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Un Français arrivant pour la première fois à New York n’est pas surpris ou, s’il l’est, c’est que la ville soit si semblable à ce qu’il en a vu dans les films. Pour eux, enfants de la guerre froide et d’un pays où sont proscrits les films américains, toute cette imagerie est nouvelle : la vapeur montant des bouches d’aération ; les escaliers de métal accrochés comme des araignées au flanc des immeubles de brique noircie ; les enseignes lumineuses qui se chevauchent sur Broadway ; la skyline vue d’une pelouse de Central Park ; l’animation incessante ; les sirènes des voitures de police ; les taxis jaunes, les cireurs de chaussures noirs ; les gens qui parlent tout seuls en marchant dans la rue, sans que personne intervienne pour y mettre bon ordre. Quand on vient de Moscou, c’est comme si on passait d’un film en noir et blanc à un film en couleurs.

Les premiers jours, ils arpentent Manhattan, se tenant par la main, se tenant par la taille, regardant avidement autour d’eux, au-dessus d’eux, puis se regardant l’un l’autre, éclatant de rire et s’embrassant, encore plus avidement. Ils ont acheté un plan de la ville, dans une librairie comme ils n’en ont jamais vu : au lieu d’être sous clé, derrière des comptoirs, comme des boutons dans une mercerie, les livres y sont à portée de main. On peut les ouvrir, les feuilleter, on peut même les lire sans être obligé de les acheter. Quant au plan, sa fiabilité les stupéfie : s’il annonce que la seconde rue à droite est St Mark’s Place, eh bien c’est St Mark’s Place, chose inconcevable en Union soviétique où les plans de villes, quand on en trouve, sont immanquablement faux, soit parce qu’ils datent de la dernière guerre, soit parce qu’ils anticipent sur de grands travaux et montrent la cité comme on espère qu’elle sera dans quinze ans, soit par pure volonté d’égarer le visiteur, toujours plus ou moins suspect d’espionnage. Ils marchent, entrent dans des magasins de fringues beaucoup trop chères, dans des diners, dans des fast-foods, dans de petits cinémas à double programme dont certains projettent des films pornos, et cela aussi les enchante. Elle mouille dans le fauteuil à côté de lui, le lui dit, il la branle. Quand les lumières se rallument, ils découvrent autour d’eux le public de solitaires que les gémissements d’Elena ont dû exciter davantage que le film, et lui, Édouard, crève de fierté d’avoir une femme si belle, d’être envié par ces pauvres types, de n’être pas venu dans ce lieu poussé comme eux par la misère sexuelle mais par le goût des expériences curieuses et exotiques qui caractérise le vrai libertin.

Elle parlait un petit peu anglais en quittant Moscou, lui pas un mot, il ne déchiffre que l’alphabet cyrillique, mais au cours des deux mois qu’ils ont passés, à Vienne, dans un centre de transit pour émigrants où ils rusaient sans cesse pour ne pas se retrouver dans la file en partance pour Israël, ils se sont dégrossis tous les deux, baragouinant le broken english dont se contentent, en fait, énormément d’étrangers à New York. Et puis ils sont beaux, jeunes, amoureux, on a envie de leur sourire et de les aider. Lorsqu’ils marchent, enlacés, dans une rue enneigée de Greenwich Village, ils ont conscience de ressembler à Bob Dylan et sa petite amie sur la pochette du disque où il y a la chanson Blowin’ in the Wind. Ce disque, à Kharkov, était le plus précieux trésor de la collection de Kadik. Vu le soin qu’il en prenait, il doit l’avoir encore et quelquefois, au retour de l’usine le Piston, l’écouter en cachette de sa Lydia. Pense-t-il à son audacieux ami Eddy, parti au-delà des mers ? Bien sûr qu’il y pense, qu’il y pensera toute sa vie, avec admiration et amertume. Pauvre Kadik, pense Édouard, et plus il pense à Kadik, à tous ceux qu’il a laissés derrière lui, à Saltov, à Kharkov, à Moscou, plus il bénit le ciel d’être lui-même.

 

 

Ils ont deux adresses : celle de Tatiana Liberman, l’amie et ex-rivale de Lili Brik, et celle de Brodsky, que dans le petit monde de l’underground on donne en guise de viatique à tous les émigrants en partance pour New York comme à un pauvre paysan breton ou auvergnat rêvant de tenter sa chance à Paris on donne celle d’un cousin qui passe pour y avoir réussi. C’est que Brodsky, expulsé trois ans plus tôt, est devenu la coqueluche de toute la haute nomenklatura intellectuelle de l’Ouest, d’Octavio Paz à Susan Sontag. Il a beaucoup fait pour ouvrir les yeux de ses nouveaux amis – encore compagnons de route, pour la plupart, de leurs partis communistes respectifs – sur la réalité du régime soviétique, et même l’arrivée en fanfare de Soljenitsyne n’a pas affaibli sa position, car Soljenitsyne est d’un commerce rébarbatif alors que Brodsky, sous ses airs de professeur Nimbus, s’est révélé le roi de la causerie poétique et de l’amitié avec les grands de ce monde. L’entretien avec lui, comme avec Jorge Luis Borges, est devenu un genre littéraire à part entière. Le légendaire restaurant Russian Samovar de la 52e rue, à Manhattan, s’enorgueillit aujourd’hui encore de son parrainage. Les émigrés russes de New York l’appellent respectueusement natchalnik, le patron – comme les tchékistes, soit dit en passant, appelaient Staline.

Il ne se rappelait plus bien, au téléphone, qui était Édouard – on lui en envoie tant, de ces Russes qui ne parlent même pas anglais… –, mais il lui a donné rendez-vous dans un salon de thé de l’East Village, lieu douillet, aux lumières tamisées, prétendant à un charme Mitteleuropa et propice aux longues discussions sur la littérature, du genre préfères-tu Dostoïevski ou Tolstoï, Akhmatova ou Tsvetaeva, qui constituent son sport favori. Tout comme les appartements de vieux intellectuels moscovites, c’est le genre d’endroit que déteste notre Limonov, et les choses ne s’arrangent pas quand il découvre qu’on n’y sert pas d’alcool. Heureusement, Elena est venue avec lui. Brodsky aime les jolies femmes, elle lui fait du charme – sans se forcer, reconnaît-elle ensuite –, et ils se mettent à parler tous les deux, de plus en plus détendus. Édouard, sur la touche, observe le poète. Ses cheveux roux en désordre tirent déjà sur le gris, il fume et tousse beaucoup. On le dit de santé fragile, malade du cœur. Difficile de croire qu’il n’a pas quarante ans, on lui en donnerait quinze de plus et, bien qu’étant de peu son cadet, Édouard se sent devant lui assigné au rôle de l’enfant turbulent face au vieux sage. Un vieux sage malicieux d’ailleurs, amical, beaucoup plus abordable qu’à Moscou, mais on devine derrière cette bonhomie une condescendance d’homme arrivé et qui sait qu’une vague a beau chasser l’autre, les nouveaux venus devront ramer longtemps, sur leur canot de sauvetage, avant de lui prendre sa cabine de première.

« L’Amérique, tu sais, c’est la jungle, dit en se tournant enfin vers Édouard cet ennemi juré du cliché. Pour survivre ici, il faut un cuir d’éléphant. Moi, j’ai un cuir d’éléphant. Toi, je n’en suis pas sûr. » Vieil enculé, pense Édouard, sans cesser de sourire avec bénignité. Il attend la suite : les tuyaux, les contacts, et cela vient sans qu’il soit nécessaire de demander. Il faut un gagne-pain à Édouard : puisqu’il sait écrire, qu’il aille voir Moïse Borodatikh, le rédacteur en chef du Rousskoié Diélo, un quotidien en russe pour émigrés. « Pas le genre, ironise Brodsky, à sortir des scoops sur le Watergate, mais le temps d’apprendre l’anglais, ça pourra te dépanner. » Et puis, si l’occasion se présente, il emmènera Édouard et Elena chez ses amis Liberman, ils y rencontreront du monde…

C’est bien vague, comme invitation. Édouard ne résiste pas au plaisir de dire qu’ils ont déjà de leur côté un contact avec les Liberman, et même qu’ils vont la semaine prochaine à une party chez eux. Un blanc, puis : « On s’y verra, alors », conclut gaiement Brodsky.

 

 

La party chez les Liberman, il faudrait idéalement la raconter comme le bal au château de la Vaubyessard dans Madame Bovary, sans omettre une petite cuiller ni une source d’éclairage. J’aimerais savoir faire ça, je ne sais pas. Disons juste que la scène se passe dans un penthouse immense de l’Upper East Side, que la liste des invités dose dans des proportions idéales fortune, pouvoir, beauté, gloire et talent, bref qu’on est dans les pages mondaines de Vogue et qu’Elena et Édouard, sitôt introduits par le maître d’hôtel, pensent, la première que le but de sa vie, désormais, est de se faire une place dans ce monde, le second que le sien est de le réduire en cendres. Il n’empêche : avant de le réduire en cendres, c’est intéressant de le voir de près, et jouissif de se dire que, venu de Saltov, on est arrivé là. Personne, à Saltov, n’a jamais vu ni ne verra jamais un intérieur pareil. Personne, parmi les invités des Liberman, n’a la moindre idée de ce qu’est Saltov. Lui seul connaît les deux, c’est sa force.

À peine s’est-il grisé de cette pensée orgueilleuse qu’il lui faut déchanter en apercevant, au centre d’un des salons, au centre de l’attention, au centre de tout, où qu’il soit cet homme est au centre, rien moins que Rudolf Noureev. Pas de chance : on se croit un conquérant mongol dont la seule présence – placide, mate, cruelle – va bientôt révéler la fadeur de tous ces gens exquisément civilisés, et on tombe sur Noureev, qui vient d’encore plus loin, des profondeurs boueuses d’un bled de Bakchirie, et qui s’est propulsé tellement haut, et qui, rayonnant, démoniaque, est la séduction barbare personnifiée. D’autres chercheraient à l’approcher, à capter son regard, Elena visiblement serait tentée d’essayer. Pas Édouard, qui s’éloigne, l’air mauvais, passe dans un autre salon, se réfugie aux toilettes, où sont encadrés des dessins de Dalí dédicacés à Tatiana Liberman.

La voici justement, Tatiana, qui avec une exubérance slave à peine surjouée fait maintenant fête aux deux enfants merveilleux. Pas jeune, mais plus jeune que Lili Brik, et infiniment mieux conservée. Émigrée au bon moment, devenue une des plus célèbres beautés de la France des années vingt. Excentrique à fume-cigarette et coiffure à la Louise Brooks au temps du jazz et de Scott Fitzgerald. Mariée à un aristocrate français, veuve de guerre, remariée à un Ukrainien entreprenant, Alex Liberman, qu’elle a suivi à New York où il est devenu le directeur artistique des publications Condé Nast, soit Vogue et Vanity Fair, pour n’en citer que les navires amiraux. De ce poste de commandement, Alex et sa femme font et défont depuis trente ans les carrières des photographes, des mannequins, et même d’artistes a priori étrangers au monde de la mode. C’est eux qui ont fait celle de Brodsky, confie Tatiana aux jeunes Limonov. Le pauvre, en quittant l’URSS, a eu le bon sens de dédaigner Israël mais accepté, sur on ne sait quel conseil imbécile, l’invitation de l’université d’Ann Arbor où il a bien failli se retrouver enterré à vie parmi des professeurs de littérature russe fumant la pipe et portant des gilets tricotés : destin effrayant, auquel les Liberman l’ont arraché en le ramenant à New York et en le présentant à leurs amis. « Et vous voyez, maintenant… », dit-elle en le désignant : arrivé le dernier comme toujours, comme toujours en vieille veste fatiguée et pantalon tirebouchonnant, dépeigné, ostensiblement rêveur mais tout de même très attentif à ce que lui dit une fille immense, hiératique, somptueuse, dont Elena, en extase, souffle à son mari que c’est le mannequin Verushka. Croisant le regard de la maîtresse de maison, le poète lui dédie, comme on dédierait une élégie, un sourire attendri, bénisseur, légèrement servile pense le cruel Édouard. Puis, reconnaissant à ses côtés les deux jeunes Russes, il lève vers eux sa coupe, comme pour leur dire : « Bonne chance mes petits enfants, vous êtes dans la place, à vous de jouer. »

 

 

Ils se voient bien, tous les deux, pris en mains par les Liberman et, comme Brodsky, intronisés dans la jet-set. La perspective d’être admis en familiers dans ces demeures patriciennes émousse le premier réflexe d’Édouard, qui était d’y foutre le feu. Un contrat de mannequin pour Elena, un livre à succès pour lui, et le paternaliste capitaine Lévitine n’aura qu’à bien se tenir.

De fait, c’est ainsi qu’au début les choses paraissent tourner. Les Liberman aiment tout ce qui est russe, la jeunesse, l’insolence, et s’entichent d’eux. Ils les invitent, la première saison, à d’autres parties, non moins fastueuses, où se croisent Andy Warhol, Susan Sontag, Truman Capote, sans parler de congressmen de toutes obédiences. Un jour Tatiana présente Elena au grand photographe Richard Avedon, qui lui laisse sa carte en lui disant de l’appeler, un autre à Salvador Dalí qui, dans un anglais presque aussi primitif que le sien, se déclare charmé par son « ravissant petit squelette » (elle est mince, c’est vrai, jusqu’à la maigreur) et parle de faire son portrait, peut-être avec Grace Jones. Un week-end, les Liberman les emmènent, à l’arrière de la voiture comme s’ils étaient leurs enfants, dans leur manoir du Connecticut. En visitant l’atelier où la fille snob et dépressive de Tatiana s’adonne à la littérature, Édouard se demande quels livres peuvent bien naître dans un cadre si calme, si confortable et, à ses yeux, si mort. Pour écrire des choses intéressantes, il faut d’abord, pense-t-il, vivre des choses intéressantes : connaître l’adversité, la pauvreté, la guerre – mais il se garde bien de le dire, s’extasie sagement sur le paysage, la décoration, les confitures du petit déjeuner. Ils sont, Elena et lui, deux jeunes Russes adorables, de mignons animaux de compagnie, et il est trop tôt pour sortir de cet emploi, il s’en aperçoit en risquant une remarque sur le goût des honneurs que cache Brodsky sous ses airs de savant dans la lune. D’un haussement de sourcil, Tatiana l’arrête : même ça, c’est aller trop loin.

