1
L’histoire commence au printemps 1942, dans une ville des bords de la Volga qui s’appelait Rastiapino avant la Révolution et depuis 1929 s’appelle Dzerjinsk. Ce nouveau nom rend hommage à Félix Dzerjinski, bolchevik de la première heure et fondateur de la police politique qui s’est, quant à elle, successivement appelée Tchéka, GPU (prononcer Guépéou), NKVD (pour la prononciation, rien à signaler), KGB (Kaguébé), aujourd’hui FSB (Féhesbé). Nous la rencontrerons dans ce livre sous les trois derniers de ces menaçants acronymes, mais les Russes, par-delà les dénominations d’époque, disent plus sinistrement encore organy : les organes. La guerre fait rage, l’industrie lourde a été démontée et, du théâtre des opérations, transférée vers l’arrière. C’est ainsi qu’à Dzerjinsk une usine d’armement emploie toute la population et mobilise en outre, pour surveiller celle-ci, des troupes du NKVD. Les temps sont héroïques et sévères : un ouvrier qui arrive cinq minutes en retard passe en conseil de guerre et ce sont les tchékistes qui arrêtent, jugent, exécutent le cas échéant, d’une balle dans la nuque. Une nuit où des Messerschmitt, venus en éclaireurs de la basse Volga, lâchent quelques bombes sur la ville, un des soldats montant la garde autour de l’usine éclaire avec sa lampe de poche le chemin d’une jeune ouvrière qui, sortie tard, se hâte vers un abri. Elle trébuche, se retient à son bras. Il remarque un tatouage à son poignet. Dans l’obscurité embrasée par des lueurs d’incendie, leurs visages s’approchent. Leurs lèvres se touchent.
Le soldat, Veniamine Savenko, a vingt-trois ans. Il vient d’une famille de paysans ukrainiens. Électricien habile, il a été recruté par le NKVD, qui dans tous les domaines sélectionne les meilleurs éléments, et c’est à cela qu’il doit de ne pas s’être retrouvé sur le front comme la plupart des garçons de sa classe d’âge, mais affecté à la garde d’une usine d’armement à l’arrière. Il est loin de chez lui, c’est la règle plutôt que l’exception en Union soviétique : déportations, exils, transferts massifs de populations, on ne cesse de déplacer les gens, les chances sont presque nulles de vivre et de mourir là où on est né.
Raïa Zybine, elle, vient de Gorki, ex-Nijni-Novgorod, où son père était directeur d’un restaurant. En Union soviétique, on n’est ni propriétaire ni gérant d’un restaurant mais directeur. Ce n’est pas une affaire qu’on crée ou rachète, mais un poste auquel on est nommé et ce n’est pas un mauvais poste, malheureusement le père de Raïa en a été destitué pour détournement de fonds et on l’a envoyé en bataillon disciplinaire, sur le champ de bataille de Leningrad où il vient de mourir. C’est une tache dans la famille, et une tache dans la famille peut en ce temps, dans ce pays, ruiner une vie. Que les fils ne payent pas pour les crimes de leurs pères, cela nous semble une des bases de la justice, mais dans la réalité soviétique ce n’est même pas un principe formel, quelque chose à quoi on peut théoriquement se référer. Les enfants de trotskistes, de koulaks, comme on nomme les paysans aisés, ou de privilégiés de l’ancien régime sont voués à une vie de proscrits, bannis des Pionniers, de l’université, de l’Armée rouge, du Parti, et n’ont quelque chance d’échapper à cette proscription qu’en reniant leurs parents, puis en faisant le maximum de zèle, et comme faire du zèle signifie dénoncer son prochain, les organes n’auront pas de meilleurs auxiliaires que les gens à la biographie souillée. Dans le cas du père de Raïa, il se peut que sa mort au champ d’honneur ait un peu arrangé les choses, le fait est que les Zybine comme les Savenko ont traversé sans encombre la Grande Terreur des années trente. Sans doute étaient-ils trop menu fretin. Cette chance n’empêche pas la jeune Raïa d’avoir honte de son père malhonnête, comme elle a honte du tatouage qu’elle s’est fait faire quand elle était élève à l’école technique. Plus tard, elle essaiera de l’effacer en s’aspergeant le poignet d’acide chlorhydrique parce qu’elle souffre de ne pouvoir se promener en robe à manches courtes et, femme d’un officier, de ressembler à une canaille.
La grossesse de Raïa coïncide presque jour pour jour avec le siège de Stalingrad. Conçu lors du terrible mois de mai 1942, au temps des plus cuisantes défaites, Édouard naît le 2 février 1943, vingt jours avant que capitule la sixième armée du Reich et que le sort des armes se renverse. On lui répétera qu’il est un enfant de la victoire et qu’il serait né dans un monde d’esclaves si les hommes et les femmes de son peuple n’avaient sacrifié leurs vies pour ne pas laisser à l’ennemi la ville qui portait le nom de Staline. On en dira du mal, plus tard, de Staline, on le traitera de tyran, on se complaira à dénoncer la terreur qu’il a fait régner, mais pour les gens de la génération d’Édouard il aura été le chef suprême des peuples de l’Union au moment le plus tragique de leur histoire, le vainqueur des nazis, l’homme capable de ce trait, digne de Plutarque : les Allemands avaient fait prisonnier son fils, le lieutenant Iakov Djougachvili ; les Russes, eux, avaient capturé devant Stalingrad le feld-maréchal Paulus, un des grands chefs militaires du Reich. Quand le haut commandement allemand lui a proposé l’échange, Staline a répondu avec hauteur qu’il n’échangeait pas de feld-maréchaux contre de simples lieutenants. Iakov s’est suicidé en se jetant sur les barbelés électrifiés de son camp.
De la petite enfance d’Édouard émergent deux anecdotes. La première, attendrie, est la préférée de son père : elle montre le nourrisson couché, faute de berceau, dans une caisse à obus, mâchonnant en guise de tétine une queue de hareng et souriant aux anges. « Molodiets ! s’écrie Veniamine : bon petit gars ! Il sera à l’aise partout ! »
La seconde anecdote, moins charmante, c’est Raïa qui la raconte. Elle est sortie en ville avec son bébé sur le dos quand commence un bombardement de la Luftwaffe. Elle trouve refuge dans une cave avec une dizaine de citadins, certains terrorisés, d’autres apathiques. Le sol et les murs tremblent, on essaie, à l’oreille, de déterminer à quelle distance tombent les bombes et quels bâtiments elles détruisent. Le petit Édouard se met à pleurer, attirant l’attention puis la colère d’un type qui, d’une voix sifflante, explique que les Fritz ont des techniques ultramodernes pour repérer les cibles vivantes, qu’ils se guident aux sons les plus ténus et que les pleurs du bébé vont tous les faire tuer. Il excite si bien les autres qu’ils jettent Raïa dehors et qu’elle en est réduite à chercher un autre abri, sous le bombardement. Folle de rage, elle se dit et dit à son bébé que tout ce qu’on pourra lui raconter sur l’entraide, la solidarité, la fraternité, c’est de la blague. « La vérité, ne l’oublie jamais, petit Editchka, c’est que les hommes sont des lâches, des salauds, et qu’ils te tueront si tu ne te tiens pas prêt à frapper le premier. »
2
Au lendemain de la guerre, on n’appelle pas les villes des villes, mais des « concentrations de population », et la jeune famille Savenko, au gré d’affectations jamais choisies, mène une vie de caserne et de baraquements dans diverses concentrations de population de la Volga, avant de se fixer en février 1947 à Kharkov, en Ukraine. Kharkov est un grand centre industriel et ferroviaire, que pour cette raison Allemands et Russes se sont âprement disputé, le prenant, le reprenant, l’occupant tour à tour, en massacrant les habitants et n’en laissant à la fin de la guerre qu’un champ de ruines. Le bâtiment constructiviste en béton qui abrite, rue de l’Armée-Rouge, les officiers du NKVD et leurs familles – désignées sous le nom de « personnes à charge » – donne sur ce qui a été l’imposante gare centrale, à présent un chaos de pierre, de brique et de métal ceinturé par des palissades qu’on n’a pas le droit d’escalader car il traîne dans les décombres, outre des cadavres de soldats allemands, des mines et des grenades : c’est ainsi qu’un petit garçon a eu la main arrachée. En dépit de cet exemple, la bande de garnements à laquelle s’agrège Édouard multiplie les raids dans les ruines, à la recherche de cartouches dont on verse la poudre sur les rails du tramway, provoquant des crépitements, des feux d’artifice, une fois même un déraillement, resté dans la légende. Les plus grands, à la veillée, racontent des histoires terrifiantes : histoires de Fritz morts qui hantent les ruines et guettent les imprudents ; histoires de marmites, à la cantine, au fond desquelles on trouve des doigts d’enfants ; histoires de cannibales et de trafic de chair humaine. On a faim, en ce temps, on ne mange que du pain, des pommes de terre et surtout de la kacha, cette bouillie de sarrasin qui figure à tous les repas sur la table des Russes pauvres et quelquefois sur celle de Parisiens aisés, comme moi qui me flatte de bien la préparer. Le saucisson est un luxe rare, Édouard en raffole au point qu’il rêve, quand il sera grand, d’être charcutier. Pas de chiens, pas de chats, pas d’animaux domestiques : on les mangerait ; en revanche, les rats abondent. Vingt millions de Russes sont morts à la guerre, mais vingt millions aussi affrontent l’après-guerre sans toit. La plupart des enfants n’ont plus de père, la plupart des hommes encore vivants sont invalides. On croise à chaque coin de rue des manchots, des unijambistes, des culs-de-jatte. On voit partout aussi des bandes d’enfants livrés à eux-mêmes, enfants de parents morts à la guerre ou d’ennemis du peuple, enfants affamés, enfants voleurs, enfants assassins, enfants retournés à l’état sauvage, se déplaçant en hordes dangereuses, et au bénéfice desquels l’âge de la responsabilité criminelle, c’est-à-dire de la peine de mort, a été abaissé à douze ans.
Le petit garçon admire son père. Il aime, le samedi soir, le regarder graisser son arme de service, il aime le voir revêtir son uniforme, et rien ne le rend plus heureux que d’être autorisé à cirer ses bottes. Il y plonge son bras, jusqu’à l’épaule, étale le cirage avec soin, utilise à chaque étape de l’opération des brosses et des chiffons spéciaux, tout un matériel qui, quand Veniamine part en mission, occupe la moitié de sa valise, et que son fils déballe, remballe, entretient, en attendant le jour glorieux où il aura le même. Les seuls hommes à ses yeux dignes de ce nom sont les militaires, et les seuls enfants fréquentables les enfants de militaires. Il n’en connaît pas d’autres : les familles d’officiers et de sous-officiers qui habitent l’immeuble du NKVD, rue de l’Armée-Rouge, se fréquentent entre elles et tiennent en faible estime les pékins, créatures geignardes et indisciplinées qui s’arrêtent sans prévenir au milieu des trottoirs, forçant à rectifier sa trajectoire le soldat qui marche, lui, au pas réglementaire, égal et énergique : six kilomètres à l’heure, Édouard jusqu’à la fin de ses jours marchera ainsi.
Pour endormir les enfants, rue de l’Armée-Rouge, on leur raconte des histoires de cette guerre que les Russes n’appellent pas comme nous la Seconde Guerre mondiale mais la Grande Guerre patriotique, et leurs rêves sont remplis de tranchées qui s’éboulent, de chevaux morts, de camarades de combat dont la tête est emportée devant soi par un éclat d’obus. Ces histoires exaltent Édouard. Cependant, il remarque que quand sa mère les lui raconte son père semble un peu embarrassé. Il n’y est jamais question de lui ni de ses exploits, mais de ceux de son oncle, le frère de Raïa, et le petit garçon n’ose pas demander : « Mais toi, papa, tu y es allé aussi, à la guerre ? Tu t’es battu ? »
Non, il ne s’est pas battu. La plupart des hommes de son âge ont vu la mort en face. La guerre, écrira plus tard son fils, les a mordus entre ses dents comme une pièce douteuse et ils savent, pour n’avoir pas plié, qu’ils ne sont pas de la fausse monnaie. Son père, non. Il n’a pas vu la mort en face. Il a fait la guerre à l’arrière et sa femme manque rarement une occasion de le lui rappeler.
Elle est dure, imbue de son rang, ennemie de tout attendrissement. Elle prend toujours contre son petit garçon le parti de ses adversaires. Si on l’a battu, elle ne le console pas mais félicite l’agresseur : ainsi deviendra-t-il un homme, pas une femmelette. Un des premiers souvenirs d’Édouard est d’avoir, à cinq ans, souffert d’une grave otite. Du pus coulait de ses oreilles, il est resté sourd plusieurs semaines. Sur le chemin du dispensaire, où sa mère l’a emmené, il fallait traverser la voie du chemin de fer. Il a vu sans l’entendre le train qui s’approchait, la fumée, la vitesse, le monstre de métal noir, et soudain éprouvé la peur irraisonnée qu’elle veuille le jeter sous les roues. Il s’est mis à crier : « Maman ! Maman chérie ! Ne me jette pas sous les roues ! S’il te plaît, ne me jette pas sous les roues ! » Il insiste dans son récit sur l’importance du « s’il te plaît », comme si cette politesse seule avait dissuadé sa mère de son funeste projet.
