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Quand Limonov est arrivé à Paris, je venais, moi, d’y revenir après deux ans passés en Indonésie. Le moins qu’on puisse dire est qu’avant cette expérience je n’avais pas mené une vie très aventureuse. J’ai été un enfant sage, puis un adolescent trop cultivé. Ma sœur Nathalie, à qui on avait donné comme sujet de rédaction : « Décrivez votre famille », a fait de moi ce portrait : « Mon frère est très sérieux, il ne fait jamais de bêtises, il lit toute la journée des livres de grands. » À seize ans, j’avais un cercle d’amis passionnés comme moi par la musique classique. Nous passions des heures à comparer différentes versions d’un quintette de Mozart ou d’un opéra de Wagner en singeant l’émission légendaire de France Musique, « la Tribune des critiques de disques », dont les participants nous enchantaient par leur érudition, leur mauvaise foi, leur évident plaisir à former, dans un monde de barbares adonnés aux rythmes binaires, une petite enclave de civilisation ironique et grognonne. Ceux qui se rappellent les empoignades de Jacques Bourgeois et Antoine Goléa me comprendront. Lycéen à Janson-de-Sailly, puis étudiant à Sciences Po, j’ai passé le plus clair des années soixante-dix à mépriser le rock, à ne pas danser, à me soûler pour me donner une contenance et à rêver de devenir un grand écrivain. En attendant, je suis devenu une sorte de wunderkind de la critique de cinéma, publiant dans la revue Positif de longs articles sur le cinéma fantastique ou sur Tarkovski et, sur les films que je jugeais mauvais, des notules dont la méchanceté me ferait aujourd’hui rougir. Politiquement, je penchais nettement à droite. Si on m’avait demandé pourquoi, j’aurais répondu, je suppose, par dandysme, goût d’être minoritaire, refus du panurgisme. On m’aurait étonné en me disant que, lecteur de Marcel Aymé et pourfendeur de ce qu’on n’appelait pas encore le « politiquement correct », je reproduisais les opinions de ma famille avec une docilité qui aurait pu servir d’exemple pour illustrer les thèses de Pierre Bourdieu.

Cela m’ennuie de parler avec aussi peu d’indulgence de l’adolescent et du très jeune homme que j’ai été. Je voudrais l’aimer, me réconcilier avec lui, et je n’y arrive pas. Il me semble que j’étais terrorisé : par la vie, par les autres, par moi-même, et que la seule façon d’empêcher que la terreur me paralyse tout à fait, c’était d’adopter cette position de repli ironique et blasé, de considérer toute espèce d’enthousiasme ou d’engagement avec le ricanement du type pas dupe, revenu de tout sans être jamais allé nulle part.

 

 

J’ai fini par aller quelque part, cependant, et pour comble de chance par y aller avec quelqu’un. Muriel, que j’ai rencontrée à Sciences Po, était une très belle fille, roulée comme un modèle de Playboy et habillée de telle sorte qu’on n’en ignore rien. Elle détonait rue Saint-Guillaume, où les étudiants des deux sexes étaient en ce temps-là vêtus de manteaux de loden assortis, pour les filles, de carrés Hermès et, pour les garçons, de chemises au col fermé, sous la cravate, par une barrette dorée. Moi, soit dit à ma décharge, je portais des clarks pourries et une vieille veste de cuir, j’étais un étudiant cossard, moqueur, peu motivé, fidèle aux valeurs je-m’en-foutistes du lycée, qui n’avaient évidemment plus cours dans une école où chacun se voyait déjà diriger la France. J’écrivais des nouvelles de science-fiction et des critiques de cinéma, à ce titre j’étais invité et pouvais emmener les filles à des projections privées, et je suppose que c’est cet ensemble de traits artistes et bohèmes, cette tendance générale à l’objection de conscience qui, malgré ma timidité, m’ont valu d’emballer la fille la plus sexy et en même temps la moins sortable de ma promotion.

Mes amis amateurs de musique classique trouvaient, comme les élèves de Sciences Po, Muriel un peu vulgaire. Elle parlait fort, riait fort, ponctuait ses phrases de « j’veux dire » et de « tu vois » et roulait des joints avec une petite machine métallique qu’elle m’a donnée, que j’ai encore, au fond de laquelle elle avait tracé, au marqueur, les mots Don’t forget. Je ne l’ouvre jamais sans penser à elle avec gratitude et en me demandant quel tour aurait pris ma vie si nous étions restés plus longtemps ensemble. C’était une vraie baba, qui a fait de moi un vrai baba aussi. Au sortir d’une adolescence passée à lire des écrivains de droite de l’entre-deux-guerres en rêvant d’aller un jour au festival de Bayreuth, je me retrouvais dans une ferme isolée de la Drôme à fumer de l’herbe, écouter de la musique planante, jeter sur des kilims effrangés les trois pièces permettant de consulter le Yi-King et surtout faire l’amour avec une fille rieuse, sans malice, qui, à poil du matin au soir, m’offrait le spectacle et la jouissance d’un corps d’une splendeur quasi surnaturelle, et c’était à vingt ans, venant d’où je venais, ce qui pouvait sans conteste m’arriver de mieux.

 

 

À cette époque, le service militaire était obligatoire et, pour les jeunes bourgeois comme moi qui ne voulaient être ni bidasse ni élève officier de réserve, il y avait deux solutions : se faire réformer ou partir en coopération. J’ai opté, après Sciences Po, pour la coopération. On m’a nommé professeur au Centre culturel français de Surabaya, un port industriel à la pointe orientale de Java qui a servi de décor au roman de Conrad, Une victoire, et dont le nom aux sonorités exotiques a inspiré à Brecht et Kurt Weill la chanson Surabaya Johnny. La belle demeure hollandaise qu’occupait le Centre culturel avait servi, sous l’occupation japonaise, de bureau d’action musclée, quelque chose comme la rue Lauriston chez nous. Il s’y était passé assez de choses horribles pour qu’elle ait la réputation d’être hantée. Un exorciste venait deux fois par an, on avait le plus grand mal à recruter des gardiens, le jardin à part ça était un enchantement. J’enseignais le français à des dames de la bonne société chinoise qui avaient élevé leurs enfants, s’ennuyaient un peu, et pour qui suivre ces cours était une activité de bon ton, comme le bridge. Nous traduisions des articles de Vogue sur Catherine Deneuve et Yves Saint Laurent. Elles m’aimaient bien, je crois. Bientôt, Muriel est venue me rejoindre. Nous faisions de grandes virées à moto, le grouillement de l’Asie, les odeurs de l’Asie nous grisaient. C’est à Surabaya qu’inspiré par nos expériences avec des champignons hallucinogènes j’ai commencé à écrire mon premier roman. C’était comme un petit genre littéraire à l’époque, le premier roman de coopérant. À chaque rentrée, il en paraissait trois ou quatre : un jeune homme des beaux quartiers, rêvant vaguement de littérature, se retrouvait deux ans au Brésil, en Malaisie, au Zaïre, loin de sa famille, loin de ses amis, se prenait pour un aventurier et racontait cette aventure, en la romançant plus ou moins – en ce qui me concerne, plutôt plus.

Dès que j’avais quelques jours de vacances, Muriel et moi allions à Bali, où nous attirait moins le mode de vie des Balinais – fêtes de village, musique traditionnelle, rites ancestraux – que celui des Occidentaux établis dans les lodges de Kuta Beach et de Legian : surf, magic mushrooms et fêtes aux flambeaux sur la plage. Cette société, hédoniste et cool, était divisée en castes. Il y avait la plèbe des touristes de passage, appareil photo en sautoir, ceux-là on ne les voyait même pas ; les routards fauchés que l’obsession de ne pas se faire arnaquer et de payer pour tout le vrai prix rendait paranoïaques ; les surfeurs australiens, des types pas compliqués qui buvaient de la bière, écoutaient du hard rock et avaient souvent de jolies filles avec eux ; enfin l’aristocratie, ceux que Muriel et moi nommions les babas chic et à qui nous rêvions de ressembler. Ceux-là louaient pour la saison de belles maisons de bois sur la plage. Ils arrivaient de Goa, repartaient pour Formentera. Leurs vêtements de lin ou de soie étaient plus raffinés que ceux qu’on trouvait dans les boutiques du village et dont s’affublaient les touristes. Leur herbe était meilleure et leur décontraction plus naturelle. Ils faisaient du yoga, vaquaient à des affaires qui ne semblaient jamais urgentes. Les revenus qui leur permettaient de mener cette vie idéalement nonchalante provenaient de trafics sur lesquels ils restaient évasifs : drogue pour les plus audacieux (mais il fallait vraiment l’être, parce qu’on risquait en Indonésie la prison à vie dans des conditions effroyables, ou même la pendaison), pierres précieuses, meubles, tissus pour les plus petits poissons. Muriel, grâce à sa beauté et sa gentillesse, a été bientôt adoptée dans ce milieu où j’avais conscience que, sans elle, on ne m’aurait pas accueilli. Je devenais jaloux, affectais de mépriser ce qu’en réalité j’enviais : le mauvais pli qu’ont pris nos relations s’est formé là. Plus nous traînions à Bali et fréquentions les babas chic, cependant, moins nous avions envie de rentrer à Paris à la fin de ma coopération pour reprendre nos études ou chercher du travail. Les bons jours, je m’imaginais écrivant sur la terrasse d’une maison en bambou au bord de la mer. Torse nu, la taille ceinte d’un sarong, je tirais une bouffée du pétard que me tendait Muriel avant de descendre se baigner, je regardais ses hanches onduler tandis qu’elle s’éloignait sur la plage, blonde, bronzée, ravissante, et je me disais que vraiment, cette vie nous conviendrait. Nous avons donc cherché un moyen de la mener et fait, pour commencer, un choix prudent. On trouvait dans les magasins de Kuta des bikinis de qualité médiocre mais assez jolis, tissés de fils d’or. Renseignements pris auprès de plusieurs fabricants, on pouvait les avoir pour un dollar la pièce et, selon Muriel, les revendre à Paris dix fois plus cher. Nous avons donc investi tout l’argent que nous avions, plus les indemnités auxquelles les coopérants ont droit à la fin de leur service, dans la commande de cinq mille maillots de bain, qui seraient acheminés vers la France aux frais du Quai d’Orsay et serviraient à amorcer la pompe grâce à laquelle nous allions vivre entre Paris et Bali, surtout à Bali.

