’il en a marre de la guerre, des bivouacs, du couteau dans la botte, des coups de poings policiers qui à l’aube martèlent la porte, des châlits de prison. Peut-être qu’il a envie de poser enfin sa valise. De s’installer ici, à la campagne, dans cette belle maison, comme un propriétaire terrien de l’ancien régime. J’en aurais envie, à sa place. J’en ai envie. C’est exactement la vieillesse que je nous souhaite, à Hélène et moi. Il y aurait de grandes bibliothèques, des divans profonds, les cris des petits-enfants dehors, des confitures de baies, de longues conversations dans des chaises longues. Les ombres s’allongent, la mort approche doucement. La vie a été bonne parce qu’on s’est aimés. Ce n’est peut-être pas comme ça que ça finira, mais c’est comme ça, s’il ne tenait qu’à moi, que j’aimerais que ça finisse.

 

 

Au retour, je lui pose la question : « Vous vous voyez vieillir dans cette maison, Édouard ? Finir en héros de Tourgueniev ? »

Ça le fait rire, mais pas d’un petit rire sec cette fois : de bon cœur. Non, il ne s’y voit pas. Vraiment pas. La retraite, la vie tranquille, ce n’est pas pour lui. Il a une autre idée pour ses vieux jours.

« Vous connaissez l’Asie centrale ? »

Je ne la connais pas, non, je n’y suis jamais allé. Mais j’en ai vu, très tôt, des photos : celles que ma mère a prises quand elle est partie pour ce long voyage pendant lequel mon père s’est occupé de moi avec une tendresse maladroite – les pères n’avaient pas l’habitude, en ce temps-là, de s’occuper des petits enfants. Ces photos m’oppressaient et me faisaient rêver. Elles figuraient pour moi le lointain absolu.

C’est en Asie centrale, poursuit Édouard, qu’il se sent le mieux au monde. Dans des villes comme Samarcande ou Barnaoul. Villes écrasées de soleil, poussiéreuses, lentes, violentes. À l’ombre des mosquées, là-bas, sous les hauts murs crénelés, il y a des mendiants. Des grappes entières de mendiants. Ce sont de vieux hommes émaciés, tannés, sans dents, souvent sans yeux. Ils portent une tunique et un turban noirs de crasse, ils ont devant eux un bout de velours sur lequel ils attendent qu’on leur jette des piécettes et quand on leur en jette, ils ne disent pas merci. On ne sait pas ce qu’a été leur vie, on sait qu’ils finiront dans la fosse commune. Ils n’ont plus d’âge, plus de biens à supposer qu’ils en aient jamais eu, c’est à peine s’il leur reste encore un nom. Ils ont largué toutes les amarres. Ce sont des loques. Ce sont des rois.

 

 

Ça, d’accord : ça lui va.