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Les derniers mois de sa vie, Sakharov épuisé ne cessait de répéter à Gorbatchev : « Le choix est simple, Mikhaïl Sergueïevitch. Soit vous allez avec les démocrates, dont vous savez qu’ils ont raison, soit vous allez avec les conservateurs, dont vous savez non seulement qu’ils ont tort mais qu’en plus ils vous trahiront. Il ne sert à rien d’atermoyer. – Oui, oui, Andreï Dimitrievitch, soupirait Gorbatchev, un peu agacé et digérant mal que les sondages donnent Sakharov pour l’homme le plus populaire du pays. Tout cela est bien beau mais le problème, en attendant, c’est de réformer le Parti. – Absolument pas, répondait de sa voix claire Andreï Dimitrievitch. Le problème n’est absolument pas de réformer le Parti, mais de le liquider. C’est la première condition pour avoir une vie politique normale. »
Quand on commençait à lui dire des choses pareilles, Gorbatchev ne suivait plus. Le Parti, quand même… Il revenait à son louvoiement de politicien qui essaie de contenter tout le monde, un jour il se prenait pour le pape, le lendemain pour Luther, et le résultat, c’est qu’il s’est retrouvé également détesté par les démocrates et par les conservateurs.
Les références politiques en usage chez nous se transposent assez mal en Russie, droite et gauche n’y veulent pas dire grand-chose, mais ces mots-là ne me semblent pas trop inappropriés. Les démocrates, après tout, voulaient la démocratie, et les conservateurs conserver le pouvoir. Les premiers, gens des villes, plutôt jeunes, plutôt intellectuels, avaient commencé par adorer Gorbatchev mais, comme il n’osait plus avancer, ils étaient déçus. Au défilé du 1er mai 1990, sur la place Rouge, ils l’ont carrément conspué. C’était permis, désormais, et il est poignant de penser que l’homme à qui son peuple devait malgré tout sa levée d’écrou a dû essuyer les insultes qu’on rêvait autrefois, sans l’oser, d’adresser à Brejnev et sa clique : le Parti à la poubelle, et Gorbatchev avec le Parti !
Ces mécontents-là, cependant, n’étaient pas les plus redoutables. Quand, à l’enterrement de Sakharov, un jeune homme avait comparé le défunt à Obi-Wan Kenobi et Gorbatchev à un Jedi maladroit, le journaliste lui avait demandé qui il voyait en Darth Vador, et le jeune homme avait répondu qu’hélas les prétendants ne manquaient pas. De fait, on avait au Politburo et dans le complexe militaro-industriel l’embarras du choix en matière de hard-liners, comme les Anglo-Saxons appellent les conservateurs quand vraiment ils ne plaisantent pas. Mais ils étaient, conformément à la grande tradition soviétique, aussi gris et dépourvus de charisme que possible, ce qui a assuré le succès médiatique d’un second couteau aujourd’hui bien oublié : le colonel Victor Alksnis.
Édouard l’a rencontré au cours d’un bref séjour à Moscou, sur un plateau de télévision. On les avait tous deux invités à tenir, face à des démocrates, anciens dissidents et gens de Mémorial, le rôle des anti-Gorbatchev de service. Vêtu de cuir noir, le rictus féroce, Alksnis avait l’air d’un acteur pas très doué bûchant avec sérieux son audition pour un rôle de méchant qui jette ses ennemis en pâture aux alligators. Représentant au Parlement les militaires soviétiques basés en Lettonie, il dénonçait les séparatistes baltes, préconisait la loi martiale et appelait à l’union sacrée des « marxistes-léninistes, staliniens, néofascistes, orthodoxes, monarchistes et païens », pour sauver le pays de la désintégration où le menaient des gens qui ne l’aimaient pas et voulaient l’asservir à l’étranger. Connaissant comme nous commençons à le connaître le discernement politique de notre héros, on ne s’étonnera pas qu’Alksnis et lui se soient entendus comme larrons en foire. Après l’émission, « le colonel noir », comme on l’appelait, a présenté Édouard à ses frères d’armes, dont j’épargne les noms au lecteur et qu’il suffira de décrire comme une attrayante petite bande de militaires et de tchékistes, lecteurs de Mein Kampf et des Protocoles des Sages de Sion, éditeurs de feuilles ultranationalistes comme Dién’ (« Le jour »), qui s’autoproclamait le « journal de l’opposition spirituelle », que les démocrates surnommaient « le rossignol de l’état-major », et où Édouard a fait ses débuts de journaliste russe. Quand il est retourné à Paris, Alksnis et lui ont gardé le contact, se téléphonant, s’envoyant des fax, se montant mutuellement le bourrichon à la perspective d’un coup d’État qui semblait imminent.
De plus en plus coincé, Gorbatchev était aussi, il faut bien le dire, de plus en plus aveugle. En janvier 1991, profitant de ce que le monde entier suivait à la télévision la première guerre du Golfe, les chars russes sont entrés dans Vilnius puis, devant la résistance, s’en sont retirés en laissant sur le pavé une quinzaine de morts. Ce « dimanche noir » a fini de discréditer Gorbatchev auprès des démocrates : qui voulait, après cela, entendre encore parler de socialisme à visage humain ? Pour se blanchir, et de la tentative, et de son échec, il a prétendu n’être pas au courant, et on se demandait ce qui était le pire : qu’il soit menteur ou complètement hors du coup. L’armée multipliait, sans l’informer, les mouvements de troupes et incidents de frontières, de préférence pendant des sommets internationaux pour bien le mettre dans l’embarras devant sa chère opinion occidentale mais, curieusement, ça ne semblait pas le mettre dans l’embarras. Au contraire, il souriait de plus belle sur les photos. Secrétaire général du Parti, ne tenant son mandat que du Parti, il traitait avec dédain de « soi-disant démocrate » Boris Eltsine qui venait, lui, de se faire élire président de Russie au suffrage universel : ça ne faisait que grandir Eltsine, mais Gorbatchev n’avait pas l’air de s’en rendre compte. Le fidèle Chevarnadzé démissionnait de son poste de ministre des Affaires étrangères en déclarant publiquement que la dictature était en marche, et Gorbatchev ignorait l’avertissement. L’encore plus fidèle Iakovlev ne démissionnait pas, mais chaque fois qu’il prenait congé d’un journaliste lui disait : « Au revoir, à la prochaine – enfin, si je ne suis pas en Sibérie. » Avec l’énergie du désespoir, il essayait de mettre son patron en garde contre la sédition de plus en plus ouverte du Politburo, mais Gorbatchev haussait les épaules et répondait : « Ça va, vous exagérez toujours, je les connais bien, ce sont de bons gars un peu butés. Tout est sous contrôle. »
C’est dans ces confiantes dispositions qu’il part jouir de vacances bien méritées dans la fastueuse villa qu’il s’est fait bâtir en Crimée. Et c’est là que tout d’un coup on lui coupe le téléphone, l’isole, boucle le périmètre. Pendant ce temps, le quarteron de généraux dont cette fois je cite les noms car ils font malgré tout partie de l’histoire : Kriouchkov, Iazov, Pougo et Ianaïev, déclarent l’état d’urgence et commencent aussitôt à cafouiller en remettant le pouvoir au plus piteux d’entre eux, le vice-président Ianaïev. Le malheureux traversera les quatre jours suivants dans un tel état de panique qu’on devra le faire sortir de force du bureau où il s’est claquemuré pour qu’il accepte de tenir une conférence de presse télévisée. Malgré la tentative de verrouillage à l’ancienne des médias, on le verra les mains tremblantes, le regard égaré, présenté comme triomphant et pourtant déjà vaincu. Cette impression de farce est ce qu’il y a de plus étrange dans le putsch d’août 1991. Elle tient aux personnalités des conjurés, qui étaient des médiocres et surtout des poivrots. Ils ont très vite été ivres. Pas ivres de pouvoir, non : bourrés. Faits comme des coings. Ronds comme des queues de pelle. Et très vite, ayant l’alcool triste, ils ont senti que ça n’allait pas marcher, qu’ils étaient en train de faire une énorme connerie mais qu’il n’était plus temps de revenir en arrière. L’alerte était donnée, les chars entraient dans Moscou, il fallait bien continuer mais le cœur n’y était pas. On aurait mieux aimé se coucher avec de l’aspirine et un bocal de cornichons, remonter la couverture au-dessus de la tête, attendre que ça passe.
Sur le moment, toutefois, les démocrates ont bien cru ce que depuis quelques années ils avaient cessé de croire : qu’après un second dégel la banquise se reformait, qu’on avait été fou d’avoir confiance et de ne pas s’enfuir tant que c’était encore possible. Le putsch aurait pu réussir. Tout dépendait de l’armée. Les jeunes appelés qui ont reçu l’ordre de marcher sur Moscou avaient une peur atroce de devoir faire ce que leurs pères avaient fait à Prague en 1968, et il leur a fallu du courage pour obéir, plutôt qu’à leurs chefs, à Eltsine qui les pressait de rester du côté de la loi et de l’État.
Avec un sens du symbole exceptionnel, Eltsine a organisé la résistance depuis le siège du Parlement, qu’on appelle à Moscou la Maison Blanche, et durant ces jours historiques il y a eu pour le monde entier une autre Maison Blanche que celle de Washington. Cette Maison Blanche-là est devenue le théâtre du combat de la Russie pour la démocratie. L’imagerie glorieuse d’août 1991, digne du Serment du Jeu de Paume ou de Bonaparte au pont d’Arcole, c’est la photo d’Eltsine juché sur un char devant la Maison Blanche. C’est Rostropovitch accouru pour monter la garde à la porte du bureau d’Eltsine, à la Maison Blanche. Ce sont les foules moscovites venues défendre la Maison Blanche, dressant des barricades, faisant à la liberté un rempart de leurs corps. Ce sont les chars qui font marche arrière, les filles qui embrassent les soldats et glissent des fleurs dans les canons de leurs fusils. C’est l’immense soupir de soulagement, le quatrième jour, parce que le cauchemar ne s’est pas réalisé, qu’on va continuer à vivre en liberté.