 

 

Au retour de la campagne, les Liberman les déposent en voiture. Alex s’égaye de ce que les Limonov habitent, comme eux, sur Lexington : « Nous sommes voisins, alors » – mais pour les uns, c’est à la hauteur de la 5e Avenue, et pour les autres au numéro 233, au plus bas de downtown, l’écart étant celui qui sépare, à Paris, l’avenue Foch de la Goutte-d’Or. Le couple de vieux riches insiste pour visiter le logis du couple de jeunes pauvres, déclare charmantes la chambre minuscule, donnant sur une cour noire, et la cuisine-salle de bains envahie de cafards. Pourtant, même le susceptible Édouard ne trouve pas indécents leurs commentaires. Encourageants plutôt, car ils ont, Alex tout au moins, connu des débuts difficiles et il semble sincère, peut-être pense-t-il à sa morne belle-fille, quand il répète : « C’est bien, c’est bien, c’est comme ça qu’il faut commencer. Il faut se battre et avoir faim quand on est jeune, autrement on n’arrive à rien. »

Quelques jours plus tard, il leur fait livrer un poste de télévision, pour qu’ils progressent plus vite en anglais. Quand ils le mettent en marche, Sojenitsyne apparaît, invité unique d’un talk-show exceptionnel, et c’est un des meilleurs souvenirs de la vie d’Édouard que d’avoir enculé Elena à la barbe du prophète qui haranguait l’Occident et stigmatisait sa décadence.

 

 

 

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Le Rousskoié Diélo est un quotidien en russe créé en 1912, un peu avant la Pravda à laquelle, par le format et les caractères, il ressemble à s’y méprendre. Ses bureaux occupent un étage d’un immeuble vétuste, non loin de Broadway, et bien que ce nom magique ait jusqu’à sa première visite fait rêver Édouard on pourrait se croire dans un quartier tranquille d’une petite ville ukrainienne. Le métier de journaliste le faisait rêver aussi, il pensait à Hemingway, à Henry Miller, à Jack London, qui l’ont exercé à leurs débuts, mais, comme Brodsky l’en a prévenu, la façon dont on le pratique au Rousskoié Diélo n’est pas vraiment trépidante. Son travail consiste à traduire et compiler des articles de journaux new-yorkais à l’intention de lecteurs russes d’autant moins exigeants sur la fraîcheur des nouvelles qu’ils les reçoivent par abonnement, avec trois jours de retard. Outre ces ersatz d’information, le sommaire du journal comporte un interminable feuilleton intitulé Le Château de la princesse Tamara, des recettes de cuisine qui sont toutes plus ou moins des variations autour de la kacha, et surtout des lettres ou articles (la frontière n’est pas nettement tracée) de graphomanes anticommunistes. Les rédacteurs sont de vieux Juifs à bretelles, parlant à peine l’anglais alors qu’ils sont là depuis pas loin de cinquante ans, la plupart ayant émigré juste après la Révolution et le plus âgé d’entre eux se rappelant même, encore avant, les visites au journal de Trotski. Lev Davidovitch, raconte le vieillard à qui veut bien l’écouter, habitait dans le Bronx et vivait de bouts de chandelles en donnant des conférences sur la révolution mondiale devant des salles vides. Les serveurs des petits restaurants où il prenait ses repas le détestaient, parce qu’il jugeait offensant pour leur dignité de laisser des pourboires. En 1917, il a acheté à tempérament pour 200 dollars de meubles, puis disparu sans laisser d’adresse et, quand la société de crédit a retrouvé sa trace, il commandait l’armée du plus grand pays du monde.

On a beau lui avoir, toute son enfance, répété que Trotski était l’ennemi du genre humain, Édouard adore ce destin à grand spectacle. Il aime bien aussi écouter Porphyre, un Ukrainien plus jeune qui a commencé la guerre dans l’Armée rouge et, après un passage par l’armée Vlassov, c’est-à-dire les Russes blancs combattant aux côtés des Allemands, l’a terminée comme gardien dans un camp en Poméranie. Un petit stalag sympathique, précise-t-il, pas un camp d’extermination. Il a tué des hommes, quand même, et en parle sans forfanterie. Édouard lui avoue un jour qu’il n’est pas certain d’en être capable. « Mais si, dit Porphyre, rassurant. Une fois au pied du mur, tu le feras comme tout le monde, ne t’inquiète pas. »

 

 

L’atmosphère au Rousskoié Diélo est douce, poussiéreuse, très russe. Café le matin, thé avec beaucoup de sucre toutes les heures et, presque un jour sur deux, un anniversaire justifiant qu’on sorte les cornichons marinés, la vodka et le cognac Napoléon pour les linotypistes dont c’est le grand snobisme. On s’appelle « mon cher » et « Édouard Veniaminovitch », long comme le bras. C’est en somme un endroit chaleureux, rassurant pour quelqu’un qui vient de débarquer et ne parle pas anglais, mais c’est aussi un mouroir où ont échoué les espérances de gens qui ont dû arriver en Amérique en croyant qu’une vie nouvelle les attendait et se sont englués dans cette tiédeur douillette, ces infimes querelles, ces nostalgies et ces vains espoirs de retour. Leur bête noire à tous, plus encore que les bolcheviks, c’est Nabokov. Non parce que Lolita les choque (enfin si, un peu), mais parce qu’il a cessé d’écrire des romans d’émigré pour émigrés, tourné son large dos à leur petit monde rance. Édouard, par haine de classe et mépris de la littérature pour littérateurs, n’aime pas Nabokov davantage qu’eux, mais il ne voudrait pour rien au monde le détester pour les mêmes raisons qu’eux, ni s’attarder entre ces murs qui sentent la tombe et le pipi de chat.

 

 

Un écrivain, en gros, a le choix pour se faire connaître entre inventer des histoires, en raconter de vraies ou donner son avis sur le monde tel qu’il va. Édouard n’a aucune imagination, les chroniques qu’il essaie de placer sur les voyous de Kharkov et l’underground moscovite n’intéressent personne, les vers n’en parlons pas, reste la carrière de polémiste. L’attribution du prix Nobel de la paix à Sakharov lui offre l’occasion d’y débuter.

Ce grand physicien, père de la bombe à hydrogène soviétique, a depuis quelques années rallié la dissidence, militant publiquement pour le respect des accords d’Helsinki, c’est-à-dire des droits de l’homme dans son pays. Il n’est pas un témoignage sur Andreï Sakharov qui ne le présente comme un homme d’une rigueur intellectuelle sans faille, d’une droiture morale proche de la sainteté, et il n’y a aucune raison de ne pas y croire, mais aucune raison non plus, au point où nous en sommes arrivés, de s’étonner que cette légende dorée exaspère notre Édouard. Il s’enferme donc deux jours pour expliquer, d’une plume rageuse et drôle, que les dissidents sont des types coupés du peuple, ne représentant qu’eux-mêmes et, dans le cas de Sakharov, les intérêts de leur caste, la haute nomenklatura scientifique. Que si par aventure ils arrivaient au pouvoir, eux ou des politiciens acquis à leurs idées, ce serait une catastrophe, bien pire que la bureaucratie actuelle. Que la vie en Union soviétique est grise et ennuyeuse, mais pas le camp de concentration qu’ils décrivent. Enfin, que l’Occident ne vaut pas mieux et que les émigrés, dressés par ces irresponsables contre leur pays, se font cruellement avoir en le quittant, car la triste vérité est qu’en Amérique personne n’a besoin d’eux.

Là, il parle pour lui : c’est ce qu’il commence à craindre après six mois passés à croupir au Rousskoié Diélo et à jouer les figurants aux marges de la jet-set. L’euphorie confiante de l’arrivée est retombée, son article s’intitule d’ailleurs Désillusion. Il est refusé par le New York Times et plusieurs autres journaux prestigieux – ou plutôt, le New York Times et les autres journaux prestigieux n’en accusent même pas réception. Pour finir, il paraît dans un magazine obscur, plus de deux mois après l’événement qui lui tient lieu d’accroche. C’est dire qu’il passe inaperçu du public qu’il visait : les éditorialistes-vedettes et faiseurs d’opinion new-yorkais. En revanche, il remue le Landerneau de l’émigration. La douce torpeur du Rousskoié Diélo en est troublée. Même ceux qui reconnaissent à l’analyse une part de vérité jugent inopportun de la claironner : n’est-ce pas faire le jeu des communistes ?

Un matin, Moïse Borodatikh, le rédacteur en chef, convoque Édouard. D’un doigt tremblant d’indignation, il lui désigne un journal déplié sur son bureau. Édouard se penche : sa photo s’étale sur une demi-page. C’est une photo ancienne, prise à Moscou, malgré quoi on le voit au pied d’un gratte-ciel new-yorkais. Le journal, soviétique, est la Komsomolskaïa Pravda, et, sous le photomontage, annonce : « Le poète Limonov dit toute la vérité sur les dissidents et l’émigration. » Il parcourt l’article, relève la tête avec un sourire un peu embêté, un peu fataliste, essayant de prendre l’affaire à la blague. Moïse Borodatikh ne la prend pas à la blague. Après un silence, il laisse tomber : « On dit que tu es un agent du KGB. » Édouard hausse les épaules : « C’est une question que vous me posez ? » Il sort du bureau sans attendre d’être mis à la porte.

 

 

Dans l’adversité, c’est un réconfort d’être deux, mais ils le sont de moins en moins. Elena lui échappe. Forte des prédictions de Lili Brik, elle s’est figuré qu’elle allait devenir un mannequin célèbre, mais Alex Liberman, qui pourrait d’un mot lui ouvrir les portes de Vogue, ne prononce pas ce mot et se contente de la complimenter sur sa beauté avec une galanterie qui à la longue frise la perversité. Les assistants d’Avedon et de Dalí ne la rappellent pas. Elle découvre l’humiliante condition de prolétaire du luxe. Pour se présenter aux agences, il faut un book, et la jeune et jolie inconnue qui a besoin d’un book est évidemment la proie de tous les dragueurs qui se disent photographes. De plus en plus souvent, quand Édouard rentre le soir, elle n’est pas là. Elle lui téléphone pour lui dire de dîner sans elle parce que la séance de photos n’est pas finie. Il entend de la musique dans la pièce où elle se trouve, lui demande si elle rentre bientôt. « Oui, oui, bientôt. » Bientôt, c’est rarement avant deux, trois heures du matin, et alors elle est crevée, se plaint d’avoir bu trop de champagne et sniffé trop de coke, sur le ton irrité qu’on prend pour dire : « Je travaille, moi ! » C’est l’hiver, il fait froid chez eux, elle se met au lit tout habillée et veut bien qu’il la prenne dans ses bras tandis qu’elle s’endort, mais n’a plus la force de faire l’amour. Elle ronfle, le nez toujours pris. Son visage, dans son sommeil, a de petites contractions de déplaisir. Et lui, éveillé jusqu’à l’aube, se torture à l’idée qu’il n’a pas les moyens d’avoir une femme aussi belle, qu’elle va le quitter comme il a lui-même quitté Anna, parce qu’il y a mieux sur le marché. C’est fatal, c’est la loi, à sa place il ferait pareil.

 

 

Il la questionne, elle se dérobe. Il veut parler, elle soupire : « Mais de quoi veux-tu qu’on parle ? » Quand il avoue ses inquiétudes, elle répond en haussant les épaules que le problème avec lui, c’est qu’il est trop sérieux. « Ça veut dire quoi, trop sérieux ? Trop amoureux de toi ? » Non : qu’il ne sait pas s’amuser. Qu’il ne sait pas jouir de la vie. Sa bouche, en disant cela, a un pli tellement amer qu’il la pousse devant le miroir de la salle de bains et dit : « Regarde-toi. Tu trouves que tu as l’air d’en jouir, de la vie ? Tu trouves que tu as l’air de t’amuser ? – Comment veux-tu, répond-elle, que je m’amuse avec toi ? Tu me fais des scènes tout le temps. Tu m’interroges comme si tu étais le KGB. »

De scène en scène, d’interrogatoire en interrogatoire, elle finit par cracher le morceau. Comme toutes les femmes en pareil cas, elle essaye d’abord de s’en tenir au minimum – « quelle importance, qui c’est ? » – mais il ne la lâche pas avant de savoir que l’autre s’appelle Jean-Pierre. Français, oui. Photographe. Quarante-cinq ans. Beau ? Pas vraiment : chauve, barbu. Un loft sur Spring Street. Pas super-riche, non, pas une superstar dans son métier, mais ça va pour lui. Un adulte, quoi, pas un petit Ukrainien paumé qui reproche ses échecs à tout le monde et qui n’arrête pas de faire la gueule et de pleurer.

C’est ainsi qu’à présent elle le voit et, de fait, il pleure. Édouard, le dur à cuire, pleure. Comme dans la chanson de Jacques Brel, il est prêt à devenir l’ombre de sa main, l’ombre de son chien, pour qu’elle ne le quitte pas. « Mais je ne veux pas te quitter », dit-elle, touchée de le voir tant souffrir. Il se redresse : alors, tout ira bien. Tant qu’ils restent ensemble, tout ira bien. Elle peut avoir un amant, ce n’est pas grave. Elle peut être pute. Lui, Édouard, sera son maquereau. Ce sera excitant, un épisode parmi tant d’épisodes excitants dans leurs vies d’aventuriers, libertins mais inséparables. Ce pacte l’exalte, il veut boire du champagne pour le fêter. Soulagée, Elena sourit et dit oui, oui, évasivement.

