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À cette époque, ma mère a publié son premier livre, Le Marxisme et l’Asie. Que ma mère ait écrit un livre m’impressionnait beaucoup et j’ai tenté de le lire, mais j’ai calé dès les cinq premiers mots qui étaient : « Chacun sait que le marxisme… » Cet incipit est devenu un sujet de plaisanteries pour mes sœurs et moi : « Mais non, répétions-nous, chacun ne sait pas que le marxisme. Nous, on ne sait pas. Tu aurais pu penser à nous, quand même ! »

Il était question dans ce livre de la façon dont les peuples musulmans d’Asie centrale s’accommodent de l’idéologie et du pouvoir soviétiques, sujet alors peu exploré auquel ma mère avait consacré sa jeune carrière de chercheur. J’avais six mois quand elle est partie pour un long voyage d’études en Ouzbékistan, sous le couvert d’un groupe de savants qui étudiaient, eux, l’épizootie du mouton. De Boukhara, Tachkent ou Samarcande, elle a rapporté des photos de mosquées, de coupoles, de mendiants ascétiques et hautains, coiffés de turbans, les yeux très noirs. Ces photos baignaient dans une envoûtante lumière cuivrée qui, enfant, m’attirait et me faisait un peu peur. J’aurais voulu accompagner ma mère dans ce pays mystérieux qu’elle appelait l’ursse, je n’aimais pas qu’elle y parte car je supportais mal nos séparations et j’ai connu peu de joies aussi vives que le jour où, invitée à un congrès d’historiens à Moscou, elle a décidé que j’étais assez grand pour y aller avec elle.

De ce voyage enchanté, je me rappelle chaque détail. Ma mère m’emmenait partout. Au déjeuner chez le conseiller culturel français, j’étais assis à table à ses côtés, écoutant sagement les conversations des adultes, et si heureux de cette place que plus de quarante ans après je peux me réciter comme un mantra les noms des convives. Il y avait un professeur appelé Gilbert Dagron, une certaine Néna (pas Nina, ni Léna : Néna), qui était la femme du cinéaste Jacques Baratier – auteur de Dragées au poivre, avec Guy Bedos – et un garçon qui, bien que russe, portait un nom français : Vadim Delaunay. Très jeune, très beau, très gentil, c’était une sorte de grand frère idéal, qui m’a tout de suite pris en affection. Si j’avais aimé jouer, je suis sûr qu’il aurait joué avec moi. Comme j’aimais lire, il m’a questionné sur mes lectures. Il était, comme moi, incollable sur Alexandre Dumas.

 

 

Cela se passait en 1968, j’avais dix ans. Édouard et Anna, quant à eux, venaient de s’installer à Moscou. Changer de ville, de sa propre initiative, n’est pas une mince affaire en Union soviétique. Il faut, depuis la Révolution et encore aujourd’hui, une autorisation de résidence, la propiska, qui est difficile à obtenir et qu’ils n’ont pas obtenue, ce qui les condamnait à une vie de clandestins, toujours à la merci d’un contrôle dans le métro. Ils habitaient des petites chambres à la périphérie et en changeaient souvent, pour ne pas attirer l’attention. Leurs biens se résumaient à une valise de vêtements, une machine à écrire pour les poèmes, une machine à coudre pour les pantalons. Ils se sont aussi mis à faire, avec de l’indienne bon marché, des sacs à deux poignées copiés sur un modèle vu dans un des vieux Match de Bakht. Coût de fabrication : un rouble. Prix de vente : trois. Leur premier hiver à Moscou a été le plus rude de la décennie : même en mettant tous leurs habits les uns sur les autres, ils avaient tout le temps froid, et tout le temps faim aussi. À la cantine où ils prenaient leurs repas, ils récupéraient dans les assiettes sales des virgules de purée et des peaux de saucisson.

Leur protecteur, au début, et le centre de leur vie sociale, a été le peintre Broussilovski, le Kharkovien qui avait fait carrière à Moscou. Pour ces quasi-indigents, son vaste atelier avec peaux de bêtes sur les divans, cartes de géographie en guise d’abat-jour et alcools importés était un havre de luxe, de chaleur, et du moment qu’on voulait bien admirer sa réussite Broussilovski n’était pas mauvais bougre. C’est lui qui a conseillé à Édouard de commencer sa conquête de Moscou par le séminaire de poésie d’Arséni Tarkovski – comme, à la même époque, un Broussilovski français aurait envoyé un jeune provincial ambitieux écouter Gilles Deleuze à Vincennes. « Mais attention, a-t-il prévenu, il y a un monde fou. À moins de faire partie du cercle des disciples, on n’entre pas comme ça. Demande Rita. »

 

 

Un lundi soir, Édouard glisse donc son cahier de poèmes dans la poche intérieure de son petit manteau trop léger – « en fourrure de poisson », dit-on en russe – et prend le métro jusqu’au siège de l’Union des écrivains, une demeure autrefois patricienne qui a servi de modèle à celle de la famille Rostov dans Guerre et paix. Il a une heure d’avance mais il y a déjà beaucoup de monde qui bat comme lui la semelle, par moins vingt. Il demande Rita, on lui dit qu’elle n’est pas encore arrivée, qu’elle va venir, mais elle ne vient pas. Une Volga noire glisse le long du trottoir enneigé. Le maître en descend, les cheveux blancs lissés en arrière, emmitouflé dans une élégante pelisse, fumant dans une pipe anglaise du tabac aromatique. Même sa légère boiterie est distinguée. Une beauté dédaigneuse, qui pourrait être sa fille, l’accompagne. Les portes s’ouvrent devant eux, se ferment derrière eux, il n’entre à leur suite qu’une poignée d’élus. Édouard dit que six lundis d’affilée il est resté dehors avec la piétaille : cela me paraît beaucoup mais il n’est pas dans ses habitudes d’exagérer, je le crois donc. Le septième lundi, Rita paraît, et il pénètre dans le saint des saints.

Arséni Tarkovski est beaucoup moins connu aujourd’hui que son fils Andreï, alors au tout début de sa carrière de génie du cinéma mondial. Édouard, dont on verra bientôt ce qu’il pense de Nikita Mikhalkov, n’a jamais à ma connaissance parlé de Tarkovski fils et cela m’étonne, car j’imagine très bien, moi qui comme tout le monde l’admire, le paragraphe méchant que notre méchant garçon pourrait écrire sur cette vache sacrée de la culture : sa gravité imperméable à toute espèce d’humour, sa spiritualité compassée, ses plans contemplatifs immanquablement accompagnés de cantates de Bach… Le père, poète alors de grande réputation et ex-amant de Marina Tsvetaeva, lui déplaît en tout cas au premier regard : non parce qu’il a l’air d’un minable, au contraire, mais parce que le seul rôle possible auprès de lui est de toute évidence celui du disciple dévot, et ça, Édouard a beau être jeune, non merci.

