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Jusqu’à ce qu’Anna Politkovskaïa soit abattue dans l’escalier de son immeuble, le 7 octobre 2006, seuls les gens qui s’intéressaient de près aux guerres de Tchétchénie connaissaient le nom de cette journaliste courageuse, opposante déclarée à la politique de Vladimir Poutine. Du jour au lendemain, son visage triste et résolu est devenu en Occident une icône de la liberté d’expression. Je venais alors de tourner un film documentaire dans une petite ville russe, je séjournais souvent en Russie, c’est pourquoi un magazine m’a proposé dès que la nouvelle est tombée de prendre le premier avion pour Moscou. Ma mission n’était pas d’enquêter sur le meurtre de Politkovskaïa, plutôt de faire parler des gens qui l’avaient connue et aimée. C’est ainsi que j’ai passé une semaine dans les bureaux de Novaïa Gazeta, le journal dont elle était le reporter-vedette, mais aussi d’associations pour la défense des droits de l’homme et de comités formés par des mères de soldats tués ou mutilés en Tchétchénie. Ces bureaux étaient minuscules, pauvrement éclairés, équipés d’ordinateurs vétustes. Les activistes qui m’y recevaient étaient souvent âgés aussi, et pathétiquement peu nombreux. C’est un tout petit cercle, où tout le monde se connaît, où je n’ai pas tardé à connaître tout le monde, et ce tout petit cercle constitue pratiquement à lui seul l’opposition démocratique en Russie.

Outre quelques amis russes, je connais à Moscou un autre petit cercle, composé d’expatriés français, journalistes ou hommes d’affaires, et quand je leur racontais, le soir, mes visites de la journée, ils souriaient avec un peu de commisération : ces vertueux démocrates dont je leur parlais, ces militants des droits de l’homme, c’étaient bien sûr des gens respectables, mais la vérité, c’est que tout le monde s’en foutait. Ils menaient un combat perdu d’avance dans un pays où l’on se soucie peu des libertés formelles pourvu que chacun ait le droit de s’enrichir. Par ailleurs, rien ne divertissait ou, selon leur caractère, n’agaçait autant mes amis expatriés que la thèse répandue dans l’opinion française selon laquelle le meurtre de Politkovskaïa avait été commandité par le FSB – la police politique qu’on appelait, au temps de l’Union soviétique, le KGB – et plus ou moins par Poutine lui-même.

« Attends, m’a dit Pavel, un universitaire franco-russe reconverti dans les affaires, il faut arrêter de dire n’importe quoi. Tu sais ce que j’ai lu – dans le Nouvel Obs, je crois ? Que c’est tout de même bizarre si Politkovskaïa s’est fait descendre, comme par hasard, le jour de l’anniversaire de Poutine. Comme par hasard ! Tu te rends compte du degré de connerie qu’il faut pour écrire noir sur blanc ce comme par hasard ? Tu imagines la scène ? Réunion de crise au FSB. Le patron dit : les gars, il va falloir se creuser la cervelle. C’est bientôt l’anniversaire de Vladimir Vladimirovitch, il faut vraiment qu’on trouve un cadeau qui lui fasse plaisir. Quelqu’un a une idée ? Ça gamberge, puis une voix s’élève : et si on lui apportait la tête d’Anna Politkovskaïa, cette emmerdeuse qui ne fait que le critiquer ? Murmure d’approbation dans l’assistance. En voilà, une bonne idée ! Au boulot, les enfants, vous avez carte blanche. Excuse-moi, dit Pavel, mais cette scène-là, je ne l’achète pas. Dans un remake russe des Tontons flingueurs, à la rigueur. Dans la réalité, non. Et tu sais quoi ? La réalité, c’est ce qu’a dit Poutine, qui a tellement choqué les belles âmes d’Occident : l’assassinat d’Anna Politkovskaïa et le raffut qu’on fait autour causent beaucoup plus de tort au Kremlin que les articles qu’elle écrivait de son vivant, dans son journal que personne ne lisait. »

J’écoutais Pavel et ses amis, dans les beaux appartements que les gens comme eux louent à prix d’or au centre de Moscou, défendre le pouvoir en disant que premièrement les choses pourraient être mille fois pires, deuxièmement que les Russes s’en contentent – alors au nom de quoi leur faire la leçon ? Mais j’écoutais aussi des femmes tristes et usées qui à longueur de journée me racontaient des histoires d’enlèvements, la nuit, dans des voitures sans plaques d’immatriculation, de soldats torturés non par l’ennemi mais par leurs supérieurs, et surtout de dénis de justice. C’est cela qui revenait sans cesse. Que la police ou l’armée soient corrompues, c’est dans l’ordre des choses. Que la vie humaine ait peu de prix, c’est dans la tradition russe. Mais l’arrogance et la brutalité des représentants du pouvoir quand de simples citoyens se risquaient à leur demander des comptes, la certitude qu’ils avaient de leur impunité, voilà ce que ne supportaient ni les mères de soldats, ni celles des enfants massacrés à l’école de Beslan, au Caucase, ni les proches des victimes du théâtre de la Doubrovka.