 

 

Ils font l’amour cette nuit-là, s’endorment épuisés et, les jours suivants, n’étant plus obligé d’aller au bureau, il n’a qu’une obsession : rester enfermé avec elle à la maison, ne pas quitter le lit, ne pas arrêter de la baiser. Il ne se sent en sécurité qu’en elle, c’est la seule terre ferme. Autour, les sables mouvants. Il reste trois, quatre heures sans débander, n’a même plus besoin du gode qui, souvent, relayait sa bite pour donner à Elena ces interminables orgasmes à répétition qui faisaient leur joie à tous les deux. Il tient son visage entre ses mains, la regarde, lui demande de garder les yeux ouverts. Elle les ouvre très grand, il y voit autant d’effroi que d’amour. Après, rompue, hagarde, elle se tourne sur le côté. Il veut la prendre encore. Elle le repousse, d’une voix ensommeillée dit que non, elle n’en peut plus, sa chatte lui fait mal. Il retombe dans l’abandon comme dans un puits. Il se lève, va dans l’espèce de réduit qui tient lieu à la fois de cuisine, de salle d’eau et de chiottes. Sous l’ampoule jaune, il fouille dans le panier de linge sale, en retire un slip à elle qu’il renifle, gratte du bout de l’ongle, cherchant les traces du sperme de l’autre homme. Il se branle dedans, longuement, sans arriver à jouir, puis regagne le lit dont les draps sentent la sueur, l’angoisse et le mauvais vin qu’on renverse en buvant au goulot. Appuyé sur un coude, il regarde le corps recroquevillé, blanc et maigre, de la femme qu’il aime, ses seins menus, pointus, et ses grosses chaussettes au bout de ses longues cuisses de grenouille. Elle se plaint d’une mauvaise circulation, ses pieds sont toujours glacés. Il a aimé, tellement aimé les prendre dans ses mains, les frotter doucement pour les réchauffer. Comme il l’a aimée ! Comme il l’a trouvée belle ! Est-ce qu’elle est si belle, en réalité ? Est-ce que la vieille teigne, là-bas, Lili Brik, ne s’est pas cruellement moquée en lui faisant croire qu’à l’Ouest ils allaient tous tomber à ses pieds ? Si Alex Liberman ne fait rien pour elle, si les agences ne la rappellent pas, il y a une raison, et cette raison saute aux yeux quand on regarde les photos de son book. Une jolie fille, oui, mais d’une joliesse gauche, provinciale. Elle faisait illusion à Moscou mais justement, Moscou, c’est la province. Une fois qu’on s’en est rendu compte, c’est pathétique, le contraste entre ses simagrées de femme fatale et sa véritable condition de would-be mannequin que se tapent des photographes de troisième zone et qui n’y arrivera jamais. Ça lui semble évident à présent et il a envie de la réveiller pour le lui dire. Il ajuste pour le lui dire les phrases les plus cruelles, plus elles sont cruelles plus elles lui paraissent lucides, il en jouit douloureusement et en même temps une vague d’immense pitié monte en lui, il voit une toute petite fille, effrayée, malheureuse, et il a envie de la protéger, de la ramener à la maison d’où ils n’auraient jamais dû partir, et ses yeux se tournent vers l’icône que comme tous les Russes, même mécréants, ils ont accrochée dans un coin de cette chambre sinistre, perdue en terre étrangère, et il lui semble que la Vierge qui tient sur son sein un petit enfant Jésus à la tête trop grosse les regarde tristement, que des larmes coulent sur ses joues, et il la supplie de les sauver tous les deux, sans y croire.

 

 

Elle se réveille, l’enfer recommence. Elle veut sortir, il ne veut pas qu’elle sorte, alors ils se querellent, boivent, en viennent aux mains. Elle devient méchante quand elle a bu et puisqu’il lui a demandé de tout lui dire, de ne rien lui cacher, très bien, elle ne lui cache rien, elle lui dit tout ce qui peut le plus le faire souffrir. Par exemple, que Jean-Pierre l’a initiée au sadomasochisme. Qu’ils s’attachent mutuellement, qu’il lui a acheté un collier clouté qui ressemble à un collier de chien et un gode comme le leur, mais encore plus gros, qu’elle lui met dans le cul. C’est ce détail-là – le gode qu’elle met, elle, dans le cul de Jean-Pierre – qui lui fait perdre la tête. Il la plaque sur le lit et se met à serrer son cou. Il sent les vertèbres, fragiles, sous ses mains puissantes et nerveuses. D’abord elle rit, le défie, puis son visage devient rouge, son expression bascule du défi à l’incrédulité, puis de l’incrédulité à la terreur pure. Elle commence à se cabrer, à ruer, mais il l’écrase sous son poids et il voit dans ses yeux qu’elle comprend ce qui est en train de lui arriver. Il serre, serre, les jointures de ses mains sur son cou deviennent blanches, et elle se débat, elle veut de l’air, elle veut vivre. Sa terreur et les soubresauts de son corps l’excitent tellement qu’il éjacule et, tandis que son sexe se vide enfin, par longues saccades, il relâche sa pression, ouvre et laisse pendre ses mains en se couchant sur elle.

 

 

Ils en reparleront, beaucoup plus tard. Elle lui dira qu’elle a trouvé ça excitant, mais pensé que s’il recommençait il irait jusqu’au bout et que c’est pour cette raison qu’elle est partie. « Tu avais raison, reconnaîtra-t-il. J’aurais recommencé, je serais allé jusqu’au bout. »

Le jour où, revenant des courses, il trouve les placards vides, il n’est en tout cas pas étonné. Il cherche dans les tiroirs, sous le lit, dans la poubelle, quelques traces d’elle, et place ce qu’il a trouvé – un collant filé, un tampax, de mauvaises photos déchirées – au pied de leur icône. Il allume une bougie. S’il avait un appareil, il ferait une photo de ce mémorial – le mémorial de sainte Hélène, pense-t-il en ricanant. Il reste un moment devant, assis, comme s’assoient les Russes, pour une courte prière, avant de partir en voyage.

Puis il sort.

 

 

 

3

 

 

 

Il ne se rappelle rien, lui qui se rappelle tout, de la semaine qui a suivi. Il a dû marcher dans les rues, faire le guet devant chez Jean-Pierre, se battre avec Jean-Pierre ou un autre – quelques cocards en témoignent –, et surtout boire jusqu’à perdre conscience. Zapoï total, zapoï kamikaze, zapoï extraterrestre. Il sait qu’Elena est partie le 22 février 1976 et qu’il s’est réveillé le 28 dans une chambre de l’hôtel Winslow avec, à son chevet, le brave Lionia Kossogor.

 

 

De cette chambre et même du lit, les premiers jours, il ne sort pas. Il est trop faible, trop amoché, et puis où irait-il ? Plus de femme, plus de travail, plus de parents, pas d’amis. Sa vie s’est réduite à ce périmètre, quatre pas de long, trois de large, un lino usé, des draps changés tous les quinze jours, l’odeur de l’eau de Javel qui essaye de l’emporter sur celle de la pisse et du vomi, c’est exactement ce qu’il faut à un type comme lui. Il a toujours, jusqu’à présent, cru à son étoile, pensé que sa vie aventureuse le mènerait quelque part, que le film finirait bien. Bien, c’est-à-dire que d’une façon ou d’une autre il deviendrait célèbre, que le monde saurait qui était ou, au pire, qui avait été Édouard Limonov. Là, Elena partie, il n’y croit plus. Il croit que cette chambre sordide n’est pas un décor parmi d’autres, mais le dernier, celui vers quoi conduisent tous les précédents. Terminus, il n’y a plus qu’à se laisser sombrer. À boire les bouillons de poule que lui prépare le brave Lionia Kossogor. À dormir, à espérer ne pas se réveiller.

 

 

L’hôtel Winslow est un repaire de ces Russes, juifs pour la plupart, qui font comme lui partie de la « troisième émigration », celle des années soixante-dix, et qu’il est capable de reconnaître dans la rue, même de dos, à l’aura de lassitude et de malheur qui émane d’eux. C’est à eux qu’il pensait en écrivant l’article qui lui a coûté son job. À Moscou ou Leningrad, ils étaient poètes, peintres, musiciens, de vaillants under qui se tenaient chaud dans leurs cuisines, et maintenant, à New York ils sont plongeurs, peintres en bâtiment, déménageurs, et ils ont beau s’efforcer de croire encore ce qu’ils croyaient au début, que c’est provisoire, qu’un jour on reconnaîtra leurs vrais talents, ils savent bien que ce n’est pas vrai. Alors, toujours entre eux, toujours en russe, ils se soûlent, se lamentent, parlent du pays, rêvent qu’on les laisse y retourner, mais on ne les laissera pas y retourner : ils mourront piégés et floués.

Il y en a un, comme ça, au Winslow, chaque fois qu’Édouard vient le voir dans sa chambre, pour boire un coup ou lui taper un dollar, il croit qu’il a un chien parce que ça sent le chien, qu’il y a des os rongés dans un coin et même des crottes de chien sur le lino, mais non, il n’a pas de chien, il n’a même pas de chien, il est seul à crever, il relit à longueur de journées les quelques lettres qu’il a reçues de sa mère. Il y en a un autre qui tape à la machine toute la journée, sans jamais publier quoi que ce soit, et vit dans la terreur parce qu’il croit que ses voisins ont des vues sur sa chambre. Il ne sert à rien de lui expliquer que c’est une chimère importée d’URSS, où la chambre la plus minable est un bien précieux et où, effectivement, des gens peuvent ourdir pendant des mois des plans tordus pour perdre leurs voisins et mettre la main sur les 9 m2 où ils s’entassent à quatre. Il ne sert à rien de lui expliquer que ça ne se passe pas comme ça en Amérique parce que cette chimère, il y tient, elle est son dernier lien avec la kommunalka crasseuse que sans l’avouer il regrette tant d’avoir quittée. Et puis il y a Lionia Kossogor, le brave Lionia Kossogor qui a passé dix ans à la Kolyma et tire fierté d’avoir son nom, en toutes lettres, dans L’Archipel du Goulag. Tout le monde, dans l’émigration, l’appelle « le type dont a parlé Soljenitsyne », et comme dix ans, c’est plus que ce qu’a tiré Soljenitsyne, Lionia se dit que lui aussi il pourrait écrire sur le Goulag et devenir riche et célèbre, mais bien sûr il ne le fait pas. Depuis qu’il a trouvé Édouard presque inconscient, à demi mort de froid, sur le pavé, il ne le lâche plus, c’est sa bonne œuvre. Peut-être qu’à sa réelle charité se mêle la secrète satisfaction de voir mordre la poussière à l’arrogant jeune homme qui, craignant qu’il ne porte la poisse, passait son chemin quand il le croisait. Peut-être n’est-il pas fâché de l’introniser dans la fraternité des losers en l’emmenant au bureau du welfare, qui est le service d’aide aux indigents et où on lui alloue 278 dollars par mois.

 

 

La chambre la moins chère d’un hôtel aussi misérable que le Winslow coûte 200 dollars par mois. Il lui en reste 78, c’est peu, mais il ne veut pas chercher de travail. Ça lui va de se soûler au vin californien à 95 cents le magnum, de fouiller les poubelles des restaurants, de taper ses compatriotes, au pire de faucher des sacs à main. Il est une merde, il vivra comme une merde. Ses journées se passent à marcher dans les rues, sans but, mais avec une préférence pour les quartiers pauvres et dangereux où il sait qu’il ne risque rien parce qu’il est pauvre et dangereux lui-même. Il s’introduit dans les maisons abandonnées, aux volets cloués, ceinturées de palissades verdies. On y trouve toujours, croupissant dans des flaques d’urine, des clochards avec qui il aime bien discuter, rarement dans une langue commune. Il aime aussi se réfugier dans les églises. Un jour, pendant un office, il plante son couteau dans le bois d’un prie-dieu et joue à le faire vibrer. Les fidèles l’observent du coin de l’œil, inquiets, mais nul n’ose l’approcher. Le soir, quelquefois, il se paye un cinéma porno, moins pour s’exciter que pour pleurer doucement, silencieusement, en pensant au temps où il y allait avec sa très belle femme et la faisait jouir, provoquant la jalousie de ces épaves dont il fait maintenant partie.

Où est Elena maintenant ? Il n’en sait rien, il a renoncé à le savoir. Depuis le zapoï géant qui a suivi son départ, il n’est pas retourné dans les parages du loft où elle habite peut-être. Quand il rentre à l’hôtel, il se branle en pensant à elle. Ce qui lui fait le plus d’effet, ce n’est pas de s’imaginer en train de la baiser, mais de l’imaginer, elle, en train de se faire baiser, et pas par lui. Par Jean-Pierre ou, avec un gros gode, par la copine lesbienne de Jean-Pierre avec qui, pour le rendre encore plus jaloux, elle lui a décrit un plan à trois. Que ressent Elena quand elle se fait enculer et qu’elle trahit son mari Limonov ? Pour le ressentir lui-même, il s’introduit une bougie dans le cul, lève et écarte les jambes, se met à haleter et à gémir comme elle, à dire ce qu’elle lui disait et qu’elle doit dire aux autres, « oui c’est bon, elle est grosse, je la sens bien », ce genre de choses. Il jouit, reste couché, le ventre gluant de sperme. Pas la peine de s’essuyer avec un mouchoir, les draps sont sales de toute façon. Il en prélève un peu, du bout des doigts, le lèche, le fait passer avec un peu de mauvais vin rouge, surmonte un haut-le-cœur, recommence. Le poète Essénine, dit la légende, a écrit des poèmes avec son sang. La légende dira-t-elle que le poète Limonov se biturait avec son foutre ? Plus vraisemblablement, hélas, il n’y aura pas de légende, personne ne saura qui était le poète Limonov, pauvre garçon russe perdu dans Manhattan, compagnon d’infortune de Lionia Kossogor, d’Edik Brutt, d’Aliocha Schneierzon et d’autres types qui mourront, comme ils ont vécu, ignorés de tous.

Plein de pitié pour lui-même, il regarde son corps qui est beau, jeune, vigoureux, et dont personne n’a besoin. Beaucoup de femmes, si elles le voyaient, seul et nu sur son lit, aimeraient le caresser, et beaucoup d’hommes aussi. Depuis qu’Elena l’a trahi, il s’est souvent dit que c’est mieux d’avoir une chatte qu’une bite, que c’est mieux d’être chassé que chasseur et que ce qu’il aimerait, c’est qu’on s’occupe de lui comme d’une femme. Ce qui serait bien, au fond, c’est d’être pédé. À trente-trois ans, il a l’air d’un adolescent, il sait qu’il plaît aux hommes, il leur a toujours plu. Fidèle au code d’honneur de Saltov, il a toujours tourné leur désir en dérision, mais maintenant il s’en fout, du code d’honneur de Saltov. Il a besoin d’être protégé et choyé, quitte à traiter de haut ceux qui le protègent et le choient. Il a besoin d’être Elena à la place d’Elena.