À chaque séance du séminaire, un des participants lit ses poèmes. Cette semaine, c’est une certaine Machenka, vêtue, je cite Édouard, d’amples vêtements couleur de merde, avec le genre de visage passionné et mélancolique commun à toutes les poétesses fréquentant les Maisons de la Culture de l’Union. Ses vers vont avec son physique : démarqués de Pasternak, délicatement lyriques, totalement prévisibles. S’il était à la place de Tarkovski, Édouard lui conseillerait d’aller se jeter sous le métro, mais le maître se contente, paternellement, de la mettre en garde contre les rimes trop parfaites et de raconter à ce sujet une anecdote dont le héros est son défunt ami Ossip Emilievitch. Ossip Emilievitch, c’est Mandelstam, et des anecdotes sur Ossip Emilievitch et Marina Ivanovna (Tsvetaeva), il y en aura toutes les semaines. Édouard bout de déception et de rage. Ce qu’il voudrait, c’est lire ses vers, lui, et que tout le monde soit sur le cul. Le lundi suivant, c’est pareil. Pareil celui d’après. Il sent bien qu’il n’est pas le seul à être frustré d’attendre son tour à perpète, alors, après le séminaire, et bien qu’une paire de bières à 42 kopeks implique pour son budget de ne pas manger le lendemain, il va boire un coup avec les autres et tente de fomenter une révolte à la manière d’un de ses héros, le marin du cuirassé Potemkine qui tout à coup s’écrie : « Eh, les gars, ça veut dire quoi ? On nous donne de la viande pourrie ! » Les poètes, d’abord, ne prennent pas au sérieux ce gamin de province au nez retroussé et à la voix aiguë, mais il sort son cahier, commence à lire et bientôt tout le groupe l’écoute, dans un silence de plus en plus médusé. Ainsi, dit la légende, les Parnassiens ont-ils écouté un adolescent arrogant, mal élevé, aux grosses mains rouges, qui venait des Ardennes et s’appelait Arthur Rimbaud. Parmi les témoins de la scène, il y avait Vadim Delaunay.

 

 

 

2

 

 

Je suis tombé sur son nom en lisant Le Livre des morts, un livre où Limonov a rassemblé des portraits de gens célèbres ou obscurs qu’il a connus au cours de sa vie et qui ont en commun d’être morts. Il décrit Vadim Delaunay tel que je me le rappelle : très jeune, vingt ans à peine, très beau, très chaleureux. Tout le monde, dit-il, l’aimait. Il descendait du marquis de Launay qui commandait en 1789 la garde de la Bastille. Sa famille avait émigré en Russie pour fuir la Révolution et c’est sans doute à ces origines qu’il devait, chose exceptionnelle sous Brejnev, d’avoir ses entrées chez un diplomate étranger. Il écrivait des poèmes. C’était le benjamin des smoguistes, ce mouvement d’avant-garde dont Broussilovski, à Kharkov, avait rebattu les oreilles d’Édouard et Anna. J’ai confronté les dates : elles ne m’interdisent pas d’imaginer qu’après avoir passé tout un déjeuner, chez le conseiller culturel, à parler des trois mousquetaires avec un petit garçon français, Vadim Delaunay, le même jour, a filé au séminaire d’Arséni Tarkovski et assisté aux débuts du poète Limonov dans l’underground moscovite.

 

 

Il y avait la littérature officielle. Les ingénieurs de l’âme, comme Staline avait un jour appelé les écrivains. Les réalistes-socialistes bien dans la ligne. La cohorte des Cholokhov, Fadeev, Simonov, avec appartements, datchas, voyages à l’étranger, accès aux boutiques pour hiérarques du Parti, œuvres complètes reliées, tirées à des millions d’exemplaires et couronnées par le prix Lénine. Mais ces privilégiés n’avaient pas le beurre et l’argent du beurre. Ce qu’ils gagnaient en confort et en sécurité, ils le perdaient en estime de soi. Aux temps héroïques des bâtisseurs du socialisme, ils pouvaient encore croire à ce qu’ils écrivaient, être fiers de ce qu’ils étaient, mais au temps de Brejnev, du stalinisme mou et de la nomenklatura, ces illusions n’étaient plus possibles. Ils savaient bien qu’ils servaient un régime pourri, qu’ils avaient vendu leur âme et que les autres le savaient. Soljenitsyne, leur remords à tous, l’a noté : un des aspects les plus pernicieux du système soviétique, c’est qu’à moins d’être un martyr on ne pouvait pas être honnête. On ne pouvait pas être fier de soi. S’ils n’étaient pas complètement abrutis ou cyniques, les officiels avaient honte de ce qu’ils faisaient, honte de ce qu’ils étaient. Ils avaient honte d’écrire dans la Pravda de grands articles pour dénoncer Pasternak en 1957, Brodsky en 1964, Siniavski et Daniel en 1966, Soljenitsyne en 1969, alors que dans le secret de leur cœur ils les enviaient. Ils savaient que c’étaient eux, les vrais héros de leur temps, les grands écrivains russes à qui le peuple vient demander, comme autrefois à Tolstoï : « Qu’est-ce qui est bien ? Qu’est-ce qui est mal ? Comment devons-nous vivre ? » Les plus veules soupiraient que s’il n’avait tenu qu’à eux ils auraient suivi ces exemples exaltants, mais voilà, ils avaient des familles, des enfants engagés dans de longues études, toutes les très bonnes raisons qu’a chacun de collaborer au lieu d’entrer en dissidence. Beaucoup devenaient alcooliques, certains comme Fadeev se suicidaient. Les plus malins, qui étaient aussi les plus jeunes, apprenaient à jouer sur les deux tableaux. Cela devenait possible, le pouvoir avait besoin de ces demi-dissidents tempérés, exportables, qu’Aragon s’est fait une spécialité d’accueillir chez nous à bras ouverts. Evguéni Evtouchenko, que nous reverrons, excellait dans cet emploi.

