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Sur la route de l’aéroport à Moscou, Édouard se rappelle le trajet en sens inverse. Il avait une terrible gueule de bois et s’était allongé à l’arrière de la voiture, la tête sur les genoux d’Elena. Elle lui caressait les cheveux en regardant défiler à travers la vitre les barres d’immeubles et les étendues de forêt qu’ils étaient tous les deux certains de ne jamais revoir. C’était en février 1974, il neigeait. Il neige en décembre 1989. Quinze ans ont passé, il a perdu Elena, il revient seul au pays, et même s’il ne faut pas y regarder de trop près il y revient en vainqueur. Les deux autres invités et lui ont voyagé en classe affaires, ils ont été accueillis à l’aéroport comme des VIP. Tandis qu’ils prenaient place à l’arrière du minibus avec la fille, assez jolie, chargée des relations publiques, il a préféré, lui, s’asseoir à côté du chauffeur, un bonhomme maussade et couperosé avec qui il essaie d’engager la conversation. C’est important pour lui de montrer à ce Russe de base, le premier à qui il a affaire depuis qu’il a remis le pied sur le sol natal, que malgré ses années à l’étranger, malgré son succès, il est resté un homme du peuple qui parle le même langage que lui. Mais le chauffeur reste fermé, muré dans une indifférence vaguement hostile, et ce sera la même chose avec le personnel de l’hôtel Ukraine, où on conduit les trois visiteurs.

 

 

L’hôtel Ukraine est un des sept gratte-ciel staliniens, mélanges de banque néogothique et de prison byzantine, qui font ressembler Moscou à Gotham City dans Batman, et c’est, pour Moscou, un hôtel de luxe, réservé aux invités de marque et aux dignitaires du Parti. Édouard est ému d’en franchir les portes, chose qu’il n’a jamais osé faire du temps où il était un jeune poète underground. Il est surpris aussi que ne règne pas dans le hall, vaste comme une cathédrale, le silence solennel propre aux lieux de pouvoir, mais au contraire un brouhaha de foire ou de champ de courses, un va-et-vient de types patibulaires, les cheveux gras, parlant fort : ils mettent même leurs chaussures boueuses sur les tables basses.

Sa suite, fastueuse selon des critères dont il a perdu l’habitude, est toute en hauteur, au moins quatre mètres sous plafond, éclairée par une ampoule de très faible voltage et accueillante comme une chambre froide de boucherie. On pouvait être certain, autrefois, que les murs et le téléphone étaient truffés de micros, mais maintenant on n’est plus certain de rien. On pouvait être certain qu’appeler des Russes quand on venait de l’étranger était une folie, l’assurance de leur créer de sérieux ennuis, mais il paraît que maintenant on appelle qui on veut. Édouard n’a avec lui qu’un seul numéro de téléphone : celui de la mère de Natacha, qu’il lui faut absolument joindre et qui ne répond pas. Les numéros de ses amis de jeunesse, il ne les a même pas emportés quand il a émigré, quinze ans plus tôt, tant il semblait exclu qu’il s’en resserve jamais, mais peut-être sont-ils, eux, au courant de son retour ? Peut-être seront-ils tous là, à Ismaïlovo, pour l’accueillir : Kholine, Sapguir, Vorochilov, ce qui reste des smoguistes. Il ne sait pas s’il en a envie, il sait en revanche qu’un événement organisé par Semionov est un événement qui a peu de chances de passer inaperçu.

 

 

Il a rencontré Julian Semionov lors d’une fête à Paris, quelques mois plus tôt. Sans rien savoir de lui, il a senti chez ce petit homme brusque, cordial, l’aura de la richesse et du pouvoir. Ils ont parlé de Gorbatchev, Semionov était pour, Édouard contre, puis de Staline et c’était le contraire, malgré quoi le courant est passé. « Vous êtes publié en Russie ? » a demandé Semionov, apprenant qu’Édouard écrivait.

« Non, et ça ne risque pas avant longtemps. »

Semionov a haussé les épaules : « On publie tout, maintenant.

– Tout, peut-être, mais pas moi, a fièrement répondu Édouard. Moi, je suis scandaleux.

– Parfait, a conclu Semionov : je vous publie. »

Le lendemain, un homme de main appelait Édouard de la part de Semionov, se faisait remettre quelques échantillons de sa production et lui apprenait que son patron, auteur de romans d’espionnage vendus en URSS à des millions d’exemplaires, avait dans la fièvre éditoriale de la perestroïka créé un hebdomadaire appelé Soverchenno sekretno, qu’on peut traduire par Top secret : un tabloïd spécialisé dans les histoires de crimes. Top secret marchait du feu de Dieu et Semionov l’avait flanqué d’une maison d’édition, qui publiait aussi bien des romans populaires que les œuvres complètes de George Orwell. C’est ainsi que La Grande Époque, le livre qu’Édouard venait d’achever sur son enfance, a été tiré dans son pays natal à 300000 exemplaires, et lui-même invité à Moscou en compagnie de deux autres talents repérés dans l’émigration par Semionov : l’actrice Fedorova et le chanteur Tokarev.

 

 

Au début des années quatre-vingt-dix, j’ai fait avec Paul Otchakovsky-Laurens, mon éditeur, un voyage en Russie organisé par les services culturels français. J’ai connu ces auditoires qui ont aujourd’hui totalement disparu : éperdus de ferveur pour tout ce qui venait de l’étranger. Paul et moi nous sommes retrouvés, dans le grand amphithéâtre de l’université de Rostov-sur-le-Don, devant cinq cents personnes qui n’avaient pas la moindre idée de ce que nous avions pu écrire et publier et, les yeux brillants, buvaient nos plus anodines paroles pour la simple raison que nous étions français. C’était la gloire à l’état pur, détachée de tout motif, de tout mérite, et il nous arrive encore, à tous les deux, de nous remonter le moral avec ce souvenir : « Tu te rappelles Rostov ? »

Cette expérience m’aide à imaginer la rencontre organisée par Semionov au Club de la Culture d’Ismaïlovo, et le mélange d’exaltation et de malaise ressenti par Édouard. Il a toujours rêvé d’attirer des milliers de gens, de les séduire, de régner sur eux, mais il sait très bien que ces milliers de gens ne sont pas là pour lui, que ce qui les attire c’est tout ce qui vient de l’Ouest, peu importe ce que c’est, et aussi la publicité faite par Semionov, la marque Semionov, ses romans d’espionnage et son journal rempli de filles à poil et de cannibales ukrainiens.