 

 

Rappelez-vous, c’était en octobre 2002. Toutes les télévisions du monde n’ont montré que cela pendant trois jours. Des terroristes tchétchènes avaient pris tout le public du théâtre en otage pendant la représentation d’une comédie musicale appelée Nord-Ost. Les forces spéciales, excluant toute négociation, ont résolu le problème en gazant, avec les preneurs d’otages, les otages eux-mêmes – fermeté dont le président Poutine les a chaleureusement félicitées. Le nombre des victimes civiles est discuté, il tourne autour de cent cinquante, et leurs proches sont considérés comme des complices des terroristes quand ils demandent si on n’aurait pas pu essayer de s’y prendre autrement et les traiter, eux et leur deuil, avec un peu moins de négligence. Chaque année, depuis, ils se réunissent pour une cérémonie de commémoration que la police n’ose pas carrément interdire mais surveille comme un rassemblement séditieux – ce que c’est, de fait, devenu.

J’y suis allé. Il y avait deux, trois cents personnes, je dirais, sur la place devant le théâtre, et autour d’elles autant d’OMON, qui sont l’équivalent russe de nos CRS, comme eux munis de casques, de boucliers et de lourdes matraques. Il s’est mis à pleuvoir. Des parapluies s’ouvraient au-dessus des bougies qui, avec leurs collerettes en papier pour protéger les doigts de la cire brûlante, m’ont rappelé les offices orthodoxes auxquels on m’emmenait, à Pâques, quand j’étais petit. Des pancartes remplaçaient les icônes, avec les photos et les noms des morts. Les gens qui portaient ces pancartes et ces bougies étaient des orphelins, des veufs et des veuves, des parents qui avaient perdu un enfant – ce pour quoi il n’existe pas davantage de mot en russe qu’en français. Aucun représentant de l’État n’était venu, comme l’a souligné avec une colère froide un représentant des familles, qui a prononcé quelques mots – les seuls de toute la cérémonie. Pas de discours, pas de slogans, pas de chants. On se contentait de rester debout, en silence, sa bougie à la main, ou de parler bas, par petits groupes, entre les remparts d’OMON qui avaient bouclé le périmètre. En regardant autour de moi, j’ai reconnu plusieurs visages : outre les familles endeuillées, il y avait là le ban et l’arrière-ban de ce petit monde d’opposants dont je faisais depuis une semaine le tour, et j’ai échangé avec eux quelques signes de tête empreints d’une convenable affliction.

Tout en haut des marches, devant les portes fermées du théâtre, une silhouette me semblait vaguement familière, mais je ne parvenais pas à l’identifier. C’était un homme vêtu d’un manteau noir, tenant comme les autres une bougie, entouré de plusieurs personnes avec qui il parlait à mi-voix. Au centre d’un cercle, dominant la foule, en retrait mais attirant le regard, il donnait une impression d’importance et j’ai bizarrement pensé à un chef de gang assistant avec sa garde rapprochée à l’enterrement d’un de ses hommes. Je ne le voyais qu’en profil perdu, du col relevé de son manteau dépassait une barbiche. Une femme qui, à côté de moi, l’avait repéré aussi a dit à sa voisine : « Édouard est là, c’est bien. » Il a tourné la tête, comme si malgré la distance il l’avait entendue. La flamme de la bougie a creusé les traits de son visage.

J’ai reconnu Limonov.

 

 

 

2

 

 

Depuis combien de temps n’avais-je pas pensé à lui ? Je l’avais connu au début des années quatre-vingt, quand il s’était installé à Paris, auréolé par le succès de son roman à scandale, Le poète russe préfère les grands nègres. Il y racontait la vie misérable et superbe qu’il avait menée à New York après avoir émigré d’Union soviétique. Petits boulots, survie au jour le jour dans un hôtel sordide et parfois dans la rue, coucheries hétéro et homosexuelles, cuites, rapines et bagarres : cela pouvait faire penser, pour la violence et la rage, à la dérive urbaine de Robert De Niro dans Taxi Driver, pour l’élan vital aux romans de Henry Miller dont Limonov avait le cuir coriace et la placidité de cannibale. Ce n’était pas rien, ce livre, et son auteur, quand on le rencontrait, ne décevait pas. On était habitué, en ce temps-là, à ce que les dissidents soviétiques soient des barbus graves et mal habillés, habitant de petits appartements remplis de livres et d’icônes où ils passaient des nuits entières à parler du salut du monde par l’orthodoxie ; on se retrouvait devant un type sexy, rusé, marrant, qui avait l’air à la fois d’un marin en bordée et d’une rock-star. On était en pleine vague punk, son héros revendiqué était Johnny Rotten, le leader des Sex Pistols, il ne se gênait pas pour traiter Soljenitsyne de vieux con. C’était rafraîchissant, cette dissidence new wave, et Limonov à son arrivée a été la coqueluche du petit monde littéraire parisien – où, pour ma part, je débutais timidement. Ce n’était pas un auteur de fiction, il ne savait raconter que sa vie, mais sa vie était passionnante et il la racontait bien, dans un style simple, concret, sans chichis littéraires, avec l’énergie d’un Jack London russe. Après ses chroniques de l’émigration, il a publié ses souvenirs d’enfant dans la banlieue de Kharkov, en Ukraine, puis de délinquant juvénile, puis de poète d’avant-garde à Moscou, sous Brejnev. Il parlait de cette époque et de l’Union soviétique avec une nostalgie narquoise, comme d’un paradis pour hooligans dégourdis, et il n’était pas rare qu’en fin de dîner, quand tout le monde était ivre sauf lui, car il tient prodigieusement l’alcool, il fasse l’éloge de Staline, ce qu’on mettait sur le compte de son goût pour la provocation. On le croisait au Palace, arborant une vareuse d’officier de l’Armée rouge. Il écrivait dans L’Idiot international, le journal de Jean-Édern Hallier, qui n’était pas blanc-bleu idéologiquement, mais rassemblait des esprits anticonformistes et brillants. Il aimait la bagarre, il avait un succès incroyable avec les filles. Sa liberté d’allures et son passé aventureux en imposaient aux jeunes bourgeois que nous étions. Limonov était notre barbare, notre voyou : nous l’adorions.