Mais il y avait aussi, pour donner sa couleur à l’époque, la piétaille de ceux qui n’étaient ni des héros, ni des pourris, ni des petits malins. Les gens de l’underground, forts de deux convictions : les livres publiés, les tableaux exposés, les pièces représentées étaient obligatoirement compromis et médiocres ; un artiste authentique était obligatoirement un raté. Ce n’était pas sa faute, mais celle d’un temps où il était noble d’être un raté. Peintre, de gagner sa vie comme veilleur de nuit. Poète, de pelleter la neige devant une maison d’édition à laquelle jamais au grand jamais on ne soumettrait ses poèmes, et quand le directeur, descendant de sa Volga, vous voyait avec votre pelle dans la cour, c’est lui qui se sentait vaguement morveux. On menait une vie de merde, mais on n’avait pas trahi. On se tenait chaud, entre ratés, dans les cuisines où on palabrait des nuits entières, faisait circuler le samizdat et buvait de la samagonka, la vodka qu’on fabrique soi-même dans la baignoire avec du sucre et de l’alcool de pharmacie.

 

 

Un homme a raconté cela. Il s’appelait Vénitchka Erofeev. De cinq ans plus âgé qu’Édouard, provincial comme lui, ayant suivi le cursus commun à tous les gens sensibles de ce temps (adolescence fervente, puis plongée dans l’alcool, l’absentéisme et la vie d’expédients), il est arrivé à Moscou en 1969 avec un manuscrit en prose qu’il appelait pourtant un « poème », comme Gogol appelait Les Âmes mortes. Il avait raison : Moscou-Petouchki est le grand poème du zapoï, cette cuite russe au long cours à quoi la vie entière, sous Leonid Brejnev, tendait à ressembler. L’odyssée poisseuse, catastrophique, du poivrot Vénitchka entre la gare de Koursk, à Moscou, et le patelin de Petouchki, en lointaine banlieue. Deux jours de voyage pour 120 kilomètres, sans billet mais avec le soutien d’on ne sait combien de litres de bibine : vodka, bière, vin et surtout cocktails inventés par le narrateur qui à chaque fois en livre la recette : la « Larme de komsomol », par exemple, mélange bière, white spirit, limonade et déodorant pour les pieds. Héros alcoolique, train ivre, passagers soûls : tout le monde est bourré dans ce livre assis sur la conviction que « tous les hommes de valeur, en Russie, boivent comme des trous ». Par désespoir et parce que dans un monde de mensonge l’ivresse seule ne ment pas. Le style, délibérément emphatique et burlesque, parodie la langue de bois soviétique, les phrases détournent des citations de Lénine, de Maïakovski, des maîtres du réalisme socialiste. Tous les under, comme s’appelaient eux-mêmes les gens de l’underground, se sont reconnus dans ce traité de l’à-quoi-bon et du coma éthylique. Assidûment recopié, lu, récité dans le cercle que fréquentait Édouard, traduit en Occident (en France, sous le titre Moscou-sur-Vodka), Moscou-Petouchki est devenu une sorte de classique, et Vénitchka une légende : raté métaphysique, ivrogne sublime, incarnation grandiose de tout ce que l’époque avait de puissamment négatif. On allait, on va encore en pèlerinage à la gare de Petouchki, où depuis quelques années se dresse même sa statue.

 

 

Punk avant l’heure, Vénitchka était la dérision faite homme, la démission faite homme. En cela il s’opposait aux dissidents qui s’obstinaient à croire en un avenir et au pouvoir de la vérité. De loin, à quarante ans de distance, tout cela se confond un peu, et certes les under lisaient les dissidents, faisaient circuler leurs écrits, mais à de rares exceptions près ils ne prenaient pas les mêmes risques et surtout n’étaient pas habités par la même foi. Soljenitsyne était pour eux une sorte de statue du Commandeur, à laquelle par bonheur on n’avait aucune chance d’avoir affaire : il vivait en province, à Riazan, travaillait jour et nuit, ne frayait qu’avec les anciens zeks dont avec d’immenses précautions il recueillait les témoignages, sur quoi s’appuiera L’Archipel du Goulag. Il ne connaissait pas le petit monde grégaire, chaleureux, ricaneur, dont Vénitchka Erofeev était le héros, Editchka Limonov l’étoile montante, et s’il l’avait connu il l’aurait méprisé. Sa détermination, son courage avaient quelque chose d’inhumain, d’autant que ce qu’il exigeait de lui-même il l’attendait aussi des autres. Il considérait comme de la lâcheté d’écrire sur autre chose que les camps : cela revenait à taire les camps.

 

 

En août 1968, quelques mois après mon déjeuner chez le conseiller culturel français, l’Union soviétique a envahi la Tchécoslovaquie, écrasé dans le sang le printemps de Prague, et pour protester contre cette invasion un groupe de dissidents a eu l’extravagante audace d’aller manifester sur la place Rouge. Ils étaient huit, dont je tiens à écrire ici les noms : Larissa Bogoraz, Pavel Litvinov, Vladimir Dremliouga, Tatiana Baeva, Victor Faïnberg, Constantin Babitski, Natalia Gorbanevskaïa – venue avec son bébé dans un landau – et Vadim Delaunay. Celui-ci portait une pancarte sur laquelle il avait écrit ces mots : « pour notre liberté et pour la vôtre ». Aussitôt arrêtés, les manifestants ont été condamnés à des peines de prison de durée variable : en ce qui concerne Vadim, deux ans et demi. Après sa libération et de nouveaux démêlés avec le KGB, le jeune homme avec qui j’ai été si content de parler d’Athos, Porthos et Aramis a émigré. Il a vécu à Paris où j’aurais pu le revoir, si j’avais su. Il y est mort en 1983, âgé de trente-cinq ans.

 

 

 

3

 

 

 

Édouard a bien connu tous ces gens-là. Ils occupent beaucoup de place dans son Livre des morts car la plupart, l’alcool aidant, sont morts jeunes. Il aimait bien Vadim Delaunay, nettement moins Erofeev. Son prétendu chef-d’œuvre lui semblait surfait, comme lui semblait surfait Le Maître et Marguerite de Boulgakov, dont le culte posthume a commencé aussi dans ces années-là. C’est qu’il n’aime pas les cultes voués à d’autres que lui. L’admiration qu’on leur porte, il pense qu’on la lui vole.