Le voici, Semionov, au centre de la tribune : trapu, chauve, en costume sans cravate. Il présente ses invités, dit que c’est important de faire revenir en Union soviétique des gens comme eux, dynamiques, créatifs, et qui vont se retrousser les manches pour reconstruire le pays. Le chanteur Tokarev plastronne, l’actrice Fedorova bat des cils. Personne ne sait d’eux autre chose que ce que martèle depuis deux semaines Top secret, qui parle de cette starlette et de ce crooner obscur comme s’ils étaient à l’Ouest d’immenses vedettes, et la conscience de cette imposture gâche le plaisir qu’a pris Édouard à se voir lui-même décrit, sur une double page, comme une sorte de rock star littéraire. Quand vient son tour de répondre aux questions du public, il fait ce qu’il peut pour être à la hauteur de ce portrait. Oui, il a été clochard, puis valet de chambre d’un milliardaire américain. Non, son ex-femme n’a pas fait le trottoir à New York, d’ailleurs elle est maintenant mariée avec un comte italien – c’est tout ce qu’il y a de plus vrai et, voyant que le comte italien plaît beaucoup, il se promet de le mentionner chaque fois qu’il en aura l’occasion. Pas de question sur l’homosexualité ni sur les nègres, l’auteur de l’article a fait l’impasse sur le sujet. Il songe à l’aborder lui-même, histoire de jeter un froid, mais juge plus prudent de s’en tenir à cette version de son personnage : un petit prolo qui a su tracer sa route jusqu’au sommet de la jet-set sans se laisser impressionner par les mannequins, les comtesses, la dépravation occidentale ; un mec qui a des couilles et à qui il ne faut pas en conter.

Il pensait qu’après lui c’était fini, mais Semionov présente encore un petit vieux qui a été au Goulag et se lance dans un long discours sur la nécessité de « faire toute la lumière sur les crimes de l’Union soviétique ». Édouard écoute avec un agacement croissant et quand le petit vieux, d’une voix chevrotante, explique que pas une famille n’a été épargnée par les purges, que chacun peut citer autour de soi un oncle ou un cousin que les hommes du NKVD sont venus chercher une nuit et qu’on n’a jamais revu, il a envie d’intervenir, de dire qu’il faut arrêter le bourrage de crâne, que dans sa famille à lui personne n’a été purgé, ni dans la plupart des familles qu’il connaît, mais cette fois encore il s’abstient et pour tromper son impatience regarde le public. Comme ils sont mal habillés ! Comme ils ont l’air provinciaux et, c’est bizarre, à la fois crédules et méfiants… Il y a des jolies filles, il faut reconnaître. Pas un visage familier, en revanche, pas un seul de ses anciens amis : ils ne doivent pas lire les journaux de Semionov, ou alors ils sont morts, de tristesse et d’ennui…

La conférence s’achève, il signe quelques autographes mais pas de livres. On a tiré, répète avec assurance Semionov, 300000 exemplaires du sien, personne cependant ne semble l’avoir lu et il ne le verra en vente nulle part. Édouard en est surpris, mais je peux dire, moi, que cela n’a rien de surprenant, vu l’état du système de distribution. Quand un de mes romans est paru en Russie, justifiant le voyage avec Paul dont j’ai parlé plus haut, l’éditeur m’a emmené dans un entrepôt où l’on chargeait sur des palettes l’intégralité du tirage qui allait bientôt partir pour la ville d’Omsk. Qu’un grossiste d’Omsk se soit laissé fourguer, Dieu seul sait comment, les 10000 exemplaires de mon livre, cela semblait à cet éditeur une excellente affaire. Il était content de me faire partager cette satisfaction professionnelle, ça montrait que j’étais en de bonnes mains et il a haussé les sourcils, peinant à comprendre, quand j’ai observé que c’était bizarre, quand même : pourquoi Omsk ? Pourquoi tout le tirage à Omsk ? Y avait-il une raison de penser que les lecteurs potentiels de Zymnyi Lager (La Classe de neige), d’un écrivain français inconnu, se trouvent tous réunis à Omsk, cité industrielle de Sibérie ? Ces questions lui semblaient absurdes, j’ai dû lui faire l’effet d’un de ces auteurs maniaques et jamais contents qui quand leur livre paraît font le tour des points de vente puis appellent pour se plaindre de ne l’avoir vu nulle part exposé comme il le mériterait.

 

 

Semionov entraîne son monde fêter le succès de la conférence dans un restaurant géorgien qui ressemble, pense Édouard, aux restaurants de marché noir dans les films français sur l’Occupation. Alors qu’on ne trouve rien dans les magasins accessibles au citoyen de base, ici les tables croulent sous les victuailles et les alcools. Clients et personnel ont l’air de figurants chargés de composer ce qu’on appelle une ambiance interlope. Il y a des riches, des putes, des parasites, des gros bras, des bandits caucasiens, des étrangers en goguette. On s’enivre, se pelote et surtout claque énormément d’argent. Édouard essaye de se dire que ce genre d’endroits a toujours dû exister, que c’est simplement lui, poète fauché, qui n’y avait pas accès – mais non, il y a autre chose, qui excite ses compagnons de bordée et lui répugne, à lui, profondément.