 

 

Les choses ont commencé à prendre un tour bizarre quand le communisme s’est effondré. Tout le monde s’en réjouissait sauf lui, qui n’avait plus du tout l’air de plaisanter en réclamant pour Gorbatchev le peloton d’exécution. Il s’est mis à disparaître pour de longs voyages dans les Balkans, où on a découvert avec horreur qu’il faisait la guerre au côté des troupes serbes – autant dire, à nos yeux, des nazis ou des génocidaires hutus. On l’a vu, dans un documentaire de la BBC, mitrailler Sarajevo assiégée sous l’œil bienveillant de Radovan Karadžić, leader des Serbes de Bosnie et criminel de guerre avéré. Après ces exploits, il est retourné en Russie où il a créé un parti politique portant le nom engageant de parti national-bolchevik. Des reportages, quelquefois, montraient des jeunes gens au crâne rasé, vêtus de noir, qui défilaient dans les rues de Moscou en faisant un salut mi-hitlérien (bras levé) mi-communiste (poing fermé) et braillant des slogans comme « Staline ! Beria ! Goulag ! » (sous-entendu : qu’on nous les rende !) Les drapeaux qu’ils brandissaient imitaient celui du IIIe Reich, avec la faucille et le marteau à la place de la croix gammée. Et l’énergumène à casquette de base-ball qui gesticulait, mégaphone au poing, en tête de ces colonnes, c’était ce garçon drôle et séduisant dont, quelques années plus tôt, nous étions tous si fiers d’être les amis. Cela faisait un effet aussi étrange que de découvrir qu’un ancien camarade de lycée est devenu une figure du grand banditisme ou s’est fait sauter dans un attentat terroriste. On repense à lui, on remue des souvenirs, on tâche d’imaginer l’enchaînement de circonstances et les ressorts intimes qui ont entraîné sa vie si loin de la nôtre. En 2001, on a appris que Limonov était arrêté, jugé, emprisonné pour des raisons assez obscures où il était question de trafic d’armes et de tentative de coup d’état au Kazakhstan. C’est peu dire qu’on ne s’est pas bousculés, à Paris, pour signer la pétition réclamant sa remise en liberté.

 

 

Je ne savais pas qu’il était sorti de prison, et j’étais surtout stupéfait de le retrouver ici. Il faisait moins rocker qu’autrefois, plus intellectuel, mais il avait toujours la même aura, impérieuse, énergique, palpable même à cent mètres de distance. J’ai hésité à me mettre dans une file de gens qui, visiblement touchés de sa présence, venaient le saluer avec respect. Mais j’ai, à un moment, croisé son regard et, comme il n’a pas semblé me reconnaître, comme je ne savais trop par ailleurs quoi lui dire, j’ai laissé tomber.

Troublé par cette rencontre, je suis rentré à l’hôtel, où une nouvelle surprise m’attendait. En parcourant un recueil d’articles d’Anna Politkovskaïa, j’ai découvert qu’elle avait deux ans plus tôt suivi le procès de trente-neuf militants du parti national-bolchevik, accusés d’avoir envahi et vandalisé le siège de l’administration présidentielle aux cris de « Poutine, va-t’en ! ». Pour ce crime, ils avaient écopé de lourdes peines de prison et Politkovskaïa prenait haut et fort leur défense : des jeunes gens courageux, intègres, seuls ou presque à donner confiance dans l’avenir moral du pays.