 

 

Il expose son problème à un Russe pédé, qui lui présente un pédé américain. Le pédé américain s’appelle Raymond, il a la soixantaine prospère et raffinée, les cheveux teints, l’air gentil. Dans le restaurant chic où se déroule leur premier rendez-vous, Raymond le regarde dévorer son cocktail de crevettes et d’avocats avec le sourire attendri du philanthrope qui paie un repas chaud à un petit garçon pauvre. « Ne mange pas si vite », dit-il en lui caressant la main. Édouard se doute de ce que pensent les serveurs, et ça lui plaît de passer pour ce qu’il a décidé d’être : une petite salope. La seule chose qui l’inquiète, c’est que ce pauvre Raymond a lui aussi l’air de chercher l’amour, c’est-à-dire de chercher à en recevoir et pas seulement d’être disposé à en donner. En amour, dans l’idée d’Édouard, il y a celui qui donne et celui qui reçoit, et il estime pour sa part avoir assez donné.

Après le déjeuner, ils vont chez Raymond, prennent place l’un à côté de l’autre sur le canapé, et Raymond se met à lui tripoter la bite à travers son jean.

« Viens », s’entend dire Édouard et, le prenant par la main, il l’entraîne dans la chambre, sur le lit. Tandis que Raymond s’escrime à défaire la boucle de son lourd ceinturon militaire, hérité de Veniamine et du NKVD, Édouard, les yeux mi-clos, remue la tête de droite à gauche comme il l’a vu faire à Elena. Il essaie de tout faire comme Elena, toutefois il ne bande pas. Raymond, qui est enfin arrivé à extraire du jean sa bite recroquevillée, y met les mains, la bouche, beaucoup de bonne volonté et de douceur, sans arriver à rien. Un peu embarrassés tous deux, ils se rajustent, puis retournent au salon boire un verre. Quand Édouard s’en va, ils se promettent de se rappeler, sans y croire ni l’un ni l’autre.

 

 

La belle saison venue, il passe souvent la nuit entière dehors. Dans les rues, sur des bancs. Là, il est dans l’enclos réservé aux enfants d’un jardin public. Bac à sable, balançoires, toboggan. Il se rappelle une nuit dans un enclos semblable, juste un peu plus pourri car tout est plus pourri en Union soviétique, avec Kostia, dit le Chat, qui a depuis tué un homme et tiré douze ans de camp. Où est Kostia maintenant ? Vivant ou mort ? Il joue avec le sable, d’une main le fait couler dans l’autre, quand il voit, dans l’ombre, au pied du toboggan, briller des yeux qui le regardent. Il n’a pas peur, ça fait longtemps qu’il ne sait plus ce que c’est, d’avoir peur. Il s’approche : c’est un jeune Noir roulé en boule, dans des habits sombres, certainement défoncé.

« Hi, dit Édouard, je m’appelle Ed, tu n’as pas quelque chose à fumer ?

– Fuck off », gronde l’autre. Pas vexé, Édouard vient s’accroupir près de lui. Sans crier gare, le Noir lui saute dessus, le frappe. Leurs corps emmêlés roulent dans le bac à sable. Ils luttent. Édouard parvient à libérer une main, va chercher son couteau dans sa botte, et peut-être aurait-il frappé si, de façon aussi inattendue qu’il l’a attaqué, son adversaire ne lâchait prise. Ils restent tous les deux, l’un contre l’autre, à reprendre leur souffle sur le sable humide.

« J’ai envie de toi, dit Édouard. Tu veux qu’on fasse l’amour ? »

Ils se mettent à s’embrasser, à se caresser. Le jeune Noir a la peau douce et, sous ses vêtements malodorants, un corps musclé, compact, assez semblable au sien. Lui aussi remue la tête, les yeux mi-clos, et il murmure : « Baby, baby… » Édouard se penche, défait sa ceinture, impatient de savoir si c’est vrai, ce qu’on dit des bites de nègres. C’est vrai : elle est plus grosse que la sienne. Il la prend dans sa bouche et, s’allongeant sur le sable, lui-même bandant très fort, la suce longuement, en prenant tout son temps, comme s’ils avaient l’éternité devant eux. Ça n’a rien de furtif, c’est paisible, intime, majestueux. Je suis heureux, pense Édouard : j’ai une relation. L’autre se laisse totalement faire, confiant, abandonné. Il lui caresse les cheveux, râle doucement, finit par jouir. Édouard connaît déjà le goût de son propre sperme, il adore celui du jeune Noir, avale tout. Puis, la tête contre sa queue vidée, il se met à pleurer.

Il pleure longtemps, c’est comme si toute la souffrance accumulée depuis le départ d’Elena se débondait, et le jeune Noir le prend dans ses bras pour le consoler. « Baby, my baby, you are my baby… » répète-t-il, comme une incantation. « I am Eddy, dit Édouard, I have nobody in my life, will you love me ? – Yes, baby, yes, chantonne l’autre. – What is your name ? – Chris. » Édouard s’apaise. Il imagine leur vie, ensemble, dans les bas-fonds. Ils seront dealers, habiteront des squats, ne se quitteront jamais. Plus tard, il baisse son pantalon et son slip, fait pour offrir son cul le geste que faisait Elena et dit à Chris : « Fuck me. » Chris crache sur sa bite et la lui met. Bien qu’elle soit plus grosse que la bougie, son entraînement lui sert : ça ne lui fait pas trop mal. Quand Chris jouit, ils s’abattent tous les deux dans le sable et s’endorment ainsi. Il se réveille un peu avant l’aube, se dégage de l’étreinte du jeune Noir qui grogne doucement, tâtonne pour retrouver ses lunettes, puis s’en va. Il marche dans la ville qui s’éveille, totalement heureux et fier de lui. Je n’ai pas eu peur, pense-t-il, je me suis fait enculer. « Molodiets ! », comme dirait son père : bon petit gars.

 

 

 

4

 

 

C’est l’été, et il bronze sur son minuscule balcon, au seizième et dernier étage de l’hôtel Winslow, en mangeant de la soupe aux choux à même la marmite. C’est bien, la soupe aux choux : une marmite lui revient à deux dollars, lui dure trois jours, c’est aussi bon froid que chaud et, même sans frigo, ça ne s’abîme pas. En face de lui, il y a des immeubles de bureaux aux vitres fumées, derrière lesquelles des cadres en costume et des secrétaires banlieusardes doivent se demander qui c’est, ce type bronzé, musclé, qui prend le soleil sur son balcon en petit slip rouge et quelquefois, carrément, la queue à l’air. C’est Editchka, le poète russe qui vous coûte 278 dollars par mois, chers contribuables américains, et vous méprise cordialement. Toutes les deux semaines il va au bureau du welfare où il patiente pour recevoir son chèque avec d’autres rebuts de la société. Tous les deux mois il a un entretien avec un employé du welfare qui s’enquiert de ses projets. « I look for job, I look very much for job », dit-il en exagérant son mauvais anglais pour expliquer que ses recherches restent vaines. En réalité, il ne look pas du tout for job et se contente pour arrondir son allocation de donner de temps en temps, au noir, un coup de main à Lionia Kossogor qui travaille comme déménageur pour le compte d’un Juif russe, spécialisé dans les déménagements de Juifs russes : des rabbins, des intellectuels aux cartons remplis d’éditions complètes de Tchekhov ou de Tolstoï, dans leurs reliures soviétiques vert foncé dont la colle sent toujours un peu le poisson.

Soucieux de son intégration, le welfare lui paie des cours d’anglais. Il n’y a, en dehors de lui, que des femmes, noires, asiatiques, latinos, qui lui montrent des photos de leurs enfants, sur leur trente et un comme toujours les enfants de pauvres, et quelquefois lui apportent dans des barquettes ignifugées des plats de chez elles, avec des patates douces et des bananes plantain. Elles lui parlent de leur pays, lui du sien, et elles ouvrent de grands yeux quand il leur dit que là-bas les études et les soins médicaux sont gratuits : pourquoi a-t-il quitté un aussi bon pays ?

Pourquoi, il se le demande.

 

 

Chaque matin, il marche jusqu’à Central Park et s’allonge sur une pelouse en se servant comme coussin du sac en plastique où il transporte son cahier. Il reste là des heures à regarder le ciel et, sous le ciel, les terrasses d’immeubles pour super-riches de la 5e Avenue, où vivent des gens comme les Liberman qu’il a complètement cessé de voir, dont le monde raffiné fait partie pour lui d’une très lointaine vie antérieure. Il y a un an encore, il allait chez eux dans la peau d’un jeune écrivain plein d’avenir, époux d’une jolie femme qui allait devenir un mannequin célèbre, et maintenant il est un clochard. Il regarde les gens autour de lui, écoute leurs conversations, suppute, pour chacun, ses chances d’échapper à sa condition présente. Les clochards, les vrais, c’est râpé. Les employés, les secrétaires, qui viennent à l’heure du déjeuner manger un sandwich sur un banc, ils auront de l’avancement mais n’iront pas bien loin, d’ailleurs ils n’imaginent même pas d’aller bien loin. Les deux jeunes types à têtes d’intellectuels qui discutent et couvrent d’annotations, avec l’air de se prendre très au sérieux, les feuillets dactylographiés de ce qui doit être un scénario : ils doivent y croire, à leurs dialogues à la con, à leurs personnages à la con, et peut-être qu’ils ont raison d’y croire, peut-être qu’ils y arriveront, peut-être qu’ils connaîtront Hollywood, les piscines, les starlettes, et la cérémonie des Oscars. La tribu de Portoricains, en revanche, qui déploie sur la pelouse tout un campement de couvertures, de transistors, de bébés, de thermos… : ceux-là, on peut être sûr qu’ils resteront où ils sont. Encore que… qui sait ? Peut-être que leur bébé braillard, à la couche pleine de merde, fera grâce à leurs sacrifices de formidables études et deviendra prix Nobel de médecine ou secrétaire général de l’ONU. Et lui, Édouard, avec son jean blanc et ses idées noires, que va-t-il devenir ? Est-ce qu’il est en train de vivre un chapitre de sa vie romanesque – clochard à New York – ou est-ce que ce chapitre est le dernier, la fin du livre ? Du sac en plastique, il sort son cahier et, un coude sur la pelouse, en fumant un joint acheté à un des petits revendeurs avec qui il est devenu copain, il commence à écrire tout ce que je viens de raconter : le welfare, l’hôtel Winslow, les paumés de l’émigration russe, Elena et comment il en est arrivé là. Il l’écrit sans se soucier de littérature, comme ça lui vient, et bientôt il en est au deuxième, au troisième cahier, il sait que c’est en train de devenir un livre et que ce livre est sa seule chance de s’en sortir.

 

 

Il se considère comme homosexuel, mais ne pratique guère, c’est plutôt un genre qu’il se donne. Un après-midi où il picole sur un banc en compagnie d’un Russe geignard, peintre abstrait à Moscou et en bâtiment à New York, un jeune Noir à demi clochardisé vient leur taper une cigarette et, par provocation, Édouard le drague. Lui dit : « I want you », le prend par les épaules, l’embrasse, et le garçon se marre, se laisse faire. Ils s’en vont tous les deux baiser dans l’escalier d’un immeuble. Le peintre reste sur le banc, médusé, puis raconte l’affaire autour de lui. « C’est donc vrai, que ce salaud de Limonov est devenu pédéraste ! Qu’il se fait enculer par des nègres ! » Une rumeur court déjà selon laquelle il travaille pour le KGB, selon une autre il se serait suicidé après le départ d’Elena. Il laisse dire, ça l’amuse. Quand même, il préfère les filles. Le problème, c’est d’en rencontrer.

 

 

Au parc, où il passe ses journées à écrire, il en aborde une qui distribue des tracts pour le Parti des travailleurs. L’avantage des gens qui distribuent des tracts, qu’ils soient gauchistes ou témoins de Jéhovah, c’est qu’ils ont l’habitude des rebuffades et que ça leur fait plaisir qu’on veuille bien discuter avec eux. La fille s’appelle Carol, elle est maigre, pas jolie, mais Édouard à ce moment de sa vie n’est pas en position de faire le difficile. Le Parti des travailleurs, lui explique Carol, ce sont les trotskistes américains, partisans de la révolution mondiale. La révolution mondiale, Édouard est pour. Il est par principe du côté des rouges, des noirs, des arabes, des pédés, des clodos, des drogués, des portoricains, de tous ceux qui, n’ayant rien à perdre, sont ou du moins devraient être partisans aussi de la révolution mondiale. Et Trotski aussi, il est pour – il n’est pas pour autant contre Staline, mais se doute qu’il vaut mieux ne pas le dire à Carol. Impressionnée par sa fougue, elle l’invite à un meeting de soutien au peuple palestinien en l’avertissant : ça risque d’être dangereux. Super, s’enflamme Édouard, mais le meeting, le lendemain, le déçoit horriblement. Ce n’est pas que les discours manquent de véhémence, seulement à la fin tout le monde se sépare, les gens rentrent chez eux ou s’en vont par petits groupes discuter dans des coffee-shops, sans autre perspective qu’un nouveau meeting, le mois prochain.

« Je ne comprends pas, dit Carol, perplexe. Tu aurais voulu quoi ?

– Eh bien, qu’on reste ensemble. Qu’on aille chercher des armes et qu’on attaque une administration. Ou qu’on détourne un avion. Ou qu’on fasse un attentat. Enfin, je ne sais pas, quelque chose. »

Il s’accroche à Carol avec le vague espoir de coucher avec elle, mais il se révèle qu’elle a un ami, aussi enflammé qu’elle en paroles et aussi prudent en pratique, et une fois de plus il rentre seul à son hôtel. Il pensait que les révolutionnaires vivaient tous ensemble dans un squat, un local clandestin, pas chacun dans un petit appartement où, dans le meilleur des cas, on invite les autres pour le café. Cependant, il revoit Carol et ses amis : c’est quand même un groupe, une famille, et il a un besoin déchirant d’une famille, au point que, dans le parc, quand il voit les Hare Krishna agiter leurs clochettes et leurs tambourins en psalmodiant leurs conneries, il se surprend à penser que ça doit être pas mal, quand même, d’être avec eux. Il assiste à des réunions du Parti des travailleurs, accepte de distribuer des tracts. Carol lui prête les œuvres de Trotski, qui décidément lui plaît de plus en plus. Ça lui plaît que Trotski déclare sans ambages : « Vive la guerre civile ! » Qu’il méprise les discours de femmelettes et de curés sur la valeur sacrée de la vie humaine. Qu’il dise que par définition les vainqueurs ont raison et que les vaincus ont tort et que leur place est dans les poubelles de l’histoire. Ce sont là des paroles viriles, et ce qui lui plaît encore plus, c’est ce que racontait le vieux du Rousskoié Diélo : que le type qui les a prononcées est passé en quelques mois du statut d’émigré crève-la-faim à New York à celui de généralissime de l’Armée rouge, roulant d’un front à l’autre dans un wagon blindé. Voilà le genre de destin que se souhaite Édouard, et qui ne risque hélas pas de lui échoir avec ces mollusques de trotskistes américains, toujours prêts à palabrer sur les droits des minorités opprimées et des prisonniers politiques, mais terrorisés par les rues, les banlieues, les vrais pauvres.