Quand je l’ai connu à Paris, trente ans plus tard, Édouard aimait bien dire que son père était tchékiste, parce qu’il savait que cela jetait un froid. Une fois qu’il en avait joui, il se moquait de nous : « Arrêtez de vous faire un film d’épouvante, mon père était l’équivalent d’un gendarme, rien de plus. »
Rien de plus, vraiment ?
Juste après la Révolution, au temps de la guerre civile, Trotski, commandant l’Armée rouge, a été obligé d’y incorporer des éléments issus de l’armée impériale, militaires de métier, spécialistes des armes mais « spécialistes bourgeois », comme tels peu sûrs, et il a créé pour les contrôler, contresigner leurs ordres, les abattre s’ils bronchaient, un corps de commissaires politiques. Ainsi est né le principe de la « double administration », reposant sur l’idée que, pour une tâche à accomplir, il faut au moins deux hommes : celui qui l’accomplit et celui qui s’assure qu’il l’accomplit conformément aux principes marxistes-léninistes. De l’armée, ce principe s’est étendu à la société tout entière, et on s’est aperçu au passage qu’il fallait un troisième homme pour surveiller le second, un quatrième pour surveiller le troisième et ainsi de suite.
Veniamine Savenko est un modeste rouage de ce système paranoïaque. Son travail est de surveiller, de contrôler, de rendre compte. Cela n’implique pas forcément, là-dessus Édouard a raison, des actes de répression terribles. On a vu que, simple soldat du NKVD pendant la guerre, il l’a faite comme planton devant une usine. Promu en temps de paix au grade modeste de sous-lieutenant, il exerce la fonction de nacht-kluba, qu’on pourrait traduire par « patron de boîte de nuit » mais qui, dans le cadre où il évolue, consiste à animer les loisirs et la vie culturelle du soldat, en organisant par exemple des soirées dansantes pour la Journée de l’Armée soviétique. Cette fonction lui va bien : il joue de la guitare, il aime chanter, à sa façon il a du goût pour les choses raffinées. Il se fait même les ongles au vernis transparent : un vrai dandy, ce sous-lieutenant Savenko, et qui aurait pu, estime rétrospectivement son fils, avoir une vie plus intéressante s’il avait eu le courage de secouer la sévère autorité de sa femme.
Le nightclubbing version NKVD, où Veniamine s’épanouit relativement, ne dure hélas pas car il se fait piquer la place par un certain capitaine Lévitine, qui devient sans le savoir l’ennemi juré des Savenko et, dans la mythologie intime d’Édouard, une figure essentielle : l’intrigant qui travaille moins bien mais réussit mieux que vous, dont l’insolence et la veine de cocu vous humilient, et ne vous humilient pas seulement devant les chefs mais aussi, ce qui est plus grave, devant votre famille, en sorte que votre petit garçon, tout en professant loyalement le mépris des siens à l’endroit de Lévitine, ne peut, même s’il s’en veut, s’empêcher de penser en secret que son père est un peu besogneux, un peu minable, et que le fils de Lévitine a de la chance, tout de même. Édouard développera plus tard une théorie selon laquelle chacun, dans sa vie, a un capitaine Lévitine. Le sien fera bientôt son apparition dans ce livre, sous les traits du poète Joseph Brodsky.
3
Il a dix ans quand Staline meurt, le 5 mars 1953. Ses parents et les gens de leur génération ont passé dans son ombre leur vie entière. À toutes les questions qu’ils se posaient, il avait la réponse, laconique et bourrue, ne laissant aucune place au doute. Ils se rappellent les jours d’effroi et de deuil qui ont suivi l’attaque allemande de 1941, et celui où, sortant de sa prostration, il a parlé à la radio. S’adressant aux hommes et aux femmes de son peuple, il ne les a pas appelés « camarades », il les a appelés « mes amis ». « Mes amis » : ces mots-là, si simples, si familiers, ces mots dont on avait oublié la chaleur et qui dans l’immense catastrophe caressaient l’âme, ont compté pour les Russes autant que pour nous ceux de Churchill et de Gaulle. Tout le pays porte le deuil de celui qui les a prononcés. Les enfants des écoles pleurent parce qu’ils ne peuvent pas donner leur vie pour prolonger la sienne. Édouard pleure comme les autres.
C’est alors un gentil petit garçon, sensible, un peu souffreteux, qui aime son père, craint sa mère, et leur donne entière satisfaction. Délégué du soviet des Pionniers de sa classe, il est chaque année inscrit au tableau d’honneur, comme il sied à un fils d’officier. Il lit beaucoup. Ses auteurs préférés sont Alexandre Dumas et Jules Verne, tous deux très populaires en Union soviétique. Par ce trait, nos enfances si différentes se ressemblent. J’ai eu comme lui pour modèles les Mousquetaires et le comte de Monte-Cristo. J’ai rêvé de devenir trappeur, explorateur, marin – plus précisément, harponneur de baleines, à l’instar de Ned Land que jouait Kirk Douglas dans le film adapté de Vingt mille lieues sous la mer. Les pectoraux moulés dans un maillot à rayures, tatoué, gouailleur, jamais démonté, il dominait de sa puissance physique le professeur Arronax et même le ténébreux capitaine Nemo. Ces trois figures s’offraient à l’identification : le savant, le rebelle, l’homme d’action qui était aussi un homme du peuple, et s’il n’avait tenu qu’à moi, c’est celui-ci que j’aurais voulu être. Mais il ne tenait pas qu’à moi. Mes parents m’ont tôt fait comprendre que non, harponneur de baleines, ça ne serait pas possible, qu’il valait mieux être un savant – je n’ai pas le souvenir que la troisième option, le rebelle, ait été à l’époque discutée –, et cela d’autant plus que je souffrais d’une forte myopie : allez harponner des baleines avec des lunettes !
J’ai dû en porter dès l’âge de huit ans. Édouard aussi, mais il en a souffert plus que moi. Car lui, ce que ce handicap lui fermait n’était pas une carrière chimérique mais bien celle à laquelle il était normalement destiné. L’oculiste qui l’a examiné a laissé peu d’espoir à ses parents : avec une aussi mauvaise vue, leur fils avait toutes chances d’être réformé.
Ce diagnostic, pour lui, est une tragédie. Il n’a jamais envisagé d’être autre chose qu’officier, et on lui apprend qu’il ne fera même pas son service militaire, qu’il est condamné à devenir ce qu’on lui a dès son plus jeune âge appris à mépriser : un pékin.
C’est peut-être ce qu’il serait devenu si l’immeuble abritant les officiers du NKVD n’avait été démoli, ses habitants dispersés et les Savenko relogés dans la cité nouvelle de Saltov, à la périphérie lointaine de Kharkov. Saltov, ce sont des rues qui se coupent à angle droit mais qu’on n’a pas eu le temps ou les moyens de goudronner, et des cubes de béton à quatre étages, fraîchement construits et déjà dégradés, où vivent les ouvriers de trois usines, respectivement appelées la Turbine, le Piston, enfin la Faucille et le Marteau. On est en Union soviétique, où il n’est en principe pas dévalorisant d’être prolétaire, cependant la plupart des hommes de Saltov sont alcooliques et illettrés, la plupart de leurs enfants quittent l’école à quinze ans pour travailler à l’usine ou plus souvent traîner dans la rue, se soûler et se foutre sur la gueule, et on ne voit pas comment, même dans la société sans classes, les Savenko pourraient percevoir cet exil autrement que comme un déclassement. Raïa, dès le premier jour, regrette amèrement la rue de l’Armée-Rouge, la communauté d’officiers fiers d’appartenir à la même caste, les livres qu’on s’échangeait, les soirées où, la veste d’uniforme déboutonnée sur la chemise blanche, les maris faisaient danser leurs jeunes épouses sur des disques de fox-trot ou de tango confisqués en Allemagne. Elle accable Veniamine de reproches, lui cite l’exemple de camarades plus habiles qui ont monté de trois grades dans le temps où lui passait laborieusement de sous-lieutenant à lieutenant et obtenu de vrais appartements dans le centre-ville alors qu’ils doivent, eux, se contenter d’une chambre pour trois dans cette affreuse banlieue où personne ne lit ni ne danse le fox-trot, où une femme distinguée n’a personne à qui parler et où après chaque pluie les rues débordent de boue noirâtre. Elle ne va pas jusqu’à dire qu’elle aurait mieux fait d’épouser un capitaine Lévitine mais elle le pense très fort, et le petit Édouard, qui a tant admiré son père, ses bottes, son uniforme et son pistolet, commence à le prendre en pitié, à le trouver honnête et un peu con. Ses nouveaux camarades ne sont pas des fils d’officiers mais de prolos, et ceux qui parmi eux lui plaisent ne veulent pas devenir prolos, comme leurs parents, mais voyous. Cette carrière, comme l’armée, comporte un code de conduite, des valeurs, une morale, qui l’attirent. Il ne veut plus ressembler à son père quand il sera grand. Il ne veut pas d’une vie honnête et un peu conne, mais d’une vie libre et dangereuse : une vie d’homme.
Il fait dans ce sens un pas décisif le jour où il se bat avec un garçon de sa classe, un gros Sibérien nommé Ioura. En fait, il ne se bat pas avec Ioura, c’est Ioura qui le bat comme plâtre. On le ramène chez lui sonné et couvert d’ecchymoses. Fidèle à ses principes de stoïcisme militaire, sa mère ne le plaint pas, ne le console pas, elle donne raison à Ioura et c’est très bien ainsi, estime-t-il, car ce jour-là sa vie change. Il comprend une chose essentielle, c’est qu’il y a deux espèces de gens : ceux qu’on peut battre et ceux qu’on ne peut pas battre, et ceux qu’on ne peut pas battre, ce n’est pas qu’ils sont plus forts ou mieux entraînés, mais qu’ils sont prêts à tuer. C’est cela, le secret, le seul, et le gentil petit Édouard décide de passer dans le second camp : il sera un homme qu’on ne frappe pas parce qu’on sait qu’il peut tuer.
Veniamine, depuis qu’il n’est plus nacht-kluba, part souvent en mission, pour plusieurs semaines. En quoi consistent au juste ces missions, ce n’est pas clair, Édouard, qui commence à mener sa propre vie, s’y intéresse peu mais, un jour où Raïa lui dit qu’elle compte sur lui pour le dîner parce que son père rentre de Sibérie, l’idée lui vient d’aller à sa rencontre.
Selon une habitude qu’il ne perdra jamais, il est arrivé en avance. Il attend. Enfin le train Vladivostok-Kiev entre en gare. Les passagers descendent, se dirigent vers la sortie, il s’est placé de telle sorte qu’il ne peut en manquer aucun mais Veniamine ne paraît pas. Édouard se renseigne, se fait confirmer l’heure du train, sur quoi on peut se tromper d’autant plus facilement qu’entre Vladivostok et Leningrad il y a onze fuseaux horaires et que dans toutes les gares les départs et arrivées des trains sont indiqués à l’heure de Moscou – c’est toujours le cas aujourd’hui, au voyageur de calculer le décalage. Déçu, il traîne le long des quais, d’une plate-forme à l’autre, dans le vacarme réverbéré par les immenses verrières de la gare. Il se fait houspiller par les vieilles bonnes femmes en fichu et bottines de feutre qui essayent de vendre aux voyageurs leurs seaux de concombres et d’airelles. Il traverse des voies de garage, atteint le secteur réservé au déchargement du fret. Et c’est là, dans un coin isolé de la gare, entre deux convois à l’arrêt, qu’il surprend ce spectacle : des hommes en civil, menottés, le visage hagard, descendent sur une planche d’un wagon de marchandises ; des soldats en capote, baïonnette au canon, les poussent sans ménagement dans un camion noir sans fenêtre. Un officier dirige l’opération. Il tient dans une main une liasse de papiers maintenue sur une planchette par une pince métallique, l’autre repose sur l’étui de son pistolet. Il fait l’appel des noms, d’une voix sèche.
Cet officier, c’est son père.