Le pire, sous ce rapport, c’était Brodsky. Rentré de son exil dans le Grand Nord, il habitait Leningrad mais venait quelquefois à Moscou et se montrait, bien qu’avec parcimonie, dans les cuisines des under. Il y était littéralement vénéré. On connaissait par cœur ses vers, les grandes répliques de son procès, la liste des personnalités qui, de Chostakovitch à Sartre et T.S. Eliot, l’avaient soutenu. Vêtu d’un pantalon informe et d’un vieux pull plein de trous, les cheveux trop longs, emmêlés, déjà rares, il arrivait tard dans les fêtes, repartait tôt, restait juste le temps qu’on remarque sa discrétion et la simplicité de ses manières. Il s’installait toujours dans le coin le plus sombre, et tout le monde faisait cercle autour de lui. Cela ne faisait pas l’affaire du jeune poète Limonov, qui jusqu’à ce qu’il entre dans la pièce y tenait la vedette avec son insolence et ses vestes de velours frappé. Pour se rassurer, il tâchait de se persuader que cette aura n’était pas naturelle à Brodsky, qu’il s’était fabriqué un personnage. Mon ami Pierre Pachet, qui l’a un peu connu, pense qu’il y a du vrai dans ce jugement, mais qui ne s’en fabrique pas, de personnage ? Quelle simplicité est vraiment simple ? Brodsky, en tout cas, campait dans sa posture de rebelle incontrôlable, même pas dissident, moins antisoviétique qu’a-soviétique. Sans se troubler, il repoussait les offres de publication que lui faisaient miroiter, sur l’air de « il ne tient qu’à vous, soyez des nôtres », des confrères à l’échine plus souple comme Evtouchenko, et cette perpétuelle objection de conscience a fini par agacer au point que le KGB l’a sommé en 1972 de faire ses bagages. Bon débarras, a dû penser Édouard.

 

 

Heureusement pour son amour-propre, il y avait dans le petit monde de l’underground une quantité de fantassins parmi lesquels Anna et lui se sont fait des amis, beaucoup d’amis. Le meilleur d’entre eux, le plus vaillant des under, était le peintre Igor Vorochilov, poivrot lyrique et sentimental et spécialiste du labardan, un plat pour fauché à base de têtes de poissons. Avec lui, Édouard et Anna ont tout partagé : la débine, les bouteilles et la rare aubaine, en été, de vrais appartements dont les occupants, partis en vacances, leur confiaient la garde. Édouard l’appréciait d’autant plus qu’il ne le jalousait pas, comme le montre l’histoire que voici. Une nuit, Igor l’appelle au secours : il va se suicider. Édouard traverse Moscou pour l’en dissuader et le trouve évidemment ivre. Ils parlent. En larmoyant beaucoup, Igor lui explique qu’il a perdu ses illusions, qu’il se sent et se sait un peintre de second ordre. Édouard prend l’affaire au sérieux : même si on ne se suicide pas – et Igor ne se suicidera pas –, c’est terrible de prendre conscience qu’on est un artiste de second ordre et peut-être un vivant de second ordre. C’est ce qu’il redoute, lui, plus que tout au monde. Et le plus terrible, ajoute-t-il, c’est que pour ce qui le concerne Igor n’a pas tort. L’avenir, le marché le confirmeront : c’était le meilleur des garçons, mais un peintre de second et même de troisième ordre.

Ce que je trouve terrible, moi, c’est la placidité cruelle avec laquelle Édouard dresse ce constat. Plus tard, il croisera quelques figures de l’underground new-yorkais, Andy Warhol, des gens de la Factory, des beatniks comme Allen Ginsberg et Lawrence Ferlinghetti, et même s’ils ne lui ont pas fait très forte impression, il reconnaît que leurs noms restent dans l’histoire. Ils méritent qu’on dise d’eux : je les ai connus. Alors qu’il ne reste rien, dit-il, des smoguistes, de leur leader Lionia Goubanov, d’Igor Vorochilov, de Vadim Delaunay, de Kholine, de Sapguir et d’autres sur lesquels j’ai pris des pages et des pages de notes dont je vous fais grâce. Avant-garde périmée, petit bocal stagnant, figuration d’un court chapitre dans la vie mouvementée d’Édouard, mais eux y ont passé toute la leur, dans ce bocal, et c’est triste.

 

 

Ce mélange de mépris et d’envie ne rend pas mon héros très sympathique, j’en ai conscience, et je connais à Moscou quelques personnes qui, l’ayant côtoyé à cette époque, se rappellent un jeune homme imbuvable. Ces mêmes personnes reconnaissent toutefois que c’était un tailleur habile, un poète de grand talent et, à sa façon, un type honnête. Arrogant, mais d’une loyauté à toute épreuve. Dépourvu d’indulgence, mais attentif, curieux et même secourable. Après tout, même s’il pensait que son camarade Igor avait raison de se considérer comme un raté, il a passé la nuit, sans ménager sa peine, à lui remonter le moral. Même d’après ceux qui ne l’aimaient pas, c’était quelqu’un sur qui on pouvait compter, quelqu’un qui ne laissait pas tomber les gens, qui tout en en disant pis que pendre s’occupait d’eux s’ils étaient malades ou malheureux, et je pense que beaucoup d’amis autoproclamés du genre humain, n’ayant à la bouche que les mots de bienveillance et de compassion, sont en réalité plus égoïstes et plus indifférents que ce garçon qui a passé sa vie à se peindre sous les traits d’un méchant. Un détail : en quittant son pays, il laissera derrière lui une trentaine de recueils, composés et reliés par ses soins, d’autres poètes. Car, dit-il au passage, « cela fait partie de mon programme de vie de m’intéresser aux autres ».

 

 

 

4

 

 

Ils se sont intégrés à Moscou, les commandes de pantalons affluent, ils mènent une vie de bohème plutôt joyeuse, mais ce qu’Anna redoutait en quittant Kharkov commence à se produire : le petit salaud ne la trompe pas, car la fidélité conjugale fait partie de son code moral, mais il est séduisant, plein de santé, heureux de vivre, et elle une grosse femme abîmée, déclinante, que rejoint la folie longtemps tenue en lisière. Elle lui fait des scènes, ce n’est pas nouveau. Plus grave : elle a des absences, des moments de prostration. Elle commence à tomber dans la rue. Un jour, le regard fixe, elle lui dit : « Tu vas me tuer. Je sais que tu vas me tuer. »

 

 

On l’interne quelques semaines à l’hôpital psychiatrique. Quand il vient la voir, elle est le plus souvent hagarde, abrutie par des sédatifs puissants, mais il arrive qu’il la trouve attachée à son lit parce qu’elle s’est battue avec d’autres détenues – on pense détenues, pas malades, tant l’ambiance est pénitentiaire.

À sa sortie de l’hôpital, on l’envoie se reposer chez des amis d’amis qui ont une petite maison au bord de la mer, en Lettonie. Édouard l’accompagne, veille à son installation, s’entend derrière son dos avec Dagmar, la maîtresse de maison, pour qu’elle prenne ses médicaments. Le père de Dagmar, un vieux peintre barbu à tête de faune, propose d’initier la convalescente à l’aquarelle, qui l’apaisera. Bonne idée, approuve Édouard, et il rentre seul à Moscou où, le 6 juin 1971, il se rend à la soirée d’anniversaire de son ami Sapguir.