Il met un peu de temps à en prendre conscience, mais cet autre chose qui, avant même d’entrer, l’a frappé, c’est le regard du flic posté sur le trottoir. Ce n’est pas un vigile employé par le restaurant, mais un vrai flic, c’est-à-dire un représentant de l’État. Un représentant de l’État, même de rang subalterne, c’était autrefois quelqu’un qu’on respectait. Qui faisait peur. Or le flic à l’entrée ne fait pas peur, et il le sait. Les clients passent devant lui sans le voir. S’ils ont peur de quelque chose, ce n’est plus de lui. Ce sont eux qui ont l’argent, ce sont eux qui ont le pouvoir, le pauvre gars en uniforme est désormais à leur service.

Outre les trois invités venus de l’Ouest, il y a autour de Semionov une dizaine de jeunes hommes dont les fonctions au sein de son groupe ne sont pas claires mais qui sont en tout cas ses vassaux. D’instinct, ils déplaisent à Édouard. Il respecte Semionov comme il respecte Jean-Édern Hallier, parce que ce sont des chefs de gang, mais il méprise leurs gangs. Lui, Édouard, on ne l’achète pas, on ne le domestique pas. Il est un bandit de grand chemin qui veut bien, si leurs routes se croisent, frayer avec le chef, d’égal à égal, mais ne se mêle pas à la racaille de ses valets, indicateurs et porte-flingues. Son voisin de table, par exemple : un petit malin vêtu, à l’imitation du patron, d’une chemise blanche largement ouverte sur un costume noir et qui, tout en invitant Édouard à puiser à la louche dans un saladier de caviar, cligne de l’œil en disant : « mafia ». Édouard pense : enculé, mais lie conversation, et la conversation est instructive. Enchanté de son propre cynisme, le jeune homme, il n’a pas trente ans, dit que les mafias, c’est bon pour la démocratie, c’est bon pour le marché, et il ne fait pas de doute pour lui qu’on va vers le marché, vers le capitalisme comme en Occident, et que rien n’est plus désirable. Bien sûr, au début, ça ne va pas ressembler à la Suisse, plutôt au Far West. « Ça va flinguer », s’amuse le jeune homme et, tout en faisant avec la bouche ta-ta-ta-ta, il fait mine d’abattre à la mitraillette un groupe d’étrangers qui dînent à la table voisine. L’un d’entre eux se retourne, son visage s’éclaire, le mitrailleur et lui se saluent comme de vieux complices. « My friend, dit fièrement le jeune homme : American. »

L’ami américain est journaliste, le jeune homme travaille dans la société de sécurité qu’emploie le groupe Semionov. Tous les deux, ils se mettent à jouer des scènes entières de Scarface, qu’ils connaissent par cœur. Édouard boit trop, descend en vacillant au sous-sol où il essaye encore, en vain, d’appeler la mère de Natacha. À la sortie des toilettes, il y a une dame-pipi renfrognée qu’il a envie de prendre dans ses bras précisément parce qu’elle est renfrognée, soviétique, parce qu’elle ne ressemble pas aux dégourdis qui s’en mettent plein la panse quelques mètres au-dessus d’eux, mais aux pauvres et honnêtes gens parmi lesquels il a grandi. Il essaye de parler avec la dame-pipi, de savoir ce qu’elle pense de ce qui se passe dans le pays mais, comme le chauffeur du minibus, elle se renfrogne encore davantage. C’est terrible : les gens simples avec qui il voudrait fraterniser se détournent de lui, et ceux qui y sont disposés, il n’aimerait qu’une chose, leur écraser la gueule. Il s’engage dans l’escalier, se ravise, redescend, tire de sa poche l’enveloppe qu’on lui a remise pour ses faux frais et, lui qui ne donne jamais aux pauvres et s’en flatte, en sort quelques billets de 100 roubles, un mois de salaire au moins, qu’il met dans la soucoupe de la vieille en disant : « Prie pour nous, grand-mère, prie pour nous. » Sans croiser son regard, il remonte quatre à quatre.

La suite de la soirée est confuse. Une querelle éclate avant le départ parce qu’un nouveau venu, qui a rejoint tardivement la tablée de Semionov, a voulu payer pour tout le monde, et Semionov le prend mal : ce sont ses amis, c’est lui qui paye, c’est sa règle de payer pour tout le monde, en sa présence personne ne sort jamais son portefeuille. Le jeune homme qui s’occupe de la sécurité a soudain l’air si nerveux qu’Édouard, malgré l’ivresse, comprend que la générosité excessive du nouveau venu est en fait une provocation. Les dîneurs se lèvent en repoussant bruyamment leurs chaises, les gros bras se rapprochent, l’affaire semble partie pour tourner comme dans les films dont le jeune homme récite les répliques cultes, puis aussi subitement que le ton a monté ça se calme, on s’en va, on se retrouve dehors dans la neige, puis à l’hôtel Ukraine où Édouard essaye encore d’appeler la mère de Natacha, et ça ne répond toujours pas. Il est épuisé mais n’arrive pas à s’endormir. Il essaye de se branler, pour bander pense à Natacha, à ses pommettes tatares, aux paillettes jaunes de ses yeux, à ses épaules à la fois frêles et anormalement larges, à son cul distendu par l’usage. Il l’imagine dans un appartement sordide de la banlieue de Moscou, titubante, mauvaise, sentant l’alcool, la chatte à l’air. Il l’imagine en train de se faire baiser par deux hommes, chacun dans un trou, et, tout en se fixant sur cette image dont il sait par expérience qu’elle le conduira à l’orgasme – enfin, à l’orgasme : à se vider –, il se répète emphatiquement que sa patrie est en train de se faire baiser par des mafieux, enculer par des enculés, et c’est le premier mot, au réveil, qui lui traverse l’esprit : enculés. Espèces d’enculés.

 

 

 

2

 

 

Quelques années plus tard, l’hôtel Ukraine, comme tous les hôtels de sa catégorie, proposera de fastueux petits déjeuners avec des jus de fruits frais, quinze variétés de thés et de confitures anglaises. En décembre 1989, c’est encore l’Union soviétique et c’est devant un buffet soviétique, tenu comme un guichet d’administration par une grosse femme hargneuse, qu’Édouard fait la queue en compagnie d’un Français au beau visage sévère. Très courtoisement, celui-ci se présente : il s’appelle Antoine Vitez, il est metteur en scène de théâtre, il a reconnu Édouard dont il a aimé plusieurs livres. Les deux hommes s’assoient ensemble pour manger leurs harengs et leurs œufs durs au jaune presque blanc.