 

 

J’abrège. Quand le fabricant m’a livré les cartons, Muriel m’avait quitté depuis un mois pour un baba plus vieux, plus sûr de lui, plus cool, auprès de qui le jeune homme tourmenté et de plus en plus odieux que j’étais ne faisait évidemment pas le poids. C’est ainsi qu’après avoir rêvé une vie d’aventurier, toutes amarres larguées, je suis rentré à Paris seul, malheureux, lesté du manuscrit d’un premier roman qui racontait une histoire d’amour enchantée et de cinq mille maillots de bain cousus de fils d’or qui évoquaient la déroute de cet amour et, pensais-je, de ma vie. Je garde de l’hiver qui a suivi mon retour un souvenir affreux. Je n’ai jamais été gros mais la chaleur des tropiques m’avait fait fondre de dix kilos, et ce qui, là-bas, pouvait passer pour une gracieuse sveltesse asiatique devenait dans la grisaille parisienne une maigreur de fantôme ou de grand malade. La place qui m’était impartie sur terre se ratatinait, on me bousculait sans me voir dans la rue, j’avais peur qu’on me marche carrément dessus. Dans le studio que j’habitais, il y avait un matelas à même le sol, quelques chaises et, faisant office de tables, les deux cantines contenant les maillots de bain. Quand une fille venait me voir, je l’invitais à se servir, à en prendre cinq, dix, autant qu’elle voulait. Ils avaient peu de succès, je ne me rappelle même plus quand et comment je m’en suis débarrassé. Mon roman ne m’inspirait plus que du dégoût, je l’ai quand même envoyé à quelques éditeurs dont les lettres de refus ont ponctué l’hiver. J’avais rêvé que le triomphe de l’écrivain venge l’échec de l’aventurier et de l’amant, mais de toute évidence ils avaient échoué tous les trois.

 

 

 

2

 

 

Deux ans plus tôt, ma mère était, elle, devenue célèbre. Universitaire jusqu’alors estimée par ses pairs, elle avait à la demande d’un éditeur intelligent synthétisé les recherches qu’elle poursuivait depuis le début de sa carrière dans un livre qui s’est révélé un best-seller. La thèse de L’Empire éclaté était à l’époque neuve et audacieuse. On se trompe, disait ma mère, en identifiant l’URSS à la Russie. C’est une mosaïque de peuples qui tiennent ensemble tant bien que mal et où les minorités ethniques, linguistiques, religieuses et principalement musulmanes, sont si nombreuses, si promptes à se reproduire et si mécontentes de leur sort qu’elles vont finir, à force, par devenir la majorité et menacer l’hégémonie russe. D’où, conséquence de la thèse : on se trompe tout aussi lourdement en croyant, comme tout le monde ou presque le croyait en 1978, que l’Empire soviétique est là pour quelques générations encore. Il est fragile, gangrené par ses nationalités comme par des termites, il pourrait bien finir par s’effondrer.

Il ne s’est pas effondré tout à fait de cette façon mais, quand même, la décennie qui s’ouvrait a vérifié les intuitions de ma mère, lui conférant un statut d’oracle qu’elle a pris grand soin par la suite de ne pas remettre en jeu par des prédictions imprudentes. L’Empire éclaté a fait assez de bruit pour mériter un article en première page de la Pravda, où la « tristement célèbre » Hélène Carrère d’Encausse était dénoncée comme l’inspiratrice d’une forme nouvelle et particulièrement pernicieuse d’anticommunisme. Cela n’a pas empêché ma mère de se rendre l’année suivante à Moscou et d’y rencontrer l’auteur de l’article, un historien qui lui a demandé, les yeux brillants : « Vous l’avez apporté, votre livre ? Non ? Quel dommage, j’aimerais tellement le lire, il paraît que c’est un travail remarquable » – signe que ces temps de brejnévisme crépusculaire étaient décidément devenus végétariens.

Spécialiste désormais incontestée de l’Union soviétique, ma mère s’est mise à recevoir tout ce qui en traitait de près ou de loin. C’est ainsi que, déjeunant chez mes parents un dimanche de ce cruel hiver et fouillant dans la pile des derniers arrivages, je suis tombé sur un livre au titre intrigant : Le poète russe préfère les grands nègres. La page de garde portait une dédicace, d’une écriture maladroite car peu habituée à l’alphabet latin : « Pour Carrère d’Encausse, du Johnny Rotten de la littérature. » Malgré ma mauvaise humeur alors chronique, j’ai souri en pensant que l’auteur de cette dédicace devait aussi peu savoir qui était « Carrère d’Encausse », à qui son éditeur lui avait enjoint d’envoyer le livre, que ma mère savait qui était Johnny Rotten. Je lui ai demandé si elle l’avait lu. Elle a haussé les épaules et répondu : « Juste feuilleté. C’est ennuyeux et pornographique » – deux mots considérés comme synonymes dans ma famille. J’ai emporté le livre.

 

 

Je ne l’ai pas trouvé ennuyeux, au contraire, mais il m’a fait du mal et je n’avais pas besoin de cela. Mon idéal était de devenir un grand écrivain, je me sentais à des années-lumière de cet idéal et le talent des autres m’offensait. Les classiques, les grands morts, passe encore, mais les gens à peine plus âgés que moi… S’agissant de Limonov, ce n’est pas au premier chef son talent d’écrivain qui m’a impressionné. Le dieu de ma jeunesse était Nabokov, il m’a fallu du temps pour aimer la prose franche et directe et j’ai dû trouver au poète russe des manières un peu relâchées. Ce qu’il racontait, c’est-à-dire sa vie, me faisait plus d’effet que sa façon de le raconter. Mais quelle vie ! Quelle énergie ! Cette énergie, hélas, au lieu de me stimuler, m’enfonçait un peu plus, page après page, dans la dépression et la haine de moi-même. Plus je le lisais, plus je me sentais taillé dans une étoffe terne et médiocre, voué à tenir dans le monde un rôle de figurant, et de figurant amer, envieux, de figurant qui rêve des premiers rôles en sachant bien qu’il ne les aura jamais parce qu’il manque de charisme, de générosité, de courage, de tout sauf de l’affreuse lucidité des ratés. J’aurais pu me rassurer en me disant que ce que je ressentais là, Limonov l’avait ressenti lui aussi, qu’il divisait comme je le faisais alors l’humanité en forts et en faibles, gagnants et perdants, VIP et piétaille, qu’il vivait tenaillé par l’angoisse de faire partie de la seconde catégorie et que c’est précisément cette angoisse, si crûment exprimée, qui donnait sa force à son livre. Mais je ne voyais pas cela. Tout ce que je voyais, c’est que lui était à la fois un aventurier et un écrivain publié, alors que je n’étais et ne serais jamais ni l’un ni l’autre, la seule et dérisoire aventure de ma vie s’étant soldée par un manuscrit qui n’intéressait personne et deux cantines remplies de maillots de bain ridicules.

 

 

À mon retour d’Indonésie, j’avais trouvé du travail comme critique de cinéma. Un éditeur qui avait remarqué mes articles et lançait une collection de monographies sur des cinéastes contemporains m’a proposé d’en écrire une, sur qui je voulais, et j’ai choisi Werner Herzog. J’admirais ses films, qui connaissaient alors leur plus grande faveur, mais surtout je l’admirais, lui. Il avait travaillé en usine pour financer, seul, sans perdre de temps à convaincre quiconque, des documentaires extatiques où l’on voyait des survivants de catastrophes, des laissés-pour-compte, des mirages. Il avait, dans Aguirre, la colère de Dieu, dompté la jungle amazonienne et la folie de son acteur principal, Klaus Kinski. Il avait traversé l’Europe à pied, en plein hiver et en ligne droite, pour empêcher la mort de faucher une très vieille dame, Lotte Eisner, qui était la mémoire du cinéma allemand. Puissant, physique, intense, totalement étranger à l’esprit de frivolité et de second degré qui était notre lot, à nous autres Parisiens du début des années quatre-vingt, il traçait son chemin dans des conditions extrêmes, défiant la nature, maltraitant au besoin les naturels, ne se laissant pas arrêter par les prudences ou les scrupules de ceux qui le suivaient à grand-peine. Le cinéma, avec lui, avait une autre allure que les conversations de café filmées par les anciens élèves de l’IDHEC. Bref, j’admirais Herzog comme un surhomme et, selon un schéma qui depuis quelques pages doit être clair, je m’accablais d’autant plus de n’en être pas un, moi.