Sapguir, comme Broussilovski, est une des rares personnes de leur connaissance qui se débrouillent bien dans la vie. Auteur de contes pleins d’ours et de roussalkas que lisent tous les enfants du pays, il a un bel appartement, une datcha, des relations à la fois dans l’underground et dans le monde de la culture officielle. On rencontre chez lui des gens comme les frères Mikhalkov, Nikita et Andreï, tous deux cinéastes de talent, célèbres à l’étranger, louvoyant entre docilité et audace avec autant de doigté que leur père, poète célèbre lui aussi et qui entre l’aube et le crépuscule de sa longue carrière trouvera le moyen de composer des hymnes à Staline et Poutine. Édouard déteste les Mikhalkov, comme il déteste tous les héritiers. Parmi les amis de Sapguir, il y en a un autre dans le même genre : Victor, un haut apparatchik culturel, quinquagénaire chauve et élégant qui, ce jour-là, arrive en Mercedes blanche et présente à la compagnie sa nouvelle fiancée, Elena.

 

 

Elena a vingt ans. Brune, longiligne, en minijupe de cuir, collants et talons hauts, c’est une fille comme Édouard n’en a jamais vu en vrai, seulement sur les couvertures de magazines étrangers qu’on se repasse sous le manteau : Elle ou Harper’s Bazaar. Il est foudroyé. Il a peur de s’approcher d’elle. Quand elle le regarde, il plonge le nez dans son assiette. C’est elle qui, amusée par sa timidité, l’aborde. Quelques semaines plus tard, elle lui dira qu’avec ses jeans blancs, sa chemise rouge largement ouverte sur son torse bronzé, il était le seul être vraiment vivant dans cette assemblée de gens repus et blasés. En faisant sauter le bouchon d’une bouteille de champagne, il casse quelques verres vénitiens et ça la fait rire aux éclats. Qu’il soit poète n’a rien en soi pour étonner, les poètes courent les rues, mais quand, encouragé, il récite un de ses poèmes, alors elle ouvre de grands yeux. Elle-même, poussée par Victor, a écrit quelques vers : ils sont mauvais mais Édouard ne le dit pas. Il ne dit pas non plus qu’il trouve grotesque le petit chien d’Elena. Pendant qu’ils parlent, rient et gavent de caviar le petit chien, Victor et d’autres importants de son âge comparent leurs privilèges et s’en félicitent bruyamment. Au moment de partir, Victor demande à Elena si elle s’est bien amusée sur le ton d’un père qui vient chercher sa fille au jardin d’enfants. Sapguir, plus attentif et qui a observé les deux jeunes gens du coin de l’œil, prend Édouard à part : « Ne fais pas le con, lui dit-il. Ce n’est pas une fille pour toi. »

 

 

Au début de l’été, Victor s’en va faire en Pologne une tournée de conférences sur la haute mission de l’art socialiste et l’amitié entre les peuples. Quant à Édouard, coup de chance : des amis à lui, partant à la datcha, lui confient la garde de leur appartement de trois chambres, en plein centre.

C’est Elena qui, par curiosité, couche avec lui plutôt que le contraire, et ce n’est pas terrible, la première fois. Il se rattrapera par la suite mais, à vingt-sept ans, sa vie sexuelle n’a pas été formidable : aux baisouilles saltoviennes ont succédé six ans de monogamie avec une femme qui ne l’excite pas vraiment, qui est plus une partenaire de survie qu’une maîtresse. Elena, pour lui, est une extraterrestre. Son corps menu et luxueux, sa peau incroyablement lisse, sans une aspérité, sans une rougeur, sans un pli : il a rêvé de cela toute sa vie, sans être sûr que cela existait. Maintenant qu’il la tient dans ses bras, il faut qu’elle lui appartienne, qu’elle ne soit plus jamais à un autre que lui. Hélas, il comprend vite qu’elle ne voit pas du tout les choses de cette façon. Elle a profité de l’absence de Victor pour coucher avec ce garçon musclé, plein d’énergie, à la fois timide et insolent, mais dans le milieu où elle vit coucher avec quelqu’un ne tire pas à conséquence. Tout le monde couche plus ou moins avec tout le monde, et le jeune poète, elle ne voit pas de raison de le cacher, n’est pas le seul à lui plaire : il y a aussi un acteur en vue, un familier de ce cercle de privilégiés où l’on boit du champagne et roule en Mercedes.

 

 

Sans nouvelles d’Elena les jours suivants, Édouard se ronge, n’y tient plus et, un soir, va chez elle. Il sonne, le cœur battant. Personne. Il décide d’attendre sur le palier. C’est l’été, l’immeuble de nomenklaturistes est désert, pas de voisins soupçonneux pour lui demander ce qu’il fait là. Une heure, deux heures, toute la nuit passe. Il s’endort, se réveille par à-coups, le front sur les genoux. Juste avant l’aube, il entend Elena rire dans le hall, trois étages plus bas, et un rire d’homme répondre au sien.

Il se cache sur le palier du dessus, d’où il voit l’ascenseur s’arrêter et elle en descendre, toujours riant, avec l’acteur connu qui l’embrasse à pleine bouche avant d’entrer dans l’appartement. Édouard souffre, il lui semble que de toute sa vie il n’a jamais souffert autant. Le seul remède à une telle souffrance, pour un gars de Saltov, c’est de faire ce que l’occasion lui a manqué de faire dix ans plus tôt avec Svéta et son connard de Chourik : les tuer, elle et son amant. Il a toujours son couteau sur lui. Il le sort, descend un étage, sonne à nouveau. Pas de réponse. Ils n’ont pas eu le temps, quand même, de se mettre à baiser. Il carillonne, puis cogne la porte à grands coups menaçants, comme font les tchékistes quand ils viennent la nuit arrêter les gens. Les temps ont beau être devenus végétariens, Elena prend peur. Il l’entend venir du fond de l’appartement. La voix altérée, elle demande qui c’est. « Eddy ? » Rassurée, elle rit. « Tu as vu l’heure ? Tu es fou ! » Elle refuse de le laisser entrer, le prie de s’en aller, d’abord gentiment, puis moins gentiment. Qu’à cela ne tienne ! Il s’entaille les veines sur le palier. Il faudra bien ouvrir pour s’occuper de lui. Dans la cuisine où on l’a transporté, le petit chien lape de bon cœur le sang qui coule de son poignet.