Vitez est venu plusieurs fois en Union soviétique, il parle un peu russe et, en dépit de ce qu’il appelle des « lourdeurs », il estime à chacun de ses séjours qu’ici c’est la vraie vie : grave, adulte, pesant son vrai poids. Les visages, dit-il, sont de vrais visages, labourés, laminés, alors qu’en Occident on ne voit que des faces de bébés. En Occident tout est permis et rien n’a d’importance, ici c’est le contraire : rien n’est permis, tout est important, et Vitez semble trouver que c’est beaucoup mieux. Du coup, il n’approuve que du bout des lèvres les changements en cours. Bien sûr, on ne peut pas être contre la liberté, ni même contre le confort, mais il ne faudrait pas que l’âme du pays s’y perde. Édouard pense que c’est un peu facile, quand on vit soi-même dans le confort et la liberté, de vouloir en préserver les autres pour le bien de leur âme, cependant il est content de rencontrer un intellectuel français pas enivré d’amour pour Gorbatchev, flatté que Vitez connaisse ses livres et, comme il est par ailleurs complètement désemparé, il se confie à lui.

« Ma femme, dit-il, est perdue quelque part dans Moscou. »

Vitez penche la tête, attentif. Oui, poursuit Édouard, ils se sont violemment querellés, à Paris, ça leur arrive souvent, et, sur un coup de tête, elle est partie une semaine avant lui. Elle lui a téléphoné le soir de son arrivée, ivre, répétant d’une voix altérée : « C’est effrayant ici, complètement effrayant. » Depuis, plus de nouvelles. La seule piste qu’il a pour la retrouver est le numéro de sa mère, qui ne répond pas. Il n’a pas l’adresse, le visa de Natacha a dû expirer et elle n’est pas du genre à s’en soucier. Dieu sait où elle est, Dieu sait ce qu’elle fait. Elle est alcoolique, nymphomane, c’est terrible.

« Vous l’aimez ? » demande Vitez sur un ton de prêtre ou de psychanalyste. Édouard hausse les épaules : « C’est ma femme. » Vitez le regarde avec sympathie. « C’est terrible, reconnaît-il, pourtant je vous envie. Après ce petit déjeuner, je vais aller m’ennuyer dans une réunion de bureaucrates du théâtre, tandis que vous, vous allez vous enfoncer dans la ville, comme Orphée à la recherche d’Eurydice… »

 

 

Fendant la horde de petites frappes rassemblée dès le matin dans le hall, il sort et, comme il ne sait pas où commencer ses recherches, marche droit devant lui, très vite car il a froid dans son caban de matelot et ses bottes même pas fourrées. Pour traverser les avenues trop larges, il descend dans les passages souterrains inondés d’eau sale, encombrés de gens moroses qui font la queue devant des kiosques où se vendent de pauvres choses comme des pots de raifort, des chaussettes, des moitiés de choux, et jamais ne s’excuseront s’ils vous balancent la porte battante dans la gueule. Il ne se rappelait pas cette ville où il a vécu sept ans si grise, si triste, si inhospitalière. En dehors des stations de métro qui sont de véritables palais, de loin ce qu’il y a de plus beau à Moscou, nulle part où se poser, se reposer, souffler. Pas de cafés, ou alors enfouis dans des sous-sols, au fond d’arrière-cours qu’il faut connaître car rien n’est indiqué et si vous demandez quelque chose à un passant il vous regarde comme si vous l’aviez insulté. Les Russes, pense Édouard, savent mourir, mais pour ce qui est de l’art de vivre ils sont toujours aussi nuls. Il marche, rôde autour du cimetière de Novodiévitchi, sur les lieux de ses amours avec Elena. Passe devant l’immeuble où il s’est ouvert les veines, une nuit d’été. Pense à l’absurde caniche d’Elena, avec ses poils blancs frisottés qui devenaient noirs de saleté au moment du dégel. L’envie le prend d’appeler Elena à Florence, où elle vit avec le comte italien. Il a son numéro dans son carnet, ils se parlent quelquefois, mais que lui dirait-il ? « Je suis en bas, je viens te chercher, ouvre-moi » ? C’est ça qu’il faudrait dire et c’est trop tard, tout le reste est vasouillage sentimental.

 

 

L’après-midi, il est attendu à la Maison des écrivains, dont il a eu tant de mal à franchir les portes vingt ans plus tôt. S’il a accepté l’invitation, c’est parce qu’il espérait goûter la douce saveur de la revanche, mais cette saveur n’est pas douce. Odeur de cantine, poètes de troisième zone fringués comme des petits bureaucrates, la moins antipathique est encore la harpie qui tient le bar et lui sert du cognac dans une tasse à café. Elle ne le reconnaît pas, mais lui la reconnaît : elle était déjà là au temps du séminaire d’Arséni Tarkovski.

On le conduit dans une petite salle, où l’attend un public clairsemé. Il attendait des apparatchiks de la culture et découvre avec stupeur que ce sont, tous, des vétérans de l’underground. Pas d’amis proches, mais il reconnaît des visages autrefois entrevus dans des fêtes ou des lectures de poésie. Visages de seconds couteaux, visages veules, rongés par la haine de soi, et comme ils ont vieilli ! Blêmes ou cramoisis, bedonnants, abîmés. Ils ne sont plus under, non, maintenant que tout est permis ils font surface, et ce qui est terrible c’est que leur nullité, miséricordieusement voilée dans leur jeunesse par la censure et la clandestinité, éclate au grand jour. Le premier à parler est aussi le seul, apparemment, qui ait pu mettre la main sur un des 300000 exemplaires de La Grande époque, et il lui demande d’un ton sévère ce que ça veut dire, de la part d’un prétendu dissident, cette apologie du KGB. Édouard répond sèchement qu’il n’a jamais été dissident, juste délinquant. Une femme entre deux âges dit d’un air pénétré et mélancolique qu’elle l’a un peu connu, au temps de leur jeunesse, et peu importe s’il ne s’en souvient plus : elle se souvient, elle, d’un jeune poète inspiré, aux cheveux longs, plein de fantaisie, et elle s’étonne de voir revenir un type qui ressemble à un secrétaire du Komsomol.