Édouard reste caché jusqu’à ce que le dernier prisonnier soit monté dans le camion. Puis il rentre chez lui, troublé et honteux. De quoi a-t-il honte ? Pas de ce que son père prête main-forte à un système de répression monstrueux. Il n’a aucune idée de ce système, jamais entendu le mot « Goulag ». Il sait qu’il existe des prisons et des camps où on enferme les délinquants et n’y voit rien à redire. Ce qui se passe, qu’il comprend mal et qui explique son trouble, c’est que son système de valeurs est en train de changer. Quand il était enfant, il y avait d’un côté les militaires, de l’autre les pékins, et même s’il n’avait pas vu le feu son père en tant que militaire méritait le respect. Dans le code des garçons de Saltov, qu’il est en train d’intégrer, il y a d’un côté les voyous, de l’autre les flics, et voici qu’au moment où il choisit le camp des voyous il découvre que son père n’est pas tant militaire que flic, et de la catégorie la plus subalterne : garde-chiourme, maton, petit fonctionnaire de l’ordre.
La scène a une suite, nocturne. Dans l’unique pièce qu’occupe la famille, le lit d’Édouard est au pied de celui de ses parents. Il n’a pas le souvenir de les avoir jamais entendus faire l’amour, mais il a celui d’une conversation à voix basse, alors qu’on le croit endormi. Déprimé, Veniamine raconte à Raïa qu’au lieu d’accompagner des condamnés d’Ukraine en Sibérie, comme il le fait d’ordinaire, il en a ramené dans l’autre sens, tout un contingent qui doit être fusillé. Cette alternance a été instituée pour ne pas trop démolir le moral des gardiens de camp : une année on fusille tous les condamnés à mort d’Union soviétique dans une prison, l’année suivante dans une autre. J’ai en vain cherché trace de cette improbable coutume dans des livres sur le Goulag mais, même si Édouard a mal compris ce que disait son père, il est certain que les hommes que celui-ci appelait par leur nom à leur sortie du wagon et cochait sur sa liste à leur entrée dans le camion allaient à la mort. L’un d’entre eux, raconte toujours Veniamine à sa femme, lui a fait une impression très forte. Son dossier porte le code signifiant « particulièrement dangereux ». C’est un homme jeune, toujours calme et poli, parlant un russe élégant et qui, dans sa cellule ou dans le wagon de marchandises, se débrouille pour faire chaque jour sa gymnastique. Ce condamné à mort stoïque et distingué devient pour Édouard un héros. Il se prend à rêver de lui ressembler un jour, d’aller en prison lui aussi, d’en imposer non seulement à de pauvres bougres de flics sous-payés comme son père mais aux femmes, aux voyous, aux vrais hommes – et comme tout ce qu’il a rêvé de faire enfant, il le fera.
4
Partout où il va, il est le plus jeune, le plus petit, le seul à porter des lunettes, mais il a toujours dans sa poche un couteau à cran d’arrêt dont la lame dépasse la largeur de sa paume, ce qui mesure la distance entre la poitrine et le cœur et signifie qu’avec, on peut tuer. De plus, il sait boire. Ce n’est pas son père qui le lui a appris mais un voisin, ancien prisonnier de guerre. En fait, dit le prisonnier de guerre, boire ne s’apprend pas : il faut être né avec un foie en acier, et c’est le cas d’Édouard. Néanmoins, il y a quelques trucs : s’enfiler un petit verre d’huile pour graisser les tuyaux avant une beuverie (on me l’a appris à moi aussi : ma mère le tenait d’un vieux prêtre sibérien) et ne pas manger en même temps (on m’a appris le contraire, je livre donc le conseil avec circonspection). Fort de ces dons innés et de cette technique, Édouard peut descendre un litre de vodka à l’heure, à raison d’un grand verre de 250 grammes tous les quarts d’heure. Ce talent de société lui permet d’épater jusqu’aux Azéris qui viennent de Bakou vendre des oranges sur le marché et de gagner des paris qui lui font de l’argent de poche. Il lui permet aussi de tenir ces marathons d’ivrognerie que les Russes appellent zapoï.
Zapoï est une affaire sérieuse, pas une cuite d’un soir qu’on paye, comme chez nous, d’une gueule de bois le lendemain. Zapoï, c’est rester plusieurs jours sans dessoûler, errer d’un lieu à l’autre, monter dans des trains sans savoir où ils vont, confier ses secrets les plus intimes à des rencontres de hasard, oublier tout ce qu’on a dit et fait : une sorte de voyage. C’est ainsi qu’une nuit, parce qu’ils ont commencé à picoler et se trouvent à court de carburant, Édouard et son meilleur ami Kostia décident de cambrioler un magasin d’alimentation. À quatorze ans, Kostia qu’on surnomme le Chat a déjà séjourné pour vol à main armée dans une colonie pénitentiaire pour mineurs. C’est du haut de cette autorité qu’il enseigne à son disciple Édouard la règle d’or du cambrioleur : « Agis avec courage et détermination, sans attendre que les conditions idéales soient réunies car les conditions idéales n’existent pas. » On regarde rapidement, à gauche, à droite, si personne ne passe dans la rue. On enveloppe son poing dans le blouson roulé en boule. D’un coup sec, on fait péter le carreau de la fenêtre du sous-sol, et voilà, on est dans la place. Il fait sombre, pas question d’allumer. On rafle autant de bouteilles de vodka que peuvent en contenir les sacs à dos, puis on fracture le tiroir-caisse. Vingt roubles seulement, une vraie misère. Il y a bien dans le bureau du directeur un coffre-fort, mais allez ouvrir un coffre-fort au couteau. Kostia essaye quand même et, pendant qu’il s’escrime, Édouard cherche ce qu’il pourrait piquer d’autre. À la patère, derrière la porte, un pardessus à col d’astrakan : allez, ça peut se revendre. Au fond d’un tiroir, une bouteille entamée de cognac arménien, certainement la réserve personnelle du directeur qui ne vend pas ce genre d’alcool à ses prolos de clients. Dans la sociologie personnelle d’Édouard, les commerçants sont tous des malfrats mais il faut reconnaître qu’ils savent ce qui est bon. Soudain, des voix, un bruit de pas, tout proche. La peur lui vrille les intestins. Il baisse sa culotte, s’accroupit en relevant les pans du manteau volé et lâche un jet de merde bien liquide. Fausse alerte.
Un peu plus tard, une fois sortis par le même chemin qu’ils sont entrés, les deux garçons s’arrêtent sur une de ces lugubres aires de jeux qu’aiment tant les concepteurs de cités prolétariennes. Assis dans le sable sale et humide, au pied d’un toboggan si rouillé que les parents évitent d’y amener les petits de peur qu’ils n’attrapent le tétanos, ils assèchent au goulot la bouteille de cognac et, après en avoir eu un peu honte, Édouard finit par se vanter d’avoir chié dans le bureau du directeur. « Je te parie, dit Kostia, que ce salaud va profiter du cambriolage pour déclarer comme volé du fric qu’il a détourné, lui. » Plus tard encore, ils vont chez Kostia dont la mère, veuve de guerre, proteste et se lamente quand ils s’enferment dans sa chambre pour continuer à boire. « Ta gueule, vieille chienne, répond élégamment son fils à travers la porte, sinon mon copain Ed va sortir t’enculer ! »
Après avoir bu toute la nuit, les deux garçons apportent les bouteilles qui restent chez Slava qui, depuis que ses parents ont été envoyés en camp pour délits économiques, vit avec son grand-père dans une cahute au bord de la rivière. Outre Édouard et Kostia, il y a cet après-midi chez Slava un type plus vieux, Gorkoun, qui a des dents en métal, les bras tatoués, parle peu, et dont Slava annonce avec fierté qu’il a passé la moitié de ses trente ans à la Kolyma. Les camps de travail de la Kolyma, à l’extrémité orientale de la Sibérie, sont réputés être les plus durs de tous et y avoir purgé trois tranches de cinq ans, c’est aux yeux des garçons comme être trois fois héros de l’Union soviétique : respect. Les heures s’écoulent lentement, à raconter des conneries, disperser d’une main molle les nuages de moustiques qui volettent en juillet au-dessus de la rivière ensablée, lamper de la vodka tiède en mangeant de petits morceaux de lard que Gorkoun découpe avec son couteau sibérien. Tous les quatre sont ivres, mais ils ont dépassé les pentes ascendante et descendante typiques de la première journée d’ivresse, atteint cette hébétude sombre et têtue qui permet au zapoï de prendre son rythme de croisière. La nuit tombant, ils décident d’aller traîner au parc de Krasnozavodsk où se rassemble le samedi soir la jeunesse de Saltov.
Là, ça ne rate pas, il y a de la baston, et la vérité est qu’Édouard et ses potes l’ont cherchée. Ça commence sur la piste de danse, en plein air. Gorkoun invite une fille à danser. La fille, une rouquine à gros seins et robe à fleurs, refuse parce que Gorkoun pue vraiment trop l’alcool et qu’il a l’air de ce qu’il est : un zek, comme on appelle en russe les bagnards. Édouard, pour se faire bien voir de Gorkoun, s’approche de la fille, sort son couteau qu’il pointe sur un de ses gros seins et appuie légèrement. En essayant de prendre une voix d’homme, il dit : « Je compte jusqu’à trois, si à trois tu ne vas pas danser avec mon ami… » C’est un peu plus tard, dans un coin sombre du parc, que les copains de la rouquine leur tombent dessus. La bagarre se transforme en débandade quand la police rapplique. Kostia et Slava parviennent à fuir, les flics rattrapent Gorkoun et Édouard. Ils les jettent à terre, commencent à leur botter les côtes et, méthodiquement, à leur écraser les mains : l’intérêt d’écraser les mains, c’est qu’après elles ne peuvent plus tenir d’armes. Édouard, à l’aveuglette, lance des coups de couteau, lacère le pantalon et un peu le mollet d’un policier. Tous les autres le tabassent jusqu’à ce qu’il perde connaissance.
Il revient à lui en cellule, dans la puanteur propre à tous les postes de police du monde – il en connaîtra beaucoup d’autres. Le commandant du poste, qui l’interroge, est un homme étonnamment poli, mais il ne lui cache pas que l’agression à main armée d’un policier pourrait lui valoir la peine de mort s’il était majeur et, comme il ne l’est pas, cinq ans au moins de colonie pénitentiaire. Est-ce qu’une adolescence sous les barreaux l’aurait brisé, ramené dans le rang, ou n’aurait-elle été dans sa vie d’aventurier qu’un épisode de plus ? Il y a échappé, en tout cas, car au nom de Savenko le commandant hausse les sourcils, demande s’il est bien le fils du lieutenant Savenko, du NKVD, et comme le lieutenant Savenko est un de ses anciens camarades il arrange l’affaire, enterre le dossier concernant le coup de couteau et, au lieu de cinq ans, Édouard écope juste de quinze jours. En principe il devrait les passer à ramasser des ordures mais il est trop contusionné pour bouger, alors on le laisse en cellule avec Gorkoun qui, mis en confiance par la ferveur de cet adolescent, devient loquace et deux semaines durant le régale d’histoires de la Kolyma.
Il va de soi que si Gorkoun a été là-bas, c’est pour des crimes de droit commun, sinon il ne s’en vanterait pas auprès de garçons comme Édouard et ses amis qui, contrairement à nous, ne portent aucun respect aux prisonniers politiques. Sans en connaître, ils les tiennent soit pour des intellectuels pontifiants, soit pour des crétins qui se sont fait coffrer sans même savoir pourquoi. Les bandits, en revanche, sont des héros, et particulièrement cette aristocratie du banditisme qu’on appelle vory v zakonié, les voleurs dans la loi. Il n’y en a pas à Saltov, où ne sévissent que de petits délinquants, Gorkoun lui-même ne prétend pas en être un, mais il en a connu au camp et ne se lasse pas de conter leurs hauts faits, en mettant sur le même plan et présentant comme dignes d’une égale admiration des actes de folle bravoure et de bestiale cruauté. Pourvu qu’un bandit soit honnête, c’est-à-dire observe les lois de son clan, pourvu qu’il sache tuer et mourir, Gorkoun ne voit que panache et distinction morale à ce qu’il joue aux cartes la vie d’un compagnon de baraque et, la partie finie, le saigne comme un goret, ou en entraîne un autre dans une tentative d’évasion avec le dessein de le manger quand les vivres manqueront au milieu de la taïga. Édouard écoute Gorkoun avec dévotion, admire ses tatouages, se fait initier à leurs arcanes. Car chez les bandits russes et particulièrement sibériens, on ne se fait pas tatouer n’importe quoi n’importe où ni n’importe comment. Les figures et leur emplacement indiquent avec précision le rang dans la hiérarchie criminelle, on conquiert à mesure qu’on gravit les échelons le droit d’en recouvrir progressivement le corps, et malheur au frimeur qui usurpe ce droit : celui-là, on l’écorche, on se fait des gants avec sa peau.