 

 

Une autre aurait rompu immédiatement. Pas Elena, moins effrayée par cette scène qu’impressionnée par l’amour que lui porte le jeune poète. On ne sait pas aimer comme ça dans son milieu : avec sauvagerie, intransigeance. Il prend tout trop au sérieux, mais comparés à lui tous les gens qu’elle connaît paraissent tièdes. De plus, passé le premier émoi, il se révèle un amant remarquable et ils passent l’été à baiser dans tous les sens, par tous les trous, elle attendant bientôt leurs rencontres avec autant d’impatience que lui. Victor revenu de sa tournée polonaise, ils se retrouvent dans l’appartement dont Édouard est chargé d’arroser les plantes vertes. L’été, à Moscou, est terriblement chaud. Ils restent nus tout l’après-midi, prennent ensemble des douches, s’excitent à regarder dans les miroirs son corps bronzé à lui, son corps très blanc à elle. Fin août, les propriétaires reviennent de la datcha et il faut bien leur céder la place mais, nouveau coup de chance, une amie cherche à sous-louer sa chambre de 9 m2 – une richesse suffisante pour qu’on ne prenne pas le risque, allant s’installer ailleurs, de la laisser tomber –, et cette chambre se trouve à cinq minutes de chez Elena et Victor, de l’autre côté du monastère Novodiévitchi. Pour Édouard, c’est un signe du destin et, quand Anna rentre à son tour de Lettonie, il fait quelque chose à quoi il répugne habituellement : il ment. Il dit que leur chambre d’avant l’été n’est plus libre, qu’en attendant mieux il dort sur un divan chez des amis où il ne peut pas la recevoir et qu’il lui a trouvé, toujours en attendant, une place sur un autre divan, chez d’autres amis.

Il pourrait lui parler, lui dire qu’il est tombé amoureux de quelqu’un d’autre. Il devrait, le mensonge lui pèse, mais il n’ose pas : peur de sa réaction, de sa folie, de la détruire. Pourtant Anna a bonne mine, elle est détendue, l’été sur la Baltique lui a manifestement fait du bien. Mais il la trouve changée, et pas seulement parce qu’elle va mieux. Cette impression se confirme lorsqu’ils se retrouvent au lit : ses gestes ne sont pas les mêmes. Il a beau être amoureux d’une autre, ça le perturbe. Le lendemain matin, tandis qu’elle dort encore, il fouille sa valise, découvre un cahier où elle a tenu son journal. Elle parle de la nature, de la mer, des fleurs, de sa nouvelle vocation de peintre – et, au détour d’une page, révèle sa folle passion sensuelle pour le père de Dagmar, le vieux peintre barbu à tête de faune. Édouard est bouleversé, fou de jalousie. Réveillée, Anna va et vient dans la pièce : comme elle est calme, cette femme menteuse et infidèle ! comme elle semble avoir la conscience tranquille !

Il ne dit rien, mais la persuade de rentrer quelque temps à Kharkov, le temps qu’il trouve une chambre convenable pour eux deux. Il l’accompagne le lendemain à la gare, sans cesser un instant de penser à son gros corps déformé pénétré par le vieux corps noueux du peintre, et ça ne le calme pas de se dire que lui possède le corps gracile et luxueux de la petite fille riche : d’ailleurs, il sait très bien qu’il ne le possède pas, qu’elle en use à sa guise et sans se soucier de lui. Il souffre. Il achète à Anna des provisions pour le voyage, l’installe confortablement. Ce n’est en principe qu’une séparation provisoire, mais il sait qu’en réalité c’est fini. Elle ne retournera plus à Moscou.

 

 

Tout au long de l’automne, sa passion pour Elena le dévore. Ils font de grandes promenades dans le cimetière de Novodiévitchi – haut lieu de pèlerinage littéraire pour les amoureux de Tchekhov et des autres barbus du XIXe siècle. Elena, puisqu’elle aime un poète, croit bien faire en montrant sur leurs tombes un recueillement pensif, et il la choque délicieusement en lui mettant la main au cul, lui qui, glabre, jeune et bien vivant, n’aime ni les pèlerinages littéraires ni les barbus du XIXe siècle. Le petit chien qui a bu son sang les suit en trottinant et pousse des gémissements plaintifs pendant qu’ils baisent dans le lit à une place de sa petite chambre de kommunalka. Elena, quant à elle, jouit à grand bruit. La babouchka de la chambre voisine leur adresse des clins d’œil égrillards. « Ça se voit tout de suite, dit-elle à Édouard, qu’elle n’est pas de ton monde, mais ça se voit aussi que toi, tu en as dans la culotte. Tu dois lui faire des trucs dont ses copains richards ne savent même pas que ça existe. » Édouard aime bien la babouchka, et ce rôle du prolo à grosse bite qui rend folle de jouissance la princesse et fous de jalousie ses soupirants du beau monde. Ils sont tous amoureux d’elle, mais c’est lui qu’elle aime, et c’est pour lui qu’au cours de cet hiver elle décide de quitter Victor. C’est lui qu’elle épouse, à l’église. C’est avec lui qu’elle consent à vivre pauvrement dans une chambrette, quelquefois dans des appartements qu’on leur prête.

 

 

Il a gagné. Tout le monde l’envie : le petit monde de l’underground où l’on n’a jamais vu de femme aussi belle et sophistiquée, les riches à qui l’insolent poète en jeans blancs a ravi leur princesse. Elena et lui, pendant quelques saisons, sont les rois de la bohème moscovite. S’il y a eu, vers 1970, au plus gris de la grisaille brejnévienne, quelque chose comme un glamour soviétique, ils en ont été l’incarnation. Il existe une photo où on le voit debout, les cheveux longs, triomphant, vêtu de ce qu’il appelle sa « veste de héros national », un patchwork de cent quatorze pièces multicolores, cousues par lui, et, à ses pieds, Elena nue, ravissante, gracile, avec ces petits seins légers et fermes qui le rendaient fou. Cette photo, il l’a gardée toute sa vie, trimballée partout, affichée au mur, comme une icône, dans chacun de ses campements. Elle est son gri-gri. Elle dit que, quoi qu’il arrive, si bas qu’il puisse descendre, il a un jour été cet homme-là. Il a eu cette femme-là.