Que répondre ? Le dialogue de sourds est total. Dans le monde d’où vient Édouard, un artiste peut porter, c’est même recommandé, ses cheveux en brosse courte, des lunettes à monture d’écaille et des vêtements noirs stricts. Il mourrait plutôt que d’arborer le vieux pull avachi sous un veston au col saupoudré de pellicules qui est le nec plus ultra de l’élégance under. Poète = épave, dans l’esprit de la dame qui aimerait sans doute mieux qu’il ressemble à Vénitchka Erofeev. Justement, à propos d’Erofeev, un troisième intervenant rapporte que le mythique auteur de Moscou-Petouchki a appris le retour de son ancien camarade Limonov mais que, le voyant sponsorisé par le marchand de journaux à scandale Julian Semionov, il refusera de lui serrer la main s’il vient le voir : qu’en pense Édouard ? Édouard répond qu’il n’en pense rien, que l’idée ne lui était pas venue d’aller voir Erofeev, qu’ils n’ont jamais été camarades. Cela continue sur ce ton pendant une demi-heure et quand on lève la séance il décline la proposition d’aller boire un coup avec les jeunes de l’Union des écrivains (« les jeunes de l’Union des écrivains ! »). À quatre heures de l’après-midi, la nuit est tombée. Il part en relevant le col de son petit caban de marin du Potemkine.

 

 

Cette séance effrayante lui a fait passer l’envie de retrouver ses anciens amis. Comme il a bien fait, quinze ans plus tôt, de leur fausser compagnie ! Comme ils lui en veulent de l’avoir fait ! Pendant qu’il se battait pour sa survie sur le front de l’Ouest, ils sont restés à mariner dans leur inconfortable confort, protégés par la chape de plomb de l’amère conscience de leur médiocrité. Le ratage était noble, l’anonymat était noble, même la déchéance physique était noble. Ils pouvaient rêver d’être libres un jour, et ce jour-là d’être salués comme des héros qui, clandestinement, souterrainement, ont préservé pour les générations à venir le meilleur de la culture russe. Mais, la liberté venue, ils n’intéressent plus personne. Ils sont nus, ils grelottent dans le grand froid de la compétition, ceux qui tiennent le haut du pavé sont de jeunes gangsters comme les adjoints de Semionov, et le seul endroit où les under puissent se réfugier, c’est l’Union des écrivains où on continue de vénérer une loque pathétique comme Vénitchka Erofeev et de se méfier d’un type vivant comme l’aventureux Limonov.

À un moment de cette soirée sinistre, il entre dans une galerie qui expose, presque comme des objets kitsch, des œuvres d’artistes autrefois clandestins, et il a la surprise d’y reconnaître une toile qu’il a vu peindre à son vieux camarade de bohème Igor Vorochilov : un portrait de femme devant une fenêtre, en robe rouge. La femme était la petite amie d’Igor à l’époque, la fenêtre celle d’un appartement qu’Édouard a quelque temps partagé avec eux. La femme était jolie, elle doit être devenue une grosse dondon. Quant à Igor, le catalogue lui apprend qu’il est mort deux ans plus tôt.

Édouard s’enquiert du prix auquel est proposé le tableau. Dérisoire, et de fait, pense-t-il, ça ne vaut pas plus. Pauvre Igor. Il ne se trompait pas, la nuit où il a voulu se suicider par désespoir de n’être qu’un artiste de troisième ordre. Le marché a tranché, le marché a raison et cette raison-là, implacable, ne laisse aucune chance aux âmes gentilles et veules de ses compagnons de jeunesse. Une grande tristesse l’étreint soudain, et quelque chose qui ressemble à de la pitié. Lui qui se vante de mépriser les faibles, il a pitié de cette faiblesse. Il a pitié de l’âme gentille et veule d’Igor, de la dame-pipi au restaurant de marché noir, de son peuple tout entier. Il voudrait, lui qui est fort et méchant, être capable de faire quelque chose pour protéger des forts et des méchants l’âme gentille et veule d’Igor Vorochilov, la dame-pipi et son peuple tout entier.

 

 

À chaque cabine téléphonique, il essaie d’appeler la mère de Natacha et voici que, miracle, elle répond. Il se présente, demande où est Natacha, et sa mère éclate en sanglots : Natacha est venue, restée deux jours, repartie sans laisser d’adresse. Elle aussi, la mère, se fait un sang d’encre. Édouard propose de venir. Elle habite loin, il prend le métro, s’apaise un peu dans le métro : c’est finalement l’endroit où il se sent le moins oppressé. Après avoir longtemps erré dans les allées enneigées d’un complexe d’immeubles khrouchtchéviens, il se retrouve dans un studio minuscule, rangé avec un soin maniaque, avec des collections de classiques reliés derrière des vitrines, comme chez ses parents. La mère de Natacha est une petite dame usée, rongée d’inquiétude, qui tout en se méfiant de lui compte sur lui car s’il ne retrouve pas sa fille, qui la retrouvera ? Son visa a dû expirer, on peut craindre le pire, et encore la mère ne pense-t-elle qu’à l’alcool, qui a déjà tué son mari, le père de Natacha. Elle ne se doute pas de la nymphomanie de sa fille, de la bipolarité qui fait que pendant des mois elle peut rester sagement à la maison à écrire des poèmes puis, sans prévenir, disparaître quatre, cinq jours, aller baiser avec n’importe qui et rentrer hagarde, dévastée, le slip marron de sang et de merde. Édouard n’en parle pas, inutile d’en rajouter, l’angoisse de la mère suinte déjà des murs trop rapprochés du studio, mais il se dit que lui-même vivrait peut-être mieux s’il ne retrouvait pas Natacha, si elle disparaissait complètement de sa vie. « Vous l’aimez ? » demande soudain la mère, comme Vitez, et comme à Vitez il répond : « C’est ma femme. Je prends soin d’elle depuis sept ans, je ne vais pas arrêter maintenant. » La mère se met alors à l’embrasser, à le bénir, à lui dire qu’il est un homme bon. Il n’a pas l’habitude qu’on lui dise ça mais il pense qu’en amour au moins c’est vrai.