Cet accablement a, si je peux dire, culminé quand, mon livre à peine paru, le magazine Télérama m’a envoyé au festival de Cannes interviewer Herzog qui présentait son nouveau film, Fitzcarraldo. Mes amis trouvaient que j’avais de la chance d’aller à Cannes : j’ai trouvé ça atroce, un théâtre de perpétuelle humiliation. Pigiste débutant, sans relations, je me situais très bas sur l’échelle qui, des stars flottant dans l’empyrée, descend jusqu’au bon peuple pressé derrière les barrières pour entrevoir les stars et, avec un peu de chance, se faire photographier avec elles. Juste au-dessus du bon peuple, mais sans la naïveté qui lui permet, somme toute, d’être content de son sort, j’avais un badge qui me permettait d’assister aux séances les plus malcommodes, j’étais la piétaille de la piétaille. Le jour où Fitzcarraldo est passé en compétition, l’éditeur avait eu l’idée d’une vente-signature dans le palais des festivals, après la projection. Je me suis retrouvé derrière une petite table chargée d’exemplaires de mon livre, attendant le chaland comme cela m’est souvent arrivé par la suite dans des librairies ou des salons. C’est une situation qui peut être éprouvante et, pour mon baptême du feu, je l’ai connue sous sa forme la plus cruelle. Car le chaland qui sort d’une projection à Cannes est bombardé à longueur de journée de documents dont il ne sait que faire, dossiers de presse, books de photos, curriculum vitae et brochures en tous genres. L’idée d’acheter quelque chose d’imprimé est pour lui totalement incongrue. La plupart des gens qui défilaient devant ma table ne me prêtaient aucune attention mais quelques-uns, du geste mécanique et las propre au parasite de buffet qui, quand le plateau passe, prend une coupe de champagne parce que c’est gratuit, raflaient un exemplaire de mon livre, s’éloignaient en cherchant déjà des yeux une poubelle pour s’en débarrasser, comme d’un tract électoral accepté par lâcheté ou politesse, et j’étais obligé de leur courir après pour leur expliquer, sur un ton d’excuse, qu’en fait c’était à vendre.

Cette épreuve n’était rien en comparaison de l’interview avec Herzog. La veille du jour prévu, je lui avais fait remettre mon livre par son attaché de presse. Sachant qu’il ne lisait pas le français, je n’attendais pas qu’il m’en dise grand-chose, mais au moins qu’il accueille un jeune homme qui venait de passer un an à écrire sur son œuvre avec plus de chaleur que la procession de journalistes blasés auxquels il consacrait sa journée, par tranches de trois quarts d’heure pour chacun. Il m’a ouvert lui-même la porte de sa suite au Carlton. Vêtu d’un tee-shirt informe, d’un pantalon de chantier, de lourdes godasses de marche, il avait l’air de sortir de sa tente au camp de base de l’Everest, par gros temps, et bien sûr il ne souriait pas : tout était en ordre. Moi, je souriais, beaucoup trop. J’avais peur que l’attaché de presse ne l’ait pas prévenu, qu’il ne me distingue pas des autres journalistes, mais quand nous nous sommes assis j’ai vu mon livre sur la table basse et bredouillé, en anglais, quelque chose comme : « Ah, on vous l’a remis, je sais que vous ne pouvez pas le lire, mais… »

Je me suis arrêté, espérant qu’il prendrait le relais. Il m’a regardé un moment en silence, avec l’air de sagesse sévère qu’on imagine à Martin Heidegger ou maître Eckhart, puis, d’une voix très basse et en même temps très douce, une voix absolument magnifique, il a dit, je me rappelle ses mots exacts : « I prefer we don’t talk about that. I know it’s bullshit. Let’s work. »

Let’s work, ça voulait dire : on fait l’interview, il faut bien, ça fait partie des emmerdements inévitables, comme les moustiques en Amazonie. J’étais si timide et si stupéfait qu’au lieu – au lieu de quoi ? De me lever et de partir ? De le frapper ? Quelle était la réaction appropriée ? –, j’ai mis en marche le magnétophone et posé la première des questions que j’avais préparées. Il y a répondu, ainsi qu’aux suivantes, de façon très professionnelle.

 

 

Une dernière histoire, avant de revenir à Limonov. Elle se passe en septembre 1973, les héros en sont Sakharov et sa femme, Elena Bonner, qui passent quelques jours au bord de la mer Noire. Sur la plage, un type les aborde. C’est un académicien, il dit à Sakharov l’admiration qu’il a pour lui, comme savant mais aussi comme citoyen, qu’il est l’honneur de son pays, etc. Sakharov, touché, le remercie. Deux jours plus tard paraît dans la Pravda un grand article où quarante académiciens dénoncent Sakharov – à la suite de quoi il sera exilé pour quinze ans à Gorki. Parmi les signataires, il y a le type qui les a si chaleureusement abordés à la plage. Elena Bonner, découvrant cela, éclate en imprécations : celui-là, c’est vraiment la dernière des crapules. Le témoin qui raconte l’histoire regarde Sakharov, étonné qu’il ne s’indigne pas, ne s’énerve pas. Au lieu de ça, il réfléchit. En scientifique, il examine le problème, qui n’est pas que la conduite de l’académicien est déplaisante, mais qu’elle est incompréhensible.

J’ignore s’il a trouvé une explication – ou alors, dirait Alexandre Zinoviev, c’est la société soviétique tout entière, l’explication. J’en cherche une, pour ma part, à la conduite de Herzog. Quelle satisfaction pouvait-il trouver à offenser gratuitement, posément, un garçon qui venait vers lui en lui exprimant son admiration ? Il n’avait pas lu le livre et, même s’il était mauvais, ça ne changeait rien à l’affaire. Je regrette de rapporter un trait aussi accablant pour un homme que malgré tout j’admire et dont les œuvres récentes me donnent à penser qu’il ne ferait plus une chose pareille, qu’on le surprendrait beaucoup en lui rappelant qu’il l’a faite ; mais quand même, cela veut dire quelque chose, qui me concerne moi autant que lui.

 

 

Un ami à qui je racontais ma mésaventure m’a dit en riant : « Ça t’apprendra à admirer des fascistes. » C’était expéditif et, je crois, juste. Herzog, capable d’une vibrante compassion pour un aborigène sourd-muet ou un vagabond schizophrène, considérait un jeune cinéphile à lunettes comme une punaise méritant d’être moralement écrabouillée, et j’étais quant à moi le client idéal pour me faire traiter de la sorte. Il me semble qu’on touche là quelque chose qui est le nerf du fascisme.

Si on le dénude, ce nerf, que trouve-t-on ? En étant radical, une vision du monde évidemment scandaleuse : übermenschen et untermenschen, Aryens et Juifs, d’accord, mais ce n’est pas de cela que je veux parler. Je ne veux parler ni de néonazis, ni d’extermination des présumés inférieurs, ni même de mépris affiché avec la robuste franchise de Werner Herzog, mais de la façon dont chacun de nous s’accommode du fait évident que la vie est injuste et les hommes inégaux : plus ou moins beaux, plus ou moins doués, plus ou moins armés pour la lutte. Nietzsche, Limonov et cette instance en nous que j’appelle le fasciste disent d’une même voix : « C’est la réalité, c’est le monde tel qu’il est. » Que dire d’autre ? Ce serait quoi, le contre-pied de cette évidence ?

« On sait très bien ce que c’est, répond le fasciste. Ça s’appelle le pieux mensonge, l’angélisme de gauche, le politiquement correct, et c’est plus répandu que la lucidité. »

Moi, je dirais : le christianisme. L’idée que, dans le Royaume, qui n’est certainement pas l’au-delà mais la réalité de la réalité, le plus petit est le plus grand. Ou bien l’idée, formulée dans un sutra bouddhiste que m’a fait connaître mon ami Hervé Clerc, selon laquelle « l’homme qui se juge supérieur, inférieur ou même égal à un autre homme ne comprend pas la réalité ».

