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Toute sa vie, Édouard en a rêvé. Quand il lisait, petit, Le Comte de Monte-Cristo. Quand il a entendu son garde-chiourme de père, une nuit, raconter à sa mère l’histoire de ce condamné à mort si courageux, si calme, si maître de lui, qui est devenu le héros de son adolescence. Pour un homme qui se voit comme un héros de roman, la prison, c’est un chapitre à ne pas rater et je suis sûr que, loin d’être accablé, il a joui de chaque instant, j’allais dire de chaque plan de ces scènes de film cent fois vues : les vêtements civils et les quelques affaires, montre, clé, portefeuille, qu’on laisse à la consigne ; l’uniforme ressemblant à un pyjama qu’on vous donne à la place ; l’examen médical, avec toucher rectal ; les deux gardiens qui vous encadrent dans le labyrinthe sans fin des couloirs ; la succession des grilles et des portails ; enfin la lourde porte de métal qui s’ouvre, puis se referme derrière vous, et voilà, on y est, c’est dans ces huit mètres carrés qu’on va vivre quelques mois ou quelques années et, comme à la guerre, montrer ce qu’on vaut vraiment.

 

 

On ne l’a pas traité en menu fretin : il est à Lefortovo, où on met les plus dangereux des ennemis de l’État. Les grands prisonniers politiques d’Union soviétique, puis de Russie, les terroristes de haut vol, tous sont passés par là, il n’est pas difficile de s’y prendre pour le Masque de fer. Aujourd’hui encore, cette forteresse du KGB, située aux environs de Moscou, ne figure sur aucune carte et le secret y est tel qu’au début Édouard ne sait pas de quoi ses compagnons et lui sont accusés. Il n’a pas vu d’avocat, n’a pas le droit de recevoir de visites. Il ne sait pas non plus quand l’instruction commencera, ce qu’on dit au-dehors de son arrestation, si on en dit quelque chose et même si ses proches sont au courant.

Au contraire de la plupart des établissements pénitentiaires en Russie, Lefortovo n’est pas sale, pas surpeuplé, on ne s’y fait pas violer ni tabasser, en revanche on est soumis à un isolement strict. Non seulement on n’est pas obligé de travailler mais, le voudrait-on, on ne peut pas. Individuelles, blanches, aseptisées, les cellules sont toutes équipées de la télévision, les détenus sont libres de la regarder du matin au soir et cette addiction cotonneuse les plonge à plus ou moins long terme dans l’apathie, puis la dépression. La promenade quotidienne a lieu, au point du jour, sur le toit de la prison, mais chacun est assigné à un espace de quelques mètres carrés, entièrement clos de grillage, et pour empêcher que d’un de ces espaces à l’autre quelques paroles puissent être échangées, des haut-parleurs diffusent une musique tellement assourdissante qu’on peut hurler tout son soûl sans entendre soi-même le son de sa voix. Cette promenade ingrate n’est pas obligatoire non plus, et beaucoup finissent par s’en dispenser : ils restent au lit, se tournent contre le mur, ne respirent plus jamais l’air du dehors. L’hiver, quand il fait encore nuit et horriblement froid, plus personne ne sort, et les gardiens qui ont pris l’habitude, une fois sonné le réveil, de revenir tranquillement prendre le thé, seront très étonnés quand le détenu Limonov exigera cette promenade à laquelle lui donne droit le règlement. « Mais il fait moins vingt-cinq », lui objecte-t-on. Peu importe. Tout au long de son séjour à Lefortovo, Édouard ne laissera pas passer un jour sans sortir sur le toit et, une demi-heure durant, courir comme un dératé sur son arpent de béton, y faire des pompes et des abdos, boxer l’air glacé. Ça agace un peu les gardiens de devoir, pour cet unique client, sortir de leur cambuse bien chauffée, mais ça les impressionne aussi. En outre il est poli, d’humeur égale, on voit que c’est un homme éduqué : bientôt ils l’appelleront « professeur ».

 

 

S’il y a une chose au monde qu’Édouard déteste, c’est perdre son temps. Or la prison, c’est le royaume du temps perdu, du temps qui se traîne sans forme ni direction, et particulièrement une prison comme Lefortovo où les détenus sont abandonnés à leurs propres ressources. Tandis que les autres font la grasse matinée, il se lèvera donc à 5 heures du matin et jusqu’au moment du coucher tirera de chaque instant le maximum de rendement. Il se fera une règle, à la télévision, de ne regarder que les informations, jamais un film ou une émission de variétés qu’il considère comme le début de l’avachissement. À la bibliothèque, de dédaigner les romans faciles, ceux qui font, comme on dit, « passer le temps », et d’emprunter l’un après l’autre les arides volumes de la correspondance de Lénine, qu’il lit assis bien droit devant sa table, en prenant des notes dans son cahier. Ce sont les seules faveurs qu’il demandera jamais : une table, une lampe qui éclaire correctement, un cahier, et les gardiens de plus en plus admiratifs les lui accorderont de bonne grâce. En un an, à ce régime, il écrira quatre livres, dont une autobiographie politique et un texte inclassable, son plus beau selon moi depuis le mémorable Journal d’un raté : Le Livre des eaux.

 

 

L’été précédent, avant d’aller dans l’Altaï, de pressants besoins d’argent l’ont poussé à boucler en un mois ce Livre des morts dont je me suis beaucoup servi. En faisant les portraits des gens célèbres ou inconnus qu’il a croisés et qui, depuis, sont morts, il évoquait ses propres souvenirs, comme ça lui venait, et, malgré la contrainte d’écrire pour tenir les délais plus de vingt pages par jour, l’exercice lui a plu à tel point qu’il a eu envie, en prison, de faire quelque chose du même genre. Il aurait pu, comme Georges Perec, dresser la liste des lits où il avait dormi, comme Don Juan celle des femmes avec qui il avait couché, ou encore, en bon dandy, raconter l’histoire de quelques-uns de ses habits. Il a choisi les eaux : mers, océans, rivières, lacs, bassins et piscines. Pas forcément des eaux où il s’est baigné – bien qu’il se soit promis, dès qu’il a su nager, de le faire à chaque fois que c’était humainement possible, et tel qu’on le connaît on se doute qu’il s’est rarement laissé arrêter par le froid, la saleté, la hauteur des vagues ou la perfidie des courants. Le livre ne suit aucun plan, ni chronologique ni géographique, il passe au gré de l’humeur d’une plage de la Côte d’Azur où il regarde Natacha en train de nager à une baignade dans le fleuve Kouban avec Jirinovski. Il se rappelle ses promenades le long de la Seine, au temps où il vivait à Paris ; les sirènes des bateaux qu’il voyait se croiser sur l’Hudson, de sa fenêtre chez le milliardaire Steven ; une fontaine, à New York, où il s’est baigné ivre et a perdu ses verres de contact ; la côte bretonne avec Jean-Édern Hallier et la plage d’Ostie, près de Rome, où il est allé avec Elena quelques mois avant que Pasolini ne s’y fasse assassiner ; la mer Noire, pendant la guerre de Transnistrie, les torrents de l’Altaï où le trappeur Zolotarev lui a appris à pêcher et le grand bassin du Luxembourg où, dans les premiers temps de son séjour à Paris, il projetait d’attraper les carpes tellement il était affamé. Il y a une quarantaine de courts chapitres, comme ça, précis et lumineux, télescopant les lieux et les époques, mais qui dans leur désordre s’ordonnent malgré tout autour des femmes de sa vie.