Les jeunes des villes, ceux qui se référaient à Star Wars pour se raconter l’histoire de leur pays, se rappellent août 1991, vingt ans plus tard, comme un des moments les intenses de leur vie, un film d’épouvante absolument terrifiant et qui se terminait de façon enthousiasmante. L’URSS revient : super-flip. L’URSS s’effondre dans le ridicule : super-fun. Car il était beau aussi, beau et juste, que les héritiers de soixante-dix ans d’oppression se débinent, non dans un crépuscule des dieux wagnérien mais dans le ridicule. Des guignols, qui définitivement ne font plus peur. Qui, dans le monde entier, n’ont été soutenus que par Castro, Kadhafi et Saddam Hussein, seuls rescapés du cercle des poètes disparus – mais aussi par notre président Mitterrand, prince des esprits subtils, poussant le machiavélisme jusqu’à la stupidité, et qui, quand on lui a reproché ses félicitations si empressées à ceux qu’il pensait être les nouveaux maîtres de l’URSS, a répondu avec hauteur qu’il faudrait les juger sur leurs actes – comme si un putsch n’en était pas un, d’acte, et significatif.
La suite de l’histoire, c’est Gorbatchev qui rentre de Crimée absurdement bronzé, n’ayant rien compris à ce qui s’est passé, ne retenant de toute l’affaire que les désagréments que sa famille et lui ont endurés, coupés du monde dans leur villa d’émir pétrolier. Ce sont trois des putschistes qui se suicident, et heureusement qu’il reste Édouard pour les pleurer – car, quoi qu’on puisse penser de ses choix, lui au moins est fidèle et honore les vaincus. C’est, le 23 août, ce prodigieux moment de théâtre, retransmis par les télévisions du monde entier : la séance du Parlement où Eltsine, après avoir forcé Gorbatchev à lire d’une voix mal assurée les minutes du conseil au cours duquel les ministres qu’il a nommés décident de le trahir, se penche vers lui d’un air gourmand :
« Ah, et puis, j’oubliais, il y a ce petit décret à signer…
– Ce petit décret ? dit Gorbatchev, hagard.
– Oui, qui suspend les activités du Parti communiste de Russie.
– Quoi ? quoi ? bredouille Gorbatchev, mais je ne l’ai pas lu… nous n’en avons pas discuté…
– Aucune importance, dit Eltsine. Allez, Mikhaïl Sergueïevitch, signez. »
Et Gorbatchev signe.
C’est, aussitôt après, la mise à bas de la statue de Dzerjinski sur la place de la Loubianka, siège du KGB. C’est le remplacement du drapeau rouge par le drapeau tricolore du gouvernement provisoire de 1917. C’est surtout, quelques mois plus tard, une autre cuite historique, celle qui a réuni en grand secret, dans un pavillon de chasse de la forêt de Biéloviéjskaïa, le président russe Eltsine, le président ukrainien Kravtchouk et le président biélorusse Chouchkievitch. Eltsine a quitté Moscou sans rien dire à Gorbatchev de ce qu’il allait faire, rien n’a été préparé, aucun des trois conspirateurs n’a la moindre idée de ce que sont une fédération ou une confédération. Tout ce qu’ils se répètent, au sauna, en descendant force vodka, c’est que leurs trois Républiques ont créé l’Union en 1922 et que ça leur donne le droit de la dissoudre. Eltsine est tellement soûl que les deux autres sont obligés de le porter pour le coucher et, juste avant de sombrer, il appelle George Bush (senior) pour lui donner la primeur de la nouvelle : « George, on s’est mis d’accord avec les copains. L’Union soviétique n’existe plus. » Pour que l’humiliation soit complète, c’est au plus insignifiant de la troïka, Chouchkievitch, qu’on laisse le soin de prévenir Gorbatchev, et Chouchkievitch assure que Gorbatchev, effaré, lui aurait répondu : « Mais je deviens quoi, moi, là-dedans ? »
Ce qu’il deviendra ? Un retraité cossu à qui on laissera une datcha, une fondation, le droit de donner des conférences grassement rémunérées jusqu’à la fin de ses jours. Pour un tsar détrôné, et si on considère les usages russes depuis le Moyen Âge, c’est un sort exceptionnellement clément.
2
Dans l’affrontement romain entre Gorbatchev et Eltsine, les Français ont depuis le début tranché en faveur du premier et je trouve même surprenant qu’ils lui soient restés sentimentalement si fidèles. Eltsine passait, cela ne s’est pas arrangé au fil de son règne, pour un reître brutal, mal dégrossi, qui depuis le putsch d’août 1991 tenait un rôle peu clair. Gorbatchev était notre héros, des affreux avaient voulu le renverser. Eltsine avait sauvé la mise à Gorbatchev mais n’avait plus ensuite cessé de l’enfoncer, de sorte qu’on ne savait trop s’il était bon ou méchant. Ce qu’il disait fleurait le populisme, certains lui trouvaient même une tête de dictateur.
Seule en France, mais d’accord avec l’immense majorité des Russes, ma mère parlait de Gorbatchev comme d’un apparatchik débordé par les forces qu’il avait sans le vouloir mises en branle, et d’Eltsine comme de l’homme incarnant l’aspiration de son peuple à la liberté. Formé par le communisme, il avait eu le courage de rompre avec lui. Il avait suivi, au côté d’Elena Bonner, le cercueil de Sakharov. Il était le premier président élu qu’ait jamais connu la Russie. Il avait défendu la Maison Blanche comme La Fayette avait pris la Bastille, déclaré hors la loi le Parti qui étouffait les consciences et liquidé l’Union qui emprisonnait les nations. En deux ans, il était tout simplement devenu un très grand personnage historique. Allait-il, sur cette lancée, réussir à créer une démocratie, une économie de marché, une nouvelle société dans un pays jusqu’alors condamné à l’arriération et au malheur ?
Conscient de son ignorance en matière économique, Eltsine a sorti de son chapeau un jeune prodige appelé Egor Gaïdar, sorte d’Attali russe rondouillard, issu de la haute nomenklatura communiste et professant une foi absolue dans le libéralisme. Aucun théoricien de l’école de Chicago, aucun conseiller de Ronald Reagan ou de Margaret Thatcher ne croyait aux vertus du marché avec autant de ferveur qu’Egor Gaïdar. La Russie n’avait jamais rien connu qui ressemble de près ou de loin à un marché, le défi était gigantesque. Eltsine et Gaïdar ont pensé qu’il fallait agir vite, très vite, passer en force pour prendre de court la réaction qui a eu raison de tous les réformateurs russes depuis Pierre le Grand. La pilule qu’il fallait faire avaler, ils l’ont baptisée « thérapie de choc » et, pour un choc, ça a été un choc.
Pour commencer, les prix ont été libérés, ce qui a provoqué une inflation de 2600 % et fait échouer l’initiative, conduite en parallèle, de « privatisation par bons ». Le 1er septembre 1992 ont été envoyés par la poste à tous les citoyens russes âgés de plus d’un an des bons de 10000 roubles correspondant à la part de chacun dans l’économie du pays. L’idée, après soixante-dix ans où on n’avait théoriquement pas le droit de travailler pour soi mais seulement pour la collectivité, était d’intéresser les gens et de faire ainsi prospérer entreprises, propriété privée, bref : marché. À cause de l’inflation, hélas, ces bons quand ils sont arrivés ne valaient plus rien. Leurs bénéficiaires découvraient qu’ils pouvaient tout au plus, avec, se payer une bouteille de vodka. Ils les ont donc revendus en masse à des petits malins qui leur en proposaient, disons le prix d’une bouteille et demie.
Ces petits malins, qui se sont en quelques mois retrouvés les rois du pétrole, s’appelaient Boris Berezovski, Vladimir Goussinski, Mikhaïl Khodorkovski. Il y en avait d’autres mais, pour ménager mon lecteur, je ne lui demande de retenir que ces trois noms : Berezovski, Goussinski, Khodorkovski. Nif-nif, Naf-naf, Nouf-nouf, qui, comme dans les troupes théâtrales fauchées où il y a plus de rôles à jouer que d’acteurs pour les tenir, incarneront dans la suite de ce livre tous ceux qu’on a appelé les oligarques. C’étaient des hommes jeunes, intelligents, énergiques, pas malhonnêtes par vocation, mais ils avaient grandi dans un monde où il était interdit de faire des affaires alors qu’ils étaient doués pour cela, et du jour au lendemain on leur avait dit : « Allez-y. » Sans règle du jeu, sans lois, sans système bancaire, sans fiscalité. Comme disait, ravi, le jeune porte-flingue de Julian Semionov : c’était le Far West.