 

 

La mère de Natacha lui a donné l’adresse d’une ex-copine de classe de sa fille, qui saura peut-être quelque chose. Trois quarts d’heure de métro, une demi-heure de marche par moins quinze, en caban léger. Il est plus de minuit quand il débarque dans une sorte de squat artistique où circulent des gens qui ont moins l’air d’artistes, même destroy, que de voleurs à la tire ou de revendeurs de drogue, ce qu’ils sont sans doute. La copine, une blonde aux racines noires, défaite, stridente, a vu la photo d’Édouard dans Top secret et Natacha lui a parlé de lui – certainement pas en bien car dès le premier contact il saute aux yeux qu’elle le déteste. Ils s’assoient cependant à la cuisine, boivent de la vodka, et la copine prend un plaisir évident à lui raconter que oui, sa femme est venue, accompagnée de deux mecs, qu’elle est restée dormir sous prétexte que c’était trop loin pour rentrer et qu’elle allait et venait à poil, fumait à poil sur la cuvette des chiottes tout en branlant un des deux mecs tandis que l’autre essayait de se la faire, elle, la copine. Édouard pense que la copine est une méchante femme, une de ces salopes russes dont la seule morale est que l’homme est un ennemi et que le faire souffrir est une victoire. Il devrait se lever et partir mais il est tard, le métro est fermé, il risque de marcher des heures avant de trouver un taxi, quant à en appeler un ne rêvons pas. Alors il reste, continue à boire, à écouter dans une hébétude croissante la copine qui lui explique que tout cela est sa faute, qu’il traite mal Natacha, d’ailleurs elle le lui a dit. D’autres habitants du squat viennent s’asseoir avec eux, dont un Tchétchène nommé Djellal qui insiste d’abord pour savoir s’il est juif car il est persuadé qu’en France tout le monde l’est, à commencer par Mitterrand, puis, sur un ton de plaisanterie de plus en plus menaçant, essaye de l’obliger à lui remettre son passeport. Le danger est palpable, cela pourrait tourner mal mais Édouard reste cool ou c’est l’abrutissement qui l’emporte, car tout le monde est en train de dévaler le versant pâteux de la cuite. Son dernier souvenir est d’avoir prononcé une sorte de discours sur le thème : « Ce pays est génial pour les événements historiques mais on n’y mènera jamais de vie normale. La vie normale, ce n’est pas pour nous… » Il se réveille au petit jour, le front sur la table de la cuisine. Il traverse sans bruit le squat où des types dorment carrément par terre, vérifie qu’on ne lui a pas volé son passeport, remet ses chaussures qu’il a ôtées en arrivant comme on fait toujours en Russie, l’hiver, quand on entre dans un appartement. Malgré le mal de crâne, son esprit est clair et il a un projet : repasser prendre son sac à l’hôtel puis, plantant là Semionov et sa tournée, se faire conduire à la gare et monter dans le premier train pour Kharkov.

 

 

 

3

 

 

 

Par habitude de pauvre, sans même y penser, il a pris pour ce voyage de dix-huit heures un billet de troisième classe et, tout compte fait, ne le regrette pas. Il a quitté sa peau d’écrivain connu pour se fondre dans la masse des Russes grossiers, pouilleux, qui se répandent sur les banquettes avec leur nourriture malodorante et leur vodka. Il y a dans le wagon sans compartiments où les couchettes s’alignent, superposées comme dans une chambrée, quelques trognes de brigands et aussi quelques visages si candides, si vulnérables, qu’ils donnent envie de pleurer. De vrais visages en tout cas, Vitez n’avait pas tort : rougeauds, gris ou même vert-de-gris, mais pas roses comme les groins d’Américains. Derrière les vitres sales, il regarde défiler le paysage : bouleaux, neige blanche, ciel noir, immenses étendues vides ponctuées de loin en loin par de petites gares avec des châteaux d’eau. Sur les quais, aux arrêts, de vieilles femmes en bottines de feutre se disputent comme des chiffonnières pour vendre des cornichons ou des airelles. Il a beau venir de loin, il n’a jamais connu que de vraies villes et il se demande ce que ça peut être, de vivre dans de tels patelins.

Le voyageur assis en face de lui lit Top secret. La photo d’Édouard y est parue la semaine dernière, le voyageur pourrait le reconnaître, mais non, dans le monde où il vit on ne rencontre pas de gens qui ont leur photo dans les journaux. Ils se mettent à bavarder. L’autre raconte le fait divers qu’il vient de lire : dans un village comme ceux qu’ils traversent, une bonne femme pour punir sa fille de dix ans l’a enchaînée dehors, par moins trente, et elle a tellement gelé qu’il a fallu l’amputer des bras et des jambes. Dès qu’on a ramené à la maison ce qui restait de la gamine, un tronc, le compagnon de la mère s’est dépêché de la violer et elle a accouché d’un petit garçon qu’on a enchaîné à son tour.

Partie comme ça, la conversation ne brille pas par l’optimisme. Ce n’est pas seulement que tout part en couille – diagnostic auquel Édouard pourrait souscrire –, mais que selon son compagnon de voyage rien, dans le pays, n’a jamais marché. Cette opinion est nouvelle. Autrefois on vivait mal, on râlait dans sa barbe, il n’empêche qu’on était globalement fiers : de Gagarine, du spoutnik, de la puissance de l’armée, de l’étendue de l’Empire, d’une société plus juste qu’en Occident. La liberté d’expression débridée de la glasnost’ a abouti selon Édouard à enfoncer dans le crâne de gens simples et sans malice comme son interlocuteur, d’abord que tous ceux qui ont gouverné le pays depuis 1917 étaient des sadiques et des assassins, ensuite qu’ils l’ont conduit à la déroute. « La vérité, se lamente le type, c’est qu’on est un pays du tiers-monde : la Haute-Volta avec des missiles nucléaires » – il a dû lire cette formule quelque part, elle lui plaît, il la répète avec une complaisance accablée. On nous a martelé pendant soixante-dix ans qu’on était les meilleurs alors qu’en fait on est des perdants. Vsio proigrali : on a échoué en tout. Soixante-dix ans d’efforts et de sacrifices nous ont menés là : dans la merde jusqu’au cou.