Cette idée-là n’a peut-être de sens que dans le cadre d’une doctrine qui considère le « moi » comme une illusion et, à moins d’y adhérer, mille contre-exemples se pressent, tout notre système de pensée repose sur une hiérarchie des mérites selon laquelle, disons, le Mahatma Gandhi est une figure humaine plus haute que le tueur pédophile Marc Dutroux. Je prends à dessein un exemple peu contestable, beaucoup de cas se discutent, les critères varient, par ailleurs les bouddhistes eux-mêmes insistent sur la nécessité de distinguer, dans la conduite de la vie, l’homme intègre du dépravé. Pourtant, et bien que je passe mon temps à établir de telles hiérarchies, bien que comme Limonov je ne puisse pas rencontrer un de mes semblables sans me demander plus ou moins consciemment si je suis au-dessus ou au-dessous de lui et en tirer soulagement ou mortification, je pense que cette idée – je répète : « L’homme qui se juge supérieur, inférieur ou égal à un autre ne comprend pas la réalité » – est le sommet de la sagesse et qu’une vie ne suffit pas à s’en imprégner, à la digérer, à se l’incorporer, en sorte qu’elle cesse d’être une idée pour informer le regard et l’action en toutes circonstances. Faire ce livre, pour moi, est une façon bizarre d’y travailler.

 

 

 

3

 

 

 

En plus d’écrire à Télérama, j’animais sur une radio libre une émission hebdomadaire et, quand est paru le Journal d’un raté, j’y ai invité Limonov. Je suis passé le prendre chez lui, à moto. Il habitait, dans le Marais, un studio à l’aménagement spartiate, avec des haltères par terre et, sur la table, à côté de la machine à écrire, un appareil à ressorts pour fortifier les muscles des mains. Moulé dans un tee-shirt noir qui faisait valoir ses pectoraux et ses biceps, les cheveux coupés en brosse, il avait l’air d’un para, mais d’un para à grosses lunettes avec dans la silhouette, le visage, l’expression, quelque chose de curieusement enfantin. Sur la photo illustrant l’article que j’avais consacré à son livre, il portait une crête à l’iroquoise, des épingles, une panoplie de punk qui devait dater de son arrivée en France et qui était déjà passée de mode, et une des premières choses qu’il m’a dites, c’est qu’on aurait pu trouver une photo plus récente : ça avait vraiment l’air de l’ennuyer.

Je ne me rappelle pas grand-chose de l’émission. Je l’ai reconduit chez lui, après, et nous nous sommes quittés sans que je lui propose d’aller boire un verre et de nous revoir à l’occasion. C’est pourtant ainsi qu’il s’était fait ses premiers amis à Paris. Beaucoup étaient, comme moi, journalistes pigistes, animateurs de radios libres, éditeurs débutants. Des gens entre vingt et trente ans qui avaient aimé son premier livre et pris le prétexte d’une interview pour faire sa connaissance, après quoi on buvait des coups, dînait ensemble, sortait en bande, devenait copains. Fraîchement arrivé, ne connaissant personne et parlant mal français, il était évidemment très avide de telles relations, et c’est grâce à Thierry Marignac, Fabienne Issartel, Dominique Gaultier ou mon ami Olivier Rubinstein qu’il s’est rapidement intégré à la petite tribu des branchés parisiens : vernissages, cocktails d’éditeurs, soirées au Palace puis aux Bains-Douches. Moi, je n’appartenais pas à cette tribu que je feignais de dédaigner et qui en fait m’intimidait. C’est triste à dire, mais je ne suis jamais allé au Palace. Par la suite, j’ai croisé Limonov de temps à autre, en général à des fêtes chez Olivier. Nous échangions un vague salut, quelques mots. Il existait beaucoup pour moi et moi, pensais-je, très peu pour lui, c’est pourquoi j’ai été stupéfait, quand je l’ai revu vingt-cinq ans plus tard à Moscou, qu’il se rappelle parfaitement les circonstances de notre rencontre, l’émission de radio, et jusqu’à ma moto. « Une Honda 125 rouge, c’est bien ça ? »

C’était bien ça.

 

 

Les premières années de son séjour à Paris ont été, je pense, les plus heureuses de sa vie. Il avait échappé de justesse à la misère et à l’anonymat. La parution du Poète russe, puis du Journal d’un raté, avait fait de lui une petite star, et cela dans un milieu qui lui plaisait : moins celui de l’édition et de la presse littéraire sérieuses que celui des jeunes gens à la mode qui ont tout de suite adoré sa dégaine, son français maladroit et ses propos tranquillement provocateurs. Des blagues cruelles sur Soljenitsyne, des toasts à Staline, c’était exactement ce qu’on avait envie d’entendre à une époque et dans un milieu qui, ayant enterré à la fois la ferveur politique et la niaiserie baba, ne juraient plus que par le cynisme, le désenchantement, la frivolité glacée. Même vestimentairement, le style soviétique avait la faveur des post-punks, qui raffolaient des grosses lunettes d’écaille façon Politburo, des insignes du Komsomol, des photos de Brejnev embrassant sur la bouche Honecker – et Limonov a été éberlué, puis ému, de voir aux pieds d’une jeune styliste hyper-branchée des bottines de plastique à boutons-pression exactement semblables à celles que portait sa mère, à Kharkov, au début des années cinquante.

 

 

Lui qui s’était tant plaint d’être abonné aux catégories C ou D, il avait maintenant accès aux femmes de la classe A, et même A +, comme cette célèbre beauté parisienne à qui il a pratiquement mis la main dans la culotte lors d’un dîner mondain – car on l’invitait, maintenant, dans des dîners mondains. Ils sont partis ensemble, ont fait la tournée des bars, elle l’a ramené, à l’aube, dans son élégant appartement de Saint-Germain-des-Prés. Elle avait les plus beaux seins qu’il ait jamais vus, mais ce n’était que le début du conte de fées car il s’est révélé qu’elle était comtesse – une authentique comtesse ! – et connaissait tout le monde à Paris. Drôle par-dessus le marché, buvant sec, fumant à la chaîne, jurant comme un charretier et, au moment de leur rencontre, célibataire. Édouard, intronisé amant de la saison, a fait de son côté forte impression sur le petit cercle d’homosexuels qui l’entourait et joué à la satisfaction générale son rôle de voyou de charme. Cette liaison flatteuse a duré quelques mois. Un petit Rastignac aurait su en tirer profit, mais il faut rendre à Édouard cette justice : ce n’est pas un petit Rastignac. Même quand il voudrait l’être, il a le génie de faire ce qu’il ne faut pas faire pour s’élever dans le monde. À l’automne 1982, invité à New York par son éditeur américain – car il avait maintenant un éditeur américain –, il a rencontré, dans un bar où elle chantait, une Russe de vingt-cinq ans qu’il a ramenée à Paris et installée dans son studio. La comtesse, si elle a souffert de leur rupture, n’en a rien montré. Ils ont cessé de se voir, la Russe étant jalouse, mais sont restés, de loin, bons camarades.

 

 

Je n’ai fait qu’apercevoir Natacha Medvedeva, chez Olivier Rubinstein qui les fréquentait beaucoup tous les deux. Elle était spectaculaire : grande, majestueuse, les cuisses puissantes moulées dans des bas résille, maquillée comme une voiture volée et, selon Olivier qui pourtant l’aimait bien, « super casse-couilles ». Édouard en était fou amoureux – ce qu’il n’avait pas du tout été de la comtesse. Il voyait en elle une aristocrate selon son cœur. Une fille des rues, une hors-la-loi, née comme lui dans une grise banlieue soviétique et partie à la conquête du vaste monde avec pour seuls atouts sa beauté tapageuse, sa voix de contralto, son humour brutal de survivante. Ils étaient amants, et amants passionnés, mais aussi frère et sœur, et même s’il se plaisait dans le rôle du prolo qui fait mouiller la comtesse, ce fantasme-là, je pense, avait moins de prise sur lui que celui du couple d’aventuriers quasi incestueux, sortis de la même mouise, unis pour affronter le monde méchant par un pacte à la vie à la mort. Il était avide de séduire mais, foncièrement, monogame. Il croyait que chacun est destiné, dans sa vie, à rencontrer un certain nombre de personnes et que ce nombre est fixé, qu’une fois ces chances gaspillées on a perdu. Il avait quitté Anna parce qu’il avait trouvé mieux qu’elle. Elena l’avait quitté parce qu’elle avait cru trouver mieux que lui. Natacha serait la bonne parce qu’ils étaient à égalité : deux enfants perdus, qui s’étaient reconnus au premier regard et ne se quitteraient jamais.

 

 

Il raconte une jolie histoire, dans Le Livre des morts, c’est leur visite à Siniavski. Écrivain de talent, dissident de la première heure, Andreï Siniavski avait porté en terre le cercueil de Pasternak et, après un procès presque aussi célèbre que celui de Brodsky, passé quelques années en Sibérie. C’était l’archétype de ces penseurs russes à grande barbe qui, dans l’émigration, ne parlaient que russe, avec des Russes et de la Russie, tout ce qu’Édouard dédaignait, pourtant il avait de l’affection pour Siniavski, qu’il allait parfois voir dans son pavillon plein de livres de Fontenay-aux-Roses. Il les trouvait touchants, sa femme et lui, sans détour, hospitaliers, et, alors qu’ils étaient à peine plus âgés que lui, il pensait à eux comme à des parents. Elle le surveillait pour qu’il ne boive pas, parce que c’était mauvais pour sa santé, mais dès qu’Andreï Donatovitch avait un petit coup dans le nez sa gravité devenait sentimentale, il serrait les gens dans ses bras en leur disant qu’il les aimait.