Quand on y retournait tous les deux ou trois mois, comme le faisait Édouard entre deux virées dans les Balkans, la rapidité avec laquelle Moscou changeait était hallucinante. On avait cru éternelle la grisaille soviétique et maintenant, dans les rues qui avaient porté les noms des grands bolcheviks et s’appelaient de nouveau comme avant la Révolution, les enseignes lumineuses se chevauchaient, aussi serrées qu’à Las Vegas. Il y avait des embouteillages et, à côté des vieilles Jigoulis, des Mercedes noires à vitres fumées. On trouvait sans peine tout ce dont les visiteurs étrangers bourraient autrefois leurs valises pour faire plaisir à leurs amis russes : jeans, disques compacts, cosmétiques, papier cul. À peine avait-on eu le temps de digérer l’apparition d’un McDonald’s place Pouchkine que s’ouvrait à côté une boîte branchée. Les restaurants, avant, étaient immenses, lugubres. Des maîtres d’hôtel aux allures de guichetiers revêches vous apportaient des cartes de quinze pages, et quel que soit le plat qu’on choisissait il n’y en avait plus – en fait il n’y en avait qu’un seul, généralement infect. À présent, les lumières étaient tamisées, les serveuses souriantes et jolies, on commandait du bœuf de Kobé ou des huîtres arrivées le jour même de Quiberon. Le personnage du « nouveau Russe » entrait dans la mythologie contemporaine, avec ses sacs de billets de banque, ses harems de filles somptueuses, sa brutalité et sa goujaterie. Blague d’époque : deux jeunes hommes d’affaires s’aperçoivent qu’ils ont le même costume. « Je l’ai payé 5000 dollars avenue Montaigne », dit l’un. Et l’autre, triomphant : « Ah oui ? Moi, je l’ai eu pour 10000. »
Pour un million de dégourdis qui grâce à la « thérapie de choc » ont commencé à s’enrichir frénétiquement, 150 millions de clampins ont plongé dans la misère. Les prix ne cessaient de monter sans que les salaires suivent. Un ex-officier du KGB comme le père de Limonov pouvait à peine, avec sa retraite, s’acheter un kilo de saucisson. Un officier de rang plus élevé, qui avait commencé sa carrière dans le renseignement à Dresde, en Allemagne de l’Est, une fois rapatrié en catastrophe puisqu’il n’y avait plus d’Allemagne de l’Est se retrouvait sans emploi, sans logement de fonction, réduit à faire le taxi sauvage dans sa ville natale, Leningrad, en maudissant les « nouveaux Russes » aussi âprement que Limonov. Cet officier-là n’est pas une abstraction statistique. Il s’appelle Vladimir Poutine, il a quarante ans, il pense comme Limonov que la fin de l’Empire soviétique est la plus grande catastrophe du XXe siècle et il est appelé (entre autres) à tenir un rôle non négligeable dans la dernière partie de ce livre.
De soixante-cinq ans en 1987, l’espérance de vie du Russe mâle est passée à cinquante-huit en 1993. Le spectacle des mornes files d’attente devant des magasins vides, si typique de l’ère soviétique, a été remplacé par celui des petits vieux qui battent la semelle dans les passages souterrains en essayant de vendre le peu qu’ils possèdent. Tout ce qu’on peut vendre pour survivre, on le vend. Si on est un pauvre retraité, c’est un kilo de cornichons, un cache-théière, des numéros défraîchis de Krokodil, le pitoyable journal « satirique » des années Brejnev. Si on est un général, ça peut être des tanks ou des avions : certains ont sans scrupule ouvert avec des appareils de l’armée des compagnies privées, dont ils empochent les profits. Si on est un juge, ce sont des verdicts. Un policier, sa tolérance. Un fonctionnaire, son coup de tampon. Un ancien de l’Afghanistan, ses compétences de tueur. Un contrat pour un meurtre se négocie entre 10000 et 15000 dollars. En 1994, cinquante banquiers ont été abattus à Moscou. De la bande d’un requin comme Semionov il restait à peine la moitié, et Semionov lui-même était au cimetière.
Mon cousin Paul Klebnikov est arrivé à ce moment-là. Ses grands-parents, comme les miens, avaient fui la Révolution de 1917, mais ils s’étaient, eux, établis aux États-Unis, en sorte que Paul était aussi américain que je suis français – mais il parlait mieux le russe. Il avait mon âge et, malgré l’Atlantique qui nous séparait, nous nous connaissions depuis l’enfance. Je l’aimais beaucoup. Quant à mes fils, ils l’adoraient. C’était leur modèle, l’image que peut se faire un petit garçon d’un grand reporter. Beau, costaud, le sourire franc, la poignée de main ferme : Mel Gibson dans L’Année de tous les dangers. Il travaillait pour le magazine Forbes qui, en 1994, l’a envoyé faire une enquête sur la criminalité économique à Moscou. À son arrivée, il a rempli son agenda de rendez-vous, mais plusieurs de ses interlocuteurs ont été tués avant qu’il ait le temps de les rencontrer. Ça l’a tellement passionné qu’il est resté. Devenu correspondant permanent de Forbes à Moscou, il a poursuivi son enquête, en grand journaliste d’investigation qu’il était. Il en a fait un livre où il explique dans le détail, à partir du cas de Boris Berezovski, comment se sont constituées sous Eltsine les plus grosses fortunes russes. Puis il s’est fait descendre à son tour, d’une rafale de mitraillette à l’entrée de son immeuble, comme Anna Politkovskaïa. L’enquête sur son assassinat, comme sur celui de Politkovskaïa, n’a rien donné à ce jour.
Les gros s’entre-tuaient pour des combinats industriels ou des gisements de matières premières, les petits pour des kiosques ou des emplacements au marché, et le moindre kiosque, le moindre emplacement au marché, devait avoir un « toit » : ainsi appelait-on les innombrables prestataires de sécurité qui étaient tous plus ou moins des entreprises de racket puisqu’ils vous tiraient dessus si vous refusiez leurs services. Les holdings d’oligarques comme Goussinski ou Berezovski employaient de véritables armées, placées sous le commandement de hauts gradés du KGB qui avaient su privatiser leurs talents. À un niveau plus artisanal, les protections indispensables pour faire du business se recrutaient pour moitié au sein des mafias géorgienne, tchétchène ou azérie, pour moitié au sein de la police, devenue une mafia parmi d’autres.
J’ai une bonne histoire à ce sujet. Son héros est mon ami Jean-Michel, un Français qui, sa femme ayant péri dans le crash de la TWA en 1995, est parti refaire sa vie à Moscou comme on s’engagerait dans la Légion étrangère. Il y a ouvert des restaurants, des bars, des boîtes de nuit qui sont en fait des bordels pour nouveaux Russes et riches expatriés. On en pense ce qu’on veut moralement, mais bâtir un tel empire en partant de rien, sans presque parler russe, à une époque où on se retrouvait pour un oui ou pour un non les pieds dans le ciment au fond de la Moskova, cela suppose des nerfs que même notre exigeant Édouard pourrait envier. Il faudrait un Scorsese pour illustrer cette aventure. Ce n’est pas ce que je me propose de faire, seulement de raconter ceci : un soir, des troupes d’élite en tenue de combat, visages dissimulés par des cagoules, ont envahi un des clubs de Jean-Michel, terrorisé les filles, le personnel et les clients, qu’ils ont fait coucher par terre sous la menace de leurs kalachnikovs. Une fois l’ambiance installée, le chef a ôté sa cagoule, s’est assis, fait servir à boire, et il a tranquillement expliqué à Jean-Michel que son toit n’était pas fiable, qu’il allait en changer. Désormais, la police – car ce commando, c’était la police – se chargeait de tout. Ce serait un peu plus cher, mais plus sûr, et le transfert d’autorité serait indolore. Le chef se chargeait d’expliquer la situation aux protecteurs précédents, il garantissait qu’il n’y aurait pas d’embrouilles. En partant, il a offert à Jean-Michel un CD du groupe de rock formé par certains de ses gars. Tout s’est passé comme il l’avait promis. Jean-Michel n’a eu qu’à se louer de son nouveau toit et il aime bien, pour les divertir, faire écouter le CD à ses amis. Il a eu de la chance : dans beaucoup de cas, ce genre d’incident tournait au massacre de la Saint-Valentin.
Avant de mourir, il n’y a pas longtemps, l’ex-Premier ministre Egor Gaïdar a confié à un journaliste : « Ce qu’il faut que vous compreniez, c’est que nous n’avions pas le choix entre une transition idéale vers l’économie de marché et une transition criminalisée. Le choix était entre une transition criminalisée et la guerre civile. »
3
Pour justifier la collectivisation, la famine, les purges et, d’une façon générale, la tendance à considérer que les « ennemis du peuple », c’était le peuple lui-même, les bolcheviks aimaient à dire qu’on n’abat pas un arbre sans que des copeaux volent, version russe de notre proverbe sur l’omelette qu’on ne fait pas sans casser d’œufs. Le marché a remplacé la dictature du prolétariat comme horizon de l’avenir radieux, mais le proverbe ressert tel quel aux artisans de la « thérapie de choc » et à ceux qui sont assez proches du pouvoir pour avoir leur part de l’omelette. La différence avec le temps des bolcheviks, c’est que ceux qui se voient dans le rôle des œufs cassés ne craignent plus d’être envoyés en Sibérie et donnent de la voix. On voit défiler dans Moscou d’hétéroclites processions de retraités réduits à la mendicité, de militaires qui ne touchent plus leur solde, de nationalistes rendus fous par la liquidation de l’Empire, de communistes qui pleurent le temps de l’égalité dans la pauvreté, de gens déboussolés parce qu’ils ne comprennent plus rien à l’histoire : comment savoir, en effet, où est le bien et où le mal, qui sont les héros et qui les traîtres, quand on continue chaque année à célébrer la Fête de la Révolution tout en répétant que cette Révolution a été à la fois un crime et une catastrophe ?
Édouard, quand il est à Moscou, ne manque aucune de ces manifestations. Reconnu par des gens qui lisent ses articles dans Dien’, il est souvent félicité, embrassé, béni : avec des hommes comme lui, la Russie n’est pas perdue. Une fois, sur l’invitation de son camarade Alksnis, il monte à la tribune où se succèdent les leaders de l’opposition et prend le mégaphone. Il dit que les prétendus « démocrates » sont des profiteurs qui ont trahi le sang versé par leurs pères pendant la Grande Guerre patriotique. Qu’en un an de prétendue « démocratie », le peuple a plus souffert qu’en soixante-dix ans de communisme. Que la colère gronde et qu’il faut se préparer à la guerre civile. Ce discours diffère peu de ceux de ses voisins de tribune mais à chaque phrase la foule, une foule immense, l’applaudit. Les mots lui viennent naturellement, exprimant ce que tous ressentent. Des vagues d’approbation, de reconnaissance, d’amour montent vers lui. Il a rêvé de cela, pauvre et désespérément seul dans sa chambre de l’hôtel Embassy, à New York, et son rêve s’accomplit. Comme à la guerre, dans les Balkans, il se sent bien. Calme, puissant, porté par les siens : à sa place.