 

 

 

La nuit tombe, Édouard n’arrive pas à dormir. Il pense aux quelques lettres qu’il a reçues de ses parents durant sa longue absence. Nouvelles geignardes, tissus de fadaises, lamentations parce que leur fils unique ne reviendra pas fermer leurs yeux. Il parcourait ces lettres sans vraiment les lire, refusait de plaindre ses parents, remerciait Dieu de l’avoir entraîné loin de leurs vies peureuses et racornies. Mauvais fils ? Peut-être, mais intelligent, donc sans pitié. La pitié amollit, la pitié dégrade, et ce qui est terrible depuis son arrivée, c’est qu’il sent en même temps que la colère la pitié l’envahir. Il se lève, se fraie un chemin entre les colis ficelés, pleins de ces choses misérables dont les pauvres s’encombrent pour voyager. Aux chiottes, la cuvette déborde de merde congelée. Dans le coupé de service, en regagnant sa place, il entend gémir la contrôleuse que deux petits voyous vont se taper à tour de rôle. L’idée de souffrir pour son pays lui aurait autrefois paru grotesque, pourtant il souffre.

 

 

Le train est arrivé à 7 heures du matin, le taxi l’a laissé à Saltov, devant l’immeuble-clapier où il a passé son adolescence. Son sac de marin sur l’épaule, il gravit l’escalier de béton, nu comme celui d’une prison. Devant la porte, il hésite. Est-ce que le saisissement ne risque pas de les tuer ? Ne vaudrait-il pas mieux demander à un voisin de les préparer ? Tant pis, il sonne. Frottement de pantoufles, qui doit venir de la cuisine. Sans attendre qu’on ouvre, il dit à travers la porte : « Papa, maman, c’est moi. » On n’a pas dû entendre : « Qui est-ce ? » La voix de sa mère est méfiante, apeurée, rien de bon ne peut venir du dehors. Il devine que son œil est collé au judas.

« C’est moi, maman, répète-t-il. Moi, Editchka. »

Elle défait le verrou d’en haut, celui d’en bas, celui du milieu, ils sont l’un face à l’autre maintenant. Son père arrive derrière elle, à pas menus de vieillard. Ils sont étonnés, mais curieusement pas plus que cela : étonnés comme on l’est de la visite d’un cousin qui habite la ville voisine et débarque sans prévenir, non d’un fils parti depuis quinze ans et qu’on pensait ne jamais revoir. Ils l’étreignent, enserrent son visage dans leurs mains, mais tout de suite sa mère l’écarte d’elle pour le regarder avec du recul, de pied en cap, et elle demande où est son manteau. Il n’a pas de manteau ? Ce n’est pas possible, on ne peut pas sortir par ce froid sans manteau. Est-ce qu’il est trop pauvre pour s’en acheter un ? « Non, maman, je t’assure, j’ai tout ce qu’il faut, ça va. » Elle dit qu’il y en a un, dans l’armoire, un bon manteau que son père ne porte plus, et les voilà tous trois devant l’armoire, lui essayant le manteau pour leur faire plaisir et eux l’examinant sous toutes les coutures, et son père dit que c’est triste, tous ces bons habits sous des housses, à l’abri des mites, et cet appartement qu’après leur mort ils ne laisseront à personne. Est-ce qu’il ne veut pas revenir s’installer ici ? C’est bien, ici, c’est confortable, tranquille. Coupant court à leurs illusions, Édouard dit qu’il est là pour quelques jours seulement. Il explique ce qu’il est venu faire à Moscou : sa tournée de VIP, son livre publié à 300000 exemplaires. Il aimerait que ses parents comprennent qu’il a réussi, qu’ils en soient fiers, mais rien de ce qu’il raconte ne semble les intéresser. C’est trop loin de leur monde, ils ne lui demandent même pas s’il a un exemplaire du livre pour eux. Cela tombe bien parce qu’il n’en a pas et parce que, s’il en avait un, le portrait qu’il y trace d’eux ne leur plairait pas. La seule chose qu’ils voudraient savoir, c’est s’il a une femme et s’ils peuvent espérer avoir un jour des petits-enfants. « Une femme, oui, dit-il sans s’étendre davantage sur le sujet, mais des enfants, non, pas encore.

– Pas encore ? À quarante-six ans ? » Raïa secoue la tête, navrée.

Leur curiosité est vite rassasiée, la routine de la vie quotidienne reprend ses droits. Veniamine qui est devenu un vrai petit vieux retourne, en se tenant aux meubles, s’allonger dans la chambre et Raïa, devant une tasse de thé, à la cuisine, explique qu’il a eu une attaque l’an passé et que depuis il n’a plus goût à rien. Elle doit l’habiller et le déshabiller, il ne sort presque plus de l’appartement et, en dehors des courses, elle non plus : où aller, de toute façon ? Le centre-ville l’effraie, elle est contente de ne pas y habiter. « Ici, c’est tranquille », répète-t-elle, comme si elle espérait à l’usure le convaincre de s’y installer, de se glisser dans le vieux manteau de son père, quand il mourra de récupérer le neuf, et avec lui sa chapka de mouton retourné. Pour qu’il ne pense pas qu’ils vivent mal, elle ouvre les placards, montre fièrement les provisions stockées en cas de pénurie. Trente kilos de sucre, des sacs de gruau, et il y en a autant à la cave.