 

 

Si désireux qu’il soit de s’intégrer à une communauté, il en a assez d’eux. Et comme il en a assez aussi des émigrés russes, il transporte sa valise de l’hôtel Winslow, leur quartier général, à l’hôtel Embassy, encore plus minable si possible mais exclusivement fréquenté par des Noirs, toxicomanes et prostitués des deux sexes, qu’il juge plus élégants. Il y est le seul Blanc, mais il ne détonne pas car, comme l’a remarqué Carol dans la bouche de qui ça ne semblait pas un compliment, il s’habille comme un nègre. Dès que le déménagement d’un quelconque rabbin lui a rapporté quelques dollars, il les investit dans la sape, d’occasion mais voyante : ses costumes rose et blanc, ses chemises à jabot de dentelle, ses vestes de velours mauve frappé, ses bottines à talons bicolores lui valent la considération de ses voisins. Et, lui rapporte le dernier de ses fidèles, Lionia Kossogor, en sachant qu’il lui fera plaisir, la rumeur enfle chez les émigrés. On le disait pédé, tchékiste, suicidé, on dit maintenant qu’il vit avec deux putes noires et qu’il est leur maquereau.

 

 

Sa fenêtre à l’Embassy donne sur le toit de la petite maison que partagent, sur Colombus Avenue, Guennadi Chmakov et deux danseurs, comme lui homosexuels. Chmakov, à Leningrad, était le meilleur ami de Brodsky, qui l’évoque dans ses livres d’entretiens avec la plus grande chaleur. Généreux, érudit, cancanier, parlant cinq langues et connaissant par cœur cinquante ballets, c’est un peu le prototype de la folle passionnée de danse et d’opéra, et Brodsky et Limonov, pour une fois d’accord, l’estiment d’autant plus qu’il vient d’une famille d’épouvantables péquenots de l’Oural. C’est une règle, selon Brodsky : il n’y a qu’un provincial pour devenir un vrai dandy.

Moins recherché que ses illustres amis, Brodsky et le danseur étoile Mikhaïl Baryshnikov, Chmakov vit à New York dans leur sillage, profite de leurs relations et se fait commander grâce à eux des traductions et des articles sur les grands chorégraphes russes. Édouard est échaudé par ce monde trop brillant, où lui qui aspire aux premiers rôles se trouve réduit à celui de figurant, mais Chmakov et ses deux colocataires ne sont que des satellites de stars, comme tels pas trop intimidants, et on trouve chez eux à toute heure, en traversant la rue, une hospitalité russe généreuse qui quand il n’en peut plus d’être seul le réchauffe. Ils lui mitonnent de petits plats – Chmakov est un merveilleux cuisinier –, le cajolent, le consolent, lui disent qu’il est mignon et désirable, en somme lui offrent toute la douceur qu’il attendait d’une relation homosexuelle sans qu’il soit besoin de passer à la casserole. « On croirait Boucles d’or chez les trois ours », plaisante Chmakov en découpant le koulibiak.

Édouard se sent tellement en confiance que c’est à lui qu’il fait lire, le premier, le manuscrit de Moi, Editchka, le livre qu’il a écrit pendant l’été sur les pelouses de Central Park. Et Chmakov est emballé. Enfin, impressionné. Il trouve Editchka horriblement méchant, mais méchant à la façon de Raskolnikov dans Crime et châtiment, d’ailleurs il se met à l’appeler Rodion, comme Raskolnikov, et son livre : « Moi, Rodionka ». Ce que trouve aussi cet esthète, cet homme de goût, c’est que de tous les talents de l’émigration russe, ce petit salaud est le seul vraiment contemporain. Nabokov, c’est un grand artiste, mais un professeur d’université, un Parnassien doublé d’un cochon hypocrite. « Et même Joseph, dit Chmakov en baissant la voix, comme effrayé par son blasphème car il doit tout à Brodsky, sans Brodsky à New York il n’est rien : un génie, Joseph, mais un génie du genre de T.S. Eliot ou de son ami Wystan Auden, un génie de l’ancienne école. » Quand on lit ses vers c’est comme si on écoutait de la musique classique, du Prokofiev ou du Britten, alors que ce qu’écrit ce méchant garçon d’Editchka ferait plutôt penser à Lou Reed : a walk on the wild side. « Alors je ne veux pas dire, nuance Chmakov, que Lou Reed c’est mieux que Britten ou Prokofiev, moi-même personnellement je préfère Britten et Prokofiev, mais enfin, une performance de Lou Reed à la Factory, c’est plus contemporain qu’une représentation de Roméo et Juliette au Metropolitan Opera, on ne peut pas dire le contraire. »

Ces compliments font plaisir à Édouard sans vraiment l’étonner : il le savait déjà, que son livre était génial. Il accepte donc que Chmakov fasse circuler le manuscrit autour de lui, comme un samizdat, en commençant par ses deux héros : Brodsky et Baryshnikov.

Brodsky, il s’en méfiait et il avait raison de s’en méfier. Le grand homme met un temps fou à lire, ne lit sans doute pas jusqu’au bout, tarde à faire connaître ses précieuses impressions, et elles sont mauvaises. Lui aussi, ça l’a fait penser à Dostoïevski, sauf que le livre à son avis n’a pas l’air écrit par Dostoïevski, ni même par Raskolnikov, mais par Svidrigaïlov, le personnage le plus pervers, négatif et taré de Crime et châtiment, ce qui fait une énorme différence. Baryshnikov, en revanche, a été fasciné. Dès qu’il avait un moment libre pendant les répétitions de son ballet, il s’isolait pour replonger dans le manuscrit. Hélas, il est tellement influencé par Brodsky qu’il n’osera pas aller contre son opinion.

Faute de les avoir tous les deux sous la main, c’est sur le bon, le généreux Chmakov que tombe le ressentiment d’Édouard. Il le traite de courtisan, de parasite, d’ami à l’échine souple des riches et des célèbres. « Tant que tu y étais, lui reproche-t-il, tu aurais pu donner mon livre à Rostropovitch, le roi des opportunistes, le troisième membre de la troïka infernale, des parrains de l’émigration qui s’ils étaient restés dans leur pays seraient évidemment secrétaires généraux de l’Union des Écrivains, des Compositeurs, des Danseurs, et feraient tout ce qu’ils peuvent, comme ils le font ici, pour étouffer les artistes vraiment révolutionnaires. »

Chmakov baisse la tête, navré.

 

 

 

5

 

 

 

Un soir d’hiver, pour lui changer les idées, Chmakov insiste pour l’emmener à la lecture d’une poétesse soviétique, à Queen’s College. L’idée n’enchante pas Édouard. Ces passages de pommade réciproques entre universitaires américains et intellectuels russes, c’est pour Brodsky, pas pour lui, mais il n’en peut plus de tourner en rond dans son gourbi, alors il y va. Dans la salle comble, Chmakov et lui prennent place non loin de Baryshnikov, qui fait mine de ne pas reconnaître Édouard – ou, c’est aussi probable, ne le reconnaît réellement pas. C’est bien ce qu’il craignait : une soirée d’humiliation, de fureur ravalée, et son humeur ne s’améliore pas quand commence la lecture.

La poétesse, Bella Akhmadoulina, fait partie, comme Evtouchenko, de cette génération des années soixante persuadée, je cite Édouard, « qu’un destin de poète peut se forger entre un voyage à Paris, une cuite à la Maison des Écrivains et quelques vers irrévérencieux gardés au fond de leur poche. Spécialistes du coup de pied de l’âne à Staline mort et enterré, objets de la sollicitude des intellectuels occidentaux qui pétitionnent dès qu’on leur refuse une tournée à l’étranger ou qu’on tire leur recueil à 100000 exemplaires au lieu d’un million, et idolâtrant comme il se doit la sainte Trinité : Tsvetaeva pendue dans un bled paumé, Mandelstam mort fou de terreur dans les poubelles d’un camp où il récoltait des os à ronger, et surtout Pasternak, aimable talent lyrique mais homme empêtré et servile, philosophe de datcha, amateur de bon air pur, de confort et de vieux bouquins, traduisant dans toutes les langues imaginables un recueil entier d’hymnes à Staline et pétant de trouille devant son propre Docteur Jivago, cet hymne à la lâcheté de l’intelligentsia russe… ».

Fermons les guillemets.

 

 

Après la lecture, il y a une soirée. Qui est invité, qui ne l’est pas, ce n’est pas clair, mais Édouard suit Chmakov, ils s’incrustent dans une voiture qui se dirige vers les quartiers les plus huppés et se retrouvent dans une maison de trois étages avec un jardin sur l’East River, une cuisine grande comme une salle de bal, une décoration de magazine : c’est encore plus beau que chez les Liberman. Buffet à l’avenant, champagne, vodka tellement glacée qu’elle coule comme de l’huile. Une trentaine d’invités, russes et américains, la seule tête connue d’Édouard étant celle de Baryshnikov, qu’il prend soin d’éviter. Une jeune femme appelée Jenny, le visage rond, gentil, accueille tout ce monde. Édouard se demande si c’est la maîtresse de maison. Non, elle n’en a pas l’âge : plutôt la fille des maîtres de maison. Certains l’embrassent, d’autres pas, il regrette quand il est arrivé de n’avoir pas eu la hardiesse de l’embrasser.

La vodka aidant, il se détend, sort l’herbe jamaïcaine qu’il a toujours dans sa poche, commence à rouler des joints. Un petit groupe se forme autour de lui à la cuisine. Jenny, qui patrouille d’une pièce à l’autre, affairée, veillant à tout, en prend une bouffée à chacun de ses passages, et à chacun de ses passages il plaisante avec elle plus familièrement, comme s’ils se connaissaient depuis longtemps. On ne peut pas dire qu’elle soit belle mais elle a quelque chose d’ouvert, d’accessible, presque de campagnard qui, surtout par contraste avec ce cadre luxueux, met à l’aise. Il est de plus en plus soûl, de plus en plus chaleureux. Il prend les gens par les épaules, répète qu’il ne voulait pas venir mais qu’il avait tort : ça fait longtemps qu’il n’a pas passé une aussi bonne soirée. Il a l’impression que tout le monde l’aime. Plus tard, la poétesse et son mari montent dormir dans la chambre qu’on leur a réservée à l’étage, les derniers soiffards s’en vont, et lui, il aide les extras à débarrasser. Puis ce sont les extras qui partent. Il ne reste plus que Jenny et lui à la cuisine. Ils commentent la soirée, comme un couple après le départ des invités. Il roule un dernier joint, le lui passe, puis l’embrasse. Elle se laisse embrasser, en riant un peu trop bruyamment à son goût, mais quand il veut aller plus loin se dérobe. Il a beau insister, elle ne cède pas. En dernier recours, il propose de dormir ensemble « sans rien faire ». Elle secoue la tête : non non non, on connaît ces ruses, il faut qu’il rentre chez lui maintenant.

 

 

Chez lui ! Si elle savait ce que c’est, chez lui ! Le long retour à pied, sous la pluie glaciale de février, est cruel, et sa chambre mille fois plus sordide que quand il l’a quittée une dizaine d’heures plus tôt. Il a son numéro de téléphone cependant, elle lui a dit de la rappeler, il le fait dès le lendemain mais non, aujourd’hui ce n’est pas possible, il y a des invités. Et moi, pense-t-il sans oser le dire, on ne peut pas m’inviter avec les invités ? Deux jours après, ce n’est pas possible non plus parce que la sœur de Steven est là pour la semaine. Il ne sait pas qui sont Steven ni sa sœur, à cause de son mauvais anglais il ne comprend pas au téléphone la moitié de ce qu’elle lui dit mais il pense qu’elle lui bat froid et se désespère. Il reste une semaine au lit, sans se lever. Il pleut sans arrêt. Il écoute, derrière la paroi de sa chambre, grincer les câbles de l’ascenseur dans lequel les clients pissent sans se gêner et il pense à la vie qu’il mènerait s’il parvenait à séduire cette riche héritière.

 

 

Un dimanche après-midi, enfin, elle accepte qu’il lui rende visite. Elle est seule à la maison. Il a cessé de pleuvoir, ils vont prendre le café dans le petit jardin privé d’où on voit le fleuve. Elle porte un jogging qui montre des chevilles étonnamment épaisses pour une riche héritière, pense-t-il, mais il décide pour se l’expliquer qu’elle doit être d’origine irlandaise. Espérant l’émouvoir, il lui raconte quelques épisodes de sa vie amoureuse : sa première femme folle, la seconde qui l’a quitté parce qu’il n’a pas d’argent, sa mère qui l’a fait boucler à l’hôpital psychiatrique. Ça marche, elle est émue, ils couchent ensemble.

Sa chambre, au dernier étage, est plus petite qu’il ne pensait. Sa chatte rustique ne vaut pas celle, si gracieuse, d’Elena. Elle fait l’amour avec une placidité bovine et le choque, lui qui se croit si difficile à choquer, en disant sans façons que si elle s’est refusée à lui ces deux semaines ce n’est pas parce qu’il ne lui plaisait pas mais à cause d’une infection urinaire. Au matin, cependant, elle lui prépare un magnifique petit déjeuner avec du jus d’orange fraîchement pressé, des crêpes au sirop d’érable, des œufs au bacon, et il se dit que, tout de même, ce doit être merveilleux de se réveiller tous les jours auprès d’une femme aimante, dans un lit tiède aux draps bien repassés, avec du Vivaldi en sourdine et une odeur de toast qui monte de la cuisine.

