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Ils sont assis, coincés devant un mur aveugle, dans l’angle droit formé par deux tables en formica brun. On n’en verra pas plus du décor, qui peut être une salle de classe, une cantine, un local administratif. Elle porte un manteau clair avec un foulard de paysanne, lui un pardessus sombre, une écharpe, et il a posé sur la table, devant lui, sa chapka de mouton retourné. Ils ont l’air d’un couple de retraités. La caméra ne les quitte pas, le cadre bouge sans rime ni raison, petits zooms avant et arrière, petits panoramiques, mais il n’y a pas de contrechamp. On ne voit pas les hommes assis ou debout en face d’eux. On ne voit pas le visage de celui qui, hors champ, d’une voix coléreuse et monotone, accuse les deux petits vieux d’avoir vécu dans un luxe effréné, fait mourir de faim des enfants, commis un génocide à Timişoara. Après chaque salve d’accusations, le procureur invisible les invite à répondre, et ce que l’homme répond, tout en triturant sa chapka, c’est qu’il ne reconnaît pas la légitimité du tribunal. Sa femme, par moments, s’emporte, commence à argumenter, alors pour la calmer il pose sa main sur la sienne, d’un geste familier, émouvant. Par moments aussi, il regarde sa montre, de quoi on a déduit qu’il attendait l’arrivée de troupes qui les délivreraient. Mais ces troupes n’arrivent pas et, au bout d’une demi-heure, on coupe. Ellipse. Le plan suivant montre leurs corps ensanglantés gisant sur le pavé d’une rue, ou d’une cour, on ne sait pas où.

 

 

La scène a l’étrangeté d’un cauchemar. Filmée par la télévision roumaine, elle a été diffusée sur les chaînes françaises le soir du 26 décembre 1989. Je l’ai vue, médusé, avant de partir réveillonner à Prague, et Limonov à son retour de Moscou. Il avait retrouvé et ramené Natacha qui était douce et gentille, comme toujours après ses fugues. Peut-être a-t-il pensé à leur union, à son rêve de vieillir et mourir auprès d’elle, je suis sûr en tout cas qu’il a pensé à ses parents quand, à peine l’émission terminée, il a écrit l’article dont j’extrais ces lignes : « La cassette qui devait justifier le meurtre du chef de l’État roumain est le témoignage éclatant et terrible de l’amour d’un vieux couple, cet amour qui s’exprime par des pressions de mains et des regards. Certainement, lui et elle étaient coupables de quelque chose. Il est impossible que le leader d’une nation ne le soit pas. Le plus innocent a forcément signé un décret indigne, n’a pas gracié untel, c’est le métier de leader qui le veut. Mais traqués, coincés dans l’angle d’une pièce anonyme, manquant de sommeil, s’aidant mutuellement à affronter la mort, ils nous ont donné sans l’avoir répétée une représentation digne des tragédies d’Eschyle et de Sophocle. En voguant ensemble, simples et majestueux, vers l’éternité, Elena et Nicolae Ceauşescu ont rejoint les couples d’amoureux immortels de l’histoire mondiale. »

Je n’aurais pas formulé les choses avec tant de lyrisme et ne pensais pas ce couple de tyrans ubuesques coupable seulement d’erreurs inévitables quand on exerce le pouvoir. Cependant, je me rappelle avoir, moi aussi, éprouvé un violent malaise devant cette parodie de justice, cette exécution sommaire, jusqu’à cette mise en scène qui se voulait exemplaire et manquait totalement son but car, en effet, si criminels qu’ils aient pu être, la dignité se trouvait du côté des accusés – j’ai ressenti la même chose, plus tard, quand on a débusqué puis pendu Saddam Hussein. L’année enchantée qui avait vu, dans toute l’Europe, des révolutions sans violence porter au pouvoir des humanistes à la Václav Havel prenait fin sur une note déplaisante.

 

 

Dans les mois qui ont suivi, d’autres signaux bizarres sont venus de Roumanie. La révolution qui avait abattu les Ceauşescu revendiquait des milliers de martyrs, massacrés dans un ultime sursaut par le régime en perdition. On s’est particulièrement ému des charniers découverts à Timişoara. 4000 morts était le chiffre généralement avancé. Libération précisait : 4630. 70000, renchérissait bravement TF1. À l’heure de la dinde et du foie gras, les journaux télévisés montraient, sortis de fosses hâtivement creusées, des cadavres squelettiques, terreux, en pyjamas rayés. L’Europe tremblait. On parlait d’envoyer des brigades internationales pour arrêter le génocide que poursuivaient les tueurs aux abois de la Securitate, la police politique de Ceauşescu. Or il s’est révélé, premièrement que les cadavres, quelques dizaines au plus, avaient été déterrés pour les caméras au cimetière de Timişoara où ils reposaient après être morts de leur belle mort, deuxièmement que les tueurs de la Securitate, loin de procéder à un génocide suicidaire, s’étaient beaucoup plus sagement reconvertis comme cadres du Front de salut national, le parti du nouveau président, Ion Iliescu. Interdit, chargé de tous les crimes, le Parti communiste s’était contenté de changer de nom et de leader, mais prospérait toujours, et les élections du mois de mars 1990, qui lui ont donné une large majorité, ont justifié le mot cruel décrivant les Roumains comme le seul peuple dans l’histoire à avoir librement élu des communistes. Tout cela m’intriguait tant que je suis allé, ce printemps-là, faire un reportage en Roumanie.

 

 

Freud a théorisé la notion d’Unheimliche, qu’on traduit par « l’inquiétante étrangeté » et qui désigne cette impression qu’on peut avoir en rêve, et quelquefois dans la réalité : ce qu’on a devant soi, qui semble familier, est en fait profondément étranger. Alien, dirait-on en anglais. La Roumanie postrévolutionnaire m’a fait l’effet d’un véritable Disneyland de l’Unheimliche. Une twilight zone, que d’inquiétantes rumeurs disaient minée comme un gruyère par un réseau de galeries souterraines creusées par la police secrète et où les gens disparaissaient. Une zone de crépuscule perpétuel et sournois, figée dans l’entre-chien-et-loup, et encore les dizaines de milliers de chiens errants qui divaguaient dans Bucarest, disputant leur pitance à des dizaines de milliers d’enfants, errants aussi, paraissaient-ils moins redoutables que les loups en quoi chaque homme s’était transformé pour son prochain. La haine, le soupçon, la calomnie empêchaient de respirer, comme un gaz toxique. Je me rappelle, entre tant d’exemples, cet écrivain, couvert depuis vingt ans de prix et de fonctions officielles, qui me bassinait avec sa « résistance intérieure » au régime honni, et quand je lui ai demandé si tout de même, étant entendu que je ne lui jetais nullement la pierre, que je comprenais très bien la quasi-impossibilité d’une telle attitude, d’autres n’avaient pas résisté un peu moins intérieurement que lui, s’il ne pouvait pas me citer des noms (je pensais à quelques opposants à la réputation sans tache, les homologues locaux de Sakharov), il m’a regardé avec gravité avant de répondre qu’il préférait les taire, par discrétion et miséricorde, nul n’ignorant que la Securitate recrutait ses plus zélés informateurs parmi ces prétendus opposants. Bien. On est jusque-là dans le premier degré du tortueux. Le second, qui corse les choses, c’est que tous les esprits subtils à qui je rapportais cette réponse m’ont dit que, bien sûr, mon interlocuteur avait raison. Nul ne l’ignorait, tout le monde le savait, c’était de notoriété publique.