Je n’en revenais pas. L’affaire m’avait paru classée, sans appel : Limonov était un affreux fasciste, à la tête d’une milice de skinheads. Or voici qu’une femme unanimement considérée depuis sa mort comme une sainte parlait de lui, et d’eux, comme de héros du combat démocratique en Russie. Même son de cloche, sur internet, de la part d’Elena Bonner. Elena Bonner ! La veuve d’Andreï Sakharov, grand savant, grand dissident, grande conscience morale, prix Nobel de la paix. Elle aussi, elle trouvait très bien les nasbols, comme j’ai appris à cette occasion qu’on appelle en Russie les membres du parti national-bolchevik. Il faudrait peut-être, disait-elle, qu’ils pensent à changer le nom de leur parti, malsonnant à certaines oreilles : autrement, des gens épatants.

Quelques mois plus tard, j’ai appris que se formait sous le nom de Drougaïa Rossia, l’autre Russie, une coalition politique composée de Gary Kasparov, Mikhaïl Kassionov et Édouard Limonov – soit un des plus grands joueurs d’échecs de tous les temps, un ancien Premier ministre de Poutine et un écrivain selon nos critères infréquentable : drôle d’attelage. Quelque chose, de toute évidence, avait changé, peut-être pas Limonov lui-même mais la place qu’il tenait dans son pays. C’est pourquoi, quand Patrick de Saint-Exupéry, que j’avais connu correspondant du Figaro à Moscou, m’a parlé d’une revue de reportages dont il préparait le lancement et demandé si j’aurais un sujet pour le premier numéro, j’ai sans même réfléchir répondu : Limonov. Patrick m’a regardé avec des yeux ronds : « C’est une petite frappe, Limonov. » J’ai dit : « Je ne sais pas, il faudrait aller voir.

– Bien, a tranché Patrick sans demander davantage d’explications, va voir. »

 

 

Il m’a fallu un peu de temps pour remonter la piste, obtenir par Sacha Ivanov, un éditeur de Moscou, son numéro de portable. Et une fois que je l’ai eu, ce numéro, il m’a fallu du temps pour le composer. J’hésitais sur le ton à adopter, pas seulement vis-à-vis de lui mais pour moi-même : étais-je un vieux copain ou un enquêteur soupçonneux ? Fallait-il parler russe ou français ? Le tutoyer ou le vouvoyer ? Je me rappelle ces hésitations mais pas, curieusement, la phrase que j’ai prononcée quand, dès ma première tentative et avant même la seconde tonalité, il a décroché. J’ai dû dire mon nom et, sans une seconde de flottement, il a répondu : « Ah, Emmanuel. Ça va ? » J’ai bredouillé que oui, pris de court : nous nous connaissions peu, ne nous étions pas vus depuis quinze ans, je m’attendais à devoir lui rappeler qui j’étais. Aussitôt, il a enchaîné : « Vous étiez à la cérémonie à Doubrovka, l’année dernière, n’est-ce pas ? »

Je suis resté sans voix. À cent mètres de distance, je l’avais, moi, longuement dévisagé, mais nos regards ne s’étaient croisés qu’un instant et rien de sa part, ni temps d’arrêt ni haussement de sourcils, n’avait manifesté qu’il m’avait reconnu. Plus tard, une fois remis de ma stupéfaction, j’ai pensé que Sacha Ivanov, notre ami éditeur, avait pu lui annoncer mon appel, mais je n’avais rien dit à Sacha Ivanov de ma présence à la Doubrovka, le mystère restait donc entier. J’ai compris par la suite que ce n’était pas un mystère, simplement qu’il a une mémoire prodigieuse et un contrôle non moins prodigieux de lui-même. Je lui ai dit que je voulais faire un long article sur lui, et il a accepté sans façon que je vienne passer deux semaines à ses côtés – « sauf, a-t-il ajouté, si on me remet en prison ».

 

 

 

3

 

 

 

Deux jeunes costauds au crâne rasé, vêtus de jeans et blousons noirs, chaussés de rangers, viennent me chercher pour me conduire à leur chef. Nous traversons Moscou dans une Volga noire aux vitres fumées et je m’attendrais presque à ce qu’on me bande les yeux, mais non, mes anges gardiens se contentent d’inspecter rapidement la cour de l’immeuble, puis la cage d’escalier, le palier enfin, donnant sur un petit appartement sombre, meublé comme un squat, où deux autres crânes rasés tuent le temps en fumant des cigarettes. Édouard, m’apprend l’un d’eux, se partage entre trois ou quatre domiciles dans Moscou, en change aussi souvent que possible, s’interdit les horaires réguliers et ne fait jamais un pas sans gardes du corps – des militants de son parti.

Je me dis, tandis qu’on me fait patienter, que mon reportage commence bien : planques, clandestinité, tout cela est romanesque au possible. Seulement, j’ai du mal à choisir entre deux versions de ce romanesque : le terrorisme et le réseau de résistance, Carlos et Jean Moulin – il est vrai que tant que les jeux ne sont pas faits, la version officielle de l’histoire arrêtée, ça se ressemble. Je me demande aussi ce que Limonov attend de ma visite. Est-ce qu’échaudé par les quelques portraits qu’ont faits de lui les journalistes occidentaux il se méfie, ou est-ce qu’il compte sur moi pour le réhabiliter ? Moi-même, je n’en sais rien. C’est même rare, quand on se prépare à rencontrer quelqu’un et à écrire sur lui, de savoir si peu sur quel pied on a envie de danser.