Anna, Elena, Natacha, on les connaît déjà. Il a longuement raconté de quel amour, toutes les trois, il les a aimées, comment il a quitté l’une et comment les deux autres l’ont quitté, comment elles l’ont rendu fou de chagrin et comment, c’est du moins ce qu’il dit, elles l’ont toutes les deux amèrement regretté car leur chance d’avoir une vie hors du commun, c’était lui. On n’a fait en revanche qu’entrevoir Liza, puis Nastia, et je sais avec quelle violence l’esprit du temps réprouve le penchant des hommes mûrs pour la chair fraîche ; moi-même, pour être honnête, je trouve ça pathétique, un type de soixante ans qui ne couche qu’avec des filles dont chacune est plus jeune que la précédente ; il n’empêche, c’est comme ça, et Le Livre des eaux est un hymne à la petite Nastia, qui avait seize ans quand il l’a rencontrée et en paraissait douze. Il lui achetait des glaces, surveillait ses devoirs. Quand ils se promenaient, main dans la main, au bord de la Néva à Saint-Pétersbourg ou au bord de l’Iénisséï, à Krasnoïarsk, personne n’était choqué parce qu’on les croyait père et fille. Ce n’était pas une beauté spectaculaire comme Elena, Natacha ou Liza, mais une toute petite punkette d’un mètre cinquante-huit, timide, introvertie, limite autiste, qui sur son autel de demi-dieux transgressifs avait placé le scandaleux écrivain Limonov entre le scandaleux rocker Marylin Manson et le tueur en série Tchikatilo – l’Hannibal Lecter ukrainien. Elle lui vouait un culte et lui, en prison, s’est mis à lui en vouer un aussi. Dans son livre, il sertit comme autant de joyaux les souvenirs de leurs deux années ensemble. Elle a dix-neuf ans à présent, et il se demande avec inquiétude ce qu’elle devient au-dehors, si elle ne l’oublie pas, si elle ne le trahit pas. Il se targue, en principe, d’être un homme lucide et réaliste. Tout en se croyant, lui, capable de fidélité, il ne nourrit aucune illusion sur celle des autres. Elena, Natacha, Liza, il ne se figure pas un instant qu’en pareille situation elles l’attendraient. Alors que Nastia, oui. Nastia, il espère qu’elle l’attend, il croit qu’elle l’attend, il serait désespéré d’apprendre qu’elle ne l’a pas attendu.

Mais jusqu’à quand ? Il a franchi la porte de la prison dans la peau d’un homme de cinquante-huit ans qui ne pesait pas un gramme de plus qu’à vingt, un homme au sommet de ses moyens et de sa séduction, mais nul ne sait quand il en sortira et si, malgré sa volonté, sa résistance, il ne sera pas devenu, comme l’écrasante majorité des détenus, un homme brisé.

 

 

On n’est pas obligé, à Lefortovo, de se raser ni de se couper les cheveux et il laisse, par défi, pousser les siens. Ils balaient, quand il écrit, le plateau de la table. Si ça continue, ils finiront par balayer le sol. Il ne ressemblera plus à Edmond Dantès dans Le Comte de Monte-Cristo, mais à son vieux compagnon du château d’If, l’abbé Faria.

 

 

 

2

 

 

Il restera quinze mois à Lefortovo, soumis à ce régime d’isolement rigoureux. Puis, dans un Antonov du gouvernement et sous une escorte policière aussi impressionnante que s’il était Carlos ou, à lui tout seul, la bande à Baader, on le transfère à Saratov, sur la Volga, où doit avoir lieu son procès. Pourquoi à Saratov ? Parce que c’est la juridiction russe la plus proche géographiquement du Kazakhstan, où il est supposé avoir commis les crimes qu’on lui reproche. Quels sont ces crimes, au juste ? Impossible de l’ignorer à Saratov où, en toute occasion, on doit non seulement décliner son identité – nom, prénom et prénom du père –, mais encore énumérer les articles sous le coup desquels on est emprisonné. Ainsi, dès son arrivée, Édouard apprend-il à débiter comme une mitraillette ce mantra qui aujourd’hui encore jaillit de ses lèvres si on le réveille en sursaut : « Savenko, Édouard Veniaminovitch, articles 205, 208, 222 paragraphe 3, 280 ! »

 

 

Expliquons. 205, c’est terrorisme. 208 : organisation d’une bande armée ou participation à celle-ci. 222 paragraphe 3 : acquisition, transport, vente ou stockage illicites d’armes à feu. Et 280 : incitation à des activités extrémistes.

Quand le juge d’instruction, lors de leur première entrevue, lui signifie ces chefs d’accusation et les très lourdes peines qui en découlent, Édouard est partagé entre l’orgueil d’être inculpé pour des trucs aussi sérieux et l’intérêt vital de s’en disculper. D’un côté, il lui coûte de reconnaître qu’une demi-douzaine de clampins tankés dans une cabane de l’Altaï, à cent kilomètres de la frontière kazakhe, sans autres armes que quelques fusils de chasse, avaient aussi peu de chances de déstabiliser le Kazakhstan que de déclencher, tout seuls dans leur coin, une guerre atomique. De l’autre, s’il ne veut pas être pas foutu vingt ans au trou comme terroriste, il n’a pas d’autre choix que de passer pour un mariole. Le juge, cependant, semble mal disposé à entendre ses arguments et ne démord pas de la version proposée par le FSB, selon laquelle lui et ses six complices constituent une menace sérieuse pour la sécurité du pays.

Cette version, pour tout arranger, est illustrée par un téléfilm que la première chaîne russe diffuse juste au moment de son arrivée à Saratov. Depuis son arrestation, il y a eu le 11 Septembre, et cela se sent : le parti national-bolchevik est présenté dans le téléfilm comme une branche d’Al-Quaeda, l’isba de l’Altaï comme ce camp d’entraînement secret, rassemblant des centaines de combattants fanatiques, dont il a effectivement rêvé et à quoi la réalité, il le sait bien, ressemblait si peu. Tout le monde dans la prison a vu La Chasse au fantôme (c’est le titre du film), tout le monde sait qu’Édouard en est le héros, et tout le monde se met à le surnommer « Ben Laden » – ce qui est flatteur, bien sûr, mais aussi dangereux.

 

 

Saratov, c’est le contraire de Lefortovo : on ne risque pas d’y souffrir d’isolement mais de promiscuité. Bien que les cellules soient prévues pour quatre, on s’y entasse souvent à sept ou huit. Quand Édouard est entré pour la première fois dans la sienne, tous les lits étaient occupés et, sans protester, il a déroulé son matelas par terre, trouvant normal que le dernier arrivé soit le moins bien servi. Cette humilité a surpris, en bien. Il débarque précédé d’une réputation d’intellectuel, de prisonnier politique et de célébrité, trois raisons d’être considéré comme un casse-couilles prétentieux, trois raisons pour que ça se passe mal. Mais il se montre tout de suite un gars simple et direct, ne cherchant qu’à sidiet’ spokoïno, c’est-à-dire tirer son temps tranquille, sans faire de vagues, sans la ramener, sans s’attirer d’ennuis ni en attirer à quiconque, et chacun apprécie cette sagesse de prisonnier expérimenté, en même temps chacun sent que sous ses airs placides c’est un vrai dur. Pas le genre à dire bêtement, s’il voit quelqu’un bricoler ou faire la popote : « Je peux t’aider ? », mais plutôt à deviner ce qu’il faut faire et à le faire. Évitant les paroles et les gestes inutiles, ne rechignant pas aux corvées, s’il reçoit un colis le partageant, respectant sans qu’on ait besoin de les lui expliquer les règles non écrites qui régentent la vie de la prison. N’en faisant pas trop pour autant, imposant avec une calme autorité sa façon bien à lui de voir et de faire les choses. Cela surprend, au début, qu’il n’accepte jamais une partie de cartes ou d’échecs parce qu’il estime que c’est une perte de temps, et qu’il le passe, ce temps, à lire ou écrire sur sa couchette, mais on comprend vite qu’il n’y a aucun snobisme là-dedans : il est comme ça, c’est tout, et ça ne l’empêche pas d’être toujours disponible quand quelqu’un a besoin d’un coup de main pour une lettre à sa petite amie ou même pour sa grille de mots fléchés. Une semaine après son arrivée, tout le monde est d’accord : c’est un type bien.