 

 

Le moment est venu de parler des esprits subtils. C’est en Roumanie que j’ai fait leur connaissance, ils ont fleuri dans les décombres du communisme. Diplomates, journalistes, observateurs en poste depuis longtemps dans le pays, ils se sont fait une spécialité de prendre systématiquement le contre-pied des discours officiels, des clichés médiatiques et des illusions bien-pensantes. Ennemis jurés du « politiquement correct », les esprits subtils s’enchantent de soutenir que le KGB (ou la Securitate), dénoncés par les naïfs comme des officines de ténèbre et de mort, n’étaient en réalité que des équivalents de notre ENA, ou que l’œuvre scientifique qui a valu à Elena Ceauşescu d’être docteur honoris causa de toutes les universités de son pays n’était pas si nulle qu’on l’a dit, et pas nuls non plus les poèmes de Radovan Karadžić, qui va bientôt faire son apparition dans ce livre. Les esprits subtils avaient l’oreille de notre président Mitterrand, ils ont imprimé leur marque à sa politique étrangère, et la Roumanie où tout était double, truqué, perfide, où les charniers qui excitaient la compassion indignée de l’Occident étaient réellement de sinistres mascarades, avait tout pour être leur Eldorado.

Après deux semaines passées à perdre pied dans cette fondrière de mensonges et de calomnies croisées, j’étais mûr pour entendre les impressions d’un vieux Roumain exilé depuis trente ans en France et qui, revenu depuis peu dans son pays, m’a dit quelque chose de pas du tout subtil, mais pas politiquement correct pour autant : « Vous avez vu leurs gueules, dans la rue ? Vous avez vu leurs gueules ? La pauvreté, la crasse, je veux bien, mais cette méfiance butée, cette bassesse, cette trouille mauvaise répandues sur les visages ? Mon peuple n’était pas comme ça, je vous assure. Ce n’est pas mon peuple. Je ne comprends pas. Qui sont ces gens ? » Et ce qui tremblait dans sa voix, c’était exactement l’horreur du héros dans L’Invasion des profanateurs de sépultures, le vieux film de science-fiction des années cinquante, quand il découvre que les hommes ont été, peu à peu, remplacés par des extraterrestres et que chacun de ses familiers, en apparence inchangé, est en réalité un mutant malfaisant.

 

 

Vers la fin de mon séjour, le président Iliescu et son Premier ministre Petre Roman ont appelé les travailleurs à défendre la « démocratie » (je mets des guillemets ici, il en faudrait presque à chaque mot) contre un complot néo-fasciste non moins imaginaire que le génocide perpétré à Timişoara par la Securitate. Ce qui n’était, en revanche, pas imaginaire du tout, c’est la lourde logistique d’autocars et de trains spécialement affrétés par le Front de salut national pour faire venir à Bucarest, le 14 juin 1990, vingt mille mineurs galvanisés par un bourrage de crâne frénétique, armés de barres de fer, et qui pendant deux jours ont terrorisé la ville, tabassant en priorité toute personne suspecte d’opposition, puis, comme ça ne faisait pas assez de monde, un peu n’importe qui, à l’aveuglette, histoire de montrer qu’on ne rigolait pas. Je bouclais alors mon reportage dans les montagnes des Carpates et ne suis rentré à Bucarest que pour la fin du spectacle. Les mineurs, félicités par le président Iliescu, commençaient à partir et les journalistes à affluer, envahissant l’hôtel Intercontinental où, retardant mon départ, j’ai passé trois jours à attendre qu’il se passe quelque chose, à guetter dans la ville des débuts d’attroupement qui se délitaient, à écouter les rumeurs que l’hôtel centralisait, à me demander s’il valait mieux partir, au risque de manquer à nouveau l’événement, ou m’attarder, au risque de ne plus trouver de raison valable pour partir.

Durant ces trois jours, j’ai beaucoup parlé avec un journaliste américain qui s’était fait assez sérieusement démonter la gueule et, par ailleurs, partageait ma passion pour les histoires de science-fiction paranoïaques dont L’Invasion des profanateurs de sépultures est le paradigme. Nous faisions assaut de titres de nouvelles et de films, de noms d’auteurs, et, arrivés à Philip K. Dick, nous sommes tombés d’accord : ses romans, qui peignent avec une terrifiante acuité la désagrégation de la réalité et des consciences qui la perçoivent, étaient les seuls guides fiables pour un voyage dans la twilight zone roumaine.

L’un d’eux, La Vérité avant-dernière, peint une humanité qui, à la suite d’une guerre bactériologique, s’est réfugiée dans des abris souterrains où elle mène, depuis des années, une existence atroce. Par la télévision, elle sait qu’à la surface la guerre fait rage, que chaque semaine des villes sont détruites et l’atmosphère encore plus empoisonnée. Mais un jour une rumeur se met à circuler : la guerre est finie depuis longtemps ; une poignée de puissants, maîtres du réseau télévisuel, en organise le simulacre à seule fin de maintenir sous terre une population trop nombreuse et de couler sans elle des jours paisibles, sous la voûte étoilée. La rumeur enfle – le pire, c’est que bien sûr elle est vraie –, et on imagine quelle haine, abjecte et justifiée, anime les hommes du souterrain quand ils se lancent à l’assaut de la surface. C’est cette sorte de haine que nous avions vue, le journaliste américain et moi, briller dans les yeux des mineurs débarqués à Bucarest pour « sauver la démocratie », et j’avoue que nous avons formé le vœu impie, au bar de l’Intercontinental, qu’elle se retourne un jour contre ceux qui l’avaient attisée.