Les derniers jours de son emprisonnement, Édouard fait un constat qui le remplit d’une jouissance étrange, une sorte de plénitude dont la recherche va devenir une constante de sa vie. Il est entré en prison en admirant Gorkoun et en rêvant d’être un jour comme lui. Il en sort convaincu, c’est ce qui l’exalte, que Gorkoun n’est pas si admirable que ça et que lui, Édouard, ira beaucoup plus loin. Avec ses années de camp et ses tatouages, Gorkoun peut un moment faire illusion devant des adolescents provinciaux, mais à le fréquenter un peu on s’aperçoit qu’il parle des grands bandits comme le tout petit bandit qu’il est, sans se comparer à eux, sans imaginer un instant qu’il pourrait être à leur place, un peu comme ce pauvre couillon de Veniamine parle des hauts gradés. Il y a de l’humilité et de la candeur dans cette façon de se tenir à sa place, mais cette humilité, cette candeur, ce n’est pas pour Édouard, qui pense que c’est bien d’être un criminel, qu’il n’y a même rien de mieux, mais qu’il faut viser haut : être un roi du crime, pas un second couteau.
5
Ces vues nouvelles, quand Édouard lui en fait part, galvanisent Kostia et, tandis que Gorkoun à sa sortie de prison ne montre d’autre ambition que de jouer aux dominos, les deux garçons s’excitent mutuellement au mépris pour tout ce qui les entoure. Rien de ce qu’à Saltov on peut connaître de la société n’y échappe : prolos obtus et résignés, loubards voués à devenir prolos comme leurs parents, ingénieurs ou officiers qui ne sont que des prolos améliorés, commerçants n’en parlons même pas. Aucun doute, ce qu’il faut, c’est devenir des bandits.
Mais comment ? Comment trouver une bande et s’en faire accepter ? Il y en a forcément en ville et, lorsqu’ils s’enhardissent à prendre le tramway jusqu’au centre, le départ est empreint d’exaltation : à nous deux, Kharkov ! Hélas, une fois sur place, ils sont aussi peu à leur aise que sur le boulevard Saint-Germain des racailles du 9-3. Édouard a vécu là pourtant, à une époque que comme sa mère il tend à idéaliser. Il fait faire à Kostia, rituellement, le tour des lieux de son enfance, la rue de l’Armée-Rouge, l’avenue Sverdlov, mais ce tour est vite fait, ensuite ils ne savent plus où aller, à quelle porte frapper, à peine osent-ils commander une bière dans un kiosque et, dépités, mécontents d’eux-mêmes, ils regagnent leur cité où la vie est si tragiquement éloignée de la vraie vie mais où il se trouve qu’ils vivent, eux – et ça, ce n’est pas de chance.
Puis Édouard rencontre Kadik, qui sera l’autre grand ami de son adolescence, et les choses changent. D’un an plus âgé que lui, vivant seul avec sa mère, Kadik ne fréquente pas les petits voyous de Saltov. Il a des relations dans le centre-ville, mais ce ne sont pas les bandits qu’Édouard rêve si ardemment d’approcher. Sa grande fierté est de connaître un saxophoniste qui joue Caravan de Duke Ellington et, par lui, d’avoir côtoyé les membres du groupe kharkovien « le Cheval bleu », des espèces de beatniks qui ont eu l’honneur d’un article dans la Komsomolskaïa Pravda : le swinging Kharkov, en quelque sorte. Pour échapper au destin tout tracé du jeune saltovien, Kadik aspire à être un artiste et, à défaut d’avoir une vocation bien marquée, c’est au moins ce qu’on pourrait appeler un branché, jouant un peu de guitare, achetant et collectionnant des disques, lisant, employant toute son énergie à se tenir au courant de ce qui se passe en ville, à Moscou, et même en Amérique.
Tout cela, pour Édouard, est totalement nouveau, les valeurs et les codes de Kadik bouleversent les siens. Sous son influence, il découvre le culte de la sape. Quand il était petit, sa mère l’habillait au marché aux puces, où s’écoulaient des prises de guerre : il portait de jolis costumes d’enfant modèle allemand et prenait un trouble plaisir à penser que c’étaient les habits d’un fils de directeur d’IG Farben ou de Krupp, tué à Berlin en 1944. Ensuite s’est imposé le code vestimentaire de Saltov : pantalon de chantier, grosse parka doublée de fourrure synthétique, toute autre fantaisie est le fait d’une tantouse, en sorte que ses copains sont extrêmement surpris de voir un jour Édouard arborer sous un blouson canari à capuche un pantalon en velours frappé mauve et des godasses si bien ferrées que s’il traîne les talons sur l’asphalte elles font des étincelles. Seuls Kadik et lui, à Saltov, sont en mesure d’apprécier leur propre dandysme, mais comme on le sait prompt à sortir son couteau on se contente de se marrer sans le traiter de tantouse.
Ce dandysme, c’est ce qui lui plaît aussi chez les jazzmen qu’idolâtre son nouvel ami. À la musique elle-même il reste assez fermé et le restera toute sa vie, en revanche il se remet à lire. Il s’était arrêté à Jules Verne et Alexandre Dumas, il reprend à Romain Rolland dont Kadik lui prête Jean-Christophe et L’Âme enchantée, vastes et vaporeux romans d’apprentissage que je pense avoir été un des derniers adolescents à lire en France, mais qui connaissent un reste de faveur en Union soviétique parce que leur auteur, par pacifisme, a été compagnon de route des communistes. De là, il passe à Jack London, Knut Hamsun, les grands vagabonds, ceux qui ont fait tous les métiers et nourri leurs livres de ces expériences. Ses préférences, en prose, vont aux auteurs étrangers mais dès qu’il s’agit de poésie, rien ne vaut la russe, et un garçon qui en lit devient tout naturellement un garçon qui en écrit, puis lit ce qu’il a écrit autour de lui : ainsi Édouard, qui n’avait jamais auparavant envisagé cette vocation, se retrouve-t-il poète.
Un cliché veut qu’en Russie les poètes soient aussi populaires que chez nous les chanteurs de variétés et, comme beaucoup de clichés sur la Russie, c’est ou du moins c’était absolument vrai. Rien que son prénom recherché, notre héros le doit à la prédilection de son père, simple sous-officier ukrainien, pour le poète mineur Édouard Bagritski (1895-1934), et quand on lit L’Adolescent Savenko, le livre dont je tire les informations de ce chapitre, on est tout étonné d’apprendre au détour d’une phrase que ses copains les petits voyous de Saltov, tout en appréciant les poèmes d’Édouard, le vannent un peu parce qu’il pompe Blok ou Essénine. Un apprenti poète, dans une cité industrielle d’Ukraine, n’est pas plus déplacé qu’un apprenti rappeur en banlieue parisienne aujourd’hui. Comme lui il peut se dire que c’est sa chance d’échapper à l’usine ou à la délinquance. Comme lui il peut compter sur les encouragements de ses amis, sur leur fierté s’il réussit un tant soit peu, et c’est poussé non seulement par Kadik mais aussi par Kostia et sa bande qu’Édouard s’inscrit à un concours de poésie qui a lieu le 7 novembre 1957, jour de la fête nationale soviétique et jour, comme on va le voir, décisif dans sa vie.
La ville tout entière, ce jour-là, se rassemble sur la place Dzerjinski dont nul Kharkovien n’ignore que, pavée par des prisonniers allemands, elle est la plus grande place d’Europe et la deuxième du monde après Tian’anmen. Il y a des défilés, des ballets, des discours, des remises de médailles. Les masses prolétariennes se sont endimanchées, spectacle qui excite les sarcasmes de nos deux dandys. Et puis, au cinéma Pobiéda, la victoire, il y a le concours de poésie où Édouard, sous ses airs bravaches, espère de tout son cœur que Svéta va venir l’écouter.
Kadik est confiant : elle viendra, elle ne peut pas ne pas venir. En fait, rien n’est moins sûr. Svéta est capricieuse, fantasque. Édouard, théoriquement, « sort » avec elle, mais bien qu’il réponde oui quand les copains lui demandent s’il se l’est faite, ce n’est pas vrai : il ne s’est encore fait personne. Il souffre d’être puceau et réduit à mentir, ce qu’un homme selon lui ne devrait jamais faire. Il souffre de n’avoir aucun droit sur Svéta et de la savoir attirée par des garçons plus âgés. Il souffre, à quinze ans, d’en paraître douze, et place tous ses espoirs dans le cahier contenant ses vers. Il a choisi avec soin ceux qu’il récitera, écartant les poèmes, nombreux, sur les bandits, les vols à main armée, la prison, et s’en tenant sagement au lyrisme amoureux.
Quand il arrive avec Kadik au cinéma Pobiéda, ils retrouvent dans la foule toute sa bande de Saltov, mais pas Svéta. Kadik essaie de le rassurer : il est encore tôt. Divers orateurs officiels se succèdent à la tribune. N’y tenant plus, Édouard s’abaisse à demander si personne n’a vu Svéta et malheureusement si, quelqu’un l’a vue : au Parc de la Culture, avec Chourik. Chourik est un crétin de dix-huit ans à la moustache chétive dont Édouard est certain qu’il restera jusqu’à sa retraite vendeur dans un magasin de chaussures tandis que lui, Édouard, mènera de par le monde une vie d’aventurier, n’empêche que pour l’instant il donnerait beaucoup pour être à la place de Chourik.
Le concours commence. Le premier poème porte sur les horreurs du servage, ce qui fait ricaner Kadik : le servage n’existe plus depuis un siècle : moderne, le gars ! Suit un truc sur la boxe imité, comme cela n’échappe à aucun des loubards du public, du jeune poète qui monte : Evguéni Evtouchenko. Enfin vient le tour d’Édouard qui récite en se retenant de pleurer le poème qu’il a écrit pour Svéta. Après, pendant que d’autres candidats se succèdent sur la scène, sa bande le fête. On l’embrasse, on lui tape dans le dos, on lui dit : « Mange ta queue ! » – salut rituel des Saltoviens – on prédit qu’il aura le prix, et finalement il l’a. Il remonte sur scène, le directeur de la maison de la culture Staline le félicite et lui donne un diplôme, ainsi qu’un cadeau.
Quoi, comme cadeau ?
Une boîte de dominos.
Putain, les enculés, pense Édouard : une boîte de dominos !
À la sortie du Pobiéda, alors qu’entouré de ses copains il essaie de faire bonne figure, un type l’aborde, qui se dit envoyé par Touzik. Touzik est un voyou bien connu à Saltov : il a vingt ans, se cache pour échapper au service militaire, ne se déplace jamais sans une escouade d’hommes en armes. Et, dit son émissaire, il veut voir le poète. Les copains se regardent avec inquiétude : ça ne rigole plus. Touzik est notoirement dangereux, mais il serait plus dangereux encore de refuser son invitation. L’émissaire le conduit, près du cinéma, dans une impasse où attendent une quinzaine de gars patibulaires et au milieu de cette cour, costaud, presque gras, vêtu de noir, Touzik qui dit avoir aimé le poème. Il veut que le poète lui en écrive un autre en l’honneur de Galia, la blonde très maquillée qu’il tient par la taille. Édouard promet de le faire, on lui tend pour sceller cet accord un joint de hasch du Tadjikistan. C’est la première fois qu’il fume, ça l’écœure, il avale quand même la fumée. Ensuite, Touzik l’invite à embrasser Galia, sur la bouche. Il y a de quoi se méfier, tout ce qu’il dit semble avoir un double sens, s’il vous serre dans ses bras ça peut être pour vous éventrer. Il paraît que Staline était comme ça : cajoleur et cruel. Édouard veut se dérober en riant, l’autre insiste : « Tu ne veux pas rouler une pelle à ma copine ? Elle ne te plaît pas, ma copine ? Allez, mets-y la langue ! » Air connu, de mauvais augure, cependant rien de fâcheux ne se passe. On continue longtemps, très longtemps, à boire, fumer et balancer des vannes, jusqu’à ce que Touzik décide de lever le camp pour aller se balader en ville. Édouard, qui ne sait pas trop si on l’a adopté comme mascotte ou comme souffre-douleur, en profiterait bien pour s’éclipser, mais Touzik ne le lâche pas.
« Tu as déjà buté quelqu’un, poète ?
– Non, répond Édouard.
– Tu aimerais ?
– Euh… »
Édouard trouve excitant, au bout du compte, d’être l’ami de Touzik et de marcher avec lui à la tête d’une vingtaine de durs prêts à mettre la ville à feu et à sang. Il est tard, la fête est finie, la plupart des gens sont rentrés chez eux et ceux qui, dans les rues aux réverbères cassés, voient approcher la bande s’écartent en toute hâte. Mais voici qu’un type et deux filles ne s’écartent pas à temps et qu’on commence à les asticoter. « Tu as deux nanas pour toi tout seul, dit suavement Touzik au type, tu m’en prêteras bien une ? » Le type, blême, comprend qu’il s’est mis dans un mauvais pas, il essaye de plaisanter mais Touzik le plie en deux d’un coup de poing dans le ventre. À son signal, les autres se mettent à peloter les filles. Ça va tourner au viol. Ça tourne au viol. L’une des filles est bientôt à poil, elle est grosse, la peau blême, ce doit être une prolo d’un foyer de Saltov. Les gars enfoncent à tour de rôle les doigts dans sa chatte. Édouard fait comme eux, c’est humide et froid, quand il ressort ses doigts il y a du sang dessus. Ça le dégrise d’un coup, l’excitation retombe. À quelques mètres, ils sont une dizaine qui violent l’autre, à la file. Quant au type, on le roue de coups. Il gémit de plus en plus faiblement, puis ne bouge plus. Le côté de son visage est une bouillie sanglante.