La flamme bleue du gaz, qui brûle en permanence sur la cuisinière, agace Édouard. Il veut l’éteindre, mais elle proteste : ça tient chaud, et puis c’est une présence, c’est comme d’avoir quelqu’un avec soi dans la pièce. « Si je faisais comme toi, à Paris, ça me coûterait des milliers de francs », observe-t-il, et du peu qu’il a raconté sur sa vie à l’étranger c’est ce détail qui, de loin, la frappe le plus : « Tu veux dire que là-bas l’État est tellement près de ses sous qu’il vous fait payer le gaz ? » Elle n’en revient pas mais, songeuse : « Remarque, il paraît que Gorbatchev et ses petits fayots veulent faire pareil chez nous… »

En dehors des grandes villes et des milieux plus ou moins intellectuels, parler de Gorbatchev est une conversation de tout repos : on ne risque pas de s’engueuler, tout le monde le déteste. Cette pensée apaise un peu Édouard.

 

 

S’il s’écoutait, il reprendrait le train le soir même, mais ce serait trop cruel. C’est la première et sans doute la dernière fois qu’il revoit ses parents, il décide donc de leur consacrer une semaine et de purger cette semaine comme un taulard, en biffant les jours écoulés sur le calendrier. Il a retrouvé ses vieux haltères, le matin fait une heure de musculation. Il relit sans plaisir, allongé sur son lit d’enfant, ses Jules Verne et ses Dumas, absorbe chaque jour trois repas trop lourds, s’impose avec sa mère, car son père ne dit rien, des conversations en fil de fer barbelé. Elle raconte les menus incidents qui émaillent sa journée avec une profusion de détails presque hallucinante. L’ellipse lui est inconnue. Pour dire qu’elle a reçu une lettre, elle relatera le trajet jusqu’à la poste, la queue au guichet, l’échange de salutations avec le guichetier, l’itinéraire du bus au retour. Comme ça on ne s’ennuie pas, c’est sûr.

Il demande ce que sont devenus ses amis de jeunesse. Kostia, dit le Chat, celui qui a été condamné à dix ans de camp, s’est fait poignarder dans une bagarre quelques jours après sa libération. Il est mort, ses parents meurent doucement de chagrin. Quant à Kadik, Kadik le dandy qui rêvait de devenir saxophoniste, il travaille toujours à l’usine le Piston. Sa Lydia l’a quitté, il est retourné habiter chez sa mère avec qui il a élevé sa petite fille. La petite fille a grandi, elle est partie, Kadik est resté chez sa mère. Il boit trop. « Ça lui ferait plaisir de te revoir », risque Raïa. Édouard refuse.

Et Anna ? « Anna ? Mon Dieu ! Tu n’as pas su ? On l’a retrouvée pendue dans le taudis où elle vivait, seule, entre deux séjours à l’hôpital psychiatrique. » Elle essayait de peindre, elle était devenue vraiment très grosse. Raïa allait la voir, quelquefois. Un jour, Anna lui a demandé l’adresse d’Édouard à Paris : « Je n’ai pas pu lui refuser. Elle t’a écrit ? » Édouard hoche la tête. Il a reçu cinq ou six lettres suintant une folie sordide, auxquelles il n’a pas répondu.

 

 

La télévision marche en permanence : la télévision soviétique, la plus masochiste du monde selon Édouard, noyant sa litanie de catastrophes et de lamentations dans un flot ininterrompu de musique sirupeuse. Sakharov, sa vieille bête noire, vient de mourir et, d’après les journalistes, le pays le pleure comme un seul homme, jusque dans ses campagnes les plus reculées. « Ils sont devenus fous, commente Raïa, qui sait à peine qui était Sakharov. On croirait que c’est Staline qu’on enterre. » Un orateur compare le proscrit d’hier à Gandhi, un autre à Einstein, un troisième à Martin Luther King, et un petit rigolo à Obi-Wan Kenobi, le sage mentor, dans Star Wars, du chevalier Jedi velléitaire et indécis à qui fait de plus en plus penser Gorbatchev. « Et qui tiendrait le rôle de Darth Vador ? » demande l’interviewer.

L’inévitable Evtouchenko se pousse devant les caméras pour déclamer un poème où le défunt est qualifié de « mèche tremblante de l’époque » – métaphore qui fait ricaner Édouard et deviendra un private joke incompréhensible, sauf par lui, dans ses articles de L’Idiot. Suspense : Gorbatchev va-t-il décréter un jour de deuil national ? Non car, fait-il valoir, ce n’est pas l’usage : trois jours de deuil sont prévus pour le secrétaire général du Parti, un pour un membre du Politburo, aucun pour un simple académicien. Les commentateurs interprètent cette tiédeur comme l’annonce d’un coup de barre à droite, et cela se confirme le jour des funérailles. Gorbatchev s’est contenté d’un moment de recueillement vite expédié devant la dépouille au lieu de prendre la tête du cortège que plusieurs centaines de milliers de personnes suivent à travers Moscou sans que personne les y ait obligées – phénomène sans précédent dans l’histoire du pays. Un député dont Édouard a déjà remarqué la franche et assez sympathique tête de brute, Boris Eltsine, saute sur l’occasion : il s’est déjà imposé comme chef de file des démocrates en démissionnant bruyamment du Politburo, maintenant c’est lui qui marche derrière le cercueil de Sakharov au côté de sa veuve, Elena Bonner. La vieille corneille, chaque fois que la caméra la filme, est en train de fumer, ou d’écraser une cigarette, ou d’en allumer une nouvelle. Remarquant que des gens, autour d’elle et d’Eltsine, brandissent des pancartes avec un 6 barré d’une croix, Raïa demande : « Ça veut dire quoi, ces 6 ?

– Ça veut dire, lui explique son fils, qu’ils veulent supprimer l’article 6 de la Constitution : celui sur le Parti unique.

– Mais ils voudraient quoi, alors ?

– Eh bien, qu’il puisse y avoir plusieurs partis, comme en France. »

Raïa le regarde avec horreur. Plusieurs partis, ça lui paraît aussi barbare que de faire payer le gaz.