« Je cherche une bande » : c’est le titre d’un de ses articles. Il n’a pas tout de suite formé la sienne, d’abord il a tenté d’en rallier d’autres. Je suppose que le nom de Vladimir Jirinovski dit vaguement quelque chose au lecteur français. On le présentait, on le présente toujours car il est toujours là, comme le Le Pen russe et ce n’est pas faux. Il a la faconde de Le Pen, son culot, son langage direct. Sans doute est-il plus fou, mais bon : il est russe. J’ai dit quelques mots d’Alksnis, qui fait un pittoresque personnage de second plan. Les autres, Ziouganov, Anpilov, Makachov, Prokhanov, j’ai l’impression qu’il n’y a plus que moi qui, parce que j’écris ce livre et me replonge dans cette époque, sache qui c’est. Relisant les pages de notes que j’ai prises sur leurs parcours tortueux, leurs idées simples, leurs programmes flous, leurs alliances éphémères et leurs scissions empoisonnées, je me sens un peu dans la position d’un historien russe qui tenterait d’expliquer à ses concitoyens quelles nuances, au sein de l’extrême droite française, séparent Roland Gaucher de Bruno Mégret. Il faut dire que Limonov, quant à lui, ne recule jamais devant ce genre de pédagogie. J’ai souvent ri en découvrant, dans des articles destinés à être lus au fin fond de la province russe, des développements sur Jann-Edern Alliè, Patric Bésson, Alènne dé Bénoua ou le Kanar annchéné. Bref. C’est ce marigot de communistes nostalgiques et de nationalistes furibonds qu’il fréquente à Moscou, en essayant de se persuader qu’y couvent les forces vives de la nation. Et c’est lors d’un banquet organisé par le général Prokhanov, rédacteur en chef de Dien’, qu’il fait la connaissance d’Alexandre Douguine.
Ce soir-là, Édouard est triste. On le serait à moins : il vient d’apprendre qu’on a retrouvé dans le coffre d’une voiture le buste scié d’un de ses amis et, à côté, sa tête à demi carbonisée. Cet ami, le chef de bataillon Kostenko, il l’a connu en Transnistrie, lors d’un reportage pour Dien’.
Passons vite sur la République moldave de Transnistrie : c’est le même scénario que les diverses républiques serbes d’ex-Yougoslavie. La Moldavie était un bout de Roumanie orientale, annexé par l’Union soviétique. Les Moldaves sont tellement misérables qu’ils rêvent de redevenir roumains, c’est dire. Quand l’Union soviétique s’est effondrée, ils ont déclaré leur indépendance, au grand dam des Russes établis sur leur territoire. Ces Russes qui étaient des sortes de colons, tenant le haut du pavé, se retrouvent en butte aux brimades et aux représailles du nouvel État, à dominante roumaine. Ils ont, à leur tour, créé une république autonome (la Transnistrie, donc) et pris les armes pour la défendre. Édouard, qui sympathise sans réserve avec leur cause et ne veut rater aucune des guerres qui s’allument l’une après l’autre dans les décombres de l’Empire, a adoré son séjour là-bas. Il a participé à une expédition punitive contre des Roumains, traversé un pâté de maisons en ruine sous les balles d’un sniper, couru entre des champs jonchés de mines. Surtout, il a rencontré le chef de bataillon Kostenko dont il raconte maintenant l’histoire à son voisin de table, un barbu qu’on lui a présenté sous le nom d’Alexandre Douguine.
Ex-commandant d’une unité de paras en Afghanistan, ayant ouvert un garage en Moldavie, Kostenko était devenu dans le chaos ambiant un seigneur de la guerre et le maître absolu de sa petite ville. Ukrainien comme Édouard, mais né en Extrême-Orient où son père était en garnison, il avait une tête de Chinois et une réputation de cruauté asiatique. Une aura d’effroi l’entourait. Il rendait la justice dans son garage, entouré de gardes du corps armés jusqu’aux dents et d’une blonde en minijupe et lunettes noires. Édouard l’a vu condamner à mort un gros type suant, soupçonné d’être un traître à la solde des Roumains. Il a approuvé cette fermeté, et son interlocuteur, Douguine, l’approuve aussi.
Kostenko et Édouard ont passé plusieurs nuits à parler. Le chef de bataillon lui a raconté sa vie aventureuse et prédit sa fin prochaine : ses ennemis l’auraient tôt ou tard, il n’avait nulle part où fuir, et de toute façon, à quoi bon ? On ne redevient pas garagiste quand on a régné sur une ville. Douguine écoute, de plus en plus intéressé à mesure que l’histoire prend un tour crépusculaire. « C’est parce qu’il s’attendait à mourir, dit-il à Édouard, qu’il s’est confié à vous. Pour qu’il reste une trace de son destin obscur et violent. » Édouard dit que oui, il se voit bien en Régis Debray de ce Guevara des confins, et il est un peu surpris que son interlocuteur sache qui est Régis Debray.
D’une façon générale, Douguine semble tout savoir. Il est philosophe, auteur bien qu’il n’ait que trente-cinq ans d’une demi-douzaine de livres, et c’est un vrai plaisir de discuter avec lui. Édouard et lui s’entendent à demi-mot, quand l’un commence une phrase l’autre pourrait la finir. Solennellement, ils boivent à la mémoire de Kostenko et, à la tournée suivante, Douguine propose de boire à celle du baron Ungern von Sternberg. Édouard n’a rien contre, mais il ne sait pas qui c’est. « Vous ne savez pas qui c’est ? » Douguine feint d’être étonné – en fait il est content, comme on l’est pour quelqu’un qui n’a pas encore lu Guerre et paix. Il est content aussi parce que c’est son tour de parler et que Kostenko, c’est bien, mais il a en réserve un super-Kostenko, une histoire de derrière les fagots dont il sait le succès garanti.
En 1918, le baron Ungern von Sternberg, aristocrate letton violemment anti-bolchevik, est allé avec sa division jusqu’en Mongolie pour combattre aux côtés des armées blanches. Il s’y est illustré par son ascendant sur ses hommes, sa bravoure et sa cruauté. Il se disait bouddhiste, d’un bouddhisme qui incluait le goût des tortures les plus raffinées. Il avait un visage émacié, de longues et fines moustaches, les yeux très pâles. Les cavaliers mongols le tenaient pour un être surnaturel, et même ses alliés blancs se sont mis à avoir peur de lui. Il s’est écarté d’eux, enfoncé dans les steppes à la tête de son escadron qui, à l’écart de tout, est devenu une secte d’illuminés, n’obéissant qu’à sa loi. Enivré de pouvoir et de violence, il a fini par tomber entre les mains des Rouges, qui l’ont pendu. Je résume, mais Douguine ne résume pas. Cette figure comparable à l’Aguirre de Werner Herzog ou à Kurtz, le héros du Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, il la fait vivre avec un art consommé. C’est un de ses grands morceaux de bravoure, qu’il distille en prenant son temps, ménageant ses effets, jouant de toutes les nuances d’une voix de violoncelle. Car cet universitaire, cet homme de cabinet, de livres et de théorie, est aussi un conteur oriental, capable d’ensorceler son auditoire, et Édouard, qui n’a d’ordinaire que mépris pour les intellectuels, est ensorcelé. Il adorerait que quelqu’un, un jour, raconte sa vie comme ça.
Les jours suivants, ils ne se quittent plus, parlent à en perdre haleine. Douguine, sans complexe, se déclare fasciste, mais c’est un fasciste comme Édouard n’en a jamais rencontré. Ce qu’il connaissait sous cette enseigne, c’était soit des dandys parisiens qui, ayant un peu lu Drieu La Rochelle, trouvaient qu’être fasciste c’est chic et décadent, soit des brutes comme leur hôte du banquet, le général Prokhanov, dont il faut vraiment se forcer pour suivre la conversation, faite de paranoïa et de blagues antisémites. Il ignorait qu’entre petits cons poseurs et gros cons porcins il existe une troisième obédience, une variété de fascistes dont j’ai dans ma jeunesse connu quelques exemplaires : les fascistes intellectuels, garçons en général fiévreux, blafards, mal dans leur peau, réellement cultivés, fréquentant avec leurs gros cartables de petites librairies ésotéristes et développant des théories fumeuses sur les Templiers, l’Eurasie ou les Rose-Croix. Souvent, ils finissent par se convertir à l’islam. Douguine relève de cette variété-là, sauf que ce n’est pas un garçon malingre et mal dans sa peau, mais un ogre. Grand, barbu, chevelu, il marche à petits pas légers, comme un danseur, et a une drôle de façon de se tenir perché sur une jambe tout en soulevant l’autre en arrière. Il parle quinze langues, il a tout lu, il boit sec, rit franchement, c’est une montagne de science et de charme. Édouard n’a pas l’admiration facile, Dieu sait, mais il admire cet homme qui est de quinze ans son cadet et se met à son école.
Sa pensée politique était confuse, sommaire. Sous l’influence de Douguine, elle devient encore plus confuse mais un peu moins sommaire. Elle s’orne de références. Loin d’opposer fascisme et communisme, Douguine les vénère également. Il accueille pêle-mêle dans son panthéon Lénine, Mussolini, Hitler, Leni Riefenstahl, Maïakovski, Julius Evola, Jung, Mishima, Groddeck, Jünger, Maître Eckhart, Andreas Baader, Wagner, Lao-tseu, Che Guevara, Sri Aurobindo, Rosa Luxemburg, Georges Dumézil et Guy Debord. Si Édouard, histoire de voir jusqu’où on peut aller, propose d’inviter aussi Charles Manson, pas de problème, on se poussera pour lui faire de la place. Les amis de nos amis sont nos amis. Rouges, blancs, bruns, c’est égal : la seule chose qui compte, Nietzsche a raison, c’est l’élan vital. Assez vite, Édouard et Douguine s’accordent sur le fait que leurs camarades de l’opposition ne volent pas haut. Alksnis, à la rigueur, on l’aime bien, mais les autres… Surtout, ils découvrent qu’ils sont complémentaires. L’homme de pensée et l’homme d’action. Le brahmane et le guerrier. Merlin l’enchanteur et le roi Arthur. Ensemble, ils vont faire de grandes choses.