Dans le bureau spartiate, rideaux tirés, où on me fait finalement entrer, il se tient debout, en jean et pull noirs. Poignée de main, pas de sourire. Aux aguets. À Paris, nous nous disions « tu », mais il a dit « vous » au téléphone et nous en restons au vouvoiement. Malgré le manque de pratique, il parle mieux français que moi russe, va donc pour le français. Autrefois, il faisait des pompes et des haltères, une heure par jour, et il a dû continuer car, à soixante-cinq ans, il est toujours mince : ventre plat, silhouette d’adolescent, peau lisse et mate de Mongol, mais il porte désormais moustache et barbiche grises qui lui donnent un peu l’air de d’Artagnan vieilli dans Vingt ans après, beaucoup d’un commissaire bolchevik et en particulier de Trotski – sauf que Trotski, à ma connaissance, ne faisait pas de bodybuilding.

Dans l’avion, j’ai relu un de ses meilleurs livres, le Journal d’un raté, dont la quatrième page de couverture annonce la couleur : « Si Charles Manson ou Lee Harvey Oswald avaient tenu un journal, il aurait ressemblé à ça. » J’en ai recopié quelques passages dans mon carnet. Celui-ci, par exemple : « Je rêve d’une insurrection violente. Je ne deviendrai jamais Nabokov, je ne courrai jamais après les papillons dans les prairies suisses, sur des jambes anglophones et poilues. Donnez-moi un million et j’achèterai des armes et je susciterai un soulèvement dans n’importe quel pays. » C’était le scénario qu’il se racontait à trente ans, émigré sans le sou largué sur le pavé de New York, et trente ans plus tard, voilà, le film se réalise. Il y tient le rôle dont il a rêvé : le révolutionnaire professionnel, le technicien de la guérilla urbaine, Lénine dans son wagon blindé.

Je le lui dis. Ça le fait rire, d’un petit rire sec et sans aménité, l’air chassé par les narines. « C’est vrai, reconnaît-il. Dans la vie, j’ai exécuté mon programme. » Mais il met les choses au point : l’heure n’est plus au soulèvement armé. Il ne rêve plus d’une insurrection violente, plutôt d’une révolution orange comme il vient de s’en produire en Ukraine. Une révolution pacifique, démocratique, que le Kremlin selon lui redoute par-dessus tout et qu’il est prêt à écraser par tous les moyens. C’est pour cela qu’il mène cette vie d’homme traqué. Il y a quelques années, il s’est fait démolir à coups de battes de base-ball. Tout récemment encore, il a échappé de peu à un attentat. Son nom figure en tête des listes d’« ennemis de la Russie », c’est-à-dire d’hommes à abattre, que des officines proches du pouvoir proposent à la vindicte du peuple, en donnant leurs adresses et leurs numéros de téléphone. Les autres, sur ces listes, c’étaient Politkovskaïa, descendue au fusil à pompe ; l’ex-officier du FSB Litvinenko, empoisonné au polonium après avoir dénoncé la dérive criminelle de ses services ; le milliardaire Khodorkovski, aujourd’hui emprisonné en Sibérie pour avoir voulu se mêler de politique. Et le suivant, c’est lui, Limonov.

 

 

Il tient, le lendemain, une conférence de presse avec Kasparov. Dans la salle, je reconnais la plupart des militants que j’ai rencontrés lors de mon reportage sur Politkovskaïa, mais il y a aussi pas mal de journalistes, surtout étrangers. Certains semblent très excités, comme cette équipe suédoise qui fait non pas un court sujet mais un documentaire entier, trois mois de tournage, sur ce qu’elle espère être l’irrésistible ascension du mouvement Drougaïa Rossia. Ils ont l’air d’y croire dur comme fer, ces Suédois, et comptent bien vendre leur film très cher dans le monde entier une fois que Kasparov et Limonov seront arrivés au pouvoir.