 

 

 

6

 

 

 

Dans Histoire de son serviteur, le livre où il a raconté cela, il n’y a pas de grande scène où le héros découvre sa méprise et, en le relisant, je reste étonné qu’un type aussi observateur ait mis près d’un mois à comprendre que la riche héritière était en fait la gouvernante de la maison. Elle n’a rien fait pour le lui cacher. Elle n’a pas dû se douter du quiproquo, ni, quand il s’est dissipé, de l’étendue de sa déception. Il s’était un instant cru admis chez les heureux du monde et il l’était, oui, mais comme amant de la bonne.

 

 

Puisque Édouard est maintenant son boyfriend, estime Jenny, elle peut le présenter à son patron. Le patron s’appelle Steven Grey. Quarante ans, belle gueule, bon vivant, milliardaire. Pas millionnaire, milliardaire. En anglais : billions. Limonov dans son livre le surnomme Gatsby mais il a tort, car c’est un Gatsby héritier, sans fêlure, sûr de sa place sur terre, c’est-à-dire le contraire de Gatsby. Il possède dans le Connecticut un somptueux manoir où vivent sa femme et ses trois enfants et, quand il ne skie pas en Suisse ou ne fait pas de plongée dans l’océan Indien, il lui arrive d’occuper son pied-à-terre new-yorkais de Sutton Place, au bon ordre duquel veille la précieuse Jenny. Elle seule y habite à plein temps, mais chaque jour viennent la seconder une secrétaire chargée du courrier et une femme de ménage haïtienne. Cette équipe réduite (ils sont une bonne dizaine, dans le Connecticut) vit dans l’attente et, il faut bien le dire, la crainte des passages du maître, qui vient par bonheur assez rarement, et rarement plus d’une semaine d’affilée – ce serait encore mieux, estime Édouard, s’il ne venait jamais.

Non qu’il soit tyrannique. Juste impatient, toujours pressé, capable pour une broutille de colères dont il s’excuse ensuite, soucieux qu’il est de se montrer un patron libéral – on dirait presque, si on n’était en Amérique, un patron de gauche. La question du tutoiement est suspendue en anglais, mais s’il appelle Jenny Jenny, elle l’appelle Steven et Édouard sera invité à faire de même. Pour rien au monde Steven ne se servirait de la sonnette ni ne se ferait porter le plateau de son petit déjeuner : il faut bien sûr qu’il soit prêt à tout moment, le thé exactement infusé, les toasts grillés à point quelle que soit l’heure de son réveil, mais il descend le chercher lui-même à la cuisine et si, comme cela arrive de plus en plus souvent, il y trouve Édouard en train de lire le New York Times, il pousse la délicatesse jusqu’à lui demander si ça ne l’ennuie pas qu’il le prenne. Édouard adorerait, juste pour voir, répondre : « Si, ça m’ennuie », et bien sûr répond : « Non, Steven, il vous attend. »

 

 

Car Édouard est devenu un familier de la maison. Dès la première rencontre, il a beaucoup plu à Steven, qui a des amis artistes, se flatte d’avoir perdu un million de dollars en produisant un film d’avant-garde et adore tout ce qui est russe. Sa grand-mère l’était, blanche bien sûr, émigrée après la Révolution, elle lui a parlé russe dans son enfance et il ne lui en reste que quelques mots mais, comme à moi, un accent d’ancien régime. C’est pourquoi il reçoit les Russes de passage à New York, c’est pourquoi il est enchanté d’avoir, pratiquement à demeure, un authentique poète russe avec qui évoquer la dureté mais aussi l’authenticité de la vie en Union soviétique. Édouard lui raconte son séjour en hôpital psychiatrique et ses démêlés avec le KGB. Il en rajoute un peu, développe la version appréciée de tous de l’internement politique. Il sait quels couplets feront plaisir à son interlocuteur et les lui sert avec toute la complaisance requise.

Il sourit, range les tasses dans la machine à laver la vaisselle, approuve bien gentiment, mais ce qu’il pense à part soi, tandis que Steven, enchanté de leur échange, remonte mettre un costume à dix mille dollars pour aller déjeuner dans un restaurant où l’entrée la moins chère suffirait à nourrir pendant un mois une famille de Portoricains, c’est qu’on aimerait bien le voir à l’œuvre, Steven, si au lieu d’avoir hérité sa montagne de fric il devait se débrouiller sans rien, parachuté seul dans la jungle avec sa bite et son couteau. C’est la première fois de sa vie qu’Édouard peut observer de si près quelqu’un de si haut placé sur l’échelle sociale, et il faut reconnaître que c’est un spécimen plutôt humain, civilisé, qu’il ne ressemble pas du tout à la caricature du capitaliste dans l’imagerie soviétique : ventru, cruel, suçant le sang des pauvres. C’est vrai, mais cela ne change rien à la question : pourquoi lui et pas moi ?

À cette question, il n’y a qu’une réponse : la révolution. La vraie, pas les palabres des amis de Carol ni les vagues réformes que préconisent les social-traîtres de toutes les générations. Non : la violence, les têtes au bout des piques. En Amérique, pense Édouard, ça semble mal engagé. Ce qu’il faudrait, c’est aller chez les Palestiniens, ou chez Kadhafi – dont il a scotché la photo au-dessus de son lit, à côté de celles de Charles Manson et de lui-même en costume de « héros national », avec Elena nue à ses pieds. Ça ne lui ferait pas peur. Même mourir ne lui ferait pas peur. Ce qui serait ennuyeux, c’est de mourir obscur. Si Moi, Editchka était publié, s’il avait le succès qu’il mérite, alors oui. Le scandaleux auteur Limonov tué d’une rafale d’Uzi à Beyrouth, ça ferait la une du New York Times. Steven et ses pareils liraient ça au-dessus de leurs crêpes au sirop d’érable et se diraient, tout songeurs : « Il a vraiment dû vivre, cet homme-là. » Ça, oui, ça vaudrait le coup. La mort du soldat inconnu, non.

 

 

Steven s’enquiert de ses projets. Il a écrit un livre ? Pourquoi ne pas le faire traduire, au moins en partie ? Pourquoi ne pas le montrer à un agent littéraire ? Il en connaît un, qu’il peut lui présenter. Édouard suit le conseil, paie de ses pauvres deniers la traduction des quatre premiers chapitres, jusques et y compris la scène de baise avec Chris, dans le bac à sable. L’agent les soumet à la maison d’édition Macmillan. La réponse tarde mais il paraît que c’est normal. Un matin, il va voir à quoi ressemble l’immeuble où son sort se décide. Deux postiers noirs, à l’entrée, roulent une benne contenant un tombereau de grosses enveloppes. Deux ou trois mètres cubes de manuscrits, jauge-t-il avec horreur. Et ce qui est encore plus horrible à penser, c’est que là-haut, dans les étages, un type qu’il ne connaît pas va ouvrir une de ces enveloppes, découvrir le titre anglais, That’s me, Eddy, commencer à lire. Il peut arriver, bien sûr, qu’il s’emballe, qu’arrivé à la fin du quatrième chapitre il frappe sans rendez-vous à la porte du grand patron et lui dise qu’au milieu de tant de trucs insignifiants il a découvert le nouveau Henry Miller. Mais il peut arriver aussi bien que le type hausse les épaules et sans y réfléchir davantage pose le manuscrit sur la pile des refusés d’office. S’il pouvait au moins le voir, savoir quelle tête a ce type dont le goût, l’humeur, le caprice, feront qu’Édouard Limonov quittera ou non la masse indistincte des perdants… Et si c’était ce jeune homme qui entre dans le hall du pas pressé de celui qui connaît la maison ? Costume, cravate, fines lunettes sans monture, vraie tête de nœud… Il y a de quoi devenir fou.

 

 

D’après le nombre de verres qu’elle trouve, le matin, sur la table basse devant la cheminée, Jenny sait s’il faut préparer un ou deux petits déjeuners. Car Steven rentre souvent accompagné, éveillant chez Édouard une ardente et douloureuse curiosité. J’ai un peu honte pour lui de le rapporter, mais il a l’habitude de donner des notes aux femmes : A, B, C, D, E, comme à l’école, et cette classification est au moins aussi sociale que sexuelle. À l’éclatante exception d’Elena, qu’il a toujours considérée comme la quintessence du A, tout en se demandant s’il ne l’a pas un peu surcotée, il y a eu beaucoup de D, dans sa vie, et même de E : des filles qu’on se tape sans s’en vanter. Jenny ? Disons C. Les femmes qui sortent du lit de Steven, c’est comme celles qu’on rencontre dans les soirées des Liberman : toutes des A. Comme cette comtesse anglaise, pas si jolie mais tellement chic, dont Jenny assure qu’en Angleterre elle possède un château avec trois cents domestiques.

« Trois cents domestiques ! » répète-t-elle avec fierté, comme si c’était elle qui les avait, et ce qui dépasse le plus Édouard, c’est qu’elle a l’air d’en être sincèrement ravie, pour la comtesse et pour elle-même qui a la chance de servir la comtesse. Il aurait voulu, lui, rentrer sous terre quand Steven l’a cordialement présenté à celle-ci comme « le boyfriend de notre chère Jenny ». Sur une île déserte, il n’a aucun doute : la comtesse le trouverait séduisant. Mais là, petit ami de la gouvernante aux gros mollets, ça l’annule complètement du point de vue sexuel. Il devient transparent, et en veut férocement à Jenny. Il ne supporte plus sa bonne humeur, sa façon d’être toujours contente de son sort, de s’asseoir en écartant ses cuisses épaisses, de ne même pas s’isoler pour presser les points noirs sur son nez. Il ne supporte pas ses deux meilleures amies qui, dès que Steven a tourné le dos, débarquent à la maison pour fumer des joints en parlant de leurs chakras et de leurs régimes macrobiotiques. Ce ne sont même pas de vraies hippies, comme la famille de Charles Manson : l’une est secrétaire, l’autre assistante d’un dentiste. À tout prendre, il préfère encore les parents de Jenny, de vrais rednecks du Middle West à qui elle tient à le présenter quand ils viennent pour une semaine à la grande ville. Le père, un ancien du FBI, ressemble étonnamment à Veniamine. Quand Édouard le lui dit, et ajoute que son père travaillait, lui, pour le KGB, l’autre hoche la tête, puis déclare sentencieusement qu’il y a des gens bien partout : « Le peuple américain et le peuple russe sont pleins de gens bien, ce sont juste les dirigeants qui font des embrouilles, et puis les Juifs. » Il raconte fièrement qu’Edgar Hoover a envoyé des cadeaux à la naissance de chacun de leurs enfants et, apprenant qu’Édouard écrit, lui souhaite de réussir aussi bien que Peter Benchley, l’auteur des Dents de la mer. Bière, chemise à carreaux, bon bourrin, sans malice : Édouard le trouve mieux que sa fille.

 

 

On pourrait voir les choses avec calme, comme les voit Jenny : elle a une place en or. Elle habite une demeure magnifique, avec tout le luxe possible et imaginable et, sauf les quelques jours par mois où Steven est là et où, évidemment, il faut être sur le pont, elle y a une paix royale. Elle reçoit qui elle veut, ne paie rien, en échange d’un petit peu de disponibilité et de patience jouit de tous les agréments de la richesse sans les soucis – car les riches, pense-t-elle, sont accablés de soucis : on n’aimerait pas être à leur place.

Cela peut se voir comme ça, oui. Édouard pourrait considérer comme un merveilleux cadeau du destin son intronisation dans cette maison où désormais il habite presque. « Sauf que, bordel, Jenny, tu es la bonne ! Et moi l’amant de la bonne ! » Il lui sort ça un jour, comme s’il lui crachait à la figure. Il veut la faire sortir de ses gonds. Mais elle ne sort pas de ses gonds. Elle le regarde, plus surprise que vraiment peinée, comme s’il était fou, et au lieu de s’énerver répond calmement : « Personne ne t’oblige à rester, Ed. » Réponse simple mais bonne réponse. Non, personne ne l’oblige à rester. Sauf que maintenant qu’il a goûté au luxe, lui qui à trente-cinq ans n’a pratiquement jamais vécu dans des conditions décentes, il n’a aucune envie de retourner à l’hôtel Embassy, aux journées désœuvrées sur les pelouses de Central Park, aux coucheries dans les bas-fonds. Dommage, pense-t-il, que Steven ne soit pas pédé.

 

 

 

7

 

 

 

Chmakov, qui connaît tout le monde, lui donne des nouvelles d’Elena. Édouard l’imaginait évoluant désormais dans un monde inaccessible pour lui – lofts, champagne, cocaïne, artistes et modèles internationaux –, mais en réalité elle ne s’en sort pas tellement bien. Elle a quitté Jean-Pierre, eu d’autres amants qui l’ont plutôt mal traitée, le dernier l’a même laissé tomber.

Ils se revoient. Elle habite un studio sinistre, guère mieux que leur taudis de Lexington. Elle renifle, elle a les yeux rouges, son frigo est vide. Elle lui demande à peine ce qu’il devient : tant mieux, il n’aimerait pas avouer sa condition de larbin par alliance. Ils sortent se promener et, sachant que c’est pour elle comme pour lui un remède magique, il lui propose d’aller acheter des vêtements chez Bloomingdale. « Choisis ce qui te fait plaisir », dit-il. Elle le toise, inquiète, soupçonneuse : a-t-il assez d’argent ? Pas de problème, il vient de toucher son chèque du welfare. Bien. Devinez ce que choisit Elena ? Des culottes. De jolies petites culottes de pute pour y mettre sa chatte qu’il n’a plus le droit d’ouvrir ni de pénétrer. Elle veut les essayer, sort de la cabine les seins nus, avec ses talons hauts, son collant, la culotte par-dessus, et les deux épaisseurs sont si fines qu’on voit ses poils.