L’incident créant un peu de flottement, cette fois Édouard parvient à s’enfuir. Il marche vite, son couteau et son cahier de poèmes dans sa poche, sa boîte de dominos sous le bras, ne sachant où aller. Pas chez Kadik, pas chez Kostia. Finalement, il va chez Svéta. Il a envie de baiser ou de tuer. Si elle est seule il la baise, si elle est avec Chourik il les tue. Pas de raison de se priver : comme il est mineur on ne le fusillera pas, il prendra juste quinze ans et les copains le considéreront comme un héros.
Malgré l’heure tardive, la mère de Svéta, qui passe pour être plus ou moins pute, lui ouvre la porte. Svéta n’est pas encore rentrée.
« Tu veux l’attendre ?
– Non, je reviendrai. »
Il repart dans la nuit, marche, marche, en proie à un mélange d’excitation, de colère, de dégoût et d’autres sentiments qu’il n’identifie pas. Quand il revient, Svéta est rentrée. Seule. Ce qui se passe ensuite est confus, il n’y a pas vraiment eu de conversation, Édouard est juste au lit avec elle et il la baise. C’est la première fois. Il lui dit : « C’est comme ça qu’il te met sa queue, Chourik ? » Quand il a joui, trop vite, Svéta allume une cigarette et lui expose sa philosophie : la femme est plus mûre que l’homme, alors pour que ça marche sexuellement il faut que l’homme soit plus vieux. « Je t’aime vraiment bien, Edik, mais tu vois, tu es trop petit. Tu peux rester dormir, si tu veux. »
Édouard ne veut pas, il s’en va furieux, convaincu que les gens méritent qu’on les tue et décidé, quand il sera grand, à en tuer : sans faute.
Voilà : c’était l’histoire de son dépucelage.
6
La scène suivante se déroule cinq ans plus tard, dans la chambre qu’habite la famille Savenko. Il est minuit, Édouard se déshabille sans bruit pour ne pas réveiller sa mère, qui dort seule dans le lit conjugal. Son père est en mission, il ne sait pas où et ne souhaite pas le savoir, le temps est loin où il l’admirait. Si fatigué qu’il soit après huit heures d’usine, il n’a pas sommeil, alors il s’assied à la table sur laquelle traîne, dans une collection de classiques étrangers reliés en imitation cuir, Le Rouge et le Noir. Sa mère a dû le sortir, pour accompagner son dîner solitaire, de la petite bibliothèque vitrée protégeant de la poussière les preuves de sa culture. Il l’a lu autrefois, et aimé. Le feuilletant, il retombe sur la scène fameuse où Julien Sorel, par une nuit d’été, sous un tilleul, se force à prendre la main de Mme de Rénal, et cette scène qui l’avait exalté le remplit d’une soudaine, vertigineuse tristesse. Il y a quelques années encore, il lui était facile de s’identifier à Julien, sorti d’un bled pourri sans autre atout que son charme et ses dents longues, et de s’imaginer comme lui séduisant une belle aristocrate. Ce qui lui apparaît maintenant avec une brutale évidence, ce n’est pas seulement qu’il n’en connaît pas, de belle aristocrate, mais qu’il n’a aucune chance d’en connaître jamais.
Il avait de grands rêves et tout a mal tourné depuis deux ans. En fait, depuis que Kostia et deux autres de leurs copains ont été condamnés à mort par le tribunal régional de Kharkov. L’un d’eux a été exécuté, Kostia et l’autre s’en sont tirés avec douze ans de camp. Là-dessus, Kadik, qui avait de grands rêves aussi, qui voulait devenir musicien de jazz, est entré à l’usine la Faucille et le Marteau, et ce n’était pas la peine de se moquer de lui pour quelques mois plus tard, la queue basse, suivre son exemple. Édouard est fondeur à présent. C’est sale, abrutissant, mais il est du genre à faire bien tout ce qu’il fait. Si le sort avait permis qu’il soit bandit, il aurait été un bon bandit. Prolo, il est un bon prolo, la casquette sur la tête, la gamelle pour midi, régulièrement cité au tableau d’honneur et, le samedi soir, descendant ses 800 grammes de vodka avec les autres gars de son équipe. Il n’écrit plus de poésie. Il a des petites amies, prolotes comme lui. La dernière catastrophe qui pourrait lui tomber dessus serait d’en engrosser une et de devoir l’épouser, et cette catastrophe, si on voit les choses en face, il est plus que probable qu’elle va lui tomber dessus. Comme sur Kadik, son éclaireur sur le sentier de la déroute, qui vient de se mettre en ménage avec une ouvrière nommée Lydia, plus vieille que lui, même pas jolie, le ventre s’arrondissant déjà, et le malheureux répète pour essayer de s’en persuader, avec une obstination pathétique, qu’avec elle ça y est, il a trouvé le véritable amour et qu’il n’a aucun regret, vraiment aucun regret, de lui sacrifier des rêveries immatures.
Pauvre Kadik. Pauvre Édouard. Même pas vingt ans et déjà cuit. Bandit raté, poète raté, voué à une vie de merde dans le trou du cul du monde. On lui a beaucoup répété qu’il a eu de la veine de n’être pas avec Kostia et les deux autres le soir où, ivres, ils ont tué un homme. Est-ce si sûr ? Est-ce qu’il ne vaut pas mieux mourir vivant que vivre mort ? Se rappelant cette nuit, trente ans plus tard, il pensera que c’était pour se sentir vivant, pas pour mourir, qu’il est allé chercher sur la tablette du lavabo le rasoir à manche de corne de son père – lui, Édouard, se rase à peine : il a une peau d’Asiate, presque imberbe, une peau qui aurait mérité d’être caressée par des femmes belles et raffinées, mais c’est raté.
Il appuie le tranchant effilé du rasoir sur l’intérieur de son poignet. Regarde, dans la pénombre, la pièce familière et moche où s’est écoulée plus de la moitié de sa vie. Il était encore enfant quand il y est arrivé : un petit garçon tendre et sérieux. Comme c’est loin… À trois mètres de lui, sa mère ronfle sous les couvertures, la tête tournée contre le mur. Elle mourra de chagrin, mais il a déjà commencé à la faire mourir de chagrin en abandonnant ses études, en devenant ouvrier, alors autant finir le travail. La première incision est facile, la peau se fend, c’est presque indolore. C’est quand on arrive aux veines que cela devient dur. Il faut détourner les yeux, serrer les dents, tirer la lame d’un coup très sec, en enfonçant bien, pour que le sang se mette à couler. La force lui manque pour attaquer l’autre poignet, un seul devrait suffire. Il le laisse devant lui sur la table, regarde la tache sombre qui s’agrandit sur la toile cirée, empoisse Le Rouge et le Noir. Il ne bouge pas. Il sent son corps devenir froid. Le bruit de sa chaise, quand il tombe, réveille sa mère en sursaut. Lui se réveille le lendemain, chez les fous.
C’est pire que la prison, l’hôpital psychiatrique, parce qu’en prison au moins on connaît le tarif, on sait quand on sort, alors qu’ici on est à la merci de médecins qui vous regardent derrière leurs lunettes et vous disent : « On verra », ou encore plus souvent ne vous disent rien. Les journées se passent à dormir, à fumer, à bouffer de la kacha, à se faire chier. Tellement chier qu’il supplie Kadik de l’aider à faire le mur, et Kadik, brave Kadik, sans rien dire à son dragon de Lydia, adosse une échelle à la fenêtre, parvient à desceller un barreau. Voici Édouard dehors, décidé à partir très loin, mais il commet l’erreur de repasser chez ses parents où la police vient le cueillir le lendemain matin. C’est sa mère qui les a appelés et quand il lui demande, fou de rage, pourquoi elle a fait ça, Raïa lui explique que c’est pour son bien : s’il retourne à l’hosto on l’en laissera sortir très vite, mais en règle, alors qu’évadé, recherché, il ne le sera jamais, en règle. Bonnes paroles, sans doute y croit-elle, mais au lieu de le laisser sortir très vite on le transfère de chez les fous-calmes chez les fous-dingues où on l’attache avec des serviettes mouillées aux barreaux de son lit, plus exactement du lit qu’il partage avec un taré occupé à se branler du matin au soir, car chez les fous-dingues on n’a même pas un lit pour soi tout seul. Une fois par jour on lui fait une piqûre d’insuline alors qu’il n’a pas de diabète, juste pour lui apprendre à vivre et le calmer. C’est sûr, ça le calme. Il devient lent, bouffi, spongieux, il sent que son cerveau privé de sucre part en couille, qu’il n’a même plus la force de se révolter. Il commence à avoir envie de tomber dans le coma, de ne pas se réveiller, qu’on n’en parle plus.
Au bout de quand même deux mois de ce régime, il a la chance de tomber sur un vieux psychiatre aux oreilles poilues qui, d’une courte conversation avec ce garçon transformé en zombie, a la sagesse de conclure : « Tu n’es pas fou. Tu as juste envie d’attirer l’attention sur toi. Mon conseil : il y a mieux à faire pour ça que s’ouvrir les veines. Ne retourne pas à l’usine. Va voir ces gens de ma part. »
7
L’adresse que lui a donnée le vieux psychiatre est celle d’une librairie dans le centre de Kharkov, qui cherche un vendeur ambulant. Il s’agit d’étaler des livres d’occasion sur une table pliante dans le hall d’un cinéma ou devant l’entrée du zoo et d’attendre le chaland. Le chaland est rare, les livres presque donnés, et le vendeur sur chacun touche un pourcentage ridicule. Édouard ne ferait pas long feu dans ce boulot mieux fait pour meubler les loisirs d’un retraité si la librairie 41, où il va chercher ses cartons le matin et rapporte le soir sa recette, ne se révélait le rendez-vous de tout ce que Kharkov compte d’artistes et de poètes, qu’on appelle alors « décadents » : le monde autour duquel rôdait le pauvre Kadik avant que la faucille, le marteau et Lydia n’y mettent bon ordre. Édouard, en dépit de sa timidité, commence à s’y attarder après l’heure officielle de fermeture. Il arrive souvent qu’il rate le dernier tram et doive marcher deux heures dans la nuit et la neige pour regagner sa lointaine banlieue ouvrière. Car c’est le soir, une fois le rideau de fer baissé, qu’on commence non seulement à boire et palabrer mais surtout à s’échanger ces copies clandestines d’œuvres interdites qu’on appelle samizdat – littéralement : publié par soi. On vous en confie une, vous en faites à votre tour quelques autres, ainsi a circulé à peu près tout ce qui était vivant dans la littérature soviétique : Boulgakov, Mandelstam, Akhmatova, Tsvetaeva, Pilniak, Platonov… Une soirée mémorable au 41, c’est par exemple quand arrive de Leningrad l’exemplaire presque illisible à force de pâleur (cinquième, sixième carbone, évaluent avec une moue les connaisseurs) d’un poème du jeune Joseph Brodsky, Procession, qu’Édouard vingt ans plus tard définira comme « une imitation de Marina Tsvetaeva d’une valeur artistique douteuse, mais qui correspondait exactement au stade de développement socioculturel de Kharkov et des habitués de la librairie ».
Je ne sais trop que penser de cette impertinence, pour une raison que l’heure est sans doute venue d’avouer : c’est que je suis complètement bouché à la poésie. Comme les gens qui, dans un musée, regardent avant le tableau le nom du peintre sur le cartouche pour savoir s’il y a lieu ou non de s’extasier, je n’ai en ce domaine pas de jugement personnel et celui du jeune Édouard, rapide, impérieux, m’en impose d’autant plus. Il ne se contente pas de dire : « J’aime, j’aime pas », mais distingue au premier coup d’œil l’original de l’ersatz, par exemple il ne se laisse pas avoir par, je cite, « ceux qui imitent les modernistes polonais, qui ne sont plus de la première fraîcheur et en imitent eux-mêmes d’autres ». J’ai déjà noté la surprenante expertise des loubards de Saltov, capables de repérer dans ses premiers vers les influences d’Essénine ou de Blok. Ce qu’il découvre au 41 c’est qu’Essénine et Blok, c’est bien, mais disons que c’est bien comme Apollinaire ou, pour être méchant, comme Prévert : même les gens qui n’y connaissent rien connaissent, et ceux qui s’y connaissent vraiment préfèrent de très loin par exemple Mandelstam ou, mieux, Velimir Khlebnikov, le grand avant-gardiste des années vingt.