Carrure puissante, sourire chaleureux, belle tête de Juif arménien : l’ancien champion d’échecs, quand ils montent tous les deux à la tribune, en impose plus que Limonov, qui avec sa barbiche et ses lunettes semble jouer le rôle du stratège à sang froid, dans l’ombre du leader naturel. C’est d’ailleurs Kasparov qui attaque, bille en tête, en expliquant pourquoi l’élection présidentielle qui doit avoir lieu l’année suivante – en 2008 – est une occasion historique. Poutine achève son second mandat, la Constitution lui interdit d’en briguer un troisième et il a tellement tout vitrifié autour de lui qu’aucun candidat ne se dégage du côté du pouvoir. Pour la première fois dans l’histoire de la Russie, une opposition démocratique a sa chance. Les médias étant muselés, on ne sait pas à quel point les Russes en ont marre des oligarques, de la corruption, de la toute-puissance du FSB, mais lui, Kasparov, le sait. Il est éloquent, joue d’une voix de violoncelle, et je commence à me dire que peut-être les Suédois ont raison. J’ai envie de croire que j’assiste à quelque chose d’extraordinaire, quelque chose dans le genre des débuts de Solidarność. C’est alors que mon voisin, un journaliste anglais, ricane et me souffle en même temps qu’une haleine chargée de gin : « Bullshit. Les Russes adorent Poutine et ils ne comprennent pas qu’une constitution à la con leur interdise d’élire trois fois de suite un si bon président. Mais n’oubliez pas un truc : ce que la Constitution interdit, c’est trois mandats de suite. Pas de passer un tour, avec un homme de paille pour chauffer le fauteuil, et de revenir après. Vous verrez. »

Cet aparté douche mon exaltation. D’un coup, la vérité repasse du côté des réalistes, des gens qui savent et ne s’en laissent pas conter, de mon subtil ami Pavel d’après qui cette histoire d’opposition démocratique en Russie, c’est comme vouloir roquer quand on joue aux dames : un truc pas prévu par la règle du jeu, qui n’a jamais marché et ne marchera jamais. Kasparov, qu’un instant plus tôt j’étais prêt à envisager comme un Wałęsa russe, devient une sorte de François Bayrou. Son discours me semble à présent emphatique, filandreux, et mon voisin et moi commençons à développer une complicité de cancres qui échangent des images cochonnes, au fond de la classe. Je lui montre un livre de Limonov que je viens d’acheter. Traduit nulle part sauf en Serbie, il s’appelle Anatomie du héros et contient un cahier de photos gratinées où on voit le héros en question, Limonov himself, parader en tenue de camouflage aux côtés du milicien serbe Arkan, de Jean-Marie Le Pen, du populiste russe Jirinovski, du mercenaire Bob Denard et de quelques autres humanistes. « Fucking fascist… », commente le journaliste anglais.

Nous levons tous les deux les yeux sur Limonov. Légèrement en retrait à côté de Kasparov, il l’écoute se plaindre des persécutions du pouvoir sans avoir l’air d’attendre ce qu’attendent dans un meeting tous les hommes politiques : que l’orateur se taise pour prendre la parole à sa place. Il se tient juste là, assis, attentif, aussi droit et tranquille qu’un moine zen en méditation. La voix chaude de Kasparov n’est plus qu’un bourdonnement périphérique : c’est le visage indéchiffrable de Limonov que je scrute maintenant, et plus je le scrute plus je prends conscience que je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il pense. Est-ce qu’il y croit vraiment, à cette révolution orange ? Est-ce que ça l’amuse, lui l’outlaw, le chien enragé, de jouer au démocrate vertueux au milieu de ces anciens dissidents et de ces militants des droits de l’homme qu’il a traités de naïfs toute sa vie ? Est-ce qu’il jouit en secret de se savoir le loup dans la bergerie ?

Je retrouve, dans mon carnet, un autre passage du Journal d’un raté : « J’ai pris le parti du mal : des feuilles de chou, des tracts ronéotés, des partis qui n’ont aucune chance. J’aime les meetings politiques ne réunissant qu’une poignée de gens et la cacophonie des musiciens incapables. Et je hais les orchestres symphoniques. Si j’avais un jour le pouvoir j’égorgerais tous les violonistes et les violoncellistes. » Je l’aurais bien traduit au journaliste anglais mais cela n’a pas été nécessaire, il a dû penser la même chose au même moment car il se penche vers moi et me dit, cette fois sans rigoler du tout : « Ils devraient se méfier, ses copains. Si par hasard il prenait le pouvoir, la première chose qu’il ferait, c’est les fusiller tous. »

 

 

Cela n’a aucune valeur statistique, mais quand même : au cours de ce reportage, j’ai parlé de Limonov avec plus de trente personnes, aussi bien les inconnus dont j’utilisais la voiture, puisque tout un chacun à Moscou fait le taxi sauvage, que des amis appartenant à ce qu’avec beaucoup de précautions on pourrait appeler les bobos russes : artistes, journalistes, éditeurs, se meublant chez IKEA et lisant l’édition russe de Elle. Tout sauf des excités, pourtant aucun ne m’a dit un mot contre lui. Aucun n’a prononcé le mot « fascisme », et quand je disais : « Quand même, ces drapeaux, ces slogans… », on haussait les épaules et me trouvait bien prude. C’est comme si j’étais venu interviewer à la fois Houellebecq, Lou Reed et Cohn-Bendit : deux semaines avec Limonov, quelle chance tu as ! Cela ne veut pas dire du tout que ces gens raisonnables seraient prêts à voter pour lui – pas plus que les Français, j’imagine, ne voteraient pour Houellebecq si l’occasion s’en présentait. Mais ils aiment son personnage sulfureux, ils admirent son talent et son audace, et les journaux le savent, qui parlent sans cesse de lui. En somme, c’est une star.