Le jour où Édouard leur a amené Natacha, ils ont bu du thé puis de la vodka, mangé des harengs et des cornichons marinés, c’était un chaleureux petit îlot de Russie en banlieue parisienne et, à leur demande, elle s’est mise à chanter. Des romances, des ballades de la Grande Guerre patriotique, où il était question de bataillons perdus, de soldats morts au front, de leurs fiancées qui les attendaient. Sa voix était magnifique, rauque et profonde, tous ceux qui l’ont connue disent que quand elle chantait, c’est bien simple : on lui voyait l’âme. Quand elle en est venue au Foulard bleu, une chanson que personne, homme ou femme, né en Union soviétique après la guerre, ne peut entendre sans pleurer, c’était tellement intense, tellement bouleversant, que les trois auditeurs n’osaient plus se regarder. Au moment de partir, en embrassant Édouard, Siniavski, reniflant, les yeux encore rougis par les larmes, lui a dit à mi-voix : « Quelle femme vous avez, Édouard Veniaminovitch ! Quelle femme ! Comme vous devez être fier ! »

 

 

Elle a été engagée comme chanteuse au cabaret russe Raspoutine. Elle rentrait tard, après son tour de chant, et souvent ivre. Quand il a découvert qu’elle commençait à boire dès le réveil, il a fallu admettre que ce qu’il avait d’abord pris pour une solide descente était en réalité de l’alcoolisme. Cette distinction n’est jamais facile à faire, encore moins pour des Russes, mais il la faisait, lui, pour son compte. Il pouvait au cours d’une soirée absorber une quantité d’alcool ahurissante puis ne boire que de l’eau pendant trois semaines, et même la plus sévère des cuites ne l’a jamais empêché d’être à 7 heures du matin devant sa table de travail. Il dit, et je le crois, avoir fait tout ce qu’il a pu pour protéger Natacha de son démon, la surveillant, cachant les bouteilles et surtout lui répétant qu’il est criminel, quand on a du talent, de le laisser perdre. Il a su lui donner suffisamment confiance pour qu’elle arrête complètement de boire, le temps d’écrire, sur son adolescence zonarde à Leningrad, un livre qui s’appelait Maman, j’aime un voyou, et qu’Olivier a publié. Cette trêve a duré quelques mois, puis elle a replongé : dans l’alcool, mais pas seulement. Elle disparaissait deux, trois jours. Fou d’inquiétude, il errait dans Paris à sa recherche, téléphonait à leurs amis, aux hôpitaux, aux commissariats. Elle finissait par revenir, hagarde, sale, titubant sur ses talons hauts. Elle s’abattait sur le lit, c’était lui qui devait soulever son corps alourdi, déjà fané, pour la déshabiller. Quand elle émergeait, au bout de quarante-huit heures, il s’occupait d’elle comme d’un enfant malade, lui apportait du bouillon sur un plateau mais aussi la questionnait, et elle disait ne rien se rappeler. Zapoï.

Des amis communs, aussi délicatement que possible, lui ont dit qu’en plus de boire jusqu’à tomber dans la rue elle se tapait des types, souvent des inconnus. S’ils s’étaient résolus à le lui dire, c’est parce que cela pouvait être dangereux. Elle a avoué, en pleurant : c’était quelque chose qu’elle faisait depuis l’âge de quatorze ans. À chaque fois, après, elle avait honte, elle se promettait de ne pas recommencer et elle recommençait, elle ne pouvait pas s’empêcher. Autrefois, le mot de nymphomanie éveillait chez Édouard des associations plaisamment gaillardes : si toutes les filles étaient nymphomanes, disait-il, la vie sur terre serait plus drôle. En réalité, ce n’était pas drôle du tout. La femme superbe et flamboyante qu’il aimait, cette femme dont il était si fier et à qui il avait juré fidélité et assistance était une malade, une de plus. À de violentes querelles succédaient, au lit, des réconciliations passionnées. Elle pleurait, il la consolait, la serrait dans ses bras, la berçait en lui répétant qu’elle pouvait s’appuyer sur lui, qu’il serait toujours là, qu’il la sauverait. Puis ça recommençait, elle se défendait contre sa protection comme celui qui se noie frappe son sauveteur et veut l’entraîner par le fond. Ils se sont plusieurs fois séparés, plusieurs fois remis ensemble, illustrant le schéma classique : ni avec toi ni sans toi.

 

 

Il avait l’ambition de passer du statut d’écrivain un peu connu à celui d’écrivain vraiment célèbre, et il savait que pour cela il faut de la discipline. Rarement couché après minuit, il se levait à l’aube et après sa séance de pompes et d’haltères s’attablait devant la machine pour ses cinq heures de travail quotidien. Ensuite, il s’estimait libre de traîner dans les rues, avec une préférence pour les quartiers chic, Saint-Germain-des-Prés ou le faubourg Saint-Honoré, contre lesquels il était fier d’avoir gardé sa haine intacte : tant qu’on est méchant, c’est qu’on n’est pas devenu un animal domestique. À ce rythme, il a écrit et publié un livre par an, pendant dix ans. Il n’avait qu’un sujet, sa vie, qu’il débitait par tranches. Après la trilogie « Édouard en Amérique » (Le poète russe préfère les grands nègres, Journal d’un raté, Histoire de son serviteur), on a eu droit à Édouard délinquant juvénile à Kharkov (Portrait d’un bandit dans son adolescence, Le Petit Salaud), puis à l’enfance d’Édouard sous Staline (La Grande Époque), sans compter quelques recueils de nouvelles recyclant ce qui n’avait pas trouvé place dans les romans. C’étaient de très bons livres : simples, directs, pleins de vie. Les éditeurs étaient contents de les publier, les critiques de les recevoir et ses fidèles lecteurs, dont j’étais, de les lire, mais à sa grande déception le cercle des fidèles lecteurs ne s’élargissait pas. Un de ses éditeurs lui a conseillé, pour changer et peut-être avoir un prix, d’écrire un vrai roman, de préférence salace. Il s’est mis à la tâche avec son sérieux habituel, a pondu quatre cents pages sur un émigré russe qui se fraie un chemin dans la haute société new-yorkaise en initiant des femmes riches au sadomasochisme, mais malgré ses efforts pour être scandaleux, malgré la couverture d’un magazine branché qui le montrait en smoking, l’air pervers, avec deux filles nues à ses pieds, le vrai roman, qui s’appelait Oscar et les femmes, n’a pas marché – il faut dire qu’il était franchement mauvais. Le Poète russe s’était vendu à quinze mille exemplaires, un grand succès pour un premier livre, mais il s’attendait à ce que ce succès ne cesse d’augmenter, or non, il s’était tassé et depuis stagnait quelque part entre cinq et dix mille. En termes de revenus, même avec quelques traductions et en obtenant sur sa bonne mine des avances supérieures au montant de ses droits réels, ce n’était pas le Pérou : 50, 60000 francs par an, ce que gagnait par mois un cadre supérieur. Il en était encore à fouiller les rayons du supermarché de Saint-Paul à la recherche des trucs les moins chers, ces trucs de pauvre qu’il avait mangés toute sa vie : une poule pour faire une soupe qui dure longtemps, des nouilles, du vin en bouteille de plastique, et à la caisse il lui manquait deux francs, il devait rendre un article sous les yeux méprisants des clients dans la queue, derrière lui.

Écrire n’avait jamais été pour lui un but en soi mais le seul moyen à sa portée d’atteindre son vrai but, devenir riche et célèbre, surtout célèbre, et au bout de quatre ou cinq ans à Paris il s’est rendu compte que ça n’allait peut-être pas arriver. Il allait peut-être vieillir dans la peau d’un écrivain de second plan, à la réputation agréablement sulfureuse, que ses collègues regardent avec envie dans les salons du livre parce qu’il attire des jolies filles un peu destroy et qu’ils lui prêtent une vie plus colorée que la leur, mais en réalité il habite une soupente avec une chanteuse alcoolique, vide les poches de ses habits pour voir s’il a de quoi s’acheter une tranche de jambon et se demande avec angoisse quels souvenirs il lui reste à accommoder pour son prochain livre, car la vérité est qu’il arrive au bout, il a pratiquement tout débité de son passé, il ne lui reste plus que le présent, et le présent c’est cela : pas de quoi pavoiser, surtout quand on apprend que cet enculé de Brodsky vient d’avoir le prix Nobel.

 

 

 

4

 

 

Comme on l’invitait, maintenant, à ce genre de manifestations, il s’est retrouvé un jour à Budapest, à une rencontre internationale d’écrivains. Il y avait de grands humanistes comme le polonais Miłosz et l’Africaine du Sud Nadine Gordimer. Côté français, le jeune Jean Echenoz, blond, réservé, élégant, et Alain Robbe-Grillet avec sa femme : lui, sardonique et jovial, le geste large, la voix profonde, enchanté de sa célébrité mondiale mais comme un carabin peut être enchanté d’une bonne blague ; elle, une petite dame vive, rieuse, qui passait pour organiser des orgies ; tous deux, en somme, très sympathiques. Les autres, c’était l’habituel assortiment de vestes en tweed, de lunettes demi-lune, de permanentes bleutées, de petits ragots éditoriaux : pas très différent d’une délégation de l’Union des écrivains en goguette à Sotchi.