Qui, des deux, a trouvé le nom du Parti national-bolchevik ? Plus tard, quand ils se sépareront, chacun le revendiquera. Encore plus tard, quand ils essayeront de devenir respectables, chacun en rejettera l’idée sur l’autre. En attendant, ils en sont enchantés tous les deux. Ils sont enchantés du titre qu’Édouard, nul ne le conteste, a trouvé pour leur futur journal : Limonka, la grenade. Pas celle qui se mange, bien sûr : celle qui explose. Ils sont enchantés, enfin, du drapeau qu’a dessiné sur une table de cuisine un peintre de leurs amis doux comme un agneau, spécialisé dans les paysages d’Ombrie et de Toscane. Ce drapeau, un cercle blanc sur fond rouge, évoque le drapeau nazi, sauf qu’en noir dans le cercle blanc, au lieu de la croix gammée, il y a la faucille et le marteau.
4
Ils ont un drapeau, un titre de journal et un nom de parti. Ils ont un adhérent : un étudiant ukrainien appelé Taras Rabko. C’est un début. Bolcheviks, fascistes et nazis, leurs modèles, ne sont pas partis de plus haut dans leur ascension vers le pouvoir. Ce qui manque, c’est l’argent. Édouard rentre à Paris dans l’espoir d’en trouver.
Il y passe tout l’été 1993, et c’est un séjour étrange. Cela fait presque deux ans qu’entre la politique à Moscou et la guerre partout où elle éclate il ne repasse chez lui qu’en transit. Dans le studio que Natacha et lui partagent, il se sent un étranger. Il en a perdu l’habitude, elle a pris celle d’y vivre sans lui, certainement d’y coucher avec d’autres que lui. Les amis qu’il avait dans le petit monde parisien, refroidis par ses exploits bosniaques, lui tournent le dos. Une campagne de presse dénonce la collusion de l’extrême droite et de l’extrême gauche et, de fait, s’il faut établir le portrait-robot de ce qu’on se met à appeler le « brun-rouge », c’est bien lui. Sa cote est au plus bas, ses éditeurs habituels ne le prennent pas au téléphone. Peu importe : il ne se voit plus comme un homme de lettres mais comme un guerrier et un révolutionnaire professionnel, et le fait d’être dans ce milieu de petits-bourgeois frileux un objet d’opprobre n’a rien pour lui déplaire. Le problème, c’est qu’il n’a d’autres sources de revenus que la littérature, qu’il parvient tout juste à vendre ses reportages de guerre à une maison d’édition, « L’Âge d’homme », dirigée par un patriote serbe, et que ses recherches de fonds n’aboutissent à rien. Douguine, qui entretient des liens avec toute l’extrême droite européenne, était très optimiste en l’adressant à ses contacts. Mais Édouard va de revues confidentielles en officines grisâtres sans obtenir des négationnistes effarouchés qui les animent autre chose que de bonnes paroles, chacun ayant assez de mal à faire vivre sa petite boutique. Du côté de ses relations à lui, il sait que, même tricard partout, une porte lui restera toujours ouverte, celle de quelqu’un que rien ne scandalise, qu’aucune mauvaise réputation n’effraie. Hélas, Jean-Édern Hallier n’habite plus place des Vosges. Pour avoir écrit que Bernard Tapie était malhonnête, il a été condamné à quatre millions de dommages-intérêts, et il a fallu vendre à la chandelle le grand appartement où se tenaient les réunions de L’Idiot. Accablé de procès annexes, criblé de dettes, son journal périclitant, Jean-Édern n’a évidemment pas un sou à donner à Édouard. En revanche, il l’invite à le rejoindre dans son château de Bretagne.
Édouard y va avec Natacha. Cela fait plusieurs années que ni l’un ni l’autre n’a pris ce que les gens normaux appellent des vacances. Le manoir les impressionne par sa grandeur déchue et son inconfort. Il pleut dans les chambres, et le maître de maison n’est pas non plus en très bon état. Presque aveugle, il se sert d’une loupe pour former les numéros sur le cadran du téléphone, ce qui ne l’empêche pas, sur les petites routes départementales, de conduire sa vieille Golf le pied au plancher, mais en oubliant de desserrer le frein à main. Le premier jour, on va faire des courses en prévision de la visite de Le Pen, qui doit venir dîner en voisin. Jean-Édern adore choquer les gens en leur annonçant qu’il y aura Le Pen à dîner, il a déjà fait le coup à Édouard que cela ne choque nullement, et cette fois encore on l’attendra en vain. Au vivier, Jean-Édern fait un scandale parce qu’on veut lui interdire de se garer sur une place réservée aux pêcheurs. Il gesticule, hurle que c’est la littérature française qu’on insulte, la République, Victor Hugo. Édouard a l’impression, un peu triste, qu’il se force pour être à la hauteur de sa réputation. S’il arrête une minute de faire son cirque, il meurt. Au dîner, cependant, il est vraiment en verve et fait crouler de rire sa cour de bas-Bretons marinés dans le chouchen en racontant son passage à Trente millions d’amis. Il s’est fait inviter dans cette émission consacrée aux animaux en prétendant qu’il a un chien, qu’il adore ce chien, qu’il a écrit tous ses livres avec ce chien couché à ses pieds. Ce n’est pas vrai, il n’a jamais eu de chien, mais il est prêt à tout pour passer à la télé, alors il s’en est fait prêter un. Il le tient sur ses genoux, le caresse, joue au gentil maître, mais le chien qui ne le connaît pas s’affole, et plus l’un s’attendrit en évoquant son fidèle compagnon à quatre pattes, plus l’autre gronde, se débat, se tortille pour s’échapper, pour finir le mord. Jean-Édern se joue lui-même, joue le chien, mime le pugilat : le numéro est très au point.
Le lendemain, il y a une éclaircie et on va à la plage. Édouard se baigne. Malgré sa vue plus que basse, Jean-Édern, admiratif, dit à Natacha : « Dis donc, il est drôlement bien gaulé, ton mec. » Et quand, sortant de l’eau, Édouard les rejoint, il lui demande : « Tu fais quoi au juste, en Russie ?
– En Russie ? répond Édouard en secouant sa serviette couverte de sable. Je me prépare à prendre le pouvoir. Je pense que c’est le bon moment. »
5
Quand on dit qu’on trouve tout désormais à Moscou, ce n’est pas vrai. On trouve du foie gras, oui, tant qu’on veut, et du Château Yquem pour aller avec, mais nul ne songe à importer du bouillon Kub et du chocolat de ménage, denrées qui n’intéressent pas le Nouveau Russe et sont la base de l’alimentation d’Édouard. À chacun de ses voyages, il en apporte une provision, et c’est avec un bol de Kub-or qu’il s’est installé devant la télévision, ce jour de septembre 1993 où Eltsine, la mine grave, annonce au pays qu’il dissout la Douma et appelle à de nouvelles élections.
Il fallait s’y attendre. Quand le Parlement vous est hostile, comme c’est le cas, le pari de la dissolution est un classique en politique. Ça passe ou ça casse, si ça casse on s’en mord les doigts, mais enfin, en démocratie, on se résigne. Ce qui n’est pas certain, c’est que le démocrate Eltsine voie les choses comme cela et envisage de se résigner si de nouvelles élections ne lui donnent pas une assemblée plus docile. Il n’a pas fini de parler, en tout cas, que le téléphone sonne chez les amis qui hébergent Édouard. C’est Alksnis, « le colonel noir », qui lui dit que ça chauffe. Les patriotes se retrouvent à la Maison Blanche. Édouard vide son bol de bouillon Kub, et le voilà parti.
Les patriotes sont déjà quelques milliers, assemblés devant le bâtiment qui, deux ans plus tôt, a été pour le monde entier le symbole du triomphe d’Eltsine et des « démocrates ». Qui sont ces « patriotes » ? En gros, ceux qu’on a vus il y a quelques pages clamer leur colère dans les rues de Moscou. Une partie d’entre eux, pas tous, sont ce que nous appellerions des fascistes. Mais ces fascistes, aujourd’hui, se posent en gardiens de l’ordre constitutionnel, et quand ils accusent les démocrates d’être prêts, pour défendre leur démocratie dont personne ne veut, à instaurer la dictature, on ne peut pas tout à fait leur donner tort. Ajoutons, pour compléter le tableau, que les deux hommes qui prennent la tête de la rébellion contre Eltsine étaient deux ans plus tôt, au même endroit, à ses côtés. Ce sont le président de la Douma, le Tchétchène Khasboulatov, et le vice-président de la République, le général Routskoï, un ancien d’Afghanistan qui, bien que faisant partie de la même équipe au pouvoir, ne cesse de s’en prendre au « petit con en bermuda rose » – comme il appelle le Premier ministre Gaïdar depuis que celui-ci a eu la maladresse de se faire photographier en train de jouer au golf dans cette tenue.
Le soir même, Routskoï et Khasboulatov convoquent en session extraordinaire l’Assemblée dissoute, et cette Assemblée, premièrement déclare inconstitutionnelle sa propre dissolution, deuxièmement dépose Eltsine, troisièmement nomme Routskoï président à sa place, quatrièmement occupe la Maison Blanche en faisant savoir qu’elle y est par la volonté du peuple et n’en sortira que par la force des baïonnettes. Outre les députés rebelles, il y a dans le bâtiment une foule de patriotes décidés à le défendre, et parmi eux Édouard qui passe la nuit, excité comme une puce, à circuler de salle de réunion en salle de réunion, dans un épais nuage de fumée de cigarettes. On discute, on s’apostrophe, on boit, on rédige des communiqués, on compose le nouveau gouvernement. Ces palabres impatientent Édouard : il sera toujours temps, estime-t-il, de se répartir des ministères. La véritable urgence, c’est d’organiser le siège qui s’annonce.