Il se demande si elle a vraiment l’habitude, dans son métier, de se balader comme ça et n’y fait même plus attention ou si elle le fait exprès, pour l’exciter et le frustrer. Il la méprise : c’est une salope, un mannequin raté, une femme perdue qui finira mal, mais du fond de ce mépris jaillit une vague d’amour et de pitié, qui le submerge. Que sa princesse russe soit devenue cette créature pathétique, vulgaire, méchante à force d’être terrifiée, ça ne la rend pour lui que plus précieuse. Il n’a plus tant envie de la baiser que de la prendre dans ses bras, de la bercer, de la consoler. Il a envie de lui dire : « Arrêtons les conneries, partons tant qu’il est encore temps, donnons-nous une seconde chance, la seule chose qui compte en ce monde c’est l’amour, c’est de pouvoir faire confiance à quelqu’un et tu peux me faire confiance, je suis loyal, bon et fort, quand j’ai donné ma foi je ne la retire pas. Nous ne pouvons pas rentrer chez nous mais nous pouvons quitter cette grande ville qui nous avilit, aller dans un endroit tranquille. Je trouverai un emploi d’homme ordinaire, déménageur comme Lionia Kossogor, et puis j’achèterai un camion, deux camions, je deviendrai patron d’une entreprise de déménagement. Nous aurons une famille, le soir tu serviras la soupe, je raconterai ma journée, la nuit nous nous serrerons l’un contre l’autre, je te dirai que je t’aime, je t’aimerai toujours, je te fermerai les yeux ou tu fermeras les miens. »

Après avoir payé 100 dollars pour deux culottes, il propose d’aller prendre un verre. Elle connaît un endroit pas loin, et c’est bien entendu un endroit horriblement cher. Elle le laisse un moment seul à leur table parce qu’il faut qu’elle appelle quelqu’un. Pendant son absence, il répète ce qu’il a décidé de lui dire, il s’exalte à le répéter, mais quand elle remonte du téléphone elle lui demande si ça ne l’ennuie pas qu’un ami à elle les rejoigne, et cinq minutes plus tard l’ami est là. C’est un type dans la cinquantaine, qui commande un whisky et se comporte avec elle comme un propriétaire négligent. Ils parlent tous les deux, devant Édouard, de gens qu’il ne connaît pas, ils rient, puis Elena se lève, dit qu’il faut qu’ils y aillent, se penche sur son ancien mari qu’elle embrasse légèrement au coin des lèvres en lui disant merci, c’était gentil vraiment, ça m’a fait plaisir de te voir, et le type et elle s’en vont en lui laissant payer les trois consommations.

 

 

Il rentre par Madison Avenue en dévisageant les passants, les hommes surtout, pour comparer : mieux que moi ? Moins bien ? La plupart sont mieux habillés : on est chez les riches. Beaucoup, plus grands. Quelques-uns, plus beaux. Mais lui seul a l’air dur et déterminé du type capable de tuer. Et tous, quand ils croisent son regard, se détournent avec effroi.

Arrivé à Sutton Place, il se couche, tombe malade. Pendant quinze jours, Jenny le soigne comme un enfant. Elle aime ça et, quand il va mieux, lui dit avec regret : « Tu avais l’air humain. »

 

 

L’été revient, un an s’est écoulé depuis qu’il a écrit son livre sur les pelouses de Central Park. Jenny lui a demandé s’il voulait partir en vacances avec elle sur la côte ouest et il a accepté, un peu par curiosité, un peu par lâcheté parce qu’il ne peut en son absence habiter à Sutton Place et qu’il craint le mois d’août à l’hôtel Embassy. Sitôt que, descendus de l’avion, ils se retrouvent dans une voiture de location avec le frère de Jenny et ses deux meilleures amies, celles qu’il ne peut pas supporter, il comprend que ça va être un cauchemar. Non que la Californie lui déplaise, mais il faudrait y être, pense-t-il, au bras de Nastassja Kinski, pas avec cette bande de petits-bourgeois qui jouent aux hippies, boivent du jus de carotte et, dans les coffee-shops minables où ils partagent l’addition en faisant le calcul sur un coin de la nappe en papier, éclatent de rires bruyants, prolongés, pour bien montrer qu’ils prennent, selon leur expression favorite, « du bon temps ». Au bout de trois jours passés à se laisser entretenir en faisant la gueule, il n’en peut plus et décide de rentrer. Jenny n’essaie pas de le retenir : chacun fait comme il veut pourvu qu’il ne dérange pas les autres, c’est son credo.

 

 

New York est une étuve, il se dit, mais trop tard, qu’il aurait mieux fait de rester sur la côte ouest : tant qu’à être à la rue, mieux vaut y être à Venice, en août, qu’à Manhattan. Il se remet à écrire. Pas des poèmes, cette fois, ni un récit. Des proses courtes, rarement plus d’une page, où se dépose tout ce qu’il a dans la tête. Ce qu’il a dans la tête est affreux, mais il faut lui reconnaître une chose, c’est l’honnêteté avec laquelle il le déballe : ressentiment, envie, haine de classe, fantasmes sadiques, mais aucune hypocrisie, aucune honte, aucune excuse. Plus tard, cela deviendra un livre, un de ses meilleurs à mon avis, appelé Journal d’un raté. En voici un échantillon :

« Ils viendront tous. Les voyous et les timides – ceux-là se battent bien. Les revendeurs de drogue et ceux qui distribuent les prospectus pour les bordels. Les masturbateurs, les clients des revues et des cinémas pornos. Ceux qui arpentent en solitaires les salles de musée ou consultent dans les bibliothèques chrétiennes et gratuites. Ceux qui mettent deux heures à siroter leur café chez McDonald’s en regardant tristement par la vitrine. Les ratés de l’amour, de l’argent et du travail, et ceux qui ont eu le malheur de naître dans une famille pauvre. Les retraités qui font la queue au supermarché dans la file réservée à ceux qui achètent moins de cinq articles. Les voyous noirs qui rêvent de se faire une Blanche de la haute et comme ils n’y arriveront jamais, ils la violent. Le doorman aux cheveux gris qui aimerait tant séquestrer et torturer l’insolente fille de riches du dernier étage. Les braves et les forts venus de tous les horizons pour briller et conquérir la gloire. Les homosexuels, enlacés deux par deux. Les adolescents qui s’aiment. Les peintres, les musiciens, les écrivains dont personne n’achète les œuvres. La grande et vaillante tribu des ratés, losers en anglais, en russe niéoudatchniki. Ils viendront tous, ils prendront les armes, ils occuperont ville après ville, ils détruiront les banques, les usines, les bureaux, les maisons d’édition, et moi, Édouard Limonov, je marcherai dans la colonne de tête, et tous me reconnaîtront et m’aimeront. »

 

 

À son retour de vacances, Jenny lui dit d’un ton sérieux qu’elle a à lui parler. Il n’a rien vu venir, ne s’est pas méfié de ce plouc à moustache et chemise à carreaux chez qui on a fait un barbecue, la veille de son départ précipité, et il apprend maintenant que Jenny va s’installer en Californie avec lui, l’épouser, lui faire des enfants, d’ailleurs elle est déjà enceinte. « Ce n’était pas vraiment de l’amour entre nous », dit-elle gentiment à Édouard, juste une belle amitié qui malgré la distance d’une côte à l’autre n’a aucune raison de cesser, au contraire. Bonne fille comme toujours, elle ne veut pas qu’il souffre, et lui joue le type qui comprend, qui lui souhaite d’être heureuse, qui trouve aussi que c’est mieux comme ça, mais en réalité il souffre, d’une souffrance qui le prend par surprise et le ravage. Il pensait la quitter, pas le contraire. Sans l’aimer lui-même, il était sûr qu’elle l’aimait et cette certitude le rassurait. Quelqu’un l’attendait, il avait un refuge, et maintenant plus rien. De nouveau le monde hostile, le vent froid du dehors.

Il reste le bienvenu à Sutton Place, pour une tasse de café mais pas plus. Steven, quand il le voit, a le mauvais goût de lui taper sur l’épaule, comme pour le consoler d’avoir été plaqué – lui, Limonov, plaqué par cette vache ! Il lui demande ce qu’il va faire, maintenant. Le livre est toujours en lecture, mauvais signe. Le sachant bricoleur, Steven lui parle d’un de ses amis qui cherche quelqu’un, au noir, pour des travaux dans sa maison de campagne. C’est ainsi qu’il se retrouve à Long Island, maniant la pelle et la truelle pour 4 dollars de l’heure, deux mois durant. Les riches new-yorkais qui ont des résidences dans ces élégants villages balnéaires n’y viennent, l’automne, qu’en week-end. En semaine, il n’y a personne. La maison n’est pas chauffée, pas meublée. Édouard campe sur un matelas en mousse qu’il isole tant bien que mal du sol humide avec une bâche, touille des soupes en sachet sur un réchaud, superpose les pulls sans parvenir à se réchauffer. Quelquefois, il profite d’une éclaircie pour aller sur la plage faire peur aux mouettes, ou boire une bière dans l’unique bar, désert, du patelin le plus proche, et il se fait immanquablement tremper jusqu’aux os sur le chemin du retour. Alors, en grelottant, il se glisse dans son sac de couchage et rêve de Jenny et de son plouc à moustache en train de faire l’amour. Si on lui avait dit, au temps où ils étaient ensemble, qu’il se branlerait un jour en pensant à elle…

Hormis le patron du bar et celui du petit supermarché où il se ravitaille, il ne parle à personne, plusieurs semaines d’affilée. Bien qu’il en ait donné le numéro aux quelques êtres humains qu’il considère encore comme ses proches – Chmakov, Lionia Kossogor, Jenny –, le téléphone ne sonne jamais. Personne ne pense à lui, personne ne se rappelle qu’il existe. Sauf, un jour, son agent, et c’est pour lui annoncer que Macmillan refuse son manuscrit. Trop négatif. Effectivement, un livre dont la dernière phrase est : « Allez tous vous faire enculer ! »… L’agent dit, sans y croire, qu’il ne laisse pas tomber, qu’il pense à d’autres éditeurs. Il est pressé d’en finir avec cette conversation désagréable, pressé de raccrocher. Il raccroche. Édouard reste assis sur son sac de ciment, seul dans le salon vide, seul au monde. La pluie tombe en rafales, si fort qu’elle frappe les vitres latéralement, comme en avion. Il se dit que cette fois c’est foutu. Il a tenté, il a échoué. Il restera un prolo qui fore des trous dans le béton, repeint des maisons de riches hors saison, feuillette des magazines pornos. Il mourra sans que personne sache qui il a été.

 

 

J’ai l’impression d’avoir déjà écrit cette scène. Dans une fiction, il faut choisir : le héros peut toucher le fond une fois, c’est même recommandé, mais la seconde est de trop, la répétition guette. Dans la réalité, je pense qu’il l’a touché plusieurs fois. Plusieurs fois il s’est retrouvé à terre, vraiment désespéré, vraiment privé de recours et, c’est un trait que j’admire chez lui, il s’est toujours relevé, toujours remis en marche, toujours réconforté avec l’idée que quand on a choisi une vie d’aventurier, être perdu comme ça, totalement seul, au bout du rouleau, c’est simplement le prix à payer. Quand Elena l’a quitté, sa tactique de survie a consisté à se laisser couler : dans la misère, la rue, la baise sauvage, considérées comme autant d’expériences. Cette fois, une autre idée lui vient. Jenny va bientôt rejoindre son fiancé en Californie et Steven, qui se désole de la perdre, ne lui a pas encore trouvé de remplaçante. Lui, Édouard, a tenu lieu d’assistant ménager pendant des mois : réparant un pied de table, graissant les outils de jardinage, préparant un bortsch que tous les invités ont couvert d’éloges. Il connaît parfaitement la maison. Surtout, Steven est snob : l’idée d’avoir pour majordome un poète russe va l’enchanter.

 

 

 

8

 

 

 

L’idée, comme prévu, enchante Steven, et pas seulement l’idée, car le poète russe se révèle un majordome modèle. Exigeant avec la femme de ménage haïtienne, en bons termes avec la secrétaire, de caractère pourtant difficile. Méfiant avec quiconque sonne à la porte, mais capable de passer avec naturel de la plus grande circonspection à la plus grande déférence si l’étranger s’avère n’être pas un étranger. À l’aise avec les fournisseurs. Se faisant réserver les meilleurs morceaux chez Ottomanelli, la boucherie la plus chère de New York. Cuisinant en expert, non seulement bortsch et bœuf Strogonoff, mais encore ces légumes pleins de vitamines qu’aiment les riches : fenouil, brocolis, roquette, dont avant d’entrer dans la place ce mangeur de patates et de chou ignorait jusqu’à l’existence. Assez digne de confiance pour qu’on puisse l’envoyer chercher 10000 dollars, en liquide, à la banque. Veillant à tout, n’oubliant rien des goûts et habitudes du maître. Lui servant son whisky à bonne température. Détournant le regard, sans ostentation, quand une femme nue sort de la salle de bains. Sachant se tenir à sa place, mais devinant avec quels invités il sera bien vu d’arborer sous sa veste de livrée un tee-shirt à l’effigie de Che Guevara et de prendre part à la conversation. Bref, une perle. Ses amis l’envient à Steven, on en parle dans tout Manhattan.

 

 

Cela durera un an, au bout duquel un éditeur français acceptera le roman d’Édouard, qui s’envolera pour Paris avec la bénédiction émue de son ancien patron. Ses livres seront bientôt traduits en Amérique, par les éditeurs qui les avaient en premier lieu refusés, et j’essaye à présent d’imaginer ce qu’a pensé Steven lorsqu’il a lu His Servant’s Story, paru en 1983 chez Doubleday.

Qu’y a-t-il appris ? D’abord, que dès qu’il avait le dos tourné, son majordome modèle descendait de son studio sous le toit pour prendre possession de la master’s bedroom, à l’étage noble. Qu’il se vautrait dans les draps de soie de son maître, fumait des joints dans sa baignoire, essayait ses habits, marchait pieds nus sur sa moquette moelleuse. Qu’il fouillait ses tiroirs, buvait son Château-Margaux et, bien sûr, ramenait des filles : pêchées n’importe où, quelquefois par deux, et il les baisait et les regardait baiser dans le grand miroir vénitien opportunément incliné au-dessus du lit king size en leur faisant croire qu’il était, sinon le maître de maison, du moins un de ses amis, son égal. Bon. Je me trompe peut-être, mais je ne pense pas que ces transgressions-là ont terriblement troublé Steven. Car, je me trompe peut-être sur ce point aussi, mais je pense que tous les domestiques rêvent plus ou moins de cela, baiser dans le lit des maîtres, que quelques-uns le font et que les gens qui emploient des domestiques, s’ils ne sont pas idiots, le savent et ferment les yeux. L’essentiel est que tout soit bien rangé après, que les draps tournent dans la machine à laver, et pour cela on pouvait confiance à Édouard.