 

 

 

2

 

 

Je suis rentré de Roumanie troublé, et persuadé que la meilleure façon de rendre compte de ce trouble était d’écrire la vie de Philip K. Dick. Ce travail m’a occupé deux ans, durant lesquels je n’ai suivi que d’assez loin ce qui se passait dans le monde, en particulier dans ce qu’on s’est mis à appeler l’ex-Yougoslavie. Au début, quand il s’agissait seulement des Serbes et des Croates, c’était pour moi comme les Syldaves et les Bordures dans Tintin : des villageois moustachus, portant chèches et gilets brodés, et enclins, après boire, à décrocher leurs fusils pour s’entretuer au nom de très anciennes querelles – comme la possession d’un champ que les Serbes, d’une façon difficile à comprendre pour d’autres qu’eux, considèrent comme le lieu le plus sacré de leur histoire parce qu’il a été le théâtre de leur plus cuisante défaite. Cela semblait, de loin, aussi décourageant que la Roumanie, il y avait de quoi se dire que l’euphorie de l’année 1989 était bien retombée mais, faute d’opinion bien arrêtée, j’écoutais les discussions sans y intervenir.

La plupart de mes amis, à la suite d’Alain Finkielkraut, prenaient fait et cause pour l’indépendance des Croates au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. L’argument, à l’époque, paraissait sans réplique : quand on veut s’en aller on s’en va, on ne retient pas une nation de force dans la prison d’une autre. Certains y répliquaient, cependant. D’abord, que si on allait par là, il faudrait accorder le même droit à quiconque le réclame, Corses, Basques, Flamands, Italiens de la Ligue du Nord, et qu’on ne s’en sortirait jamais. Ensuite, que la France était historiquement amie des Serbes, qui avaient résisté à l’Allemagne nazie tandis que les Croates avaient été, non seulement pro-nazis, mais pro-nazis particulièrement zélés et sanguinaires. Ceux qui usaient de cet argument évoquaient volontiers la scène mémorable de Kaputt où Malaparte, rendant visite au leader croate Ante Pavelić, avise un panier de choses grises et visqueuses, demande si ce sont des huîtres de Dalmatie et s’entend répondre que non, ce sont vingt kilos d’yeux serbes rapportés en cadeau à leur chef par ses braves oustachis – ainsi s’appelaient les partisans croates ; côté serbe, c’étaient les tchetniks.

Dernier argument, enfin, et qui me semblait le plus convaincant : même si on jugeait légitime l’aspiration des Croates à l’indépendance, le sort des Serbes depuis longtemps établis sur leur territoire s’annonçait peu enviable. Majoritaires et dominants en Yougoslavie, ils allaient se retrouver minoritaires et dominés en Croatie. On pouvait comprendre leur inquiétude quand les premiers gestes de la démocratie croate présidée par Franjo Tudjman étaient de supprimer dans les lieux publics les inscriptions en cyrillique, de limoger les Serbes de leurs postes dans les administrations et de remplacer le drapeau à étoile rouge de la Fédération yougoslave par celui, à damier rouge et blanc, de l’État indépendant de Croatie, créé en 1941 par les Allemands et qui, pour ceux qui avaient vécu la Seconde Guerre mondiale, évoquait à peu près les mêmes associations que la croix gammée. Je dis tout cela pour rappeler que, dans les premiers mois de l’implosion de la Yougoslavie, la répartition des rôles entre bons et méchants ne s’imposait pas avec évidence et que, même s’il entrait là-dedans une bonne dose de propagande, il n’était pas tout à fait délirant de voir les Serbes de Croatie comme des sortes de Juifs promis à la persécution. Les choses n’ont commencé à se clarifier qu’avec la destruction spectaculaire de Vukovar, et c’est justement là que nous retrouvons Limonov.

 

 

En novembre 1991, il est invité à Belgrade pour la parution d’un de ses livres et, lors d’une séance de signatures, reçoit la visite d’hommes en uniforme qui lui demandent ce qu’il sait de la République serbe de Slavonie. À vrai dire, pas grand-chose. Il s’agit, lui explique-t-on, d’une enclave peuplée de Serbes à la pointe orientale de la Croatie. Ces Serbes, ne voulant pas suivre les Croates dans leur sécession, ont à leur tour fait sécession, les Croates ne sont pas d’accord, c’est donc la guerre, et une position clé de cette guerre, Vukovar, vient de tomber : est-ce que ça lui dit de venir voir ?

Édouard avait d’autres plans, ce qui se passe dans son propre pays l’intéresse davantage que ces disputes de paysans balkaniques, mais il pense qu’à bientôt cinquante ans il n’a jamais été à la guerre, que c’est une expérience qu’un homme doit faire un jour, il dit donc oui. D’excitation, il ne dort pas de la nuit. À l’aube, deux officiers viennent le chercher à son hôtel. On s’engage sur l’autoroute qui relie Belgrade, capitale de la Serbie, à Zagreb, capitale de la Croatie. Cette autoroute, désertée depuis le début des hostilités par les véhicules de tourisme, est en revanche jalonnée de barrages et de checkpoints. Pendant que des soldats contrôlent les documents des voyageurs, d’autres les tiennent en joue et la suspicion monte quand on s’aperçoit que, bien que russe et pour cette raison présumé pro-serbe, Édouard a un passeport français, ce qui veut dire catholique et présumé pro-croate. Les choses s’arrangent avec quelques insultes bien senties à l’endroit de Tudjman et de Genscher, le ministre des Affaires étrangères allemand qui a plaidé auprès de ses homologues européens pour la reconnaissance de la Croatie indépendante et passe donc à Belgrade pour le théoricien d’un IVe Reich. On se promet de pendre l’un avec les intestins de l’autre, on boit un coup pour sceller cette promesse, puis on repart.