Il y a eu un sinistre débat avec des écrivains hongrois, et quand un des organisateurs a dit sa fierté d’accueillir des intellectuels aussi prestigieux, Édouard a déclaré qu’il n’était pas un intellectuel mais un prolo, et un prolo méfiant, pas progressiste, pas syndiqué, un prolo qui sait que les prolos sont toujours les cocus de l’histoire. Les Robbe-Grillet ont ri de bon cœur, Echenoz souriait mais comme s’il pensait à autre chose, les Hongrois étaient atterrés, et pour les atterrer davantage il en a remis une couche, expliquant que parce qu’il avait été ouvrier il méprisait les ouvriers, parce qu’il avait été pauvre et d’ailleurs l’était toujours il méprisait les pauvres et ne leur donnait jamais un centime. Après cette sortie, il était tranquille, on ne lui a plus demandé d’intervenir. Le soir, au bar de l’hôtel, il a foutu son poing sur la gueule d’un écrivain anglais qui avait mal parlé de l’Union soviétique. D’autres écrivains ont voulu les séparer, Édouard au lieu de lâcher l’affaire s’est mis à cogner comme un enragé et c’est devenu une bagarre générale, dans le feu de laquelle, à ce que m’a dit Echenoz, la respectable Nadine Gordimer aurait reçu un coup de tabouret. Mais ce n’est pas cela que je voulais raconter.

Ce que je voulais raconter se passe dans un minibus qui, d’une quelconque table ronde, raccompagne les congressistes à l’hôtel. À un feu rouge, un camion militaire vient se ranger le long du minibus, à l’intérieur duquel se propage un bruissement d’effroi délicieux : « L’Armée rouge ! L’Armée rouge ! » Le nez à la vitre, surexcités, ils sont tous, cette bande d’intellectuels bourgeois, comme des enfants au guignol quand sort de la coulisse le grand méchant loup. Édouard ferme les yeux avec un sourire de satisfaction. Son pays est encore capable de faire peur aux couilles molles d’Occident : tout va bien.

 

 

Hormis Soljenitsyne, les émigrés russes de sa génération étaient certains de ne jamais revenir, certains que le régime qu’ils avaient fui durerait, sinon des siècles, du moins au-delà de leur mort. Ce qui se passait en URSS, Édouard le suivait d’assez loin. Il pensait que sa patrie hibernait sous la banquise, que lui-même vivait mieux loin d’elle mais qu’elle restait, puissante et morose, telle qu’il l’avait toujours connue, et cette pensée le rassurait. La télévision montrait d’immuables défilés militaires devant une brochette de vieillards pétrifiés, le buste constellé de décorations. Brejnev depuis longtemps ne faisait plus un pas sans être soutenu. Quand il a fini par trépasser après dix-huit ans d’immobilisme et de prix Lénine pour son inestimable contribution théorique à l’intelligence du marxisme-léninisme, on a mis à sa place Andropov, un tchékiste qui dans les milieux informés passait pour dur mais intelligent et qui, par la suite, est devenu chez les conservateurs l’objet d’un culte mineur, comme l’homme qui s’il avait vécu aurait pu réformer le communisme au lieu de le détruire. Son arrivée a surtout amusé Limonov parce qu’il se rappelait, quinze ans plus tôt, avoir dragué sa fille. Mais Andropov est mort au bout de même pas un an et on a mis à sa place le cacochyme Tchernenko. Je me rappelle le titre de Libération : « L’URSS vous présente ses meilleurs vieux ». Cela nous faisait rire, mes amis et moi, cela ne faisait pas rire Édouard qui déteste qu’on se moque de son pays. Là-dessus, Tchernenko est mort à son tour et à sa place on a mis Gorbatchev.

 

 

Après cette procession de momies qu’on portait en terre les unes après les autres, Gorbatchev a charmé tout le monde – je veux dire : tout le monde chez nous – parce qu’il était jeune, parce qu’il marchait tout seul, parce qu’il avait une femme souriante et parce que, manifestement, il aimait l’Occident. Avec lui, on allait pouvoir s’entendre. Les kremlinologues, en ce temps, étudiaient avec soin la composition du Politburo au sein duquel ils distinguaient libéraux et conservateurs, avec de grises nuances intermédiaires. On voyait bien qu’avec Gorbatchev et ses conseillers Iakovlev et Chevarnadzé les libéraux avaient le vent en poupe, mais des plus libéraux des libéraux on n’attendait pas autre chose qu’une certaine détente intérieure et extérieure : des relations correctes avec les États-Unis, un peu de bonne volonté dans les conférences internationales, un peu moins de dissidents dans les hôpitaux psychiatriques. L’idée que six ans après l’arrivée de Gorbatchev au poste de secrétaire général du Parti communiste d’Union soviétique ce parti n’existerait plus, ni l’Union soviétique, cette idée ne pouvait venir à personne, et surtout pas à Gorbatchev lui-même, apparatchik modèle et seulement désireux, mais ce seulement était déjà beaucoup, de reprendre les choses là où les avait laissées Khrouchtchev avant d’être déposé, vingt ans plus tôt, pour « volontarisme ».

 

 

Je ne vais pas faire un cours sur la perestroïka, mais il faut que j’insiste sur ceci : la chose extraordinaire qui s’est passée en Union soviétique durant ces six ans, et qui a tout emporté, c’est qu’on a pu y faire de l’histoire librement.

J’ai publié en 1986 un petit essai dont le titre, Le Détroit de Behring, renvoyait à une anecdote que m’avait racontée ma mère : après la disgrâce et l’exécution de Beria, chef du NKVD sous Staline, les souscripteurs de la Grande Encyclopédie soviétique ont reçu l’instruction de découper dans leur exemplaire l’article louangeur consacré à cet ardent ami du prolétariat pour le remplacer par un article de calibre identique sur le détroit de Behring. Beria, Bering : l’ordre alphabétique était sauf, mais Beria n’existait plus. Il n’avait jamais existé. De même, après la chute de Khrouchtchev, on a dans les bibliothèques dû jouer des ciseaux pour supprimer Une journée d’Ivan Denissovitch des anciens exemplaires de la revue Novyi Mir. Le privilège que saint Thomas d’Aquin déniait à Dieu, faire que n’ait pas eu lieu ce qui a eu lieu, le pouvoir soviétique se l’est arrogé, et ce n’est pas à George Orwell mais à un compagnon de Lénine, Piatakov, qu’on doit cette phrase extraordinaire : « Un vrai bolchevik, si le Parti l’exige, est prêt à croire que le noir est blanc et le blanc noir. »

Le totalitarisme, que sur ce point décisif l’Union soviétique a poussé beaucoup plus loin que l’Allemagne national-socialiste, consiste, là où les gens voient noir, à leur dire que c’est blanc et à les obliger, non seulement à le répéter mais, à la longue, à le croire bel et bien. C’est de cet aspect-là que l’expérience soviétique tire cette qualité fantastique, à la fois monstrueuse et monstrueusement comique, que met en lumière toute la littérature souterraine, du Nous autres de Zamiatine aux Hauteurs béantes de Zinoviev en passant par Tchevengour de Platonov. C’est cet aspect-là qui fascine tous les écrivains capables, comme Philip K. Dick, comme Martin Amis ou comme moi, d’absorber des bibliothèques entières sur ce qui est arrivé à l’humanité en Russie au siècle dernier, et que résume ainsi un de mes préférés parmi ses historiens, Martin Malia : « Le socialisme intégral n’est pas une attaque contre des abus spécifiques du capitalisme mais contre la réalité. C’est une tentative pour abroger le monde réel, tentative condamnée à long terme mais qui sur une certaine période réussit à créer un monde surréel défini par ce paradoxe : l’inefficacité, la pénurie et la violence y sont présentées comme le souverain bien. »

L’abrogation du réel passe par celle de la mémoire. La collectivisation des terres et les millions de koulaks tués ou déportés, la famine organisée par Staline en Ukraine, les purges des années trente et les millions encore de tués ou de déportés de façon purement arbitraire : tout cela ne s’était jamais passé. Alors, bien sûr, un garçon ou une fille qui avait dix ans en 1937 savait très bien qu’une nuit des gens étaient venus chercher son père et qu’on ne l’avait ensuite plus jamais revu. Mais il savait aussi qu’il ne fallait pas en parler, qu’être le fils d’un ennemi du peuple était dangereux, que mieux valait faire comme si cela n’avait pas eu lieu. Ainsi tout un peuple faisait-il comme si cela n’avait pas eu lieu et apprenait l’histoire selon le Cours abrégé que le camarade Staline s’était donné la peine d’écrire lui-même.