Il parvient à atteindre, au dernier étage, le bureau où s’est enfermé Routskoï. Des soldats montent la garde devant sa porte mais, à force d’insistance, Édouard obtient audience. Le général le reçoit en tenue léopard, l’air fiévreux. Il ne sait pas très bien qui est son visiteur mais il est 3 heures du matin et la pression est telle qu’il parlerait à n’importe qui. De plus, Édouard lui donne du « camarade Président » : il n’y est pas habitué, ça lui plaît.
Depuis le début de la soirée, le camarade Président appelle toutes les bases militaires de Russie pour tâter le terrain. « Et ça se présente bien ? » s’inquiète Édouard. Le général, avec une moue, répond : « Normal’no », mot dont le sens très large va de « très bien merci » à « couci-couça ». Toute la question est là : dans l’épreuve de force engagée, de quel côté l’armée va-t-elle se ranger ? À supposer que, comme deux ans plus tôt, elle reste du côté de la loi, c’est quoi, le côté de la loi ? Qui est le président légitime ? Eltsine ou Routskoï ? Les États-Unis, l’Angleterre, l’Allemagne et la France viennent de déclarer leur soutien à Eltsine contre les nouveaux putschistes, et cette nouvelle a l’air d’ébranler le général.
Édouard, pour lui remonter le moral, fait valoir que la position des pays occidentaux n’a rien d’étonnant. « Ils ne veulent qu’une chose : une Russie à genoux, c’est pour cela qu’ils soutiendront toujours des traîtres comme Gorbatchev et Eltsine. Mais ce qui se passe cette fois, ce n’est pas un putsch. C’est le Parlement démocratiquement élu qui refuse la dictature, et il faudra bien que l’Occident l’accepte, au nom de ses propres valeurs.
– C’est vrai, ça », opine le général, plissant le front comme s’il n’y avait pas pensé et voulait retenir l’argument pour le resservir dans un discours.
« Ce qui compte, poursuit Édouard, exploitant son avantage, ce n’est pas ce qui se passe dans les chancelleries. Ce n’est même pas ce qui se passe dans les casernes. C’est ce qui se passe ici, à la Maison Blanche. C’est ici que tout s’est joué la dernière fois, c’est ici que tout va se jouer cette fois-ci. Eltsine ne va pas reculer, nous non plus. Il va falloir se battre. Avons-nous des armes ?
– Oui, dit le général, comme hypnotisé
– Assez d’armes ?
– Oui, assez.
– Eh bien, qu’attendez-vous pour les distribuer ?
– Pas maintenant, dit le général. C’est prématuré. »
Édouard fronce les sourcils : « Prématuré ? C’est ce que les sociaux-démocrates disaient en 1917. Que la situation n’était pas mûre pour la Révolution, qu’il n’y avait pas de classe ouvrière en Russie, et patati et patata… Heureusement que Lénine a pensé le contraire. Le grand homme, c’est celui qui sent le moment propice. Ce que les Grecs appelaient le kairos (Douguine lui a appris ce mot, il l’adore.) Nous sommes exactement à ce moment. Les hommes les plus braves de Russie sont ici, prêts à se battre. C’est à vous de choisir, camarade Président : est-ce que vous voulez, dans l’Histoire, laisser le souvenir d’un grand homme ou d’un lâche ? »
Il est allé trop loin, Routskoï s’énerve : « Vous êtes qui, à la fin ? Un écrivain, c’est ça ? Un intellectuel ? Laissez les décisions militaires aux spécialistes. »
Édouard s’étrangle : lui, un intellectuel ? Routskoï en a marre, il le congédie.
Édouard fait une erreur, le lendemain : il sort. On accède à peu près librement à la Maison Blanche, il pense revenir très vite, alors il va chez ses amis prendre une douche et se changer, puis chez Douguine, qu’il presse de rejoindre les patriotes – mais Douguine préfère suivre l’affaire à la télévision, et pour la première fois Édouard le soupçonne d’être un peu trouillard. Quand il retourne sur zone, le siège a commencé. Eltsine a fait couper l’électricité et le téléphone, déployer des régiments d’OMON et, bien sûr, on ne passe plus. Toute la nuit, il essaie quand même. Se faufilant entre les camions militaires et les cordons de soldats, mitraillette à la hanche, il se fait l’effet d’un partisan pendant l’occupation nazie. Des haut-parleurs diffusent inlassablement la propagande du gouvernement, invitant les insurgés à se rendre. De l’extérieur, on voit aux fenêtres du bâtiment des lueurs et des ombres fantomatiques : on s’éclaire maintenant à la bougie, là-dedans.
Le siège va durer dix jours, qui compteront parmi les plus cruels de sa vie. Il donnerait dix ans, un bras, n’importe quoi, pour n’avoir pas fait la bêtise de sortir, pour être à l’intérieur avec ces braves qui, il en est certain, vont bientôt vendre chèrement leur peau. Qu’est-ce qui vaut mieux ? Faire le pied de grue derrière les barrages de police, au cas où une brèche s’ouvrirait, ou rentrer chez soi regarder les informations ? Où qu’il soit, il se sent mal, pas où il devrait être. La télévision le rend fou de rage. Dieu sait que la presse, sous Eltsine, a été libre, mais là, c’est l’état de siège, on ne plaisante plus. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, journalistes et commentateurs se relaient pour présenter les « constitutionnalistes », ainsi que se désignent les insurgés, comme des fascistes et des fous. On montre en boucle la manifestation de soutien à Eltsine sur la place Rouge, le concert de soutien à Eltsine donné par l’inévitable Rostropovitch, en revanche on ne voit rien de ce qui se passe dans la Maison Blanche assiégée. Pas de caméras à l’intérieur, on ne peut qu’imaginer.
Ceux qui y étaient et en sont sortis vivants décrivent tous la même chose : le Titanic. Pas de lumière, pas de téléphone, pas non plus d’eau ni de chauffage. On crève de froid, on pue, on n’a à manger et à boire que les réserves de la cafétéria, qui s’épuisent. On brûle les meubles de bureau et, autour des braseros de fortune, on se rassemble pour chanter des hymnes orthodoxes, des chants de la Grande Guerre patriotique, et s’exhorter mutuellement au martyre. « On », ce sont des Cosaques à longues moustaches, de vieux staliniens, de jeunes néonazis, des députés légalistes, des prêtres à grande barbe. Les prêtres, vu la gravité de la situation, ne chôment pas : les permanences des députés se transforment en confessionnaux et en baptistères, devant lesquels on fait la queue. Le peu d’eau qui reste est béni. Icônes et posters de la Sainte Vierge voisinent avec les portraits de Lénine et de Nicolas II, les drapeaux rouges avec les brassards à croix gammée. Le cellulaire n’existant pas encore, on n’est plus relié à l’extérieur que par le radiotéléphone d’un journaliste anglais, une énorme valise qui fait penser au matériel de transmission pendant la guerre. Des rumeurs circulent, les unes complètement folles – le Congrès américain a fait arrêter Clinton pour avoir, en soutenant Eltsine, trahi la démocratie –, les autres dangereusement plausibles : l’armée va attaquer. Tout le monde le sait bien, en fait, que l’armée va attaquer, et l’affaire se conclure dans un bain de sang, à moins d’une capitulation dont, l’adrénaline montant, personne ne veut. Les deux leaders, Routskoï en treillis, Khasboulatov en chemise noire et gilet pare-balles, commencent à parler de suicide collectif. Personne ne dort.
Édouard a raté ça et ne s’en console pas. En revanche il n’a pas raté l’immense manifestation qui, le 3 octobre, se déploie devant la Maison Blanche : plusieurs centaines de milliers de gens qui soutiennent les insurgés en agitant des drapeaux rouges. Il est venu avec le jeune Rabko, l’étudiant ukrainien qui est, après Douguine et lui, le troisième membre du parti national-bolchevik. On crie : « U-nion soviétique ! U-nion soviétique ! Eltsine, fasciste ! » On crie aussi : « Mort aux Juifs ! Mort aux culs-noirs ! » (les culs-noirs, ce sont les Caucasiens), et ça, Édouard désapprouve : d’abord c’est con, ensuite c’est ce que monteront en épingle les médias occidentaux. On provoque les OMON. Oseront-ils tirer sur le peuple russe ? Ils osent. Premier sang, premiers blessés. La foule gronde, résiste, force un barrage. Les OMON paniquent, tirent de plus belle, entraînent des manifestants dans leurs camions pour les passer à tabac. Des jeunes gens reconnaissent Édouard, l’entourent, le protègent de leurs corps. D’un balcon de la Maison Blanche, Routskoï, mégaphone en main, harangue la foule. On va sortir ! Marcher sur le Kremlin ! Arrêter Eltsine ! Prendre Ostankino !
Ostankino, c’est la tour de la télévision, donc un enjeu vital. Si les insurgés prennent le contrôle de l’information, tout peut basculer, le fort Chabrol se transformer en prise de la Bastille. Des bus et des voitures commencent à se remplir d’hommes en armes qui crient : « À Ostankino ! À Ostankino ! » Édouard et le jeune Rabko montent dans un de ces bus. On traverse la ville, déserte : les gens n’osent pas sortir. De rares badauds, en voyant passer le cortège, font le V de la victoire. Dans le bus, Édouard donne une interview à un journaliste irlandais. Ce n’est pas gagné, dit-il, mais son peuple relève la tête.