Un détail devrait faire tiquer Édouard dans la version de l’affaire qu’on lui présente : c’est que tous ces militaires acquis à la cause serbe portent l’uniforme de l’armée fédérale yougoslave, qui existe toujours, qui s’interdit en théorie de prendre part au conflit mais qui en réalité, composée qu’elle est de Serbes dans son écrasante majorité, vient de consciencieusement pilonner Vukovar et toutes les positions croates avoisinantes. Ce détail ôte de sa crédibilité au rapprochement que j’ai esquissé, que développe complaisamment l’officier chargé d’accompagner Édouard, entre le sort des Serbes et celui des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale : imagine-t-on que ceux-ci, pour se défendre des nazis, aient disposé de l’indéfectible appui de la Wehrmacht ? Mais cela, Édouard s’en fout. Ce qui lui plaît, ce sont les soldats en armes, les blindés, les sacs de sable, les uniformes vert-de-gris qui se détachent sur la neige, les tirs de mortier qu’on commence à entendre au loin. C’est, bientôt, de traverser des villages dont les ruines fument encore. C’est de pouvoir se croire, dans ce coin glacial des Balkans, en 1941 et non en 1991. C’est la guerre, la vraie, celle que son père n’a pas faite, et il y est.

 

 

Vukovar a été libérée par les troupes serbes deux jours plus tôt. Que, sans ironie aucune, on appelle « libération », autour de lui, une destruction totale, ça ne le fait pas tiquer non plus. Berlin aussi était en ruine quand l’Armée rouge l’a libérée et c’est, en plus petit, à Berlin en 1945 que fait penser cette autrefois jolie ville habsbourgeoise. Quand il repassera à Belgrade, un écrivain à qui il racontera son équipée lui demandera naïvement à quel hôtel il est descendu, et Édouard, mesurant ce qui sépare d’un pékin comme son interlocuteur un homme qui, comme lui, a vu la guerre de près, renoncera à lui faire comprendre qu’il n’y a plus d’hôtels à Vukovar, très peu de maisons encore debout, et aucune en état d’être habitée. Juste une friche de gravats, de ferraille tordue, de verre pilé, que des bulldozers commencent à déblayer. Interdiction, à cause des mines, de faire un pas de côté pour pisser. Pas un oiseau dans le ciel. Peu de morts, on les a déjà évacués, en revanche il en voit tout son content quand on l’emmène visiter le Centre d’identification des corps.

Cadavres suppliciés, violacés, carbonisés. Gorges tranchées. Odeur de chairs qui se décomposent. Sacs de restes humains que des soldats déchargent des camions. Qui étaient ces hommes ? Des Serbes ? Des Croates ? « Des Serbes, évidemment », répond l’officier qui le guide. Il semble choqué par la question : les victimes de la guerre, pour lui, sont serbes par définition, et les bourreaux croates. C’est peut-être vrai cinquante kilomètres plus loin, c’est plus difficile à soutenir aux abords d’une ville croate littéralement anéantie par l’artillerie serbe (enfin, fédérale…) et dont un quart de la population manque à l’appel. Peu importe. Édouard se doute bien qu’il y a des deux côtés autant de paysans injustement chassés de chez eux, autant de victimes innocentes et autant de guerriers valeureux. Il ne croit pas qu’un camp ait entièrement raison et l’autre entièrement tort, mais il ne croit pas non plus à la neutralité. Un neutre, c’est un pleutre, Édouard n’en est pas un et il se sent placé par le destin au côté des Serbes.

À cette place, il se sent bien. Il se sent bien, le soir, auprès des braseros où des hommes mal rasés réchauffent leurs mains gonflées, aux ongles noirs. Il se sent bien, la nuit, dans le baraquement où flotte une lourde odeur de poêle à charbon, d’alcool de prune et de pieds. Il a rêvé, enfant, de ces bivouacs et de cette fraternité guerrière, le sort les lui a refusés et voilà que sans prévenir, à un détour du chemin, il le rend à tout ce pour quoi il était fait. En deux heures à la guerre, pense-t-il, on en apprend plus sur la vie et les hommes qu’en quatre décennies de paix. La guerre est sale, c’est vrai, la guerre est insensée, mais merde ! La vie civile est insensée aussi à force d’être morne et raisonnable et de brider les instincts. La vérité, que personne n’ose dire, c’est que la guerre est un plaisir, le plus grand des plaisirs, sinon elle s’arrêterait tout de suite. Une fois qu’on y a goûté, c’est comme l’héroïne, on veut en reprendre. On parle d’une vraie guerre, bien sûr, pas de « frappes chirurgicales » et autres saloperies bonnes pour les Américains qui veulent faire le gendarme chez les autres sans risquer leurs précieux pioupious dans des combats « au sol ». Le goût de la guerre, la vraie, est aussi naturel à l’homme que le goût de la paix, il est idiot de vouloir l’en amputer en répétant vertueusement : la paix c’est bien, la guerre c’est mal. En réalité, c’est comme l’homme et la femme, le yin et le yang : il faut les deux.

 

 

Les guerres en ex-Yougoslavie n’ont pas, ou presque pas, été menées par des armées régulières mais par des milices et, arrivé à ce point, je voudrais appeler à la barre deux témoins qui ont suivi toute l’affaire, sur le terrain, et qui ont écrit des livres dessus. Il s’agit de Jean Rolin et Jean Hatzfeld. Le premier est mon ami, je connais un peu le second, je les admire tous les deux. Eux-mêmes sont très liés et leurs récits se recoupent. Celui de Jean Rolin s’appelle Campagnes, celui de Jean Hatzfeld L’Air de la guerre.

À la première page de Campagnes, Jean Rolin décrit, je le cite, « un barrage de miliciens dont il n’était pas facile de déterminer l’obédience. C’était le début de la guerre, il faisait beau, les pertes étaient encore limitées de part et d’autre, et tout neuf le plaisir de porter des armes et de s’en servir pour imposer sa loi, terroriser les civils, abuser des filles, enfin jouir gratuitement de toutes ces choses si longues et si coûteuses à se procurer en temps de paix quand il faut travailler, et encore, pour les obtenir ». À ces meutes de jeunes paysans enchantés de se bourrer la gueule en tirant des coups de feu sont bientôt venus se joindre toutes sortes de supporters de foot, petits et grands délinquants, authentiques psychopathes, mercenaires étrangers, slavophiles russes venus défendre l’orthodoxie (chez les Serbes), néonazis nostalgiques des oustachis (chez les Croates) et djihadistes (chez les Musulmans de Bosnie, qui vont bientôt sortir de la coulisse). Ce petit monde partageait une culture paramilitaire dont voici, toujours selon Jean Rolin, les composantes : « Treillis de camouflage, béret verts et Ray-Ban ; kalachnikovs, fusils à pompe ou mitraillettes Uzi décorées de kyrielles de schtroumpfs autocollants ; alcoolisme féroce ; 4 x 4 sans immatriculation, surchargés de tchetniks hilares, tatoués, cheveux longs et barbes au vent, qui, retour du “front” ou d’une quelconque opération de nettoyage, vocifèrent, font hurler leur sono, crisser leurs pneus, tirent en l’air dans le meilleur des cas, sur des gens autrement ; pétasses en train de glousser dans la cuisine cependant que dans la salle de bains on incise avec une scie à métaux les côtes d’un suspect ; et ce graffiti, sur un mur : We want war, peace is death. »