 

 

Il y a eu des périodes, tandis que j’écrivais ce livre, où je détestais Limonov et où j’avais peur, en racontant sa vie, de me fourvoyer. Me trouvant à San Francisco lors d’une de ces périodes, j’ai parlé de ce que je faisais à mon ami Tom Luddy, et Tom, qui est la personne au monde la plus douée pour établir ce genre de connexions (quelle que soit la question qui vous occupe, il aura un tuyau à vous donner ou quelqu’un de précieux à vous faire rencontrer), a réagi au quart de tour. « Limonov ? J’ai une amie qui le connaît très bien. Demain, si tu veux, on dîne avec elle. » C’est ainsi que j’ai fait la connaissance d’Olga Matitch, une Russe blanche d’une soixantaine d’années qui enseigne la littérature russe à Berkeley et a connu Édouard à l’époque où il vivait aux États-Unis. Quand est paru Moi, Editchka, les slavisants, qu’ils soient américains ou français, se sont demandé avec perplexité quoi penser de son auteur, mais, assez vite, ils ont comme un seul homme choisi de le détester. Olga est l’exception, elle n’a jamais rompu avec lui, donne des cours sur son œuvre, va le voir quand elle est à Moscou, lui porte depuis trente ans une affection et une estime indéfectibles, et c’est une exception d’autant plus significative qu’elle m’a fait l’impression d’une femme non seulement intelligente et civilisée, mais profondément bonne. Je sais, ce n’est qu’une impression, mais c’est comme pour Zakhar Prilepine : je m’y fie.

Or voici ce qu’elle m’a dit : « J’en ai connu, vous savez, des écrivains, et surtout des écrivains russes. Je les ai tous connus. Et le seul type bien, vraiment bien, parmi eux, c’était Limonov. Really, he is one of the most decent men I have met in my life. »

J’ai entendu le mot decent, dans sa bouche, au sens que lui donnait George Orwell quand il parlait de common decency : cette haute vertu qui est, disait-il, plus répandue dans le peuple que dans les classes supérieures, extrêmement rare chez les intellectuels, et qui est un composé d’honnêteté et de bon sens, de méfiance à l’égard des grands mots et de respect de la parole donnée, d’appréciation réaliste du réel et d’attention à autrui. Alors, c’est sûr, j’ai beau me fier à Olga, j’ai un peu de mal à voir cette auréole nimber le visage d’Édouard quand il tire sur Sarajevo ou complote avec d’aussi sombres connards que le colonel Alksnis (qu’on se rassure : Olga a du mal elle aussi). Mais à certains moments, oui, je vois ce qu’elle veut dire, et la prison est un de ces moments. Peut-être le plus haut moment de sa vie, celui où il a été le plus près d’être ce qu’il s’est toujours, vaillamment, avec un entêtement d’enfant, efforcé d’être : un héros, un homme vraiment grand.

 

 

Ses compagnons sont des prisonniers de droit commun, condamnés à de lourdes peines, pour des crimes lourds. La plupart relèvent de l’article 162 : meurtre avec circonstances aggravantes et, lui qui a toujours respecté les bandits, il est fier d’avoir forcé leur respect. Fier qu’ils voient son parti, non comme un ramassis de jeunes idéalistes, mais comme un gang (« Tu as sept mille hommes ? Putain ! ») ; fier qu’on l’appelle, quand ce n’est pas Ben Laden, « Limon le Caïd » ; et fier par-dessus tout qu’un parrain, discrètement, comme on fait savoir à quelqu’un qu’il ne tiendrait qu’à lui d’entrer à l’Académie, lui ait un jour demandé si ça lui plairait d’être accueilli dans la confrérie des vory v zakonié, les voleurs dans la loi, cette aristocratie de la pègre qui l’a tellement fait rêver dans son adolescence. Tout cela m’en impose sans me surprendre : c’est Édouard tout craché. Ce qui me surprend davantage, et donne raison à Olga, c’est que dans les trois livres où il a relaté son séjour en prison il parle beaucoup moins de lui-même que des autres. Lui le narcisse, l’égotiste, on le voit s’oublier, oublier de prendre la pose et s’intéresser sincèrement aux affaires qui ont valu à ses compagnons d’être là où ils sont.

Certains lui disent : « Tu es écrivain, tu devrais écrire mon histoire. » Alors, sans se faire prier, il l’écrit, et cela donne des dizaines de micro-romans. Il y a, par exemple, la saga de la bande d’Engels : huit mafieux qui ont mis en coupe réglée cette ville industrielle de la région, généreusement flingué rivaux et flics, et écopé pour cela de condamnations allant de vingt-deux ans à perpète. Il y a la triste, si triste mésaventure du détenu qui attendait sa proche libération, qui depuis des semaines bassinait les autres en leur décrivant, étape par étape, le chemin qui le conduirait à sa fiancée, mais la veille du grand jour il reçoit d’elle une lettre où elle lui avoue qu’elle s’est mise en ménage avec un autre homme – et tout en faisant ce qu’il peut pour réconforter le pauvre garçon, Édouard bien entendu pense à Nastia. Il y a l’histoire affreuse des deux cousins qui ont violé et tué une fillette de onze ans. Ces deux adolescents provinciaux, dont l’un est attardé mental, il les a côtoyés. Il a senti flotter autour d’eux l’aura de misère et de honte qui entoure les criminels sexuels. Il a reconstitué, fasciné, « comment deux très jeunes mâles solitaires en viennent à casser une fine et gracieuse poupée parce qu’ils ne savent pas comment la manier ». Et quand, avant de quitter Saratov, un de ces garçons qui va passer le reste de sa vie à se faire martyriser dans un camp à régime ultra-sévère lui glisse : « Bonne chance, Edik », il est troublé, bouleversé même : ce viatique-là, il en veut bien.

 

 

« J’en ai croisé beaucoup, écrit-il, de ces hommes forts et méchants qui ont tué et maintenant sont torturés par l’État. Je suis leur frère, un petit moujik comme eux, ballotté par le vent mauvais des prisons. Vous me l’avez demandé, j’écris pour vous, les gars, les hôtes des oubliettes. Je ne vous juge pas. Je suis l’un d’entre vous. »

C’est vrai, il ne juge pas. Il est sans illusions, sans compassion, mais attentif, curieux, serviable à l’occasion. De plain-pied. Présent. Je pense à mon ami, le juge Étienne Rigal : le plus grand compliment qu’il puisse faire à quelqu’un, c’est de dire qu’il sait où il est. S’il y a une personne au monde de qui je n’aurais jamais songé à le dire, c’est Limonov, qui avec tout son courage et son énergie vitale me semble être la plupart du temps à côté de la plaque. Mais en prison, non. En prison, il n’est pas à côté de la plaque. Il sait où il est.

Autre citation, que j’aime bien : « Je fais partie des gens qui ne sont perdus nulle part. Je vais vers les autres, les autres vont vers moi. Les choses se mettent en place naturellement. »

 

 

Un de ceux avec qui il s’entend le mieux est un certain Pacha Rybkine. À trente ans, ce colosse au crâne rasé en a déjà passé dix en prison et, comme il le dit joliment, « vit entouré de crimes comme les habitants d’une forêt vivent entourés d’arbres ». Cela ne l’empêche pas d’être un homme paisible, d’humeur toujours joyeuse, en qui se mêlent les traits du fol en Christ russe et de l’ascète oriental. Été comme hiver, même quand le thermomètre dans la cellule descend au-dessous de zéro, il est en short et tongs, il ne mange pas de viande, il ne boit pas de thé mais de l’eau chaude et pratique d’impressionnants exercices de yoga. On l’ignore souvent, mais énormément de gens, en Russie, font du yoga : encore plus qu’en Californie, et cela dans tous les milieux. Pacha, très vite, repère en « Édouard Veniaminovitch » un homme sage. « Des gens comme vous, lui assure-t-il, on n’en fait plus, en tout cas je n’en ai pas rencontré. » Et il lui apprend à méditer.