« Vous aimez les mots : guerre civile ? écrivait-il quinze ans plus tôt dans Journal d’un raté. Moi, beaucoup. »
Ils étaient quelques centaines en quittant la Maison Blanche, ils sont quelques milliers en arrivant sur la colline d’Ostankino. Mais c’est à peine si un homme sur dix est armé, et des escadrons d’OMON les attendent de pied ferme. Dès l’arrivée des bus, ils ouvrent le feu et chargent, matraque au vent. Ils avancent, frappent et tirent en même temps, c’est un massacre. Édouard, qui se trouve par chance un peu sur le côté de leur percée, se jette à terre. Un autre corps s’abat sur le sien. C’est le journaliste irlandais. Il ne bouge plus. Un filet de sang coule de sa bouche. Édouard le palpe, scrute son œil vitreux, prend son pouls. Il est mort. Je suis la dernière personne qu’il a filmée, pense fugitivement Édouard : est-ce que quelqu’un, un jour, verra cette cassette ?
Les mitraillettes crépitent autour de lui. Il se relève, vacille sous l’impact d’une balle, porte la main à son épaule. Le jeune Rabko parvient à l’entraîner à couvert, sous les arbres du parc. Il déchire sa chemise pour panser la blessure d’Édouard. Elle saigne beaucoup mais elle n’est pas profonde, et puis l’épaule, c’est bien : dans les films, le héros est toujours blessé à l’épaule. À quelques centaines de mètres le combat se poursuit, ça mitraille et ça hurle. Puis ça se calme. La nuit tombe. Les OMON débusquent des manifestants réfugiés dans le parc, les embarquent sans ménagement, mais Édouard et Rabko échappent à la battue. Comme les accès sont surveillés, ils restent toute la nuit cachés dans les buissons, à crever de froid et, pour Édouard, à se dire que la prochaine fois il faut que ce soit lui qui prenne les choses en main, pas des généraux discoureurs et pleutres qui le traitent d’intellectuel.
À l’aube, Rabko et lui se risquent hors du parc, gagnent une station de métro, apprennent que les blindés encerclent la Maison Blanche. Quelques heures plus tôt on croyait la victoire à portée de main, à présent il est clair que c’est foutu. Les litanies orthodoxes et chants patriotiques redoublent d’ardeur pendant l’assaut. Le général Routskoï répète qu’il va se suicider, comme Hitler dans son bunker – en fait il se rendra, mais dans l’après-midi seulement : le temps que cent cinquante personnes se fassent tuer, qui seraient encore de ce monde s’il avait moins joué les bravaches. Ça tire toute la journée : devant la Maison Blanche, où se sont amassés des milliers de badauds qui suivent l’assaut comme un événement sportif ; à l’intérieur du bâtiment où, dès qu’ils parviennent à entrer, les OMON poursuivent les assiégés dans les couloirs, dans les bureaux, dans les toilettes. Au mieux ils les tabassent, au pire ils les tuent. On patauge dans le sang. Parmi les centaines de morts et les milliers de blessés officiellement dénombrés, il y a des insurgés mais aussi des illuminés, des passants, des vieillards, des gamins curieux : beaucoup de gamins. Craignant une vague d’arrestations dans les milieux nationalistes, Édouard et Rabko décident de se mettre au vert.
Ils prennent le train pour Tver, à 300 kilomètres de Moscou, où habite la mère de Rabko, et là, passent deux semaines enfermés dans son petit appartement à regarder la télévision. La version officielle des événements, imposée aux médias pendant la crise, se fissure. La démocratie est peut-être sauvée, mais on n’en parle plus qu’entre guillemets. On compare ce qui vient de se passer à la Commune de Paris, sauf que les fascistes y jouent le rôle des Communards et les démocrates celui des Versaillais. Personne ne sait plus qui sont les bons et qui les méchants, qui les progressistes et qui les réactionnaires. À un moment, un journaliste interroge Andreï Siniavski, que nous avons vu s’attendrir jusqu’aux larmes quand Natacha chantait Le Foulard bleu dans son pavillon d’intellectuel émigré à Fontenay-aux-Roses. Et Siniavski, dissident historique, démocrate dans l’âme, homme honnête et droit, n’est pas loin de pleurer cette fois encore, mais de colère et de désespoir. Il dit : « Ce qui est terrible, maintenant, c’est que la vérité me semble être du côté des gens que j’ai toujours considérés comme mes ennemis ».
6
La Douma étant non seulement dissoute mais noyée dans le sang, des élections s’imposent, auxquelles Édouard décide de se présenter. Le jeune Rabko, qui est étudiant en droit, l’aide à enregistrer sa candidature dans le district de Tver. C’est facile : les années Eltsine sont des années de chaos mais aussi de liberté, qu’on aura bientôt le loisir de regretter. N’importe qui peut être candidat à n’importe quoi, exprimer n’importe quelle opinion. Douguine a promis son concours, mais il ne quittera pas son bureau bien chauffé à Moscou, en sorte que le Parti national-bolchevik en campagne se réduit à Édouard et au fidèle Rabko qui, tout le mois de décembre, sillonneront la région au volant d’une vieille guimbarde immatriculée en Moldavie et prêtée par un officier de leurs amis, puis, quand l’officier aura récupéré son bien, au hasard des bus et des trains – en troisième classe, bien sûr.
Né dans une grande ville et vivant depuis longtemps à l’étranger, Édouard regrettait de ne pas connaître mieux la Russie profonde, ce qu’on appelle la gloubinka. Il découvre Rjev, Staritsa, Nemidovo et une kyrielle d’autres bleds oubliés de Dieu, dévastés par la « thérapie de choc » et, si on gratte cette couche de malheur contemporain, inchangés depuis les déprimantes descriptions de Tchekhov. Je connais bien un bled de ce genre, Kotelnitch, et je me représente sans peine, dans chacun, l’unique hôtel pourri, sans eau chaude parce que le gel a fait péter les canalisations, les cantines poisseuses, les petites fabriques en déshérence, le square pelé orné du buste de Lénine où, faute d’argent pour des affiches, Rabko comme un bateleur de foire racole les passants pour qu’ils viennent au meeting d’Édouard. Il y a 700000 électeurs à convaincre dans le district, il les rassemble par groupes de quinze ou vingt, des vieux surtout, retraités miséreux et craintifs qui l’écoutent réciter son catéchisme du nationaliste russe, hochent la tête et, pour finir, lui demandent : « Bon, mais vous êtes pour qui ? Eltsine ou Jirinovski ? »
Il soupire, accablé. Pas pour Eltsine, c’est sûr. « Vous avez vu, à la télé, le spot pour son parti, conduit par cette tête à claques de Gaïdar ? » C’est quelque chose, ce spot. On voit une famille prospère, avec un gamin et un chien, dans une maison de banlieue résidentielle comme il n’en existe nulle part en Russie, seulement dans les feuilletons américains. Les parents, tout sourire, s’en vont au bureau de vote apporter leurs suffrages à Gaïdar. Quand ils sont sortis, le moutard conclut avec un clin d’œil : « Dommage qu’on ne puisse pas voter nous aussi. Hein, le chien ? » Cette propagande, qui s’adresse à une classe moyenne totalement imaginaire, est une insulte pour 99 % des Russes, dit Édouard. Ses auditeurs en conviennent, ça ne les empêchera pas de voter pour le parti au pouvoir parce qu’en Russie on vote, quand on a le droit de voter, pour le parti au pouvoir : c’est comme ça.
Les rares rebelles, ce sont les clients de Jirinovski. Pawel Pawlikowski, le réalisateur qu’on a déjà croisé à Sarajevo, a tourné pour la BBC un documentaire sur sa campagne. On l’y voit, grande gueule, promettre aux floués des réformes de rendre gratuite la vodka, de reconquérir l’Empire, de voler au secours des Serbes, de balancer des bombes sur l’Allemagne, le Japon et les États-Unis, de rouvrir le Goulag pour y envoyer les nouveaux Russes, les gens de Mémorial et autres traîtres à la solde de la CIA. Ce fonds de commerce n’est pas très éloigné de celui d’Édouard, qui a beaucoup de mal à expliquer ce qu’il apporte de plus. Quand il se dit indépendant, personne ne comprend.
Eltsine et Gaïdar remporteront les élections, mais Jirinovski obtiendra tout de même un quart des voix. Si Édouard s’était mis sur ses listes, il serait député. Il aurait pu, l’autre voulait bien de lui, c’est lui qui ne voulait pas, pour la raison habituelle : il aime mieux être chef d’un parti de trois personnes que féal de quelqu’un qui en rassemble des millions. Les résultats du scrutin font si peu de doute qu’il n’attend même pas leur proclamation et, furieux, humilié, rentre à Paris.
Il a voulu prévenir Natacha mais le téléphone ne répond pas. Arrivé tôt, il frappe à leur porte, attend une minute – à sa façon, c’est un garçon bien élevé –, puis ouvre avec sa clé. Il la trouve affalée en travers du lit qu’entourent des bouteilles vides et des cendriers pleins. Elle ronfle fort, ivre morte. La pièce n’a pas dû être aérée depuis plusieurs jours : cela sent mauvais. Il pose son sac, sans faire de bruit commence à ranger. Natacha ouvre un œil, se redresse sur un coude, le regarde faire. D’une voix pâteuse, elle dit : « Tu m’engueuleras plus tard, d’abord baise-moi. » Il la rejoint sur le lit, s’enfonce en elle. Ils s’accrochent l’un à l’autre comme des naufragés. Après l’amour, elle lui dit qu’elle a passé trois jours sans sortir du studio, à se faire enfiler par deux inconnus. S’il était rentré un peu plus tôt, il les aurait rencontrés, on aurait pu faire une partie de cartes. Elle éclate d’un rire strident. Il se rhabille sans un mot, ramasse son sac sans même changer d’affaires, referme sans la claquer la porte derrière lui et reprend le métro, puis le RER jusqu’à Roissy, où il achète un billet pour Budapest.