 

 

Soljenitsyne l’avait annoncé : dès qu’on commencera à dire la vérité, tout s’effondrera. Gorbatchev n’y pensait certainement pas, il pensait plutôt à une concession localisée et contrôlable quand, dans un discours prononcé pour le soixante-dixième anniversaire de la révolution d’octobre devant tous les dignitaires du communisme mondial, Honecker, Jaruzelski, Castro, Ceauşescu, Daniel Ortega du Nicaragua (qui tous, sauf Castro, allaient tomber dans les années à venir, en grande partie à cause de ce discours), il a lancé le mot de glasnost’, qui signifie transparence, et proclamé son intention de combler « les blancs de l’histoire ». Il parlait, dans ce discours, des « centaines de milliers » de victimes du stalinisme alors qu’il s’agissait de dizaines de millions, mais peu importe, le feu vert était donné, la boîte de Pandore ouverte.

À partir de 1988, ce à quoi seule l’élite intellectuelle avait accès, sous forme de samizdat ou d’éditions étrangères clandestinement importées, est devenu public, et les Russes ont été saisis d’une frénésie de lecture. Chaque semaine paraissait un nouveau livre jusqu’alors interdit. Les tirages, énormes, étaient aussitôt épuisés. On voyait les gens faire la queue à l’aube devant les kiosques puis, dans le métro, dans le bus ou même en marchant dans la rue, lire comme des possédés ce qu’ils s’étaient battus pour acheter. Pendant une semaine, tout le monde à Moscou lisait Le Docteur Jivago et ne parlait que de cela, la semaine suivante c’était Vie et destin de Vassili Grossman, et celle d’après 1984, d’Orwell, ou les livres du grand précurseur anglais Robert Conquest, qui a fait dès les années soixante l’histoire de la collectivisation et des purges en se faisant traiter d’agent de la CIA par tout ce que l’Ouest comptait de compagnons de route soucieux de ne pas désespérer Billancourt. Un groupe de dissidents a fondé avec le parrainage de Sakharov l’association Mémorial qui, un peu comme Yad Vashem à Jérusalem, a entrepris d’exaucer le vœu d’Anna Akhmatova dans Requiem : « Je voudrais, tous, vous appeler par vos noms. » Il s’agissait de nommer les victimes de la répression qui n’avaient pas seulement été tuées mais effacées de la mémoire. Au début, Mémorial hésitait à employer le mot « millions », et puis le pas a été franchi et c’était comme si on l’avait toujours su, comme si on n’attendait que le droit de le dire à voix haute. Le parallèle entre Hitler et Staline est devenu un lieu commun. On était sûr, dans un débat, de se tailler un succès en évoquant la théorie des 5 % formulée par le Petit Père des Peuples (en substance : si sur la masse des gens arrêtés il y a 5 % de coupables, c’est déjà très bien), ou en citant la phrase de son commissaire à la justice, Krylenko : « Il ne faut pas seulement exécuter des coupables, l’exécution des innocents impressionne davantage. » Alexandre Iakovlev lui-même, le principal conseiller de Gorbatchev, a rappelé dans un discours que Lénine a été le premier homme politique à employer les mots « camp de concentration ». Ce discours a été très officiellement prononcé pour le bicentenaire de la Révolution française, soit moins de deux ans après celui de Gorbatchev donnant le coup d’envoi de la glasnost’, ce qui donne une idée du chemin parcouru et de la rapidité avec laquelle il a été parcouru. Le même Iakovlev, la même année, est venu expliquer à la télévision que le décret réhabilitant tous ceux qui avaient été réprimés depuis 1917 n’était pas du tout, comme le disaient les gens du Parti, une mesure de mansuétude mais bien de repentir : « Nous ne leur pardonnons pas, nous leur demandons pardon. Le but de ce décret est de nous réhabiliter, nous, qui en restant silencieux et en regardant ailleurs avons été complices de ces crimes. » En somme, c’était devenu l’opinion courante que le pays avait été pendant soixante-dix ans aux mains d’un gang de criminels.

 

 

C’est la libération de l’histoire qui a provoqué l’effondrement des régimes communistes d’Europe de l’Est. Du jour où a été reconnue l’existence du protocole secret Ribbentrop-Molotov, par quoi en 1939 l’Allemagne nazie a, comme un dessous-de-table, cédé à l’URSS les États baltes, ces États disposaient d’un argument irréfutable pour réclamer leur indépendance. Il suffisait de dire : « L’occupation soviétique était illégale en 1939, elle l’est toujours cinquante ans plus tard, allez-vous-en. » À ce genre d’arguments, l’URSS aurait autrefois répondu en envoyant des chars mais ce temps était passé, et c’est ainsi que 1989 a été l’année miraculeuse de l’Europe. Ce que Solidarność, en Pologne, avait mis dix ans à obtenir, les Hongrois l’ont atteint en dix mois, les Allemands de l’Est en dix semaines et les Tchèques en dix jours. Sauf en Roumanie, pas de violence : des révolutions de velours qui, dans la liesse générale, portaient au pouvoir des héros de l’esprit comme Václav Havel. On s’embrassait dans les rues. Les éditorialistes discutaient sans rire la thèse d’un universitaire américain proclamant advenue « la fin de l’histoire ». Tous les petits-bourgeois d’Europe occidentale, dont moi, sont allés passer le nouvel an à Prague ou à Berlin.

 

 

Deux personnes à Paris ne participaient pas à cette liesse : ma mère et Limonov. Ma mère se réjouissait de la décomposition du bloc soviétique, à la fois parce qu’enfant de Russes blancs elle lui était hostile et parce qu’elle l’avait annoncée. Mais elle ne supportait pas qu’on en rende grâce à Gorbatchev. D’après elle (et je pense qu’elle avait raison, mais que c’est précisément ce qui en fait une figure historique si fascinante), tout cela se passait malgré lui. Il ne libérait rien du tout, se laissait seulement prendre au mot, forcer la main, et freinait autant qu’il pouvait un processus qu’il avait déclenché par imprudence. C’était à la fois un apprenti sorcier, un démagogue et un plouc qui, comble de disgrâce aux yeux de ma mère, parlait un russe épouvantable.

Sur tout cela, Édouard était d’accord. La popularité de Gorby, comme disaient ceux qui commençaient à appeler Mitterrand Tonton, l’avait dès le début agacé : le chef de l’Union soviétique n’est pas là pour plaire à des petits cons de journalistes occidentaux, mais pour leur faire peur. Quand des amis naïfs lui disaient : « Quel type formidable, ça doit te faire plaisir », il le prenait comme un catholique droit dans ses bottes prendrait qu’on le félicite si Mgr Gaillot devenait pape. Il n’a pas aimé la glasnost’, ni que le pouvoir batte sa coulpe, ni surtout que pour complaire à l’Occident il abandonne des territoires acquis au prix du sang de vingt millions de Russes. Il n’a pas aimé voir, chaque fois qu’un mur s’effondrait, Rostropovitch se précipiter avec son violoncelle et jouer, l’air inspiré, les suites de Bach sur les décombres. Il n’a pas aimé, trouvant dans une boutique de surplus un manteau de soldat de l’Armée rouge, s’apercevoir que les boutons en laiton de son enfance avaient été remplacés par des boutons en plastique. Un détail, mais ce détail, selon lui, disait tout. Quelle idée pouvait bien se faire de lui-même un soldat réduit à porter des boutons d’uniforme en plastique ? Comment pouvait-il se battre ? À qui pouvait-il faire peur ? Qui avait eu l’idée de remplacer le laiton brillant par de la merde moulée à la louche ? Certainement pas le haut commandement, plutôt un connard de pékin chargé de réduire les coûts, au fond de son bureau, mais c’est ainsi que les batailles se perdent et que les empires s’effondrent. Un peuple dont les soldats sont fagotés dans des uniformes au rabais est un peuple qui n’a plus confiance en soi et n’inspire plus de respect à ses voisins. Il est déjà vaincu.

 

 

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Son amie Fabienne Issartel, la reine de la nuit parisienne, lui a dit : « Un garçon furieux, et qui pense le contraire de tout le monde, j’ai quelqu’un à lui faire rencontrer. » Elle a organisé, à la brasserie Lipp, un déjeuner avec Jean-Édern Hallier qui venait de relancer L’Idiot international.