 

 

 

5

 

 

 

Vies parallèles des hommes illustres : Alexandre Soljenitsyne et Édouard Limonov ont tous deux quitté leur pays au printemps 1974, mais le départ du premier a fait plus de bruit dans le monde que celui du second. Depuis la chute de Khrouchtchev, le conflit était ouvert entre le pouvoir et le prophète de Riazan, qui en vertu d’une contradiction typiquement soviétique était à la fois considéré comme l’écrivain le plus important de son temps et, de fait, interdit de publication. Je connais peu d’histoires aussi belles que celle de cet homme seul, médiéval, paysan, réchappé à la fois du cancer et des camps, et adossé à la certitude qu’il verra, de son vivant, triompher la vérité car ceux qui mentent ont peur et lui pas. Cet homme qui, au moment où ses collègues votent son exclusion de leur Union au motif, entre autres, « qu’on ne trouve pas dans ses œuvres le thème de la camaraderie des écrivains », est capable de leur répondre tranquillement : « La littérature installée, les revues, les romans édités, je les tiens une fois pour toutes pour non avenus. Non qu’il ne puisse pousser dans ce champ des talents (il y en a), mais ils y périssent forcément car ce champ n’est pas le bon puisqu’on y consent à ne pas dire la vérité capitale, celle qui saute aux yeux sans qu’il soit besoin de littérature. » Cette vérité capitale, c’est bien sûr le Goulag. C’est aussi que le Goulag existe avant Staline et après lui, qu’il n’est pas une maladie du système soviétique mais son essence et même sa finalité. En secret, Soljenitsyne a passé dix ans à recueillir les témoignages de deux cent vingt-sept anciens zeks et, de sa minuscule écriture, en enterrant ses manuscrits, en les faisant microfilmer pour les passer à l’Ouest, à édifier ce monument, L’Archipel du Goulag, qui paraît en France et aux États-Unis au début 1974, et commence à être lu sur Radio-Liberté.

L’homme qui vient à ce moment de prendre la direction du KGB, Iouri Andropov, comprend que cette bombe-là est plus dangereuse pour le régime que la totalité de l’arsenal nucléaire américain, et prend l’initiative de réunir en urgence le Politburo. Le compte rendu de cette réunion de crise a été rendu public en 1992, quand Boris Eltsine a déclassifié les archives : c’est une véritable pièce de théâtre, qui mériterait d’être jouée sur scène. Brejnev, déjà très amorti, ne voit pas vraiment le danger. Il est partisan, bien sûr, de dénoncer comme propagande bourgeoise cette attaque « contre tout ce que nous avons de plus sacré », mais, au bout du compte, de laisser courir : ça se tassera, comme se sont tassées les protestations contre l’invasion de la Tchécoslovaquie. Podgorny, le président du présidium, ne partage pas ce fatalisme. Écumant de colère, il déplore que le système se soit ramolli au point qu’on n’envisage même plus la solution de bon sens : une balle dans la nuque, point. Ils ne se gênent pas, au Chili, et d’accord, sous Staline, on a peut-être un peu exagéré mais maintenant c’est dans l’autre sens qu’on exagère. Plus diplomate, Kossyguine propose la relégation au-delà du cercle polaire. On croit, tout au long de ces tirades, entendre Andropov soupirer, le voir lever les yeux au ciel, et quand il prend enfin la parole c’est pour dire : « Tout cela est bien gentil, mes chers amis, mais c’est trop tard. La balle dans la nuque, il aurait fallu la tirer il y a dix ans, maintenant le monde entier nous surveille, impossible de toucher à un cheveu de Soljenitsyne. Non, le seul coup qui nous reste à jouer, c’est l’expulsion. »

 

 

Tout est grand dans le destin de Soljenitsyne, qui deux jours après cette réunion a été mis de force dans un avion pour Francfort et, là-bas, accueilli par Willy Brandt comme un chef d’État. Ce que montre cependant son expulsion, ce qui chagrinait tant, et à si juste titre, le bouillant Podgorny, c’est que le système soviétique avait perdu le goût et la force de faire peur, qu’il montrait désormais les dents sans plus y croire vraiment et qu’au lieu de persécuter les esprits indociles il préférait les envoyer se faire pendre ailleurs. Ailleurs, cela voulait dire en Israël, destination pour laquelle on s’est mis ces années-là à distribuer avec libéralité des passeports. Pour en bénéficier, il fallait en principe être juif, mais les autorités là-dessus n’étaient pas très regardantes et tendaient à considérer un emmerdeur avéré comme une variété de Juif – ce qui rendait recevable la candidature de Limonov.

Quand je l’ai interrogé sur les circonstances de son départ, il m’a parlé d’une convocation à la Loubianka, le siège moscovite du KGB : édifice sinistre entre tous, où l’on entrait sans être sûr d’en sortir et dont la seule évocation faisait blêmir tout le monde, mais pas lui. Il dit s’y être rendu les mains dans les poches et presque sifflotant, son père étant de la boutique et les tchékistes, de toute façon, n’étant pas si méchants que les dissidents ont intérêt à le faire croire : des fonctionnaires bonasses, somnolents, qu’une bonne blague suffit à apprivoiser. Il raconte aussi avoir rencontré, par un copain qui était avec elle à la fac, rien moins que la fille d’Andropov, une assez jolie fille d’ailleurs, qu’il a fait rire toute une soirée, un peu draguée, enfin mise au défi : pourrait-elle persuader son cher papa de jeter pour elle un coup d’œil au dossier du poète Savenko-Limonov ? La petite a crânement relevé le défi et quelques jours plus tard – mais comment savoir si c’était vrai ou si elle se moquait de lui ? – est revenue avec ce résumé : « Élément antisocial, antisoviétique convaincu. »

Ce qui est certain, c’est qu’au contraire d’autres éléments antisociaux et antisoviétiques, comme Brodsky ou Soljenitsyne, qu’il a fallu mettre à la porte de force et qui auraient donné un bras pour ne quitter leur terre ni leur langue natales, Édouard et Elena avaient envie d’émigrer. Lui parce que, selon un schéma que nous commençons à connaître, il était convaincu d’avoir en sept ans fait le tour de l’underground moscovite comme il avait les sept années précédentes fait celui des décadents kharkoviens, Elena parce qu’elle avait la tête farcie de magazines étrangers, de vedettes, de mannequins célèbres, et se disait : « Pourquoi pas moi ? »

 

 

Elle traînait quelquefois Édouard chez une très vieille dame qui était la grand-tante d’une de ses amies et s’appelait Lili Brik. Une légende vivante, disait-elle avec respect, car elle avait été dans sa jeunesse la muse de Maïakovski. Sa sœur était devenue en France, sous le nom d’Elsa Triolet, celle d’Aragon – et c’était surtout un mystère, pour Édouard, que ces deux petites femmes boulottes et moches aient pu prendre dans leurs rets des hommes de ce calibre.