On s’en fait une montagne quand on n’a jamais essayé mais c’est extrêmement simple, en fait, et peut s’enseigner en cinq minutes. On s’assied en tailleur, on se tient le plus droit possible, on étire la colonne vertébrale du coccyx jusqu’à l’occiput, on ferme les yeux et on se concentre sur sa respiration. Inspiration, expiration. C’est tout. La difficulté est justement que ce soit tout. La difficulté est de s’en tenir à cela. Quand on débute, on fait du zèle, on essaie de chasser les pensées. On s’aperçoit vite qu’on ne les chasse pas comme ça mais on regarde leur manège tourner et, petit à petit, on est un peu moins emporté par le manège. Le souffle, petit à petit, ralentit. L’idée est de l’observer sans le modifier et c’est, là aussi, extrêmement difficile, presque impossible, mais en pratiquant on progresse un peu, et un peu, c’est énorme. On entrevoit une zone de calme. Si, pour une raison ou pour une autre, on n’est pas calme, si on a l’esprit agité, ce n’est pas grave : on observe son agitation, ou son ennui, ou son envie de bouger, et en les observant on les met à distance, on en est un peu moins prisonnier. Pour ma part, je pratique cet exercice depuis des années. J’évite d’en parler parce que je suis mal à l’aise avec le côté new age, soyez zen, toute cette soupe, mais c’est si efficace, si bienfaisant, que j’ai du mal à comprendre que tout le monde ne le fasse pas. Un ami plaisantait récemment, devant moi, au sujet de David Lynch, le cinéaste, en disant qu’il était devenu complètement zinzin parce qu’il ne parlait plus que de la méditation et voulait persuader les gouvernements de la mettre au programme dès l’école primaire. Je n’ai rien dit mais il me semblait évident que le zinzin, là-dedans, c’était mon ami, et que Lynch avait totalement raison.

Du jour, en tout cas, où le bon et sage bandit Pacha Rybkine lui a expliqué le truc, Édouard avec son pragmatisme habituel en a saisi l’utilité, et il intègre à son rigoureux emploi du temps des plages de méditation. Au début, il s’assied en lotus sur son châlit, les yeux clos, mais une fois le pli pris il découvre que cela peut se faire partout, discrètement, sans avoir besoin de se mettre dans cette posture un peu ostentatoire dont abusent les campagnes publicitaires, que ce soit pour des eaux minérales ou pour des polices d’assurance. Dans les divers sas, clapiers métalliques et paniers à salade qui jalonnent le trajet du prisonnier entre sa cellule et le bureau du juge d’instruction, parmi les aboiements des chiens-loups, les suffocantes odeurs de pisse et les jurons matinaux des hommes d’escorte, il apprend à se retirer en lui-même et à atteindre la zone où il est tranquille, hors d’atteinte. S’il y a une personne, là encore, que je n’aurais pas imaginé s’adonnant à cet exercice, c’est bien lui, mais je pense qu’il est pour beaucoup dans l’équanimité remarquable dont il a fait preuve en prison. Je pense aussi que la rencontre de Zolotarev et l’étrange expérience qu’il a faite dans l’Altaï après avoir appris sa mort l’ont préparé à accepter ce cadeau, et il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour que je dise que c’est le trappeur qui, de là où il est, le lui a envoyé.

 

 

 

3

 

 

 

Le soir du 23 octobre 2002, ses compagnons de cellule regardent à la télé un de ces films policiers qu’ils adorent, malgré les tentatives d’Édouard pour leur faire prendre conscience de ce qu’ils ont, pour eux, d’insultant : les flics y sont montrés comme des héros, les délinquants comme des monstres, ils savent très bien que ce n’est pas vrai – mais peu importe, ils ne s’en lassent pas. Soudain, le programme est interrompu et, au son d’une musique dramatique, on annonce qu’à Moscou les acteurs et le public d’un théâtre ont été pris en otages par un commando de terroristes tchétchènes. Les autres s’en foutent, la réalité les intéresse moins que leurs fictions idiotes et ils éteindraient bien la télé, mais Édouard s’y oppose et, journal après journal, ne manquera rien de ce qui se passera dans les cinquante-sept heures suivantes, jusqu’à l’attaque au gaz lancée à l’aube du 26 contre les huit cents personnes présentes dans le théâtre, terroristes et otages confondus.

Si l’affaire le passionne et l’inquiète tellement, c’est évidemment parce que lui-même est inculpé de terrorisme, que son procès approche et que la paranoïa qui déferle sur le pays ne va pas arranger ses affaires. C’est aussi parce qu’en regard de la montagne de cadavres gazés par les forces spéciales, les forfaits de ses compagnons de captivité semblent bien pâles, et il ne cessera par la suite de revenir à la comparaison entre des crimes commis dans un instant de passion ou d’ivresse que leurs auteurs paieront toutes leurs vies et des crimes d’État, pour quoi on vous décore. Mais ce qui frappe le plus, dans les notes qu’il a prises au jour le jour pendant la tragédie de la Doubrovka, c’est que son analyse, à chaud, sans autre information que celles que donne la télé, concorde exactement avec celle d’une femme qu’il ne connaît pas, que s’il la connaissait il n’aimerait sans doute pas, et qui a pu suivre tout cela de beaucoup plus près : Anna Politkovskaïa. Comme elle, il redoute dès le début un bain de sang. Quand ce bain de sang a lieu, il devine comme elle, du fond de sa cellule à Saratov, que les officiels mentent, qu’il y a beaucoup plus de victimes qu’ils ne l’avouent et que ces victimes, on n’a rien tenté pour les sauver. Quand, avec un mouvement de menton viril, Poutine déclare que « face à la menace terroriste, peu importent les pertes, nous ne nous laisserons pas faire, qu’on se le tienne pour dit ! », il se rappelle comme elle la rumeur insistante selon laquelle les terribles attentats de 1999 n’ont pas été commis par des Tchétchènes mais par le FSB, avec l’aval du président, et il finit comme elle par traiter celui-ci de « fasciste ». C’est la première fois, à ma connaissance, qu’il utilise ce mot en mauvaise part.

 

 

La petite Nastia vient de Moscou pour un parloir : une demi-heure, séparés par une vitre. Elle a vingt ans, elle est toute mignonne dans sa veste chinoise, avec sa longue natte noire. Elle lui parle de la faculté de journalisme où elle s’est inscrite en première année et des petits jobs qu’elle fait pour payer ses études : vendre des glaces, soigner des chiens dans un chenil. Elle lui demande s’il est d’accord pour qu’elle ait un pitbull, à la maison. Il consent en riant : « Je préfère que tu ramènes un chien plutôt qu’un mec. »

A-t-il le droit de répondre ça ? Le doute à ce sujet le tourmente. Parfois, il pense que la sagesse, la noblesse aussi, serait de lui dire : « Ne m’attends pas. Éloigne-toi. Tu as ta vie à faire et tu ne la feras pas avec moi. Nous avons quarante ans de différence et Dieu sait dans combien de temps je sortirai d’ici. Trouve-toi un garçon de ton âge, pense à moi quelquefois, je te bénirai. » Pourtant il n’arrive pas à prononcer ces mots. Pas seulement parce qu’il tient à elle, parce qu’aucun détenu, dans aucune prison au monde, ne repoussera jamais l’amour d’une femme, mais aussi, mais surtout – c’est du moins ce qu’il pense – parce que prononcer ces mots, ce serait l’insulter. Ce serait traiter cette vaillante petite fille en personne ordinaire, soumise aux lois communes, alors qu’elle veut, de toutes ses forces, être une personne extraordinaire, une héroïne, la seule femme digne du héros qu’il est, la seule qui en dépit de l’adversité tiendra bon et, là où toutes les autres l’auraient trahi, lui restera fidèle.

« Tu sais, dit-elle, la plus jeune femme du prophète Mahomet, quand elle l’a rencontré, elle jouait encore à la poupée.

– À la poupée ? Vraiment ? Mais dis-moi : tu as l’intention de m’attendre longtemps ? »

Elle le regarde, candide, étonnée. Personne ne l’a jamais regardé ainsi. Personne ne l’a jamais aimé ainsi.