C’est le poète préféré, par exemple, de Motritch, qui passe lui-même pour le génie du 41. À trente ans, Motritch n’a rien publié et ne publiera jamais rien, mais l’avantage de la censure, c’est qu’on peut être un auteur qui ne publie rien sans qu’on vous soupçonne de manquer de talent, au contraire. Ainsi y a-t-il, à la périphérie de leur groupe, un garçon qui a écrit un recueil de poèmes sur l’équipage du croiseur Dzerjinski et reçu pour ça le prix littéraire du Komsomol d’Ukraine. Joli début, gros tirage, belle carrière d’apparatchik des lettres en perspective, or non seulement tout le monde le juge inférieur à Motritch mais lui-même se juge inférieur à Motritch et, quand il s’aventure au 41, s’emploie de son mieux à faire oublier un succès qui le désigne clairement comme un vendu et un imposteur. Motritch connaîtra le sort de tous les héros d’Édouard, qui est d’être vite déboulonné de son piédestal, mais pour le moment c’est son héros, un vrai poète vivant – et, jugera-t-il plus tard, usant d’une distinction assez fine, un mauvais poète mais un poète authentique. Il lit ses vers, écoute ses vaticinations, sous son influence se prend de passion pour Khlebnikov dont il recopie à la main les trois volumes d’œuvres complètes et, aux heures creuses que lui offre son travail de libraire ambulant, se remet à écrire, sans le dire à personne.
La vendeuse principale du 41, Anna Moïsseïevna Rubinstein, est une femme majestueuse, les cheveux déjà gris, avec un beau visage tragique et un énorme cul. Plus jeune, elle ressemblait à Elizabeth Taylor ; à vingt-huit ans, c’est déjà une matrone, à qui les jeunes gens cèdent leur place dans le tramway. Sujette à des troubles maniacodépressifs pour lesquels elle touche une prime d’invalidité, elle se définit fièrement comme « schizo » et traite de fous tous ceux pour qui elle a de l’estime. Ils le prennent comme un compliment. C’est que dans le monde des « décadents » de Kharkov le génie se doit d’être non seulement méconnu mais poivrot, délirant, socialement inadapté. L’hôpital psychiatrique étant par ailleurs un instrument de répression politique, y avoir séjourné vaut brevet de dissidence – un mot qui à l’époque dont je parle fait ses premiers pas. Édouard ne le connaissait pas encore quand on l’a bouclé chez les fous-dingues, mais un de ses talents est de se mettre vite à la page et il ne rate désormais plus une occasion de raconter sa camisole de force et son voisin de lit qui bavait et se branlait toute la journée. Écrivant cela, l’idée me vient que moi-même j’ai donné jusqu’à un âge relativement avancé dans le culte romantique de la folie. Cela m’a passé, Dieu merci. L’expérience m’a appris que ce romantisme-là est une connerie, que la folie est ce qu’il y a de plus triste et morne au monde, et je pense que cela, Édouard l’a toujours su, d’instinct, qu’il s’est toujours félicité d’être tout ce qu’on voudra, dur, égocentrique, sans pitié, mais fou, non, absolument pas fou. Le contraire, autant que cela existe.
Folle, en revanche, Anna l’était pour de bon, et sa folie prendra un tour tragique, mais pour l’instant elle peut encore être confondue avec une forme d’excentricité, de fantaisie haute en couleur, au même titre que sa notoire voracité sexuelle. Toute la bohème de Kharkov y est passée, raconte-t-on au 41, c’est en particulier une spécialiste du dépucelage de jeunes créateurs. Comme elle habite juste à côté, les soirées à la librairie se terminent souvent chez elle. Édouard, qui au début n’y est pas expressément invité, se les représente comme des orgies. En réalité, comme il le découvre quand il s’enhardit à suivre le mouvement, les after chez Anna consistent, comme à la librairie, en conversations exaltées sur l’art et la littérature, déclamations poétiques de plus en plus pâteuses, ragots et private jokes incompréhensibles pour lui qui, sur son coin de canapé pelucheux, rit quand les autres rient et se soûle pour vaincre sa timidité. Hormis la maîtresse de maison et sa mère qui cogne de temps en temps à la porte pour demander qu’on fasse moins de bruit, il n’y a à ces soirées que des hommes, ces hommes prennent familièrement Anna par le cou, l’embrassent sur la bouche, en sorte qu’Édouard a l’impression désagréable d’être le seul du groupe à ne pas se l’être tapée. A-t-il vraiment envie de se la taper, ou plutôt de faire partie de ce groupe qu’il voit lucidement comme sa seule chance d’échapper à Saltov ? Elle a de beaux seins, c’est vrai, mais il n’aime pas les grosses. Quand il se branle en pensant à elle ce n’est pas très convaincant et il a peur s’ils se retrouvent au lit de ne pas bander ou de jouir trop vite. Et puis, une nuit, il est très tard, les invités s’en vont les uns après les autres, mais lui non. Comme Julien s’est promis de prendre la main de Mme de Rénal, il s’est promis de rester, coûte que coûte, ne serait-ce que pour se prouver qu’il n’est pas un dégonflé. Les derniers à partir, en remettant leurs manteaux, lui adressent des clins d’œil goguenards. Lui joue de son mieux le type blasé, tranquille, qui sait s’y prendre. Quand ils se retrouvent seuls, Anna ne fait pas de manières. Comme prévu, il jouit vite la première fois mais recommence aussitôt, c’est le privilège de la jeunesse. Elle, elle a l’air contente : c’est l’essentiel.
Car le plan de notre Édouard, ce Barry Lyndon soviétique, n’était pas seulement de coucher avec Anna mais de venir carrément s’installer chez elle, dans le saint des saints de la bohème, passant ainsi du rôle de petit prolo qui s’incruste à celui d’amant en titre et de maître des lieux. Comme l’appartement qu’elles partagent compte, luxe immense, deux pièces, la mère d’Anna, Célia Iakovlevna, feint d’abord de ne pas remarquer qu’il reste dormir mais elle l’adopte vite, parce qu’il sait y faire avec les vieilles dames et aussi parce qu’elle lui est reconnaissante de mettre un terme au défilé d’amants qui faisait cancaner l’immeuble.
Se figurer ce défilé en plongerait d’autres dans des affres de jalousie rétrospective : pour Édouard, c’est un stimulant. Anna, il faut bien le dire, l’excite modérément, il a besoin de se soûler pour monter à l’assaut de son corps énorme, plein de plis, en revanche ça l’excite de penser à tous les hommes qui l’y ont précédé. Beaucoup font partie de leur cercle. Est-ce qu’ils l’envient plutôt ou se moquent plutôt de lui – soit ce qu’il désire et redoute le plus au monde ? Un peu les deux, sans doute, ce qui est sûr c’est que l’Édouard d’il n’y a même pas quelques mois, fondeur à la Faucille et le Marteau, aurait passionnément envié cet Édouard qui habite non plus Saltov mais l’autrefois inaccessible centre-ville ; dont les amis ne sont plus des ouvriers et des loubards mais des poètes et des artistes ; qui leur ouvre la porte avec l’assurance nonchalante de l’homme qui est chez lui, qui aime bien qu’on passe chez lui à l’improviste et y tenir table ouverte. Dans le brouhaha des discussions, il n’a plus besoin d’élever la voix, on l’écoute quand il parle parce qu’il est le khaziaïn, ce qui veut dire le maître de maison, mais avec une nuance d’autorité féodale, on peut être le khaziaïn d’une ville entière, Staline était celui de l’Union. Évidemment, ce serait mieux si Anna était plus belle, s’il la désirait davantage, mais dans l’espèce de partenariat, à la fois orageux et affectueux, qui se met en place entre eux et durera sept ans, chacun trouve son compte, lui la stabilisant, elle le dégrossissant.
Il lui lit ses poèmes, elle les trouve bons et les montre à Motritch qui les trouve bons aussi. Très bons, même. Ainsi encouragé, il en donne lecture à la librairie, en compose un recueil dont il recopie lui-même, à la main, une dizaine d’exemplaires. Il n’en est pas encore à ce que d’autres les recopient, ce qui est le second barreau sur l’échelle de la gloire dissidente – le troisième étant ce qu’on appelle non plus samizdat mais tamizdat : publié là-bas, en Occident, comme le Docteur Jivago. Son petit recueil, qui ne circule que dans les parages immédiats du 41, suffit cependant à le faire considérer comme poète, dans toute la plénitude de ce statut.
C’est un statut enviable parce que, même si on mène une vie de misère, il protège de l’opprobre lié à une vie de misère, et beaucoup, une fois qu’ils l’ont acquis, en jouissent sans plus écrire jusqu’à la fin de leurs jours. Pas Édouard, qui n’est ni paresseux ni facilement satisfait et qui a découvert qu’en travaillant un peu chaque jour, mais tous les jours, on progresse à coup sûr – discipline à laquelle il restera fidèle toute sa vie. Il a découvert aussi que ce n’est pas la peine, dans un poème, de parler du « ciel bleu » parce que tout le monde le sait, qu’il est bleu, mais que les trouvailles du genre « bleu comme une orange », à force d’avoir traîné partout, c’est presque pire. Pour étonner, ce qui est son but, il mise sur le prosaïsme plutôt que sur la préciosité : pas de mots rares ni de métaphores, appeler un chat un chat, si on parle de gens qu’on connaît donner leurs noms et leurs adresses. Ainsi se forge-t-il un style qui ne fait pas de lui, juge-t-il, un grand poète, mais au moins un poète identifiable.
Pour être pleinement ce poète, il ne lui manque qu’un nom, quelque chose qui sonne mieux que son triste patronyme de bouseux ukrainien. Un soir, la petite bande réunie chez Anna joue à s’en inventer. Lionia Ivanov devient Odeialov, Sacha Melekhov, Boukhankine, et Édouard Savenko, Ed Limonov – hommage à son humeur acide et belliqueuse, car limon signifie citron et limonka grenade – celle qui se dégoupille. Les autres laisseront tomber ces pseudonymes, lui gardera le sien. Même son nom, ça lui plaît de ne le devoir qu’à lui-même.
8
Il faut maintenant que je parle des pantalons. Tout commence quand un visiteur remarque son jean à pattes d’éléphant et, comme ce genre d’article ne se trouve pas dans le commerce, lui demande qui le lui a fait. « Moi », se vante bêtement Édouard qui en réalité l’a fait couper par un tailleur en chambre, fournisseur de Kadik au temps de son dandysme. « Tu pourrais me faire le même si je trouve le tissu ? – Bien sûr », répond-il, comptant porter le tissu chez le tailleur et toucher au passage une petite commission.
Hélas, le jour où il va le voir, plus de tailleur : envolé, disparu sans laisser d’adresse. Pour une fois qu’Édouard ment, c’est bien sa chance. Comme il n’est pas question de perdre la face, il ne voit qu’une solution : s’enfermer avec son propre pantalon pour modèle, du fil, une aiguille, des ciseaux, et ne pas sortir de sa retraite avant d’avoir produit quelque chose qui ressemble à un jean à pattes d’éléphants. C’est difficile, de faire un pantalon, mais il tient de son père un vrai talent pour toute espèce de bricolage et après quarante-huit heures d’efforts, d’échecs, de plans aussi complexes que ceux d’un pont de chemin de fer, le résultat donne satisfaction au client qui lui paie vingt roubles pour la façon et fait connaître l’adresse autour de lui, en sorte que les commandes se mettent à affluer.
C’est ainsi que, par hasard, il a réglé la question de sa survie pour les dix ans à venir, et d’une façon satisfaisante à ses yeux parce qu’elle lui épargne la confrontation avec une forme quelconque d’autorité : cadre d’usine, chef d’atelier, contremaître, patron quel qu’il soit. Tailleur en chambre, il ne dépend que de lui-même et de l’agilité de ses doigts, travaille quand ça lui chante – mais il peut, s’il a des commandes, tailler deux ou même trois pantalons dans une journée, et après se consacrer à la poésie. Quand Anna rentre de la librairie, il pousse ses tissus et ses papiers au bout de la table, la mère apporte de belles tomates ukrainiennes bien rouges, un caviar d’aubergines ou une carpe farcie, et c’est une vie de famille, vraiment.
« Il ne lui manque que d’être juif, à ton homme, plaisante Célia Iakovlevna. On devrait le circoncire.