Non, ce qui a dû vraiment troubler Steven, ce n’est pas ce que son serviteur faisait en son absence, mais ce qu’il pensait en sa présence.

Il n’était pas naïf au point d’imaginer que le poète russe l’aimait. Peut-être pensait-il qu’il l’aimait bien, et en effet, il l’aimait bien, ne le trouvait ni stupide ni odieux. Il n’avait rien, personnellement, contre lui. Mais il se tenait, devant lui, comme le moujik qui, tout en servant le barine, attend son heure et, quand cette heure sera venue, entrera par la grande porte dans la belle demeure pleine d’objets d’art du barine, saccagera ses objets d’art, violera sa femme, jettera le barine à terre et le rouera de coups de pied en riant de triomphe. La grand-mère de Steven lui avait décrit la stupeur des nobles d’ancien régime quand ils ont vu se déchaîner ainsi leurs braves Vanias si dévoués, si fidèles, qui avaient vu naître leurs enfants, qui étaient si gentils avec eux, et Steven a dû, je pense, éprouver à son tour cette stupeur en lisant le livre de son ancien serviteur. Pendant près de deux ans, il avait côtoyé sans méfiance cet homme placide, souriant, sympathique, qui était au plus profond de son âme son ennemi.

 

 

J’imagine Steven lisant et se rappelant le jour – il l’avait totalement oublié – où il s’est emporté contre son serviteur pour une histoire de pantalon pas revenu à temps du nettoyage. L’autre a encaissé, le visage pâle, muré dans son expression impassible de Mongol. Une heure après, Steven s’est excusé, l’incident était clos, on en a ri – enfin, lui. Ce qu’il n’a pas soupçonné, c’est que si l’algarade avait duré quelques secondes de plus, son serviteur serait allé chercher le couteau à découper rangé dans le tiroir de la cuisine et l’aurait saigné, d’une oreille à l’autre, comme un goret (c’est du moins ce qu’il dit).

Et le jour de la réception chez le haut fonctionnaire de l’ONU ! Il habitait la maison mitoyenne. Steven a fait un saut, en voisin. Il a bu du champagne dans le jardin éclairé par des photophores, parlé avec des diplomates, des épouses de diplomates, des congressmen, quelques chefs d’État africains. Ce qu’il n’a pas soupçonné, comment l’aurait-il soupçonné ?, c’est que de sa lucarne, là-haut, son serviteur les observait et que cette fête de puissants à laquelle il n’avait aucune chance d’être jamais convié l’a mis dans une telle rage qu’il est allé chercher à la cave le fusil de chasse de son maître, l’a sorti de son étui, chargé et s’est mis à en promener le viseur d’un invité à l’autre. Il en a reconnu un, qu’il avait vu à la télévision : c’était le secrétaire général de l’ONU, Kurt Waldheim – celui dont on devait, vingt ans plus tard, déterrer le passé nazi. Steven a échangé quelques mots avec lui, ce soir-là. Pendant qu’il lui parlait, son serviteur les tenait en joue. Quand ils se sont éloignés l’un de l’autre, il a suivi Waldheim de groupe en groupe, dans la petite croix du viseur. Son doigt se crispait sur la détente. C’était terriblement tentant. S’il tirait, il serait célèbre du jour au lendemain. Tout ce qu’il avait écrit serait publié. Son Journal d’un raté deviendrait un livre culte, la bible de tous les losers haineux de la planète. Il a joué avec cette idée, il s’est tenu au bord du geste fatal comme on se tient au bord de la jouissance, puis Waldheim est rentré à l’intérieur de la maison et, après un instant d’atroce déception, le serviteur s’est dit : « Au fond, tant mieux. Je n’en suis pas encore là. »

 

 

Le pire, c’est ce qu’écrit le serviteur sur le petit garçon leucémique. C’était le fils d’autres voisins, un couple charmant. Il avait cinq ans, tout le monde dans le quartier l’adorait et tout le monde a suivi, la gorge serrée, les progrès de sa maladie. La chimiothérapie, l’espoir, la rechute. Steven connaissait assez les parents pour leur rendre visite. Il revenait à chaque fois hagard. Bien sûr, il pensait à ses propres enfants. Un jour, le père lui a dit que c’était foutu : une question de jours, plus probablement d’heures. Steven est descendu annoncer la nouvelle à Jenny, et elle a éclaté en sanglots. Édouard, qui était comme d’habitude dans la cuisine, n’a pas pleuré, mais il semblait ému aussi, à sa manière pudique et militaire. Ils sont restés tous les trois en silence, et Steven garde de ce moment un souvenir étrangement lumineux. Les barrières sociales étaient tombées, ils étaient juste deux hommes et une femme autour d’une table, qui attendaient ensemble la mort d’un petit garçon. Il n’y avait plus entre eux que du chagrin, de la compassion et quelque chose de fragile qui était peut-être de l’amour.

Or voici ce qu’écrit Édouard :

« Eh bien, il mourra de son cancer, le petit, et puis merde ! Oui, il est beau, oui, quelle pitié, mais je maintiens : et puis merde ! Tant mieux, même. Qu’il crève, le gosse de riches, je m’en réjouirai. Pourquoi devrais-je feindre l’attendrissement et la pitié alors que ma propre vie, sérieuse et unique, est saccagée par ces fumiers, tous autant qu’ils sont ? Meurs, petit garçon condamné ! Ni le cobalt ni les dollars n’y pourront rien. Le cancer ne respecte pas l’argent. Offre-lui des milliards, il ne reculera pas. Et c’est très bien comme ça : une chose au moins devant laquelle tout le monde est à égalité. »

 

 

(« Quel sale type ! » pense Steven, et je pense la même chose, et sans doute toi aussi, lecteur. Cependant, je pense aussi que s’il y avait eu quelque chose à faire pour sauver le petit garçon, de préférence quelque chose de difficile ou de dangereux, le premier qui s’y serait collé et aurait jeté dans le combat toute son énergie, c’est Édouard.)

 

 

 

9

 

 

 

Un jour, Steven demande à son serviteur de préparer la plus belle chambre d’amis pour son illustre compatriote, le poète Evguéni Evtouchenko. Édouard n’a aucune estime pour ce faux cul, semi-dissident couvert de datchas et de privilèges, accumulant jusqu’à l’écœurement le beurre et l’argent du beurre, mais bien sûr ne pipe mot. Evtouchenko arrive, grand, beau, content de lui, avec une veste en jean mauve, un appareil photo au zoom énorme en bandoulière et des sacs de grands magasins contenant toutes sortes de gadgets qu’on ne trouve pas chez lui : un plouc sibérien monté à la capitale, selon Brodsky à qui j’emprunte cette description – et, pour avoir moi-même croisé Evtouchenko vingt ans plus tard, je la confirme. Steven, ravi d’avoir à la maison ce Russe si russe, organise un cocktail en son honneur. Édouard, en livrée, fait le service. Il redoute l’épreuve humiliante de la présentation au grand homme, et ça ne rate pas mais, à sa grande surprise, celui-ci réagit : Limonov ? Il a entendu parler de son livre. « Editchka, c’est bien ça ? » On dit que c’est formidable, il aimerait le lire.

La compagnie s’en va, d’abord au Metropolitan Opera, où danse Noureev, ensuite souper au Russian Samovar de la 52e rue. Édouard de son côté débarrasse, range, va se coucher tôt : quand Steven est en ville, il n’y a rien de mieux à faire. À quatre heures du matin, le téléphone intérieur sonne dans sa chambre : c’est Evtouchenko, qui lui demande de descendre à la cuisine. Ils y sont attablés, Steven et lui, devant une bouteille de vodka, très soûls, nœuds papillon défaits, et l’invitent à boire avec eux. En rentrant du Russian Samovar, Evtouchenko a lu la première page du manuscrit qu’Édouard a docilement laissé en évidence dans sa chambre, puis la seconde, assis sur la cuvette des chiottes, puis une cinquantaine d’autres, et après ça il n’était plus question de dormir. Il a entraîné Steven dans la cuisine pour boire encore, fêter sa découverte, et maintenant, pâteux mais enthousiaste, il répète : « It’s not a good book, my friend, it’s a great book ! À fucking great book ! » – Evtouchenko, trouvant que ça fait cosmopolite et affranchi, dit fucking plutôt deux fois qu’une. Il va se démener, promet-il, pour le faire publier. Steven, sentimental, quand il a bu, comme le richard à haut-de-forme des Lumières de la ville, serre affectueusement le jeune prodige dans ses bras. On trinque et retrinque au chef-d’œuvre et notre Édouard certes reprend espoir, s’abandonne un peu à la liesse générale, mais n’en pense pas moins, en son ténébreux for intérieur, qu’un milliardaire américain et un poète soviétique officiel font partie de la même classe, celle des maîtres, que lui, Limonov, qui a mille fois plus de talent et d’énergie, n’en fera jamais partie, qu’on boit à son génie mais que c’est lui qui nettoiera leur bordel quand ils seront enfin montés se coucher, et que le soir du grand soir on peut compter sur lui pour ne pas les rater.

 

 

Non sans embrassades – mais elles sont, à jeun, moins chaleureuses –, Steven et Evtouchenko partent skier dans le Colorado. Quelques semaines passent, sans nouvelles : Édouard avait raison de se méfier. C’est alors qu’il reçoit un coup de fil d’un type nommé Lawrence Ferlinghetti. Ce nom lui dit quelque chose : poète lui-même, Ferlinghetti est aussi l’éditeur, légendaire, des beatniks à San Francisco. Son ami Evguéni lui a parlé de ce « grand livre », un des meilleurs écrits en russe depuis la guerre – un bon point pour Evtouchenko – et il aimerait le lire. Il est de passage à New York, où il séjourne chez son ami Allen Ginsberg – cet homme n’a que des amis célèbres. Steven n’étant pas là, Édouard l’invite à déjeuner « à la maison ».

Ferlinghetti est un homme âgé, chauve, barbu, d’assez belle prestance. Sa femme : pas mal non plus. Ils ont beau en avoir vu d’autres, le luxe de Sutton Place les laisse pantois. Evtouchenko ne leur a pas dit ce que le poète faisait pour gagner sa vie, il a dû en revanche s’étendre sur les passages les plus trash de son livre et ils se demandent visiblement, sans oser le demander, comment ce garçon qu’on leur a présenté comme un semi-clochard, couchant avec des nègres dans Harlem, peut habiter un endroit pareil. Est-ce qu’il a un amant milliardaire ? Est-ce qu’il est milliardaire, et hante les bas-fonds de New York comme le calife Haroun al-Rachid hantait ceux de Bagdad : déguisé en pauvre hère ? Leurs visages distingués ne sont plus que deux points d’interrogation. Édouard jouit du malentendu, et quand il se résigne à le dissiper, c’est à sa grande surprise encore plus jouissif. Car au lieu d’être déçus ou de le regarder soudain de haut, Ferlinghetti et sa femme éclatent de rire, s’extasient sur le tour qu’il leur a joué et se déclarent encore plus épatés. Quel luron ! Quel aventurier ! Du coup, il ne se voit plus lui-même comme un larbin mais comme un écrivain à la Jack London, qui entre cent gagne-pain pittoresques, matelot, chercheur d’or, voleur à la tire, aura exercé celui de larbin. Pour la première fois, il joue devant un public de connaisseurs ce rôle où il se montre excellent : décontracté, cynique, surfant sur les vagues de la vie. C’est un triomphe. On lui fait raconter ses aventures, dont il devine d’instinct que la version voyou plaira plus à son nouveau public que la version dissident. « Mais finalement, lui demande la femme de Ferlinghetti, qui boit ses paroles, vous êtes homo ?

– Un peu tout, répond-il négligemment.

– Un peu tout ! Formidable ! »

 

 

Au moment de se quitter, éméchés et ravis, la publication ne semble plus qu’une formalité. Le choc est d’autant plus rude quand, un mois plus tard, le manuscrit revient de San Francisco avec une lettre de Ferlinghetti qui ne l’accepte ni ne le refuse clairement, mais suggère une autre fin, un dénouement tragique : Editchka devrait commettre un meurtre politique, comme De Niro dans Taxi Driver.

Édouard secoue la tête, consterné. Ferlinghetti n’a rien compris. Dieu sait qu’il y a pensé. Il a bien failli le faire, quand il a eu Waldheim dans le viseur de son fusil. S’il ne l’a pas fait, c’est parce qu’il espère encore s’en tirer autrement. Il encaisse tout, les boulots de merde, les refus des éditeurs, la solitude, les filles de catégorie E, parce qu’il compte bien un jour entrer dans les salons des riches par la grande porte et baiser leurs filles vierges, et qu’en plus on lui dise merci. Il sait parfaitement ce qui se passe dans la tête d’un loser qui, poussé à bout, prend une arme et tire dans le tas mais, parce qu’il est capable de l’écrire, il n’est pas ce loser et il n’est pas question que son double de papier le soit.

La lettre prend fin sur un post-scriptum, que voici : « Aujourd’hui qu’en échange d’un travail pas trop astreignant il habite une maison somptueuse et profite, dans une certaine mesure, des bienfaits de la société bourgeoise, le héros de votre livre ne serait-il pas plus indulgent envers cette société ? Ne la voit-il pas d’un œil plus serein ? »

L’enculé. Putain, l’enculé.

 

 

Faux espoir, coup de grâce, tout semble une fois encore foutu, et puis, comme il arrive, tout repart. Quelqu’un, à Paris, parle du livre à Jean-Jacques Pauvert, dont Édouard ne sait pas encore que c’est, au moins autant que Ferlinghetti, un éditeur mythique et sulfureux : celui des surréalistes, de Sade et d’Histoire d’O, dix fois condamné pour atteinte aux bonnes mœurs ou à la dignité du chef de l’État et dix fois renaissant, joyeusement. Sur la base des quelques chapitres traduits, il s’emballe, décide de publier. Ce sera un peu compliqué parce que sa maison fait une fois de plus faillite, qu’il doit trouver refuge au sein d’une autre, mais peu importe, ce qui compte, c’est que Moi, Editchka paraît à l’automne 1980 sous le titre fracassant que lui a trouvé Pauvert : Le poète russe préfère les grands nègres.