« Je t’attendrai toujours. »

 

 

Le 31 janvier 2003, le procureur du parquet général de la Fédération de Russie, un certain Verbine dont Édouard note qu’il ressemble à une tronçonneuse dressée verticalement, requiert contre l’accusé Savenko une peine de dix ans de réclusion criminelle au titre de l’article 205, de quatre ans au titre de l’article 208, de huit ans au titre de l’article 222, paragraphe 3, et de trois ans au titre de l’article 280, ce qui additionné fait vingt-cinq ans. Dans sa grande clémence, le procureur propose de les réduire à quatorze. L’accusé Savenko, qui a d’un bout à l’autre du procès plaidé non coupable, se force à écouter le réquisitoire sans ciller mais, intérieurement, il s’effondre. Il n’a même pas tiré deux ans, si le juge suit le procureur il en aura soixante-quinze quand il sortira. Courage et volonté n’y changent rien, un homme de soixante-quinze ans qui sort après quatorze ans de taule en Russie, il sait à quoi ça ressemble : à un mort-vivant.

 

 

Un second coup de massue s’abat sur sa tête, trois jours plus tard. Aux informations, la chaîne NTV annonce la mort de Natacha Medvedeva, ex-épouse d’Édouard Limonov et figure du rock alternatif, dont le journaliste parle comme d’une sorte de Nico russe. Il n’est pas clairement dit qu’elle est morte d’une overdose mais tout le laisse entendre. Une fois, il y a longtemps, quand ils vivaient encore ensemble, Édouard et elle ont comparé les différentes façons de se suicider et conclu que l’héroïne, c’est ce qu’il y a de mieux : le grand flash extatique, la paix, enfin. Après Anna, Natacha… Est-ce lui qui tombe amoureux de femmes vouées à une fin tragique, ou est-ce qu’elles ont fini tragiquement parce qu’elles l’ont rencontré, aimé, perdu ? Il pense que Natacha, comme Anna et même comme Elena, toute comtesse italienne qu’elle soit devenue, n’a jamais cessé de l’aimer, et peut-être même qu’elle a décidé d’en finir en apprenant la peine effrayante qui vient d’être requise contre lui. Il se rappelle son corps, ses jambes ouvertes, leur façon sauvage et quasi incestueuse de faire l’amour ensemble. Il pense qu’il ne refera peut-être jamais l’amour et, prostré sur sa couchette, en position non plus de lotus mais de fœtus, il berce sa détresse en chantonnant, très bas, cette petite ballade qu’il vient de composer :

 

 

Quelque part ma Natachenka
sous une petite pluie tiède
pieds nus à présent se promène.
Là-haut, sur un nuage,
le bon dieu joue d’un coutelas
jetant des reflets sur son visage.
Ba-da-da-da ! Boum-boum-boum-boum !
chante Natacha toute nue.
Elle avance ses lèvres lippues,
Elle agite ses grandes mains mortes,
Elle entrouvre ses longues jambes mortes
Elle se hâte vers le paradis,
le corps tout nu et ruisselant.

 

 

 

4

 

 

Avec ses palissades peintes de couleurs pimpantes à la place des grillages, ses haies de rosiers et ses lavabos imités de Philippe Starck, la colonie pénitentiaire numéro 13, à Engels, est le camp de travail dont j’ai parlé au début de ce livre, qu’on fait visiter aux défenseurs des droits de l’homme afin qu’ils s’en retournent convaincus des progrès de la condition carcérale en Russie. Ainsi en 1932, au plus fort d’une famine telle que les paysans en venaient à tuer leurs enfants, H.G. Wells concluait de l’excellent repas qu’on lui avait servi à Kiev qu’on mangeait bien, ma foi, en Ukraine. Dans le milieu des prisonniers russes, Engels a en réalité si mauvaise réputation que certains se sont automutilés dans l’espoir de ne pas y échouer. Édouard n’en estime pas moins qu’il a eu de la chance, il faut dire qu’il revient de loin : deux mois après que le procureur Verbine a requis quatorze ans contre lui, le juge l’a condamné à quatre, dont il a déjà fait la moitié. Plus que deux ans à tirer alors qu’on se préparait à douze, c’est un miracle, et il est plus que jamais décidé à se tenir à carreau, à ne donner prise à aucune des provocations d’officiers et de matons que pourrait agacer sa célébrité. Il sait qu’à tout moment un type de mauvais poil peut vous tomber dessus et sous n’importe quel prétexte vous coller une semaine au mitard, ou pire encore. Parmi les histoires effrayantes qui circulent à Engels, il y a celle du détenu qui, la veille d’être libéré, a eu le malheur de croiser un sous-officier ivre. Le sous-officier ivre l’a trouvé mal rasé et, par caprice, pour montrer qui est le patron, il lui a rallongé sa peine d’un an. Comme ça, dans l’arbitraire le plus total, par une procédure interne au camp, et on peut toujours, ensuite, en référer au juge : avant que le juge casse la décision, on a le temps de se prendre encore dix ans de rabiot. C’est pourquoi Édouard, à Engels, travaille à se rendre invisible et, comme son grand talent dans la vie est de tirer profit de tout ce qui lui arrive, il ne tarde pas à trouver ça intéressant.

 

 

Lefortovo et Saratov ont fait de lui un expert de la prison, en revanche c’est un bleu du camp et ce qu’il y découvre, c’est que la condition de zek n’a guère varié depuis la description qu’en a faite Soljenitsyne. Comme celle d’Ivan Denissovitch, la journée d’Édouard Veniaminovitch commence à 5 h 30, quand une sirène sonne le réveil. En fait, elle commence un peu plus tôt, car il se réveille, de lui-même, à 5 heures. Alors qu’ils ronflent tous encore dans le baraquement, lui seul, allongé comme un gisant sous sa couverture, observe son souffle. Ce moment lui appartient, il l’aime, il en jouit. Il n’a pas de montre, pas besoin de regarder l’heure pour savoir, à la minute près, combien de temps il lui reste avant le branle-bas de combat. À son approche, il se sent comme un moteur qui attend la clé de contact. Et voilà, la sirène hurle, les matons hurlent et jurent, les occupants des châlits d’en haut dégringolent sur ceux d’en bas, ça s’engueule, c’est parti.

D’abord, c’est la ruée de tout le baraquement vers les toilettes, avec une pause cigarette dans la cour. Comme il est un des rares à ne pas fumer, Édouard en profite pour aller chier dans le peloton de tête. Si son transit est d’une exemplaire régularité, il a remarqué que sa merde pue davantage ici qu’à l’extérieur, et même qu’elle ne puait en prison. Il a remarqué aussi que si la merde des zeks pue, leurs poubelles en revanche ne sentent rien. C’est qu’hormis les mégots elles ne contiennent rien d’organique, tout ce qui est organique étant plus ou moins comestible et tout ce qui est comestible étant mangé : telle est la loi du camp.

À 6 h 30, c’est le premier appel, sur le terre-plein central. Nom, prénom, prénom du père, articles de la condamnation. Il y a trois appels par jour et, comme ils sont huit cents, chacun de ces appels dure une bonne heure. En été, ça va, on bronze – l’hiver, c’est plus dur. Édouard s’estime chanceux d’être arrivé au camp d’Engels au mois de mai, ça lui a permis de s’habituer progressivement. Après l’appel vient la zariadka, la demi-heure de gymnastique collective, puis – enfin ! – l’heure du petit déjeuner. Huit cents zeks au crâne rasé se succèdent par fournées dans l’immense réfectoire. Cliquetis de cuillers, lapements, querelles aussitôt étouffées, et par-dessus tout cela une musique indéfinissable, entre hard rock et pot-pourri symphonique, dont les accents martiaux devraient, pense Édouard, inciter à la révolte, à casser tout, à ficher des têtes sur des piques, mais non : le dos rond, protégeant leurs écuelles en fer-blanc de leurs bras comme si on risquait de voler leur pitance, les zeks enfournent en silence kacha et soupe clairette, avec un peu de pain noir. Cette nourriture sans vitamines leur donne le teint gris, à leur merde l’odeur malsaine qu’a remarquée Édouard et, sans qu’ils crèvent de faim, leur ôte toute énergie. C’est certainement voulu.