 

 

Je l’accompagne à la soirée de la radio Écho de Moscou, qui est un des événements mondains de la saison. Il y vient avec ses gorilles, mais aussi avec sa nouvelle femme, Ekaterina Volkova, une jeune actrice rendue célèbre par un feuilleton télévisé. Dans le gratin politico-médiatique qui se presse à cette soirée, ils ont l’air de connaître tout le monde, personne n’est plus photographié et fêté qu’eux. J’aimerais bien que Limonov me propose de les accompagner ensuite pour dîner mais il n’en fait rien. Il ne m’invite pas davantage dans l’appartement où Ekaterina habite avec leur bébé – car ils ont, je l’apprends ce soir, un fils âgé de huit mois. Dommage : j’aurais aimé voir l’endroit où le guerrier se repose, entre deux planques. J’aurais aimé le surprendre dans le rôle, inattendu pour lui, de père de famille. J’aurais aimé, surtout, faire mieux connaissance avec Ekaterina, qui est ravissante et montre un genre d’amabilité que je croyais l’apanage des actrices américaines : riant beaucoup, s’émerveillant de tout ce que vous lui dites, vous plantant là quand passe quelqu’un de plus important. J’ai quand même le temps de bavarder cinq minutes avec elle, devant le buffet, et c’est assez pour qu’elle me raconte avec une fraîcheur ingénue qu’avant de rencontrer Édouard elle ne s’intéressait pas à la politique mais que maintenant elle a compris : la Russie est un État totalitaire, il faut lutter pour la liberté, participer aux marches du désaccord, ce qu’elle semble faire aussi sérieusement que ses séminaires de yoga. Le lendemain, je lis une interview d’elle dans un magazine féminin où elle donne des recettes de beauté et pose tendrement enlacée avec son célèbre opposant de mari. Ce qui me laisse pantois, c’est qu’interrogée sur la politique, elle répète exactement ce qu’elle m’a dit, s’en prenant à Poutine avec aussi peu de précautions qu’une actrice engagée, chez nous, en faveur des sans-papiers peut s’en prendre à Sarkozy. J’essaye d’imaginer ce qui se serait passé sous Staline ou même sous Brejnev dans l’hypothèse de toute façon invraisemblable où des propos pareils auraient pu être imprimés, et je me dis que le totalitarisme poutinien, ça va, il y a pire.

 

 

 

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J’ai du mal à faire coïncider ces images : l’écrivain-voyou que j’ai connu autrefois, le guérillero traqué, l’homme politique responsable, la vedette à qui les pages people des magazines consacrent des articles enamourés. Je me dis que pour y voir plus clair il faut que je rencontre des militants de son parti, des nasbols de base. Les crânes rasés qui tous les jours me conduisent en Volga noire auprès de leur chef et qui au début m’effarouchaient un peu sont de gentils garçons mais ils n’ont pas beaucoup de conversation, ou bien c’est moi qui m’y prends mal. À la sortie de la conférence de presse avec Kasparov, j’ai abordé une fille, simplement parce que je la trouvais jolie, en lui demandant si elle était journaliste. Elle m’a répondu que oui, enfin, elle travaillait pour le site internet du parti national-bolchevik. Toute mignonne, sage, bien habillée : elle était nasbol.

Par cette fille charmante, je rencontre un garçon charmant aussi, le responsable – clandestin – de la section de Moscou. Les cheveux longs retenus en catogan, le visage ouvert, amical, il n’a vraiment pas l’air d’un facho, plutôt d’un militant altermondialiste ou d’un autonome façon groupe de Tarnac. Dans son petit appartement de banlieue, il y a des disques de Manu Chao et, aux murs, des tableaux dans le style de Jean-Michel Basquiat, peints par sa femme.

Je demande : « Et elle partage ton combat politique, ta femme ?

– Oh oui, me répond-il, d’ailleurs elle est en prison. Elle faisait partie des trente-neuf du grand procès de 2005, celui qu’a suivi Politkovskaïa. »

Il dit ça avec un grand sourire, tout fier – et, quant à lui, s’il n’est pas en prison aussi, ce n’est pas sa faute, seulement « mnié nié poviézlo » : pour moi, ça ne l’a pas fait. Une autre fois peut-être, rien n’est perdu.

Ensemble, nous allons au tribunal de la section urbaine Taganskaïa, où il se trouve que, ce jour-là, quelques nasbols passent en jugement. Salle minuscule, les accusés menottés dans une cage et, sur les trois bancs du public, des copains à eux, tous du parti. Ils sont sept derrière les barreaux : six garçons aux physiques assez variés, ça va de l’étudiant barbu et musulman au working class hero en survêtement, et une femme un peu plus âgée, les cheveux noirs emmêlés, pâle, assez belle dans le genre prof d’histoire gauchiste qui roule ses cigarettes à la main. Ils sont accusés de hooliganisme, c’est-à-dire de baston avec les jeunesses poutiniennes. Blessures légères de part et d’autre. Interrogés, ils disent que ceux d’en face, qui ont commencé, ne sont pas poursuivis, que le procès est purement politique et que s’il faut payer pour leurs convictions, pas de problème, ils paieront. La défense fait valoir que les prévenus ne sont pas des hooligans mais des étudiants sérieux, bien notés, et qu’ils ont déjà fait un an de préventive, ça devrait suffire comme ça. L’argument ne convainc pas la juge. Verdict pour tous : deux ans. Les gendarmes les emmènent, ils sortent en riant, en montrant le poing et en disant « da smyert’ » : jusqu’à la mort. Leurs copains les regardent avec envie : ce sont des héros.