– Il a déjà un métier de Juif, répond Anna Moïsseïevna, il ne faut pas trop en demander. »
Ça aussi, ça lui plaît, qu’Anna soit, comme elle dit, « une fille prodigue de la tribu d’Israël ». Une des premières réactions soulevées par le projet de ce livre a été celle de mon ami Pierre Wolkenstein, qui s’est presque brouillé avec moi parce que je me proposais d’écrire sur un type qui, Russe et leader d’une formation politique, disons douteuse, ne pouvait selon lui être qu’antisémite. Or non. On peut mettre au passif d’Édouard beaucoup d’aberrations mais pas celle-ci. Ce qui l’en a protégé n’est ni l’élévation morale ni la conscience historique, car il est vrai que comme la plupart des Russes, du haut de leurs vingt millions de morts, il se fiche totalement de la Shoah et serait tout à fait d’accord avec Jean-Marie Le Pen pour n’y voir qu’un « point de détail » de la Seconde Guerre mondiale, mais quelque chose de l’ordre du snobisme. Que le Russe et plus encore l’Ukrainien de base soient notoirement antisémites, c’est pour lui la meilleure raison de ne pas l’être. Se méfier des Juifs est un truc de péquenots à œillères, lents et lourds, un truc de Savenko, et ce qu’il y a de plus éloigné des Savenko de tout poil, ce sont les Juifs. Il ne lui est pas du tout égal qu’Anna soit juive, mais cet exotisme est pour lui entièrement positif et elle a beau être, selon ses propres termes, une hooligan, une schizo et une dégénérée, c’est comme une princesse orientale qu’il la voit, une princesse par la grâce de qui lui qui était programmé pour une vie de bourrin à Saltov lévite dans un foyer aussi coloré, poétique et foutraque qu’un tableau de Chagall.
Édouard ne serait pas Édouard, cependant, s’il restait assis en tailleur dans sa chambre à trousser des vers et des pantalons. En plus des « décadents » du 41, il s’est fait un nouvel ami, un pléïboï (le mot commence à s’acclimater en russe) appelé Guenka. Ce Guenka est le fils d’un officier du KGB qui, plus dégourdi que le pauvre Veniamine, s’est reconverti comme patron d’un restaurant chic, fréquenté par le haut de la hiérarchie tchékiste : quelqu’un, donc, d’assez important en ville. Avec ces relations, Guenka pourrait entrer au Parti comme son père, devenir à trente ans secrétaire du comité de district et jouir jusqu’à la fin de ses jours d’une vie peinarde : datcha, voiture de fonction, vacances dans de confortables stations balnéaires de Crimée. Un tel parcours, alors, est d’autant mieux garanti que tout le monde sait le temps des purges et de la terreur révolu. La révolution a cessé de dévorer ses enfants, le pouvoir, selon le mot d’Anna Akhmatova, est devenu végétarien. Sous Nikita Khrouchtchev, l’avenir radieux se présente comme un objectif raisonnable et bonhomme : sécurité, amélioration du niveau de vie, croissance paisible de joyeuses familles socialistes au sein desquelles les enfants ne sont plus encouragés à dénoncer leurs parents. Il y a eu la période délicate, c’est vrai, où après la mort de Staline des millions de zeks ont été libérés, certains même réhabilités. Les bureaucrates, provocateurs et mouchards qui les avaient envoyés au Goulag étaient certains d’une chose : qu’ils ne reviendraient jamais. Or certains sont revenus et, pour citer encore Akhmatova, « deux Russies se sont retrouvées face à face : celle qui a dénoncé et celle qui a été dénoncée ». Un bain de sang était possible, il n’a pas eu lieu. Délateur et revenant se croisaient, chacun sachant à quoi s’en tenir sur l’autre, et, détournant le regard, filaient chacun de son côté, mal à l’aise, vaguement honteux tous les deux, comme des gens qui ont fait ensemble, autrefois, un mauvais coup dont il vaut mieux ne pas parler.
Quelques-uns, cependant, en parlaient. Khrouchtchev en 1956 a donné lecture au XXe Congrès du Parti d’un « rapport secret » qui ne l’est pas longtemps resté, où était déploré le « culte de la personnalité » sous Staline et implicitement reconnu que le pays pendant vingt ans avait été gouverné par des assassins. En 1962, il a personnellement autorisé la publication du livre d’un ancien zek appelé Soljenitsyne : Une journée d’Ivan Denissovitch, et cette publication a été un électrochoc. La Russie entière s’est arrachée le numéro 11 de la revue Novy Mir, où est paru ce récit prosaïque, minutieux, d’une journée ordinaire d’un détenu ordinaire dans un camp même pas spécialement dur. Bouleversés, n’osant y croire, les gens se mettaient à dire des choses comme : c’est le dégel, la vie renaît, Lazare sort de son tombeau ; dès l’instant où un homme a le courage de la dire, personne ne peut plus rien contre la vérité. Peu de livres ont eu un tel retentissement, dans leur pays et dans le monde entier. Aucun, hormis dix ans plus tard L’Archipel du Goulag, n’a à ce point, et réellement, changé le cours de l’histoire.
Le pouvoir a compris que la vérité sur les camps et sur le passé, si on continuait à la dire, risquait d’emporter tout : pas seulement Staline mais Lénine avec lui, et le système lui-même, et les mensonges sur quoi il repose. C’est pourquoi Ivan Denissovitch a marqué à la fois l’apogée et la fin de la déstalinisation. Khrouchtchev déchu de ses fonctions, la génération d’apparatchiks issue des purges a mis en place, sous l’égide du gracieux Leonid Brejnev, une sorte de stalinisme mou, fait d’hypertrophie du Parti, de stabilité des cadres, de pistons, de cooptations, de petites et grosses prébendes, de répression modérée : ce qu’on a appelé le communisme de nomenklatura, du nom de l’élite qui en bénéficiait, mais cette élite, au fond, était relativement nombreuse et, pour peu qu’on joue le jeu, pas si difficile à intégrer. Cette stabilité-là, plombée, à-quoi-boniste et d’une certaine façon confortable, pratiquement tous les Russes en âge de l’avoir connue y pensent avec nostalgie aujourd’hui qu’ils se retrouvent condamnés à nager et souvent à se noyer dans les eaux glacées du calcul égoïste. Le grand dicton de l’époque, équivalent de notre « travailler plus pour gagner plus », c’était : « On fait semblant de travailler, et eux, ils font semblant de nous payer. » Ce n’est pas enthousiasmant, comme façon de vivre, mais ça va : on se débrouille. À moins de faire vraiment le con, on ne risque pas grand-chose. On se fout de tout, on refait au fond des cuisines un monde dont, à moins de s’appeler Soljenitsyne, on est sûr qu’il restera tel quel pendant des siècles puisque sa raison d’être est l’inertie.
C’est dans ce monde qu’un gentil branleur comme Guenka, pour revenir à lui, peut se permettre d’être un gentil branleur, et son tchékiste de père le lui permettre aussi. Ce serait mieux, bien sûr, qu’il entre au Parti, comme ce serait mieux qu’un jeune bourgeois français durant les mêmes années, les trente glorieuses, fasse l’ENA ou Polytechnique, mais s’il ne le fait pas ce n’est pas trop grave, il ne crèvera ni de faim ni dans un camp, on lui trouvera une petite sinécure bureaucratique grâce à quoi il ne sera pas arrêté comme parasite et élément antisocial, et voilà. C’est ainsi que Guenka, sans le moindre souci de son avenir, passe ses nuits à boire gratis avec son copain Édouard dans des boîtes tenues par des collègues de son père et ses journées, du moins en été, à la buvette du zoo où il tient table ouverte et fait tordre sa cour de rire en chassant les clients sous prétexte que s’y tient le congrès extraordinaire des dompteurs de tigres du Bengale, dont il est le secrétaire général.
La cour de Guenka se partage en deux groupes : les SS et les sionistes. Le plus pittoresque des SS est un brave garçon dont le talent de société est de réciter un discours de Hitler. Il ne sait pas beaucoup d’allemand mais son public encore moins et il suffit qu’il éructe, roule des yeux, surtout qu’on reconnaisse des mots comme « kommunisten, kommisaren, partizanen, juden », pour que tout le monde se marre, à commencer par les sionistes. Aucun de ces sionistes n’est juif. Leur enthousiasme pour Israël date de la guerre des Six Jours. Du point de vue de la politique internationale, c’est une position un peu compliquée à tenir car, si vauriens qu’ils soient, ce sont de bons petits patriotes, or leur patrie soutient et arme les Arabes. Mais ce qui les impressionne par-dessus tout, c’est la valeur militaire et, de ce point de vue-là, les gars de Moshe Dayan, chapeau. De vrais soldats, des durs à cuire, comme les Fritz, comme les Japs, et on a beau se battre ou s’être battus contre eux, on les respecte, alors qu’on ne respectera jamais ces gros connards roses et douillets d’Américains dont l’idéal guerrier consiste, comme on l’a vu à Hiroshima, à balancer de très haut des bombes qui désintègrent tout le monde sans rien risquer soi-même.
En plus de la Wehrmacht et de Tsahal, l’autre objet de culte de Guenka et ses amis, sionistes et SS confondus, est un film projeté de façon quasi permanente à Kharkov tout au long de ces années, et qu’ils ont vu en bande dix, vingt fois : Les Aventuriers, avec Alain Delon et Lino Ventura. Les films étrangers, et particulièrement français, sont une des nouveautés des années Khrouchtchev. Tout le monde connaît de Funès et Delon – dix ans plus tard, ce sera Pierre Richard, homme exquis qui aujourd’hui encore est considéré dans les coins les plus reculés de l’ex-Union comme un dieu vivant et ne refuse jamais ses services de guest star à une production géorgienne ou kazakhe. La première scène des Aventuriers, où Delon passe en avion au-dessous de l’Arc de triomphe, inspirera à Édouard et Guenka leur méfait le plus mémorable, quand, bourrés comme souvent, ils essaieront de piquer et de faire décoller un coucou sur la piste de l’aérodrome militaire. L’affaire n’ira pas loin, les vigiles qui les arrêteront la prendront à la blague et, attendris comme je l’ai été le jour où mes fils, âgés de six et trois ans, ont voulu s’enfuir de la maison avec un baluchon fait d’un mouchoir noué autour d’un parapluie, leur offriront un coup à boire pour les consoler de leur échec.
Ainsi coulent les journées d’Édouard. Il coud, écrit, traîne avec Guenka et sa bande dans un des beaux costumes qu’il s’est taillés lui-même – il en a un de couleur chocolat, avec des fils d’or, dont il est particulièrement fier. Il fait des abdos et des pompes, il est musclé, bronzé hiver comme été car le hâle tient longtemps sur sa peau mate, mais il donnerait cher pour quelques centimètres de plus, pas de lunettes, un nez moins retroussé : pour avoir l’air d’un homme comme Delon, qu’il essaie d’imiter, seul devant son miroir. Quand il la délaisse trop longtemps, Anna n’y tient plus, se lance à sa recherche. Elle le retrouve en général à la buvette du zoo et alors l’engueule devant tout le monde, tempête, le traite de petit salaud : molodoï niégodia, c’est le titre qu’il donnera à ses souvenirs de cette époque. Ces scènes l’humilient autant qu’elles réjouissent ses copains. Ils se moquent du gros cul et des cheveux gris de cette maîtresse qui pèse deux fois plus lourd que lui et pourrait être sa mère. Lui, pour sauver la face, laisse entendre qu’il l’exploite et se fait entretenir. Une fois, même, il assure qu’elle fait des passes pour lui : mieux vaut, dans sa philosophie, être apprenti maquereau que gentil petit garçon.
9
Comme il l’observe lui-même, une chronique de la vie soviétique dans les années soixante ne serait pas complète sans le KGB. D’avance, le lecteur occidental frémit. Il pense Goulag, internements psychiatriques, mais, s’il s’est plus souvent qu’à son tour retrouvé au poste, les rapports d’Édouard avec les organes à Kharkov ont été simplement vaudevillesques. Voici l’affaire.
Un peintre de leur bande, Bakhtchanian, dit Bakht, a fait la connaissance d’un Français de passage qui lui a donné un blouson de jean et quelques vieux numéros de Paris Match. En ce temps-là, juste après la chute de Khrouchtchev et la reprise en main par la troïka Brejnev-Kossyguine-Gromyko, c’est un délit, et un délit relativement sérieux. Tout contact est interdit avec les étrangers, soupçonnés à la fois de propager sous forme de livres, de disques ou même d’habits de dangereux virus occidentaux et de faire sortir du pays des textes dissidents. À peine a-t-il quitté l’hôtel du Français, avec le blouson sur le dos et, à la main, un sac en plastique contenant les Paris Match, Bakht craint d’être suivi. Il débarque chez Anna et Édouard, à qui il confie ses inquiétudes. On a tout juste le temps de planquer le blouson et les Match dans un coffre sur lequel Anna s’assied de tout son postérieur callipyge : le tchékiste frappe déjà à la porte.