 

 

À la différence des prisons qu’il a connues, Engels est un camp de travail et même de réhabilitation par le travail : après le petit déjeuner, il faut s’y mettre. Le propre de ce travail est qu’en règle générale il ne sert à rien. Juste après l’arrivée d’Édouard, des pluies abondantes sont tombées, inondant en permanence les bâtiments. Le sol doit être sec pour chacun des trois appels quotidiens, a décrété l’administration, sans quoi tout le monde sera privé de télé – Édouard personnellement s’en fout, mais pour les autres ce serait une tragédie. Le résultat est un spectacle de film burlesque : des processions de détenus écopant avec des verres à eau, du matin au soir, des flaques sans cesse renouvelées. Édouard a d’abord pensé qu’il serait plus rationnel d’améliorer par un travail de maçonnerie le système d’écoulement des eaux. Il a même pensé en faire la remarque, mais heureusement s’en est abstenu, comprenant à temps que si l’administration pénitentiaire ne se comporte pas comme un employeur rationnel, c’est parce que le travail de Sisyphe est une vieille tradition des camps : rien n’est plus déprimant, ont observé tous les vétérans du Goulag, que de s’échiner à une tâche inutile et absurde, comme creuser un trou, puis un autre pour mettre la terre du premier, et ainsi de suite. Le bon zek est un zek abattu, sans ressort : cela aussi est voulu.

À soixante ans, Édouard est considéré comme retraité et à ce titre dispensé des travaux de force, mais on ne le laisse pas pour autant écrire, lire ou méditer comme il pouvait le faire à Lefortovo et Saratov. Jusqu’au soir, il lui est défendu de regagner sa baraque, ses livres et ses cahiers, et il doit s’adonner à des tâches de nettoyage, absurdes aussi. Récurer à fond, vraiment à fond, une rangée de chiottes, cela demande au maximum une heure. On lui en donne quatre pour le faire. Très bien, il y mettra quatre heures. Quatre fois sur le métier il remettra l’ouvrage, aucune cuvette au monde ne brillera davantage, et personne ne le verra, ne serait-ce qu’une minute, bayer aux corneilles.

Ce zèle n’est pas seulement extérieur. Intérieurement, il ne chôme pas non plus. Les occupations fastidieuses et répétitives favorisent la rêverie, et saint Pacha Rybkine, le yogi de Saratov, l’a mis en garde : la rêverie, c’est l’exact contraire de la méditation. Petit bruit de fond mental dont la plupart des gens n’ont même pas conscience alors que c’est la pire des pertes de temps et d’énergie. Pour y échapper, soit il compte ses respirations, les allonge, se concentre sur le trajet de l’air, des narines au bas-ventre et retour, soit il se récite en prêtant attention à chaque vers des poèmes qu’il connaît par cœur, soit, le plus souvent, il écrit. Dans sa tête, bien sûr, comme le faisait cinquante ans avant lui Soljenitsyne : composant phrase par phrase, paragraphe par paragraphe, chapitre par chapitre, les mémorisant au fur et à mesure, et de la sorte améliorant chaque jour les performances d’un disque dur déjà impressionnant.

Le règlement de la colonie n’interdit pas d’écrire, théoriquement, mais d’une part il dispose de peu de temps, au plus une heure le soir, pour sauvegarder le travail de la journée, d’autre part cela excite la curiosité des matons, et cette curiosité n’est pas respectueuse comme dans ses prisons précédentes. Une fois, un de ces types butés et soupçonneux a exigé de voir son cahier, l’a feuilleté dans un silence lourd de menaces, pour finir lui a demandé : « Tu parles de moi, là-dedans ? » Édouard a eu chaud, ce jour-là, et ne prend plus depuis que des notes diplomatiquement édulcorées. Il compte sur sa mémoire pour les compléter quand il sera sorti.

Il fait bien. Juste avant sa libération, ses cahiers disparaîtront mystérieusement et il sera obligé de récrire d’un bout à l’autre, sans aucune note, le livre composé à Engels. Il n’en est que meilleur, estime-t-il.

 

 

 

5

 

 

 

Comment raconter ce que je dois raconter à présent ? Cela ne se raconte pas. Les mots se dérobent. Si on ne l’a pas vécu, on n’en a pas la moindre idée, et je ne l’ai pas vécu. Je connais, en dehors d’Édouard, une personne qui l’a vécu. C’est mon meilleur ami, Hervé Clerc. Il en a parlé dans un livre qui est aussi un essai sur le bouddhisme et s’intitule Les choses comme elles sont. Je préfère ses mots à ceux d’Édouard mais c’est de l’expérience d’Édouard que je dois dire quelque chose ici. Essayons.

 

 

Il se rappelle très bien l’instant d’avant. Un instant ordinaire, de ceux qui tissent le temps ordinaire. Il est occupé à nettoyer l’aquarium qui se trouve dans le bureau d’un officier supérieur. Tous les bureaux d’officiers supérieurs, dans l’administration pénitentiaire, sont équipés d’un aquarium. Aiment-ils tous les poissons ? Pourraient-ils, s’ils ne les aiment pas, demander qu’on retire l’aquarium ? Plus probablement, ils n’y pensent pas. Édouard, pour sa part, aime bien nettoyer les aquariums, c’est moins sale et plus amusant que les chiottes. Avec une épuisette, il a transféré les poissons dans un baquet, vidé l’eau seau par seau, l’aquarium est à sec maintenant et il en récure les parois avec une éponge. Tout en s’adonnant à cette tâche, il travaille sa respiration. Il est calme, concentré, présent à ce qu’il fait et à ce qu’il ressent. Il n’attend rien de particulier.

Et puis sans crier gare tout s’arrête. Le temps, l’espace : pourtant ce n’est pas la mort. Rien de ce qui l’entoure n’a changé d’aspect, ni l’aquarium, ni les poissons dans leur baquet, ni le bureau de l’officier, ni le ciel par la fenêtre du bureau de l’officier, mais c’est comme si tout cela n’avait jusqu’à présent été qu’un rêve et devenait d’un seul coup absolument réel. Porté au carré, révélé, en même temps annulé. Il est aspiré par un vide plus plein que tout ce qui au monde est plein, par une absence plus présente que tout ce qui remplit le monde de sa présence. Il n’est plus nulle part et il est totalement . Il n’existe plus et il n’a jamais été à ce point vivant. Il n’y a plus rien, il y a tout.

On peut appeler ça une transe, une extase, une expérience mystique. Mon ami Hervé dit : c’est un rapt.

 

 

J’aimerais être plus long, plus détaillé, plus convaincant là-dessus, mais je vois bien que je ne peux qu’accumuler les oxymores. Obscure clarté, plénitude du vide, vibration immobile, je pourrais continuer longtemps comme ça sans que le lecteur ni moi en soient plus avancés. Ce que je peux simplement dire, en rapprochant leurs expériences et leurs mots, c’est qu’Édouard et Hervé savent d’une absolue certitude qu’ils ont, l’un dans un appartement parisien, il y a trente ans, l’autre dans le bureau de l’officier dont il nettoyait l’aquarium à la colonie pénitentiaire n° 13 d’Engels, eu accès à ce que les bouddhistes nomment le nirvana. Le réel pur, sans filtre. Alors, de l’extérieur, on peut toujours objecter : oui, mais qu’est-ce qui vous prouve que ce n’était pas une hallucination ? une illusion ? une contrefaçon ? Rien, hormis l’essentiel, c’est que quand on y a été on sait que c’est pour de bon, que cette extinction-là et cette lumière-là ne s’imitent pas.

Ils disent autre chose encore : que quand on est happé, emporté, soulevé jusque-là, on ressent, pour autant qu’il demeure quelqu’un pour ressentir, quelque chose qui est de l’ordre d’un immense soulagement. Congédiés, le désir et l’angoisse qui sont le fond de la vie d’homme. Ils reviendront, bien sûr, car à moins d’être un de ces éveillés dont les Hindous affirment qu’il y en a un par siècle, on ne peut s’établir dans cet état. Mais on a goûté à ce qu’est la vie sans eux, on sait de première main ce que c’est qu’être tiré d’affaire.