 

 

 

Il y avait eu un premier Idiot, fondé vingt ans plus tôt avec le parrainage de Sartre. C’était un brûlot soixante-huitard dont les rédacteurs soupçonnaient leur patron, ce fils de famille borgne, flamboyant, fouteur de merde dans l’âme, d’être un provocateur stipendié par la police de Pompidou. Un de ses hauts faits, que Fabienne a raconté à Édouard en devinant qu’il l’apprécierait, avait été un voyage au Chili pour remettre à la résistance anti-Pinochet des fonds collectés auprès de la gauche caviar française. La résistance n’avait rien reçu, Jean-Édern était revenu les mains vides, personne n’a jamais su où l’argent s’était volatilisé. Il avait essayé les habits du grand écrivain, cherché une place à sa mesure quelque part entre son camarade Philippe Sollers, avec qui il avait autrefois créé Tel Quel, et leur cadet Bernard-Henri Lévy, dont il jalousait la beauté et le précoce succès. Il aurait pu être beau lui aussi, il était riche, il avait une Ferrari et un appartement place des Vosges, mais il y avait en lui un bouffon amer et autodestructeur qui sabotait le travail des bonnes fées penchées sur son berceau. Il révérait les ermites comme Julien Gracq, qui avait été son professeur, mais se damnait pour passer à la télévision. Tous ceux qui l’ont connu et même aimé se rappellent, alternant avec des bouffées de généreuse affection, des moments où s’ouvrait le gouffre de son âme envieuse, et c’était comme si, à son contact, on se salissait. De lui aussi, Brodsky aurait pu dire qu’il rappelait moins Dostoïevski que son affreux héros Svidrigaïlov. Mais c’était un Svidrigaïlov plein de panache, traînant après soi des cœurs, des faillites, des scandales, et que Mitterrand, si fier de sa culture et de son jugement littéraire, n’hésitait pas à traiter en grand écrivain. Jean-Édern a donc mis toute son énergie à le soutenir en 1981, espérant une récompense – un ministère, une chaîne de télévision – qui n’est pas venue. Du jour au lendemain, il s’est transformé en ennemi juré du nouveau Président, colportant sur son compte des ragots dont on dit volontiers aujourd’hui que c’étaient des secrets de Polichinelle mais je ne crois pas – moi, en tout cas, je n’étais pas au courant : sur ses amis collabos, sur son cancer, sur sa fille naturelle. On a appris plus tard que la cellule antiterroriste de l’Élysée consacrait une grande partie de son activité à écouter les conversations de Jean-Édern Hallier, celles de ses relations et jusqu’aux appels passés de la cabine téléphonique de la Closerie des Lilas où il avait ses habitudes. Il faisait circuler dans Paris un pamphlet qui s’est d’abord appelé Tonton et Mazarine, puis L’Honneur perdu de François Mitterrand. Personne n’osait le publier. Il lui fallait un journal. Ça été le second Idiot, autour duquel il a rameuté une bande d’écrivains brillants et bagarreurs, avec pour seule consigne d’écrire ce qui leur passait par la tête pourvu que ce soit scandaleux. L’insulte était bienvenue, la diffamation recommandée. S’il y avait des procès, le patron en faisait son affaire. On s’en prenait à tous les favoris du prince, Roland Dumas, Georges Kiejman, Françoise Giroud, Bernard Tapie, aux notables de la gauche repue et à tout ce qu’on devait bientôt appeler le « politiquement correct », qui a été l’idéologie dominante du second septennat Mitterrand : SOS racisme, les droits de l’homme, la fête de la musique. Le grand contempteur de tout cela, Philippe Muray, a gardé jusqu’à la fin de sa vie la fierté d’avoir été dénoncé à longueur de pétitions et de comités de vigilance par des « laquais intellectuels », ainsi qu’il appelait Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, ou le délateur en chef Didier Daeninkcx. La première vertu de L’Idiot, disait ce héraut du négatif, a été d’acculer ses ennemis dans les cordes du Bien. On était contre tout ce qui est pour, pour tout ce qui est contre, avec pour seul credo : nous sommes des écrivains, pas des journalistes ; nos opinions, ne parlons pas des faits, comptent moins que notre talent pour les exprimer. Le style contre les idées : vieille antienne qui remonte à Barrès, à Céline, et trouvait son chantre idéal en Marc-Édouard Nabe, affreux jojo en chef de L’Idiot, capable d’exiger et d’obtenir le titre : « L’abbé Pierre est une ordure » – mais on trouve toujours plus vicieux que soi et Nabe, qui avait un jour écrit un article ultraviolent sur Serge Gainsbourg, a très mal pris qu’Hallier le republie, sans son accord et en le déclarant « infâme », le lendemain de la mort du chanteur.

 

 

(Je suis passé à côté de cette aventure-là – comme du Palace. Depuis la triste époque des maillots de bain, j’avais publié quelques livres et trouvé refuge dans une famille très différente, celle des auteurs qu’éditaient P.O.L ou les éditions de Minuit. J’en avais adopté les valeurs, plus esthétiques que politiques, en vertu desquelles je n’éprouvais même pas de curiosité pour ce qui, de très loin et sans que j’aie une seule fois acheté L’Idiot au cours de ses cinq ans d’existence, m’apparaissait comme une bande de braillards. Déjà, c’était une bande, et la mienne rassemblait des gens qui mettaient leur point d’honneur à ne pas sortir en bande. Nous nous voulions solitaires, retirés, insoucieux de l’éclat et du paraître. Nos héros étaient Flaubert, le Bartleby de Melville qui quoi qu’on lui demande répond : « I would prefer not to », Robert Walser mort dans l’idéale blancheur de la neige suisse après vingt ans de silence au fond d’un hôpital psychiatrique. Beaucoup d’entre nous étions en analyse. Je m’étais lié d’une amitié qui dure toujours avec Echenoz, dont j’admirais les livres et l’impeccable posture d’écrivain : réserve légèrement ironique, ironie légèrement mélancolique, on pouvait être sûr avec lui de ne pas se vautrer dans l’emphase et l’abus d’adjectifs. Nous regardions les gens de L’Idiot à peu près comme on regarde, dans le métro, une horde de supporters du Paris-Saint-Germain, explosés à la bière et cherchant la baston, et eux devaient nous regarder comme une secte de Parnassiens exsangues et prétentieux. Mais c’est encore trop dire : la vérité, c’est que nous ne nous regardions pas, que les uns pour les autres nous n’existions même pas.)

 

 

Revenons au déjeuner chez Lipp. Très agité, les cheveux en bataille, son écharpe blanche trempant dans son assiette, Jean-Édern a raconté à Édouard comment il avait perdu son œil : une balle russe reçue à Berlin où son père, le général Hallier, servait à la fin de la guerre. Pure invention : il avait de l’accident autant de versions que d’interlocuteurs. C’était une façon de séduire, et les deux hommes se sont entendus à merveille. Chacun avait sa bête noire, qui laissait l’autre indifférent, mais Édouard a poliment convenu que Mitterrand était une crapule, et Hallier que Gorbatchev en était une aussi.

« Tu devrais l’écrire, tiens. » Édouard ne demandait pas mieux, il fallait juste trouver un traducteur. « Pas besoin de traducteur. Je te comprends quand tu parles, je comprendrai ce que tu écris. » Ainsi Édouard a-t-il commencé à écrire en français et à venir aux réunions du comité de rédaction de L’Idiot, qui se tenaient dans le grand appartement du patron, place des Vosges. On commençait à la vodka à dix heures du matin, on finissait à l’aube. Quand la faim se faisait sentir, Louisa, la gouvernante de Jean-Édern, cuisinait des macaronis. En plus de ceux qui faisaient effectivement les huit pages hebdomadaires de L’Idiot, les gens les plus divers passaient, s’incrustaient, se querellaient et, au lieu de les calmer, le maître de maison, ravi, envenimait leurs querelles : c’était sa joie, et le carburant de son journal. La première fois qu’Édouard est venu, il y avait Patrick Besson, Marc-Édouard Nabe, Philippe Sollers, Jacques Vergès. On attendait Le Pen, finalement c’est le syndicaliste Henri Krasucki qui est venu, et Sollers s’est mis au piano pour chanter L’Internationale. Gabriel Matzneff s’est déclaré enchanté de lire, à côté de l’article où lui-même tressait des couronnes à « Michel Gorbatcheff » – comme il tenait à orthographier son nom –, celui où Limonov réclamait pour le même Gorbatchev la cour martiale, puis douze balles dans la peau. Matzneff, conforme à sa légende, a poussé l’élégance jusqu’à féliciter son jeune confrère pour ses progrès en français.

Édouard est revenu d’autant plus régulièrement qu’il habitait juste à côté, quelquefois il amenait Natacha avec lui, et plus il venait, plus il se sentait à l’aise. Extrême droite et extrême gauche se soûlaient coude à coude, les opinions les plus contradictoires étaient encouragées à se côtoyer sans qu’il soit question de déboucher sur quelque chose d’aussi vulgaire qu’un débat. On échangeait des tuyaux sur la meilleure façon de se faire payer par Jean-Édern (« Tu lui donnes l’article d’une main, tu prends les billets de l’autre » : technique Sollers), on se battait avec lui, se brouillait, se raccommodait, on décrochait son téléphone la nuit parce qu’il avait l’habitude, étant insomniaque, d’appeler à 5 heures du matin. L’imprimeur n’était pas payé, ni les avocats, les créanciers faisaient antichambre, les procès en diffamation pleuvaient, personne ne savait de quoi serait fait le prochain numéro. Le décor de la place des Vosges aidant, Édouard pouvait se croire dans Les Trois Mousquetaires, qu’il avait tant aimé adolescent, et se voir lui-même en d’Artagnan de la plume, adoubé dans la compagnie de francs buveurs et bretteurs par cet hurluberlu féodal qui tenait de Porthos pour la démesure, d’Aramis pour les coups foireux et même, en cherchant bien, d’Athos pour la mélancolie foncière – grâce à quoi on lui pardonnait. Dans la vie, pensait-il, il faut avoir une bande, et il n’y en avait pas à Paris de plus vivante.