 

 

Jean Hatzfeld, quant à lui, montre à l’œuvre la plus fameuse de ces milices, côté serbe. Il s’agit des « Tigres », dont le chef, un certain Željko Ražnatović, figure estimée du proxénétisme belgradois, a conquis ses galons de criminel de guerre sous le nom d’Arkan. La scène, à laquelle Édouard aurait pu assister, se déroule au lendemain de la capitulation de Vukovar, dans un entrepôt où ont été regroupés des prisonniers croates, débusqués lors des derniers assauts dans les caves où ils avaient trouvé refuge. Ils sont en principe sous la protection de l’armée fédérale, mais l’armée fédérale s’écarte obligeamment pour laisser les miliciens d’Arkan faire leur choix parmi eux. Ce choix s’opère le plus souvent en vertu de griefs personnels, car vainqueurs et vaincus se connaissaient fort bien, au temps pas si lointain où personne ne se souciait de qui était serbe et qui croate. Ils habitaient les mêmes villages, les mêmes quartiers. Ces captifs grisâtres, terrorisés, étaient hier les voisins, les camarades d’atelier ou de bistrot de ceux qui aujourd’hui les font monter à coups de crosse dans des camions militaires pour une destination inconnue.

Hatzfeld décrit Arkan, qui préside à l’opération, comme une sorte de Rambo. Quant à ses hommes, il en prend un le lendemain en stop, et c’est un jeune gaillard sympathique, sportif, qui retourne en permission voir sa mère et raconte gaiement ce que ses copains et lui font aux oustachis – entendez aux Croates – qui leur tombent entre les mains : « L’épreuve initiatique consiste à couper lentement l’artère jugulaire d’un prisonnier à genoux. Le garçon précise que celui qui agit trop nerveusement est contraint de recommencer, que peu ont refusé et que ceux-là, d’ailleurs, ont quitté la patrouille. Il dit que bien sûr, la première fois, ça fait un drôle d’effet, mais qu’après on est content de partir en java. »

J’ai tenu à citer ce témoignage avant de faire entendre le son de cloche d’Édouard qui, lors de leur rencontre à son Q.G. d’Erdut, près de Vukovar, a jugé Arkan « fin et circonspect », et se flatte d’avoir été distingué par lui du tout-venant des journalistes. Ils ont bu de la slivoviça ensemble, ils se sont trouvés d’accord sur tout. Gorbatchev et Eltsine méritaient d’être fusillés avec Tudjman et Genscher, il fallait faire la révolution en Russie, les intellectuels français qui soutenaient les Croates étaient irresponsables, etc. Édouard a demandé à Arkan s’il accepterait avec lui des volontaires russes. « Tout le monde est bienvenu », a répondu Arkan avec un geste large. Une belle amitié est née ce jour-là, et quelques mois plus tard, en lisant dans Le Monde qu’un affrontement entre Serbes et Musulmans s’était conclu, en Bosnie, à l’avantage des miliciens d’Arkan, des larmes lui sont carrément montées aux yeux. Il est allé chercher la photo où Arkan et lui posent avec le petit lynx qui était la mascotte de la section et, en la regardant, il s’est senti étreint par une lumineuse nostalgie. « Comme j’aimerais, mon frère Arkan, être de nouveau à tes côtés ! Comme il me tarde de retourner à la guerre, dans les montagnes des Balkans ! »

 

 

 

3

 

 

 

Quand, au printemps 1992, les combats ont provisoirement pris fin entre Serbes et Croates et se sont transportés en Bosnie, on a commencé à s’y retrouver mieux, du moins dans les milieux que je fréquentais. Les Serbes, fanatisés à Belgrade par l’affreux président Milošević et, sur place, par le louche Radovan Karadžić, étaient clairement les méchants de l’affaire, tandis que les Musulmans de Bosnie, représentés par un homme d’un certain âge au beau visage d’humaniste, Alija Izetbegović, subissaient une odieuse agression – encore ce mot était-il faible, on lui a bientôt préféré celui de génocide. Ces Musulmans blonds aux yeux bleus qui écoutaient de la musique classique dans des appartements débordant de livres étaient des Musulmans idéaux, on rêvait d’en avoir de pareils chez nous, et c’est à eux surtout qu’on attribuait le mérite de l’harmonieuse société pluriethnique qui avait fait de Sarajevo le symbole de l’Europe comme on aurait aimé qu’elle soit toujours. Soucieuses de défendre cette Europe et enflammées par le souvenir de la guerre d’Espagne, plusieurs personnes autour de moi se sont mises à visiter régulièrement Sarajevo assiégée, dormant sans pouvoir se laver dans des maisons bombardées, parcourant en zigzag, sous le tir de snipers, des rues aux trottoirs éventrés, se saoulant avec l’arrière-pensée que peut-être leur dernier jour était venu et souvent, l’endroit s’y prêtait, y tombant amoureux.

Rétrospectivement, je me demande pourquoi je me suis privé d’un truc aussi romanesque et valorisant. Un peu par trouille : j’y serais sans doute allé si je n’avais appris, au moment où on me le proposait, que Jean Hatzfeld venait d’être amputé d’une jambe après avoir reçu là-bas une rafale de kalachnikov. Mais je ne veux pas m’accabler : c’était aussi par circonspection. Je me méfiais, je me méfie toujours des unions sacrées – même réduites au petit cercle qui m’entoure. Autant je me crois sincèrement incapable de violence gratuite, autant je m’imagine volontiers, peut-être trop, les raisons ou concours de circonstances qui auraient pu en d’autres temps me pousser vers la collaboration, le stalinisme ou la révolution culturelle. J’ai peut-être trop tendance aussi à me demander si, parmi les valeurs qui vont de soi dans mon milieu, celles que les gens de mon époque, de mon pays, de ma classe sociale, croient indépassables, éternelles et universelles, il ne s’en trouverait pas qui paraîtront un jour grotesques, scandaleuses ou tout simplement erronées. Quand des gens peu recommandables comme Limonov ou ses pareils disent que l’idéologie des droits de l’homme et de la démocratie, c’est exactement aujourd’hui l’équivalent du colonialisme catholique – les mêmes bonnes intentions, la même bonne foi, la même certitude absolue d’apporter aux sauvages le vrai, le beau, le bien –, cet argument relativiste ne m’enchante pas, mais je n’ai rien de bien solide à lui opposer. Et comme je suis facilement, sur les questions politiques, de l’avis du dernier qui a parlé, je prêtais une oreille attentive aux esprits subtils expliquant qu’Izetbegović, présenté comme un apôtre de la tolérance, était en réalité un Musulman fondamentaliste, entouré de Moudjahidines, résolu à instaurer à Sarajevo une république islamique et fortement intéressé, contrairement à Milošević, à ce que le siège et la guerre durent le plus longtemps possible. Que les Serbes, dans leur histoire, avaient assez subi le joug ottoman pour qu’on comprenne qu’ils n’aient pas envie d’y repiquer. Enfin, que sur toutes les photos publiées par la presse et montrant des victimes des Serbes, une sur deux si on regardait bien était une victime serbe. Je hochais la tête : oui, c’était plus compliqué que ça.