7
De Budapest, l’autocar presque vide met la nuit à atteindre Belgrade. C’est le seul moyen d’y aller, maintenant. Depuis qu’a été décrété l’embargo, aucun avion ne dessert plus la capitale serbe. L’aéroport est fermé. Le pays, mis au ban de l’Europe, s’enfonce dans l’isolement et la paranoïa. Les Serbes raisonnables se désolent de la folle croisade où les entraîne Milošević, ils s’efforcent de résister au bourrage de crâne, mais ces Serbes raisonnables, Édouard ne les connaît pas et ne désire pas les connaître. Ce qu’il veut, c’est la guerre. Il a besoin de s’y jeter, il est prêt à s’y perdre. À ce moment de sa vie, elle lui semble le seul salut. Il a son plan : poser son sac à l’hôtel Majestic, où il est déjà descendu, et aller à la représentation de la République serbe de Krajina.
Le conflit, en effet, tout en continuant à faire rage entre Serbes et Bosniaques, s’est par ailleurs rallumé entre Serbes et Croates pour le contrôle de cette autre enclave serbe, située non loin de l’Adriatique. Il y a désormais trois parties en présence, sans compter celles qui cherchent à les séparer, et c’est comme pendant la guerre de Trente Ans où à tout moment votre pire ennemi peut devenir votre allié, parce qu’il est l’ennemi de votre autre ennemi. Diplomates et journalistes s’arrachent les cheveux. Édouard ne veut plus être journaliste, cette fois, mais soldat. Simple soldat, oui, explique-t-il aux représentants à Belgrade de la République serbe de Krajina – entité autoproclamée que, bien sûr, seuls les Serbes reconnaissent. On est un peu étonné de sa démarche car les volontaires étrangers ne se bousculent pas. On lui dit que c’est difficile d’y aller, qu’il faut attendre, qu’on lui fera signe. Il retourne à l’hôtel Majestic.
D’après sa description, j’imagine l’endroit un peu comme l’hôtel Lutétia, à Paris, sous l’Occupation. Il y a un piano-bar, des trafiquants de devises, des putes, des gangsters, des journalistes véreux et des politiciens qui font assaut d’intransigeance nationaliste. Beaucoup de ces gens, partisans comme Vojislav Seselj « d’égorger les Croates et les Musulmans, non avec un couteau mais avec une cuiller rouillée », mourront bientôt de mort violente ou seront jugés pour crimes de guerre. L’ambiance plaît à Édouard. Une fille de dix-sept ans l’aborde, très jolie. Ce n’est pas une pute, mais une admiratrice. Elle a lu tous ses livres, tous ses articles dans la presse serbe, et sa mère les a lus aussi. Adulé par ces deux groupies, Édouard fait des dédicaces à la mère et, celle-ci fermant complaisamment les yeux, couche avec la fille. Il n’a pas l’habitude des très jeunes filles et découvre qu’il aime ça. De plus, il envisage sérieusement de se faire tuer, et la pensée que c’est peut-être la dernière fois qu’il fait l’amour le grise. Il bande sans arrêt. Ainsi passent trois jours, au terme desquels, en lui servant sa vodka, le barman lui glisse qu’Arkan, informé de sa présence, l’attend. Arkan ! Son cher ami Arkan ! Ascenseur pour le dernier étage, auquel n’accèdent que les visiteurs du chef de guerre. Fouille au corps, gros bras : le voici dans la suite où Arkan, en uniforme kaki et béret vert, ripaille avec une dizaine de ses sbires.
« Alors, Limonov, tu ne l’as pas encore faite, la révolution en Russie ? »
Édouard, cueilli, bredouille qu’il a bien essayé. Il a été parmi les héros qui ont défendu la Maison Blanche contre les chars d’Eltsine. Il a été blessé en voulant prendre Ostankino. Et ce qu’il veut maintenant, c’est aller faire la guerre dans la Krajina. Pas facile, confirme Arkan. Le corridor d’accès depuis Belgrade est constamment coupé, un jour par les Croates, un autre par les Musulmans, sans parler de la Forpronu. Mais il y a un départ demain. « Tu veux en être ?
– Et comment ! »
Cinq heures du matin. Un minibus aux vitres couvertes de buée attend sur le terre-plein enneigé, devant l’hôtel. Édouard est au début le seul passager. Lentement, on fait le tour des faubourgs où le minibus, comme un car de ramassage scolaire, charge des types ensommeillés qui ont l’air de paysans. Au lever du soleil, on quitte Belgrade. En buvant du café dans un thermos et de la slivoviça au goulot de la bouteille, on roule toute la journée sur des routes bordées de carcasses de camions et de villages incendiés. On traverse l’Herzégovine, plateau rocheux, venteux, aride, où ont été tournés beaucoup de western spaghettis et où ne poussent, dit-on, que des pierres, des serpents et des oustachis. En théorie, on sait quand on se trouve en territoire serbe, bosniaque ou croate. Sur le terrain c’est plus compliqué. Les lignes de front coupent en deux des villages, d’un tronçon de route à l’autre on change d’alphabet, de langue officielle, de système monétaire, de religion, de fanatisme national. Il est difficile aussi, tant qu’on n’a pas le nez dessus, de dire si les barrages sont tenus par des milices serbes, croates ou bosniaques, mais le minibus, étrangement, les franchit sans encombre. Je dis étrangement car les compagnons d’Édouard, déguisés en paysans allant à la foire aux bestiaux, sont en fait des miliciens d’Arkan revenant au front après une permission à Belgrade, et le coffre est bourré d’armes.
La radio, aux trois quarts du chemin, annonce une nouvelle inquiétante : il y a eu, dans la nuit, une sorte de coup d’État au sein de la République serbe de Krajina, et le ministre de la Défense, à qui Arkan recommandait Édouard, semble avoir été mis en prison. Bientôt apparaissent des affiches, fraîchement collées sur des troncs d’arbres, avec la tête d’Arkan mise à prix. C’est comme au San Teodoros, dans Tintin : on ne peut jamais être sûr de qui, entre Alcazar et Tapioca, est en position de faire fusiller qui. Ce qui se passe, qu’Édouard commence à deviner et que l’avenir confirmera, c’est que Milošević, décrit par un diplomate américain comme « un chef mafieux lassé du trafic de drogue dans le Bronx et qui voudrait se reconvertir dans les casinos à Miami », commence à faire le tri de ses cartes pour de futures négociations. De mèche avec Tudjman, son meilleur ennemi, il prépare l’abandon de la Krajina aux Croates en échange des territoires serbes en Bosnie et de la levée de l’embargo. Dans cette nouvelle phase du jeu, un jusqu’au-boutiste comme Arkan devient gênant, il faut s’en débarrasser, et on pourrait penser que la douzaine de soudards brinquebalés par le minibus se dirige vers une souricière. Ce serait logique, mais la logique des Balkans est bizarre. Il y a des courts-circuits, des retards de transmission, qui font qu’Édouard, abandonné en ville par ses compagnons, à charge pour lui de se débrouiller avec les autorités, n’est pas spécialement mal reçu, juste baladé de bureau et bureau et, pour finir, expédié dans une caserne austro-hongroise, en rase campagne.
Là, on lui attribue un uniforme – de quel camp, impossible de le dire, tant les pièces en sont disparates –, le grade de capitaine et une chambre pour lui tout seul. Le grade va avec la chambre : son locataire précédent était capitaine, il a sauté sur une mine, le locataire suivant sera capitaine aussi, c’est plus simple. Au matin, on complète son équipement d’une kalachnikov et d’un ange gardien, un officier serbe maussade et brutal qui, en visite chez un de ses subordonnés, se met à injurier puis menacer la femme de celui-ci parce qu’elle est croate. Édouard est choqué, mais on lui dit qu’il faut comprendre : la famille entière de l’officier a été égorgée par les Croates l’année dernière. Quelques jours plus tard, c’est le subordonné qui à son tour égorgera l’officier.
On est vraiment dans un cul-de-sac de la guerre. Personne n’y va, personne n’en sort, personne ne comprend bien qui se bat contre qui. Il y a beaucoup de pertes des deux côtés, et les paysans serbes sont d’autant plus méfiants qu’ils se sentent trahis par tout le monde, pas seulement l’Occident mais même leur mère-patrie qui s’apprête à les abandonner – de fait, un an plus tard, la République serbe de Krajina n’existera plus, ses habitants seront soit morts, soit en prison, soit pour les plus chanceux réfugiés en Serbie.
Édouard restera deux mois dans cette région montagneuse et sauvage. Il participera – c’est lui qui le dit, je le crois – à plusieurs actions de guérilla : raids sur des villages, embuscades, escarmouches. Il risquera sa vie. Une question que je me suis souvent posée en écrivant ce livre, c’est s’il a tué quelqu’un. Je n’ai longtemps pas osé la lui poser à lui, et quand pour finir je m’y suis résolu, il a haussé les épaules et répondu que c’était bien une question de pékin. « J’ai tiré, souvent. J’ai vu des hommes tomber. Est-ce que c’est moi qui les ai touchés ? Difficile à dire. C’est confus, la guerre. » Je le soupçonne rarement de mentir : là, un peu. Il sait que j’écris un livre sur lui, pour un public français, c’est-à-dire vertueux et prompt à s’indigner, et peut-être a-t-il préféré ne pas se vanter de ce qu’il doit, à part soi, considérer comme une expérience enrichissante. Tuer un homme au corps à corps, dans sa philosophie, je pense que c’est comme se faire enculer : un truc à essayer au moins une fois. S’il l’a fait, ce que j’ignore, il y a de fortes chances que ce soit au cours de ces deux mois pratiquement sans témoin, dans la Krajina.
Finalement, il regagne Belgrade dans la voiture d’un journaliste japonais. À chaque barrage, il jure qu’il n’a pas d’arme alors qu’il a gardé son 7.65, souvenir d’équipées balkaniques dont il sait que celle-ci est la dernière. Tout au long de son séjour, il n’a cessé de ressasser l’apostrophe d’Arkan : « Alors, Limonov, tu ne l’as pas encore faite, la révolution en Russie ? » Il a compris que le temps des combats périphériques est terminé pour lui. L’heure est venue de se battre sur le vrai front, de rentrer à Moscou et, là, de vaincre ou de mourir.