 

 

Ils sont des milliers, peut-être des dizaines de milliers comme eux, révoltés contre le cynisme qui est devenu la religion de la Russie et vouant un véritable culte à Limonov. Cet homme qui pourrait être leur père et même, pour les plus jeunes, leur grand-père, a mené la vie d’aventurier dont tout le monde rêve à vingt ans, c’est une légende vivante, et le cœur de cette légende, ce qui leur donne à tous l’envie de l’imiter, c’est l’héroïsme cool dont il a fait preuve durant son incarcération. Il a été à Lefortovo, la forteresse du KGB qui dans la mythologie russe vaut largement Alcatraz, il a été en camp de travail, au régime le plus sévère, et jamais il ne s’est plaint, jamais il n’a plié. Il a trouvé moyen non seulement d’écrire sept ou huit livres mais d’aider efficacement ses compagnons de cellule qui ont fini par le considérer à la fois comme un super-caïd et comme une sorte de saint. Le jour de sa levée d’écrou, détenus et gardiens se sont disputés pour porter sa valise.

 

 

Quand j’ai demandé à Limonov lui-même comment c’était, la prison, il s’est d’abord contenté de répondre : « Normal’no », qui en russe veut dire : O.K., pas de problème, rien à signaler, et c’est seulement plus tard qu’il m’a raconté la petite histoire suivante.

De Lefortovo, on l’a transféré au camp d’Engels, sur la Volga. C’est un établissement modèle, flambant neuf, fruit des réflexions d’architectes ambitieux et qu’on montre volontiers aux visiteurs étrangers pour qu’ils en tirent des conclusions flatteuses sur les progrès de la condition pénitentiaire en Russie. En fait, les détenus d’Engels appellent leur camp « Eurogoulag », et Limonov assure que les raffinements de son architecture ne le rendent pas plus agréable à vivre que les baraquements classiques entourés de barbelés – plutôt moins. Toujours est-il que dans ce camp les lavabos, faits d’une plaque d’acier brossé surmontant un tuyau de fonte, d’une ligne sobre et pure, sont exactement les mêmes que dans un hôtel, conçu par le designer Philippe Starck, où son éditeur américain a logé Limonov lors de son dernier séjour à New York, à la fin des années quatre-vingt.

Ça l’a laissé songeur. Aucun de ses camarades de détention n’était en mesure de faire le même rapprochement. Aucun, non plus, des élégants clients de l’élégant hôtel new-yorkais. Il s’est demandé s’il existait au monde beaucoup d’autres hommes que lui, Édouard Limonov, dont l’expérience incluait des univers aussi variés que celui du prisonnier de droit commun dans un camp de travaux forcés sur la Volga et celui de l’écrivain branché évoluant dans un décor de Philippe Starck. Non, a-t-il conclu, sans doute pas, et il en a retiré une fierté que je comprends, qui est même ce qui m’a donné l’envie d’écrire ce livre.

 

 

Je vis dans un pays tranquille et déclinant, où la mobilité sociale est réduite. Né dans une famille bourgeoise du XVIe arrondissement, je suis devenu un bobo du Xe. Fils d’un cadre supérieur et d’une historienne de renom, j’écris des livres, des scénarios, et ma femme est journaliste. Mes parents ont une maison de vacances dans l’île de Ré, j’aimerais en acheter une dans le Gard. Je ne pense pas que ce soit mal, ni que cela préjuge de la richesse d’une expérience humaine, mais enfin du point de vue tant géographique que socioculturel on ne peut pas dire que la vie m’a entraîné très loin de mes bases, et ce constat vaut pour la plupart de mes amis.

Limonov, lui, a été voyou en Ukraine ; idole de l’underground soviétique ; clochard, puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan ; écrivain à la mode à Paris ; soldat perdu dans les Balkans ; et maintenant, dans l’immense bordel de l’après-communisme, vieux chef charismatique d’un parti de jeunes desperados. Lui-même se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud : je suspends sur ce point mon jugement. Mais ce que j’ai pensé, après avoir simplement trouvé drôle l’anecdote des lavabos à Saratov, c’est que sa vie romanesque et dangereuse racontait quelque chose. Pas seulement sur lui, Limonov, pas seulement sur la Russie, mais sur notre histoire à tous depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Quelque chose, oui, mais quoi ? Je commence ce livre pour l’apprendre.