Là-dessus j’écoutais Bernard-Henri Lévy s’élever précisément contre cette formule et dire qu’elle justifiait toutes les lâchetés diplomatiques, toutes les démissions, tous les atermoiements. Répondre par ces mots : « C’est plus compliqué que ça », à ceux qui dénoncent le nettoyage ethnique de Milošević et sa clique, c’est exactement comme dire que oui, sans doute, les nazis ont exterminé les Juifs d’Europe, mais si on y regarde de près c’est plus compliqué que ça. Non, tempêtait Bernard-Henri Lévy, ce n’est pas plus compliqué que ça, c’est au contraire tragiquement simple – et je hochais la tête aussi.

 

 

Je me rappelle, à l’époque, avoir parcouru un petit livre qui s’appelait, sans ambiguïté, Avec les Serbes, et qu’avaient cosigné une dizaine d’écrivains français, Besson, Matzneff, Dutourd, beaucoup de gens de L’Idiot, pour réagir contre la diabolisation de tout un peuple, « pris pour bouc émissaire par les maîtres du nouvel ordre mondial [entendez : les Américains] afin d’asseoir leur domination terroriste ». L’entreprise m’avait paru, à défaut d’autre chose, courageuse, puisqu’il n’y avait pour les auteurs aucun profit à en tirer. Ce fait ne dit rien, je le sais, en faveur de leurs thèses. Il n’y a aucun profit à tirer d’être négationniste, il n’y en avait aucun non plus à se déclarer fasciste en 1945, comme l’a fait après l’exécution de Robert Brasillach son beau-frère Maurice Bardèche qui s’était à peu près tenu tranquille sous l’Occupation et pouvait espérer à la Libération passer entre les gouttes. Ce courage n’a rien à voir avec la clairvoyance, je le trouve idiot, c’est tout de même du courage. Ayant beaucoup de mal à aborder cette partie de mon livre et multipliant pour m’en protéger lectures, recherches et documentation, je suis allé jusqu’à relire ce libelle et il m’a fait la même impression qu’il y a quinze ans. On trouve là-dedans un fond de serbophilie française traditionnelle, qui était d’ailleurs celle de Mitterrand (Jean Dutourd : « Quel profit la France retirera-t-elle de s’être brouillée avec de vieux camarades – les Serbes – au profit de gens qui ne lui sont rien et ne lui auront aucune reconnaissance – Bosniaques, Kosovars ? »), et, pour les cadets, leurs arguments se résument à : je suis allé à Belgrade, les filles sont belles, la slivoviça coule à flots, on chante jusque tard dans la nuit, les gens ne sont pas du tout barbares mais fiers, pudiques, blessés d’être si mal vus par tout le monde, à commencer par les Français, qu’ils ont toujours considérés comme leurs amis. D’accord, avais-je pensé, mais la question n’est pas là, et tant qu’à me laisser impressionner, moi qui n’y étais pas, par l’argument : « j’y étais », je le trouve plus convaincant quand il émane de gens qui ont été au front, dans les deux camps ou dans les trois, pas seulement à l’arrière d’un seul, et qui n’y ont pas passé quelques jours mais plusieurs mois. Au fond, les témoins à qui je faisais confiance et dont je pense, les relisant aujourd’hui, que j’avais raison de leur faire confiance, c’étaient les deux Jean : Rolin et Hatzfeld.

 

 

Ni l’un ni l’autre, je pense, n’aimerait tenir dans ces pages le rôle de héros positif. Tant pis. J’admire leur courage, leur talent, et surtout que, comme leur modèle George Orwell, ils préfèrent la vérité à ce qu’ils aimeraient qu’elle soit. Pas plus que Limonov ils ne feignent d’ignorer que la guerre est quelque chose d’excitant et qu’on n’y va pas, quand on a le choix, par vertu mais par goût. Ils aiment l’adrénaline et le ramassis de cinglés qu’on rencontre sur toutes les lignes de front. Les souffrances des victimes les touchent quel que soit leur camp, et même les raisons qui animent les bourreaux, ils peuvent jusqu’à un certain point les comprendre. Curieux de la complexité du monde, s’ils observent un fait qui plaide contre leur opinion, au lieu de le cacher ils le monteront en épingle. Ainsi Jean Hatzfeld, qui croyait par réflexe manichéen avoir été pris en embuscade par des snipers serbes décidés à se payer un journaliste, est revenu après un an d’hôpital enquêter à Sarajevo, et la conclusion de cette enquête, c’est que les tirs qui lui ont coûté sa jambe provenaient, manque de pot, de miliciens bosniaques. Cette honnêteté m’impressionne d’autant plus qu’elle ne débouche pas sur le « tout-se-vaut » qui est la tentation des esprits subtils. Car un moment arrive où il faut choisir son camp, et en tout cas la place d’où on observera les événements. Lors du siège de Sarajevo, passé les premiers temps où, d’un coup d’accélérateur et au prix de grosses frayeurs, on pouvait tirer des bords d’un front à l’autre, le choix était de le suivre de la ville assiégée ou des positions assiégeantes. Même pour des hommes aussi réticents que les deux Jean à rallier le troupeau des belles âmes, ce choix s’imposait naturellement : quand il y a un plus faible et un plus fort, on met peut-être son point d’honneur à noter que le plus faible n’est pas tout blanc et le plus fort pas tout noir, mais on se place du côté du plus faible. On va là où tombent les obus, pas là d’où on les tire. Quand la situation se retourne, il y a certes un instant où on se surprend à éprouver, comme Jean Rolin, « une indéniable satisfaction à l’idée que pour une fois les Serbes étaient ceux qui prenaient tout cela sur la gueule. » Mais cet instant ne dure pas, la roue tourne et, si on est ce genre d’homme, on se retrouve à dénoncer la partialité du Tribunal international de La Haye qui poursuit sans mollir les criminels de guerre serbes alors qu’il abandonne leurs homologues croates ou bosniaques à la prévisible mansuétude de leurs propres tribunaux. Ou encore on fait des reportages sur la condition horrible qui est aujourd’hui celle des Serbes vaincus dans leurs enclaves du Kosovo. C’est une règle sinistre mais rarement démentie que les rôles s’échangent entre bourreaux et victimes. Il faut s’adapter vite, et n’être pas facilement dégoûté, pour se tenir toujours du côté des secondes.