 

 

Ensuite on redescend. On a vécu en un éclair toute la durée du monde et son abolition, et on retombe dans le temps. On retrouve le vieil attelage : désir, angoisse. On se demande : « Qu’est-ce que je fais là ? » Alors on peut passer, comme Hervé, les trente années qui suivent à digérer, pensif, cette expérience incomparable. Ou on peut, comme Édouard, retourner à sa baraque, s’allonger sur son châlit et, dans son cahier, écrire ceci :

« J’attendais cela de moi. Aucun châtiment ne peut m’atteindre, je saurai le transformer en félicité. Quelqu’un comme moi peut même tirer jouissance de la mort. Je ne retournerai pas aux émotions de l’homme ordinaire. »

 

 

J’ai écrit ce passage délicat chez Hervé, en Suisse, dans le chalet où nous nous retrouvons deux fois par an pour arpenter les montagnes du Valais. Et dans la bibliothèque de ce chalet, j’ai trouvé un recueil d’articles consacré à Julius Evola. Evola, pour aller vite, était un fasciste italien d’une grande envergure intellectuelle, à la fois nietzschéen et bouddhiste, ce qui en fait un des héros des fascistes cultivés à la Douguine. Du fatras d’érudition traditionaliste répandu dans ce recueil émerge un beau texte de Marguerite Yourcenar. J’y ai noté ceci, qui m’a frappé et que je n’ai pu m’empêcher de rapporter à Édouard :

« Tout détournement des forces acquises par des disciplines mentales au profit de l’avidité, de l’orgueil et de la volonté de puissance n’annule pas ces forces, mais les fait retomber ipso facto dans un monde où toute action enchaîne et où tout excès de force se retourne contre le détenteur de celui-ci […]. Il semble évident que le baron Julius Evola, qui n’ignorait rien de la grande tradition tantrique, n’a jamais songé à se munir de l’arme secrète des lamas tibétains : le poignard-à-tuer-le-Moi. »

 

 

 

6

 

 

 

Édouard est convoqué chez le directeur. Une telle convocation, pour un zek, est a priori de mauvais augure. Il n’a vu le directeur que le jour de son arrivée et il aimerait autant s’en tenir là. Cette fois, cet homme connu pour sa froideur le reçoit avec politesse et lui annonce la visite d’une de ces délégations auxquelles on aime tant montrer la colonie. Un des membres de la délégation, le conseiller-du-président-pour-les-droits-de-l’homme Pristavkine, a exprimé le désir de rencontrer le détenu Savenko. Le détenu Savenko est-il d’accord ?

Le détenu Savenko n’en revient pas. D’abord qu’on lui demande son avis car un zek n’a pas à être d’accord ou pas d’accord, seulement à filer doux, ensuite de l’intérêt pour lui de ce Pristavkine. C’est un apparatchik culturel, gorbatchévien bon teint, qu’il connaît pour l’avoir affronté lors d’un débat sur les crimes du communisme. Ils se sont violemment engueulés, Édouard a traité Pristavkine de traître et de vendu, et Pristavkine par la suite n’a pas manqué une occasion de s’en prendre à lui, le fasciste, au point d’écrire dans la Literatournaïa Gazeta : « Qu’il reste donc en prison, c’est là qu’il est le mieux. »

Édouard se méfie donc, et du bonhomme, et de la mauvaise impression que cette élection peut faire autour de lui. Il accepte pourtant et, le jour venu, se retrouve dans une salle d’attente jouxtant le bureau du directeur avec une dizaine de détenus bien rasés, bien propres, visiblement triés sur le volet afin de faire bon effet à la délégation. Ils attendent sans rien dire, sans oser se regarder, embarrassés d’être là. Enfin arrivent les délégués, dont on voit à leur teint vermeil qu’ils sortent d’un déjeuner bien arrosé. Ils passent une demi-heure à demander aux détenus si ça va, s’ils sont bien traités – ce qui, en son for intérieur, fait ricaner Édouard : sont-ils assez idiots pour imaginer qu’un zek, en présence du directeur et sachant ce qui l’attend dès que les visiteurs auront le dos tourné, aura le courage de répondre que non, ça ne va pas ? Qu’on le traite mal ? Du coin de l’œil, il observe Pristavkine, qui du coin de l’œil l’observe aussi. Depuis la dernière fois qu’ils se sont vus, il a perdu des cheveux, pris de l’embonpoint et de la couperose : la vie d’aventurier conserve mieux, pense le svelte Édouard, que celle d’apparatchik. Enfin, Pristavkine dit au directeur, mais à voix assez haute pour que tout le monde entende, qu’il aimerait s’entretenir en tête-à-tête avec le détenu Limonov.

« Savenko », corrige l’intéressé.

« Mais bien sûr, s’empresse le directeur. Allez dans mon bureau. »

 

 

Les deux hommes s’y retirent, sous le regard ébahi des autres. Un moment de flottement : on s’assied où ? S’il ne tenait qu’à Édouard, il resterait debout tandis que le visiteur prendrait place dans le fauteuil directorial – c’est la réalité de leurs situations et si on lui proposait de les échanger il n’accepterait pas –, mais Pristavkine le prend par le bras et ils s’installent tous deux sur une banquette, devant une table basse, comme de vieux amis.

« Cigare ? » propose Pristavkine. Édouard dit qu’il ne fume pas. « Bon, reprend Pristavkine, l’haleine chargée de cognac, ça a assez duré, cette plaisanterie. Vous êtes un grand écrivain russe, Édouard Veniaminovitch. Votre Livre des eaux est un chef-d’œuvre. Si, si, laissez-moi le dire : un chef-d’œuvre. D’ailleurs, les connaisseurs ne s’y trompent pas. Vous avez vu que vous êtes sur la shortlist du Booker Prize ? Le PEN Club se soucie de votre sort et, bien sûr, les organes ne le reconnaîtront jamais officiellement, mais cette accusation de terrorisme, ça ne tient pas debout. Les temps changent, il ne faut pas se tromper de cible. La véritable criminalité, aujourd’hui, est économique : quelqu’un comme Mikhaïl Khodorkovski, qui détourne des milliards de dollars, oui, c’est un criminel, et de la pire espèce, qu’on a eu mille fois raison de mettre en prison. Mais un artiste comme vous, Édouard Veniaminovitch, un maître de la prose russe… Votre place n’est pas parmi des assassins.

– Certains sont des gens très bien, dit Édouard.

– Ah bon ? Vous trouvez que les assassins sont des gens bien ? » Pristavkine s’esclaffe avec bonhomie. « C’est une opinion d’écrivain. Dostoïevski disait ça aussi… En tout cas, on a été trop sévère avec vous. Mais ne vous inquiétez pas, Édouard Veniaminovitch, on va arranger ça.

– Je ne suis pas contre, dit prudemment Édouard.

– Eh ! Qui le serait ? Maintenant, ce qui faciliterait les choses, ce serait que vous vous reconnaissiez coupable. Ne faites pas cette tête-là, je sais que vous avez refusé de le faire à votre procès, mais entendez-moi bien : ce serait purement formel, histoire de ne pas faire perdre la face à nos amis du FSB, vous savez comme ils sont susceptibles. À la limite, personne ne le saura. Ce sera dans votre dossier et voilà tout. Vous reconnaissez ça, et dans un mois, deux tout au plus, vous êtes dehors. »

Édouard le regarde, essayant de deviner sur son visage si c’est un piège. Puis il secoue la tête : plus qu’à la liberté, il tient à sa réputation de dur qui ne se couche pas.

« Réfléchissez », dit Pristavkine.

 

 

Après cette visite, son sort est incertain et le fait qu’on en décide en haut lieu lui vaut un statut bizarre : respect, jalousie, idée qu’il vaut mieux ne pas s’y frotter. Quand on lui en parle, il minimise : ce Pristavkine devait être bourré, tout cela n’aura pas de suite.