Ces visites l’ennuyaient. La seule légende vivante qui l’intéresse, c’est lui, et il n’aime ni le passé ni ces appartements, si typiques, de la vieille intelligentsia russe, pleins de livres et de tableaux, de samovars, de tapis et de médicaments que la poussière englue sur les tables de nuit. Lui, ce qui lui convient, c’est une chaise, un matelas, et encore, ça, ce sont les délices de Capoue : en campagne, un bon manteau suffit. Elena cependant insistait, parce qu’elle aime les célébrités et que l’octogénaire Lili la flattait éhontément. Elle ne cessait de s’extasier sur sa beauté : qu’elle paraisse, et l’Occident serait à ses pieds. S’ils allaient à Paris, il faudrait qu’ils aillent voir Aragon, et s’ils allaient à New York, sa vieille amie Tatiana, qui avait aussi, dans le temps, été la maîtresse de Maïakovski et qui maintenant régnait sur la vie mondaine de Manhattan. À chacune de leurs visites, elle montrait à Elena un lourd et beau bracelet d’argent que lui avait offert Maïakovski. En le faisant tourner, glisser sur son vieux poignet desséché, elle lui souriait : « C’est toi qui le porteras, ma colombe, quand je serai morte. La veille de ton départ, je te le donnerai. »

 

 

À nous qui allons, venons et prenons des avions à notre guise, il est difficile de comprendre que le mot « émigrer », pour un citoyen soviétique, désignait un voyage sans retour. Il nous est difficile de comprendre ces mots, simples comme un coup de hache : « pour toujours ». Et je ne parle pas ici des transfuges, des artistes comme Noureev et Baryshnikov qui profitaient d’une tournée à l’étranger pour demander l’asile politique : ceux dont on disait à l’Ouest qu’ils avaient « choisi la liberté » et qu’on traitait dans la Pravda de « traîtres à la patrie ». Je parle de gens qui émigraient en toute légalité. C’était devenu possible, quoique difficile, dans les années soixante-dix, mais celui qui en faisait la demande savait, si elle aboutissait, qu’il ne pourrait jamais revenir. Même en visite, même pour un court voyage, même pour embrasser sa mère mourante. Cela faisait réfléchir, c’est pour cela qu’assez peu de gens voulaient partir et c’est ce qu’avait sans doute escompté le pouvoir en ouvrant cette soupape de sécurité.

Les derniers jours étaient poignants. Rire avec un ami, s’asseoir sous un tilleul, remonter entre les rangées de torchères l’escalier mécanique de la station de métro Kropotkinskaïa et sortir à l’air libre, entre les kiosques de fleuristes, dans l’odeur du printemps à Moscou : tout cela, qu’on avait fait des milliers de fois sans y prendre garde, on s’avisait avec une sorte de stupeur qu’on le faisait pour la dernière fois. Chaque parcelle de ce monde si familier serait bientôt, et définitivement, hors d’atteinte : souvenir, page tournée qu’on ne pourra pas relire, matière d’inguérissable nostalgie. Quitter cette vie-là, celle qu’on avait toujours connue, pour une autre dont on espérait beaucoup mais ne savait presque rien, c’était une façon de mourir. Et ceux qui restaient, s’ils ne vous maudissaient pas, s’efforçaient à la joie, mais à la manière des croyants qui accompagnent leurs proches jusqu’aux portes d’un monde meilleur. Fallait-il se réjouir parce qu’ils seraient plus heureux là-bas qu’ici ? Ou pleurer parce qu’on ne les reverrait plus ? Dans le doute, on buvait. Certaines de ces tournées d’adieux se sont transformées en zapoï si frénétiques que les candidats au départ n’en émergeaient, hagards, qu’après le départ de l’avion. Il n’y en aurait plus d’autre, la porte s’était refermée et ne s’ouvrirait plus, il ne restait qu’à boire encore un coup, sans savoir si c’était pour noyer un désespoir désormais sans remède ou, comme le répétaient les copains avec force bourrades, pour rendre grâce de l’avoir échappé belle. « On est mieux ici, non ? Ensemble. À la maison. »

 

 

Si peu sentimental que soit Édouard, si grande qu’ait été sa confiance dans l’avenir radieux qui les attendait en Amérique, Elena et lui, il a forcément éprouvé cet arrachement de l’âme. Je suppose qu’il l’a accompagnée faire ses adieux à sa famille – famille de militaires, mais de rang beaucoup plus élevé que la sienne –, je sais qu’elle, en tout cas, a pris avec lui le train pour Kharkov et fait la connaissance, non seulement de Veniamine et Raïa – médusés de la hardiesse de leur fils, consternés de le perdre – mais encore d’Anna qui, apprenant par le voisinage le retour éclair de son ancien compagnon, s’est présentée chez les Savenko pour une scène d’hystérie digne de la meilleure tradition dostoïevskienne : se jetant aux pieds de la séduisante jeune femme qui lui a pris le petit salaud, lui baisant les mains en pleurant, lui répétant qu’elle est belle, qu’elle est bonne, qu’elle est noble, qu’elle est tout ce qu’aiment Dieu et les anges, et elle, Anna Iakovlevna, une pauvre grosse Juive moche, perdue, indigne d’exister et de toucher l’ourlet de sa robe. Ne voulant pas être en reste, et peut-être se rappelant les manières de Nastassia Philippovna dans L’Idiot, Elena a relevé la malheureuse, l’a embrassée avec transport, pour finir a théâtralement ôté de son poignet un fort beau bracelet qui lui venait de sa famille et qu’elle a insisté pour lui donner en souvenir d’elle. Et, au comble de l’exaltation : « Tu prieras pour moi, chère, chère âme ! Promets-moi que tu prieras pour moi ! »

Dans le train du retour, tandis que rapetissaient sur le quai les pauvres silhouettes déjà tassées de ses parents, agitant leurs mouchoirs, certains qu’ils ne reverraient jamais leur fils unique, l’idée a traversé Édouard que si Elena s’était offert le luxe d’offrir ce beau bijou à cette folle d’Anna, c’est parce qu’elle comptait sur un autre, encore plus beau. La veille de leur départ, ils ont fait leurs adieux à Lili Brik, et la vieille peau les a certes munis des lettres de recommandation promises (« Je te confie, écrivait-elle à son ex-rivale Tatiana, deux enfants merveilleux. Prends soin d’eux. Sois leur bonne fée »), mais pour la première fois depuis qu’ils venaient la voir elle ne portait pas son précieux bracelet au poignet et, de toute la visite, il n’en a pas été question.