 

 

 

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Pawel Pawlikowski est un cinéaste anglais d’origine polonaise avec qui je partage beaucoup de curiosités et dont j’ai plusieurs fois croisé le chemin en écrivant ce livre. Il a consacré un documentaire poignant à Vénitchka Erofeev, l’auteur de Moscou-Petouchki, le héros de l’underground brejnévien qu’on découvrait, dans les derniers mois de sa vie, miséreux, alcoolique, rongé par le cancer et englouti dans une déréliction que Limonov jugerait probablement sans indulgence mais qui m’a mis, à moi, les larmes aux yeux. En 1992, Pawel était troublé par la rhétorique, aussi ardente à Londres qu’à Paris, présentant les Serbes comme les héritiers des nazis. Comme les miens, ses amis journalistes, écrivains, cinéastes, prenaient leurs quartiers dans Sarajevo assiégée, et l’envie lui est venue d’aller voir ce qu’on avait dans la tête, de l’autre côté.

Il s’est retrouvé à filmer des musiciens qui, devant des bivouacs de soldats, chantaient en s’accompagnant à la vielle des mélopées presque aussi vénérables que notre Chanson de Roland, où il est question de défaite sur terre, de victoire au ciel, et d’incendier les maisons des Turcs. Il a poursuivi l’écho de ces chansons dans des noces campagnardes, dans des rondes d’écoliers – mais d’écoliers, quand même, équipés de kalachnikovs. Les noms des preux d’il y a six siècles y étaient remplacés par ceux des preux d’aujourd’hui : Radovan (Karadžić) et Ratko (Mladić, le chef militaire des Serbes). Il a filmé un conseil de guerre où on les voit, Radovan et Ratko, penchés sur des cartes qu’ils redessinent au marqueur, déplaçant des frontières et avec elles des populations, essayant de se mettre d’accord sur ce qui peut être concédé et sur ce qui ne doit l’être à aucun prix – exactement l’exercice sur lequel se sont échinées des armées de diplomates à Lisbonne, à Genève, à Dayton, sauf qu’ici on est entre soi et c’est vraiment quelque chose de fascinant à observer. Et il a filmé Pale, cette station de sports d’hiver qui, construite en 1980 pour les Jeux olympiques de Sarajevo, tenait lieu de capitale à la « République serbe de Bosnie » : une sorte de Vichy balkanique avec, au lieu de thermes, des chalets et des pistes de bobsleigh.

C’est au mess des officiers, à Pale, qu’il a remarqué un drôle de petit bonhomme à grosses lunettes, les cheveux en brosse, qui portait par-dessus sa veste de cuir une capote de l’armée fédérale et, sans en faire partie, semblait en très bons termes avec un groupe de tchetniks particulièrement dissuasifs. Le pistolet 7.65 qui lui battait la cuisse faisait sur lui, a pensé Pawel, l’effet d’un déguisement. Il l’arborait comme les touristes arborent, à Tahiti, le collier de fleurs offert en signe de bienvenue à la descente de l’avion.

Une équipe d’Antenne 2 déjeunait. Le type, les entendant parler français, est allé vers eux. Il s’est présenté, à la façon directe qui est de mise à la guerre : Édouard Limonov, écrivain, intéressé par les points chauds de la planète. Présent à Vukovar en décembre, en Transnistrie en juillet. « Une sorte de BHL, a-t-il ajouté avec un petit rire, mais pas tout à fait du même bord. » Les gens d’Antenne 2 l’ont toisé, d’abord perplexes, puis écœurés. « Vous trouvez que quand on est journaliste, c’est normal de porter des armes ? » a demandé l’un. Un autre, carrément, l’a traité de salaud. Le Russe ne devait pas s’attendre à cette réaction mais il ne s’est pas laissé démonter. « Je pourrais vous abattre, a-t-il dit et, désignant les tchetniks : ça embêterait mes amis mais je pense qu’ils me couvriraient. Laissez-moi juste vous dire que je ne suis pas un journaliste. Je suis un soldat. Un groupe d’intellectuels musulmans poursuit férocement le rêve d’instaurer ici un État musulman, les Serbes ne veulent pas de ça, je suis, moi, un ami des Serbes et je vous emmerde avec votre neutralité qui n’est jamais que de la lâcheté. Bon appétit. »

Là-dessus, il a tourné les talons et rejoint sa tablée de tchetniks. Le repas s’est poursuivi dans un silence de mort. À la sortie du mess, son ingénieur du son a dit à Pawel qu’il savait qui c’était, ce Limonov. Il avait lu un livre de lui : un livre formidable d’ailleurs, où il racontait ses années de vache enragée à New York et comment il se faisait enculer par des nègres. Pawel a éclaté de rire. « Enculer par des nègres ? Tu crois que ses copains tchetniks sont au courant ? »

 

 