Il se trompe, et son avocat, en venant le voir de Moscou, le lui confirme. L’opinion s’est retournée en sa faveur. On ne le voit plus comme un terroriste mais, oui, comme une sorte de Dostoïevski, écrivant de grands livres du fond de la maison des morts, et l’opportuniste Pristavkine a dû se dire que c’était une occasion rêvée de jouer au libéral. Édouard, cependant, s’obstine à refuser la condition qu’on lui a posée. Il y va, estime-t-il, de son honneur. L’avocat propose une solution casuiste : on élude la question de la culpabilité, on insiste en revanche sur le fait qu’il n’a jamais contesté le verdict.

Comme ça, d’accord, consent Édouard.

 

 

Ensuite, ça va très vite. Trop vite, même. Il s’était installé dans le rythme d’une longue peine, il y avait ajusté ses pensées, ses projets, jusqu’à son métabolisme, et voilà qu’on lui annonce que dans dix jours, dans huit, dans trois, c’est fini, on replie le décor, on congédie les figurants, on passe à un autre film. Le directeur ne le convoque pas, mais l’invite à passer dans son bureau et le traite désormais en VIP – comme si, avant, c’était une blague, un jeu de rôles qu’on peut, la partie terminée, commenter entre gens de bonne compagnie. Il lui fait signer son exemplaire du Livre des eaux, s’inquiète du souvenir que l’ex-détenu de marque gardera de son établissement. « Je n’hésiterai pas à le recommander à mes amis », répond Édouard, et le directeur s’enchante de tant d’esprit : « Vous le recommanderez à vos amis ! Ah ah ! Quel plaisantin vous faites, Édouard Veniaminovitch ! »

Les libérations anticipées, à Engels, sont rares, et la sienne sent tellement le piston qu’il est gêné auprès de ses compagnons. Après avoir tout fait, en toute sincérité, pour leur montrer qu’il est un petit moujik comme eux, ballotté par le vent mauvais des prisons, il n’est pas loin de se voir, dans leurs yeux, comme un de ces journalistes qui le temps d’un reportage jouent au sans-abri ou au taulard et, leur safari terminé, disent aux copains : « Ciao, les gars, c’était super, je penserai à vous, je vous enverrai du foie gras pour Noël » – promesse qu’en général ils oublient. Quelqu’un comme ça, Édouard le toiserait avec dégoût, et il est à la fois soulagé et surpris de constater que personne à Engels ne lui en veut et même que son prestige monte en flèche. Ils sont tout contents, apparemment, de connaître un type important dont les affaires se règlent par des magouilles au plus haut niveau, de pouvoir raconter qu’ils l’ont connu, et c’est finalement lui que tant de candeur dégoûte un peu.

 

 

La veille de sa libération, il est autorisé à reprendre sa valise à la consigne. Cette valise est un de ses fétiches. Il l’a fauchée à Steven en quittant New York pour Paris, elle l’a suivi partout, à la guerre, dans l’Altaï, dans ses prisons successives, et elle contient deux chemises, une noire et une blanche. Le soir, il y a un pot d’adieu dans la baraque, des embrassades, des tapes dans le dos, et on discute longuement laquelle des deux chemises convient le mieux pour sa sortie. La question a d’autant plus importance que l’événement doit être filmé : la télé en a fait la demande, Édouard hésitait mais le directeur a beaucoup insisté et les détenus, quant à eux, sont excités par cette perspective comme des enfants à qui on a promis de les emmener au cirque.

« Il faut que tu mettes la blanche, c’est plus chic, dit Anton, un gentil garçon condamné à trente ans pour meurtre aggravé d’actes de barbarie.

– Mais, Anton, objecte Édouard, je sors de prison, pas d’une boîte de nuit.

– Quand même, il faut être chic : tu es un écrivain célèbre.

– Il n’y a pas d’écrivain célèbre ici, seulement des zeks », répond Édouard, et avant même d’avoir fini cette phrase il a honte de sa fausseté et de sa démagogie. Bien sûr qu’il est un écrivain célèbre. Bien sûr que son sort n’a rien à voir avec celui d’Anton.

 

 

La colonie, depuis le réveil, est sens dessus dessous à cause de l’équipe de télé. Ils sont une demi-douzaine : journaliste, réalisateur, cadreur, preneur de son, assistants, et parmi eux trois filles. Des filles jeunes, qui comme c’est l’été portent des jupes courtes et des débardeurs ajustés, des filles qui sentent le parfum et sous le parfum la femme, le dessous de bras, la chatte, des filles qui affolent complètement le troupeau de zeks qu’elles mettent en place pour l’appel du matin, sur le terre-plein central. L’heure de cet appel est depuis longtemps passée, l’équipe n’est pas arrivée assez tôt pour assister au vrai, et le réalisateur, de toute façon, a son idée sur ce à quoi doit ressembler le vrai. Le directeur s’attendait à ce qu’on mette en avant, comme lui-même l’exige quand une délégation vient en visite, les détenus les plus présentables, or à mesure que le tournage avance il est de plus en plus évident que l’intention du réalisateur n’est pas de souligner le charme de l’établissement et la bonne mine de ses pensionnaires, mais au contraire de montrer que l’aventureux écrivain Limonov sort de l’enfer. Malgré les protestations du directeur, les jolies assistantes ont mission de rassembler les trognes les plus hideuses, le cameraman de faire des plans de coupe sur des lézardes, des flaques boueuses, des tas d’ordures – chose assez difficile dans une colonie dans l’ensemble extrêmement bien tenue. Je ne leur jette pas la pierre : j’ai fait exactement pareil quand j’ai tourné une séquence de mon film documentaire à la colonie pour mineurs de Kotelnitch, ayant espéré un spectacle dantesque et me résignant mal à ce qu’il ne le soit pas.

Au milieu de tout ce remue-ménage, Édouard fait avec conscience ce qu’on lui a demandé. Il joue son propre rôle. Dans la scène de l’appel, encadré par deux figurants idéalement patibulaires, il lance à pleine voix ses nom, prénom, prénom du père et articles de condamnation. C’est la dernière fois qu’il le fait mais il faudra trois prises, le réalisateur n’étant pas satisfait des deux premières. Au réfectoire, ensuite, il sauce son écuelle tout en poursuivant une conversation « naturelle » avec les autres. « Faites comme si on n’était pas là, les gars, répète le réalisateur, faites comme si c’était un jour ordinaire. »

Les détenus, dans l’ensemble, sont à la fête, et se disputent l’honneur d’être dans le cadre à côté du héros. « On me voit, là ? On me voit ? » demandent-ils en jouant des coudes. Et lui, tout en poursuivant avec eux cette conversation faussement naturelle, faussement ordinaire, dont il ne restera que ses répliques parce que lui seul a un micro-cravate, il pense qu’il a fait une connerie d’accepter cette histoire de télé. Il pense que c’est dommage de s’en aller comme ça. Peut-être même pense-t-il que c’est dommage de s’en aller tout court. Bien sûr, il brûle de retrouver la liberté, la petite Nastia et les gars du parti. Mais il ne sera plus jamais l’homme qu’il a été ici. On peut dire que c’est l’enfer, la colonie, mais par la seule force de son esprit il a été capable d’en faire un paradis. Elle lui est devenue aussi hospitalière qu’à un moine son couvent. Les trois appels quotidiens étaient ses offices, la méditation son oraison, et le ciel, une fois, s’est ouvert pour lui. Chaque nuit, entouré des ronflements de la baraque, il s’est enivré en secret de sa force, du métal de son âme surhumaine dans laquelle un processus mystérieux, commencé dans l’Altaï auprès du trappeur Zolotarev, était en train de s’accomplir : une libération véritable, éternelle, dont il se demande avec une soudaine inquiétude si sa libération temporelle ne risque pas de le priver. Il a toujours pensé que sa vocation est de s’enfoncer le plus profond possible dans la réalité, et la réalité, c’était ici. Maintenant, c’est fini. Le meilleur chapitre de sa vie est derrière lui.