Édouard, qui lui ouvre, le jauge d’un seul coup d’œil : blond tournant au gris, l’air d’un ancien sportif qui s’est laissé aller, à qui on devine sans peine une épouse du même âge, deux ou trois enfants moches et sans avenir, en somme un collègue et un frère du pauvre Veniamine. C’est plutôt lui qui, voyant les livres et les tableaux, a l’air intimidé de faire irruption chez les artistes. Il se doute qu’ils mènent une vie plus intéressante que la sienne, ça pourrait le rendre méchant mais ce n’est pas un méchant. Il fouille parce que c’est son métier, sans zèle excessif, on croit qu’il va repartir bredouille, il est presque sur le palier quand son regard s’attarde, une idée lui vient. Anna, tout au long de sa perquisition, n’a pas bougé du coffre sur lequel elle est assise. Il lui demande de l’ouvrir. Épreuve de force. Elle commence par refuser, avec autant d’emphase que si la Gestapo voulait lui faire livrer son réseau de partisans, et finalement cède. Le pot aux roses est découvert, le trésor confisqué.
Anna et Édouard s’en tireront avec une semonce, quant à Bakht il passera en jugement devant un « collectif de camarades » de l’usine le Piston. Les camarades, s’improvisant critiques d’art, trouvent que ses tableaux, un âne pourrait les peindre avec un pinceau attaché à sa queue et, pour le rappeler à des réalités plus figuratives, l’envoient pendant un mois creuser des trous sur un chantier, après quoi il retourne sans être davantage inquiété à ses abstractions provinciales et démodées. Conclusion d’Édouard : si les autorités de Kharkov avaient été un peu plus vaches, l’honnête peintre Bakhtchanian aurait pu devenir mondialement célèbre comme vient de le devenir l’honnête poète Brodsky, qui a juste eu la chance de se trouver au bon moment au bon endroit, et ainsi de gagner le gros lot.
Arrêtons-nous sur cette remarque, et sur ce qu’elle dit de notre héros. Présentons celui qu’il considérera, une grande partie de sa vie, comme son capitaine Lévitine : Joseph Brodsky, jeune prodige de Leningrad, adoubé au début des années soixante par Anna Akhmatova.
C’est autre chose que Motritch, Anna Akhmatova. Tous les connaisseurs la considèrent, Mandelstam et Tsvetaeva disparus, comme le grand poète russe vivant. Il y a bien Pasternak aussi, mais Pasternak est riche, couvert d’honneurs, insolemment heureux, son affrontement tardif avec le pouvoir restera civilisé, alors qu’Akhmatova, interdite de publication depuis 1946, vit de thé et de pain sec dans des chambres d’appartements communautaires, ce qui ajoute à son génie l’auréole de la résistance et du martyre. Elle dit : « Je me suis toujours trouvée là où mon peuple avait la malchance d’être. »
Édouard, dans sa malveillance, se plaît à décrire Brodsky en éternel premier de la classe, toujours dans les jupes de sa protectrice, mais la vérité est qu’en matière d’aventures la jeunesse de Brodsky vaut largement la sienne. Fils de petit officier lui aussi, il a quitté tôt l’école, travaillé comme ouvrier fraiseur, dissecteur à la morgue, assistant d’expéditions géologiques en Yacoutie. Avec un copain voyou, il est parti à Samarcande, d’où il a essayé de gagner l’Afghanistan en détournant un avion. Interné en hôpital psychiatrique, il y a subi des injections de soufre atrocement douloureuses et une thérapie sympathique appelée l’oukroutka, consistant à plonger dans une baignoire d’eau glacée le patient enveloppé d’un drap et à le laisser ensuite sécher dedans. Son destin bascule quand, à vingt-trois ans, il est arrêté sous l’inculpation de « parasitisme social ». Le procès de « ce pygmée juif en pantalon de velours côtelé, cet écrivaillon de poèmes où le charabia le dispute à la pornographie » (pour citer l’accusation) aurait dû passer inaperçu. Mais une journaliste, présente à l’audience, en a sténographié les minutes, elles ont circulé en samizdat, et toute une génération a été bouleversée par cet échange : « Qui vous a donné l’autorisation d’être poète ? » demande la juge. Brodsky, pensif : « Qui m’a donné celle d’être homme ? Peut-être Dieu… » Et Akhmatova de commenter : « Quelle belle biographie ils sont en train de lui mitonner, à notre rouquin ! À croire que c’est lui-même qui tire les ficelles ! »
Condamné à cinq ans de relégation dans le Grand Nord, près d’Arkhangelsk, le rouquin se retrouve à pelleter du fumier dans un petit village. Terre glacée, paysage abstrait à force de froid, d’espace et de blancheur, rugueuse amitié des villageois : l’expérience lui inspire des poèmes qui, parvenant à Leningrad par des chemins détournés, deviennent des objets de culte pour tous les cercles plus ou moins dissidents de l’Union. On ne parle que de Brodsky à la librairie 41 et, pour le compétitif Édouard, c’est énervant. Il n’a déjà pas apprécié la vague d’enthousiasme qui a soulevé le pays deux ans plus tôt, quand est paru Ivan Denissovitch. Mais bon, Soljenitsyne pourrait être son père, alors que Brodsky n’a que trois ans de plus que lui. Ils devraient boxer dans la même catégorie, et on est loin du compte.
Très tôt, le jeune rebelle Limonov a pris le pli de considérer la dissidence qui naît dans les années soixante avec une hostilité goguenarde, et en affectant de mettre dans le même sac Soljenitsyne et Brejnev, Brodsky et Kossyguine : des importants, des officiels, des assermentés, chacun de son côté de la barrière pontifiant, les œuvres complètes du Premier Secrétaire sur le matérialisme dialectique répondant aux pavés du barbu qui joue les prophètes. Pas notre genre, à nous autres les voyous, les dessalés, les petits lumpen dégourdis qui savons bien qu’on exagère beaucoup en déclarant totalitaire la société soviétique : elle est surtout bordélique, et si on est un peu malin on peut profiter de ce bordel pour s’amuser.
D’après les historiens les plus sérieux (Robert Conquest, Alec Nove, ma mère), vingt millions de Russes ont été tués par les Allemands pendant les quatre années de la guerre, et vingt millions par leur propre gouvernement pendant les vingt-cinq ans du règne de Staline. Ces deux chiffres sont approximatifs, les ensembles qu’ils recouvrent doivent se recouper un peu, mais ce qui importe pour l’histoire que je raconte, c’est que l’enfance et l’adolescence d’Édouard ont été bercées par le premier et qu’il s’est débrouillé pour ignorer le second parce que, malgré son goût pour la révolte et son mépris pour le destin médiocre de ses parents, il est resté leur fils : un fils de tchékiste subalterne, élevé dans une famille épargnée par les convulsions majeures du pays et qui, faute d’avoir fait l’expérience de l’arbitraire absolu, pensait que tout de même, si on arrêtait des gens, on devait avoir des raisons ; un petit pionnier fier de son pays, de sa victoire sur les Fritz, de son empire qui s’étend sur deux continents et onze fuseaux horaires et de la sainte trouille qu’il inspire à ces couilles molles d’Occidentaux. Il se fout de tout, mais pas de ça. Quand on parle du Goulag, il pense sincèrement qu’on exagère et que les intellectuels qui le dénoncent font tout un plat de ce que les droits communs prennent avec plus de philosophie. Et puis, sur le bateau de la dissidence, les places sont prises. Il y a déjà des vedettes, il ne sera jamais, s’il les rejoint, qu’un second couteau, et ça, jamais. Alors il préfère ricaner et dire que des gens comme Brodsky se la jouent, que sa relégation à Arkhangelsk est une aimable plaisanterie, cinq ans réduits à trois de villégiature champêtre avec, même s’il ne le sait pas encore, le prix Nobel à l’arrivée : bien joué, capitaine Lévitine !
10
Cela fait déjà trois ans qu’Édouard mène la vie de bohème kharkovienne et il a l’impression d’en avoir fait le tour. D’avoir dépassé tous ceux qui lui en imposaient, déboulonné l’une après l’autre toutes ses idoles. Motritch, le grand poète de leur cercle, n’est qu’un pauvre alcoolo qui, à trente ans passés, attend que sa mère s’absente pour inviter quelques amis et les faire boire tous dans le même verre parce qu’il a peur qu’on casse de la vaisselle. Guenka le pléïboï passera sa vie à regarder Les Aventuriers sans jamais oser en devenir un. Les Saltoviens, n’en parlons même pas : Kostia croupit en prison, le pauvre Kadik à l’usine. Quand de loin en loin ils se revoient, son amertume fait peine à voir. Il rêvait d’être artiste et de vivre dans le centre, Édouard est un artiste et il vit dans le centre, alors Kadik le traite de parasite, il dit que c’est très joli de se pavaner à la buvette du zoo en costume chocolat à fils d’or mais qu’il faut bien des gens pour visser des écrous sur les moteurs.
« Des gens, oui, mais pas moi », répond Édouard, qui pousse la cruauté jusqu’à citer une phrase d’un auteur que Kadik lui a fait découvrir, qu’ils ont adoré tous les deux : « Tu te rappelles ce qu’il disait, Knut Hamsun ? Les ouvriers, on devrait tous les passer à la mitrailleuse.
– C’était un fasciste, ton Hamsun », grommelle Kadik.
Édouard hausse les épaules : « Et alors ? »
Voyous ou artistes, aucun de ceux qui ont fait du fondeur Savenko le poète Limonov n’a plus rien à lui apprendre, estime-t-il. Il les considère tous comme des ratés et ne se gêne plus pour le leur dire. Dans un des livres que plus tard, à Paris, il a écrits sur sa jeunesse, il rapporte avec son honnêteté coutumière une conversation avec une amie qui, gentiment, un peu tristement, lui dit que cette façon de diviser le monde en ratés et pas ratés, c’est un truc immature et surtout un moyen d’être toujours malheureux. « Tu n’es pas capable, Eddy, d’imaginer qu’une vie puisse être accomplie sans le succès et la célébrité ? Que le critère de la réussite soit par exemple l’amour, une vie de famille paisible et harmonieuse ? » Non, Eddy n’en est pas capable, et se fait gloire de n’en être pas capable. La seule vie digne de lui est une vie de héros, il veut que le monde entier l’admire et il pense que tout autre critère, la vie de famille paisible et harmonieuse, les joies simples, le jardin qu’on cultive à l’abri des regards, ce sont des autojustifications de ratés, la soupe que sa Lydia sert au pauvre Kadik pour le garder à la niche. « Pauvre Eddy », soupire son amie. Pauvres de vous, pense Eddy. Et, oui, pauvre de moi si je deviens comme vous.
« À Moscou ! à Moscou ! » soupiraient au fond de leur province les trois sœurs de Tchekhov, et un siècle après elles il s’y met. Anna elle aussi est tentée par l’aventure, tout en redoutant que là-bas son séduisant petit salaud ne trouve mieux qu’elle et ne lui échappe. Un soir, on reçoit au 41 un ami de son ex-mari, un peintre né à Kharkov mais établi depuis longtemps dans la capitale. Ce Broussilovski est élégant, connaît des gens célèbres qu’il appelle par leurs prénoms ou, mieux, leurs diminutifs. Tel que le décrit drôlement Limonov, c’est le genre de type qui fait croire en province qu’il est très connu à Moscou et à Moscou qu’il est très connu en province. Édouard est intimidé, mal à l’aise, d’autant qu’Anna le pousse à lire ses poèmes au visiteur. Paterne, celui-ci daigne les trouver bons. « Mais pourquoi partir ? demande-t-il. On vit bien, à Kharkov. On peut y mûrir son œuvre, loin du tourbillon superficiel et frelaté de la capitale. Malheureux, celui qui se laisse prendre au miroir aux alouettes. La vraie vie, calme et lente, voilà ce qui convient à l’artiste. Tenez, je vous envie. »
Cause toujours, connard, pense à part soi Édouard. Si tu trouves Kharkov tellement bien, pourquoi t’être barré ? Il pense cela, mais écoute avec déférence, comme l’enfant sage dont il sait très bien jouer le rôle, le Moscovite qui, après leur avoir vanté la vie de province si authentique, embraye sur ses amis les Smoguistes. « Comment, vous ne connaissez pas les Smoguistes ? Vous ne connaissez pas le SMOG ? La société des jeunes génies ? Vous ne connaissez pas Goubanov ? Il n’a que vingt ans, mais ce qui compte à Moscou ne jure que par lui. » Et Broussilovski de réciter, les yeux mi-clos, des vers du jeune génie : « Ce n’est pas moi qui me noie dans les yeux du Kremlin, mais le Kremlin qui se noie dans mes yeux. »
Enculé de Goubanov de vingt ans, enrage Édouard. Moi, j’en aurai bientôt vingt-cinq, je me suis déjà fait doubler par Brodsky, personne au monde ne sait que j’existe. Ça ne peut pas durer plus longtemps.