Des écrivains étrangers, dans l’autre camp, on en ramassait à la pelle. Dans celui-ci, c’était nettement plus rare. L’idée est venue à Pawel de demander à l’enculé russe s’il accepterait, pour son film, d’interviewer Karadžić. Cet artifice lui rendait service car il ne voulait ni voix off ni micro tendu, aucune de ces plaies du documentaire paresseux. C’est ainsi que dans Serbian Epics, production de la BBC qui a été par la suite couverte de prix et diffusée un peu partout, on voit « the famous russian writer Edward Limonov » s’entretenir avec le « Dr. Radovan Karadžić, psychiatrist and poet, leader of the Bosnian Serbs ». La scène a lieu sur les hauteurs d’où les batteries serbes canardent Sarajevo – qui, au fond d’une cuvette, est idéalement située pour ça. On entend, de façon presque continue, des grondements de mortiers. Des soldats entourent les deux hommes. De haute stature, vêtu d’un ample pardessus, la tignasse poivre et sel agitée par le vent comme le feuillage d’un chêne, Karadžić en impose, et je regrette de dire que Limonov, tout frêle à côté de lui dans sa petite veste en cuir noir, donne l’impression d’un pâle voyou de quartier qui essaye de se faire bien voir du parrain. Il hoche la tête, respectueusement, quand Karadžić explique que lui et les siens ne sont pas des agresseurs mais veulent seulement reprendre des terres qui sont à eux depuis toujours. Avec une sincérité qui ne m’inspire aucun doute mais ne l’empêche pas d’avoir l’air d’un fayot, il répond, au nom de ses compatriotes russes et de tous les hommes libres du monde, qu’il admire l’héroïsme dont font preuve les Serbes en tenant crânement tête à quinze pays ligués contre eux. Puis, entre poètes, on parle poésie. Karadžić, pensif, récite quelques vers d’une ode qu’il a composée vingt ans plus tôt et qui décrit Sarajevo livrée aux flammes. Un moment de silence suit, lourd de ces choses mystérieuses que sont les prémonitions, et s’interrompt quand on demande le président au téléphone. C’est sa femme. Il s’isole pour répondre dans la carcasse à demi calcinée d’une cabine de téléphérique où on a installé l’appareil de campagne. Il dit « oui, oui », on le sent agacé. Un soldat, pendant ce temps, joue avec un petit chien (je décris les plans du film), et Limonov, livré à lui-même, tourne autour d’un autre soldat occupé à graisser sa mitrailleuse. Le voyant fasciné, et soucieux sans doute d’honorer un hôte de marque, le soldat lui propose d’essayer, si le cœur lui en dit. Édouard, comme un enfant, prend place derrière la mitrailleuse. Il obéit docilement quand le soldat lui montre la bonne position. Enfin, toujours comme un enfant qu’encouragent les rires et les tapes dans le dos des adultes, il perd toute inhibition et finit, ta-ta-ta-ta-ta, par vider le magasin en direction de la ville assiégée.

 

 

Je n’ai pas vu le film quand il est passé à la télévision française, mais la rumeur s’est vite répandue qu’il montrait Limonov en train de descendre des passants dans les rues de Sarajevo. Quand on le questionne là-dessus quinze ans plus tard, il hausse les épaules et dit que des passants, non : il tirait en direction de la ville, oui, mais dans le vide, ou le ciel.

Les images, regardées attentivement, lui donnent plutôt raison. Un plan général, au début de la séquence, indique qu’elle se déroule sur des hauteurs assez éloignées, d’où on tire au mortier sur les immeubles, et non plus bas, d’où les snipers ajustent les passants. Mais au plan de Limonov s’éclatant avec sa mitrailleuse succède un plan de la ville vue tout à coup de plus près, et ce changement d’échelle présenté comme un contrechamp est un peu vicieux. La question de savoir si ça aurait troublé Limonov de tirer vraiment sur des gens, et s’il l’a fait ou non en d’autres circonstances, reste ouverte. Ce qui est sûr, c’est que ces images et les récits qui ont circulé autour d’elles l’ont fait passer parmi ses amis parisiens du statut d’aventurier de charme à celui de quasi-criminel de guerre. Ce qui est sûr aussi, c’est que quand j’ai pris contact avec Pawel Pawlikovski et obtenu qu’il m’en envoie un DVD, Serbian Epics m’a refroidi au point que j’ai abandonné ce livre pendant plus d’un an. Pas tellement parce qu’on y voit mon héros commettre un crime – c’est vrai, on ne voit rien de tel –, mais parce qu’il est ridicule. Un petit garçon, jouant les durs à la Foire du Trône. Ce que, dans sa typologie des allumés qu’attire la guerre, Jean Hatzfeld appelle un mickey.

 

 

Sur le séjour de Limonov à Sarajevo, il court une autre histoire déplaisante. Dans un restaurant de Pale appelé le Kon-Tiki, il participe à un banquet d’officiers qui boivent et portent des toasts comme des hussards de Lermontov. Un violoniste, sur une estrade, égaie la compagnie : c’est un prisonnier musulman. Les Serbes, à un moment, trouvent rigolo de le forcer à accompagner un de ces chants tchetniks qu’on entend dans le film de Pawel, où il est question de foutre le feu aux maisons des Turcs. Limonov – c’est du moins ainsi qu’il le raconte – juge ça de moyennement bon goût et, pour le réconforter, s’approche du violoniste en lui offrant un verre de rakija, le tord-boyaux local. L’autre répond sèchement que sa religion lui interdit l’alcool. Embarrassé de son impair, Limonov veut battre en retraite, mais un Serbe qui a entendu le dialogue en remet une couche : « Fais ce que mon ami russe te dit ! Bois ! Tu vas boire, chien de Turc ? »

On voit la scène : horrible.

Le reste de la soirée, Limonov sent peser sur lui le regard noir du violoniste. Celui-ci a interprété sa gaffe bien intentionnée comme une intention délibérée de l’humilier, et ce qu’il peut à la rigueur comprendre de la part des Serbes qui sont ses ennemis, qu’il traiterait aussi cruellement si les rôles étaient inversés, lui paraît beaucoup plus impardonnable de la part d’un étranger. Édouard se sent si mal que, plus tard dans la soirée, il revient vers le violoniste pour s’expliquer, se justifier, mais l’autre lui dit froidement : « Je te hais. Tu comprends ça ? Je te hais. » À quoi Édouard répond : « O.K. Tu es prisonnier, moi libre. Je ne peux pas me battre avec toi, il ne me reste qu’à encaisser. Tu as gagné. »

Que penser de cette histoire ? À première vue, qu’elle doit être vraie, et vraie telle qu’il la raconte puisque rien ne l’obligeait à la raconter. Mais c’est plus compliqué. En fait, elle a d’abord été racontée par un témoin, un photographe hongrois, comme un trait de cruauté ignoble de la part de Limonov. Elle circule. Quand on tape « Limonov » sur Google, on finit par tomber dessus. Il était donc bien obligé d’en donner sa version, et il se peut que cette gaffe sur quoi se greffe un affreux malentendu soit ce qu’il a trouvé de plus plausible pour recouvrir une authentique ignominie, commise dans le feu de sa belle humeur tchetnik et dont lui-même a honte, à juste titre. Personnellement, je n’y crois pas, parce que je ne crois Édouard ni vil ni menteur – mais qui sait ?