38

L’ŒIL DE MARDOUK

Bisesa s’était installée dans le temple de Mardouk. Elle avait étalé une paillasse et des couvertures et s’y faisait apporter à manger ; elle avait même mis en place des toilettes chimiques récupérées dans le Little Bird. Elle y passait désormais la plus grande partie de son temps, avec pour seule compagnie son portable – et la masse menaçante de l’Œil.

Elle sentait qu’il y avait là quelque chose, une présence derrière cette surface impénétrable. C’était une impression qui échappait aux sens ordinaires, comme ce qu’elle aurait ressenti si on lui avait fait franchir une porte les yeux bandés : elle aurait su si elle débouchait dans un espace clos ou dégagé.

Mais ce n’était pas comme d’être avec quelqu’un. Parfois, tout ce qu’elle percevait, c’était une vigilance, comme si l’Œil n’était rien d’autre qu’une énorme caméra. D’autres fois, elle croyait entrevoir quelque chose derrière l’Œil. Y avait-il un observateur qui se tenait, métaphoriquement, derrière chaque Œil du monde ? Par moments, elle avait l’impression qu’il y avait toute une hiérarchie d’intelligences, en fait, depuis les entités simples qu’elle pouvait imaginer, observateurs ou Œils, et qui s’étageaient dans d’impossibles directions, filtrant et classant le relevé de ses actes, de ses réactions, de sa personne même.

Elle passait de plus en plus de temps à explorer ces sensations. Elle évitait tout le monde, ses compagnons du XXI siècle… même ce pauvre Josh. Elle allait malgré tout trouver un réconfort auprès de lui quand elle se sentait trop désespérément seule. Mais après, bien qu’éprouvant une authentique affection pour lui, elle se sentait coupable, comme si elle l’avait exploité.

Elle n’essayait pas d’analyser ses sentiments, ne cherchait même pas à savoir si elle l’aimait ou non. Elle avait l’Œil et c’était le centre de son univers. Il le fallait. Et elle refusait de consacrer du temps à quoi que ce soit d’autre, y compris Josh.



Elle avait essayé d’appliquer à l’Œil les lois de la physique.

Elle avait commencé par des mesures géométriques simples, comme celles relevées par Abdikadir sur les petits Œils des environs de Jamroud. Elle avait utilisé des instruments à visée laser afin de prouver que le rapport de l’Œil à son diamètre n’était pas de 3,1416, comme le voulaient Euclide, les livres de géométrie et le reste du monde, mais simplement 3. Comme tous les Œils, c’était un visiteur venu d’ailleurs.

Elle était allée au-delà de la géométrie. Avec une équipe de Macédoniens et de Britanniques, elle était retournée sur les lieux du crash. Des mois de pluies acides n’avaient pas arrangé ce qui restait du Little Bird. Elle avait néanmoins trouvé des capteurs électromagnétiques encore fonctionnels opérant en lumière visible, dans l’infrarouge et dans l’ultraviolet – les yeux électroniques d’espionnage aérien du XXI siècle – et divers détecteurs chimiques, des «nez» conçus pour repérer toutes sortes d’explosifs. Elle avait déterré des instruments, des composants, des câbles, tout ce qu’il y avait d’utilisable – dont ses petites toilettes chimiques.

Elle avait installé ce matériel dans la chambre de Mardouk et improvisé autour de l’Œil un échafaudage sur lequel disposer ses détecteurs de récupération pour surveiller l’intrus sous tous les angles vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pour finir, elle avait rempli cette pièce de l’antique temple babylonien d’un fouillis de câbles et de rayons infrarouges, tous connectés à un boîtier sur lequel trônait son portable. Mais comme elle avait pour seules sources d’énergie les batteries du Little Bird et les piles de l’instrument lui-même, ses capteurs du XXI siècle scrutaient cet objet extraterrestre incroyablement avancé à la lueur fuligineuse de lampes à huile animale.

Elle avait obtenu quelques réponses.

Les capteurs de radiations du Little Bird – des compteurs Geiger « gonflés » conçus pour repérer les armes nucléaires illégales – avaient détecté des traces de rayons X à haute fréquence et des particules à très haute énergie émanant de l’Œil. Les résultats étaient fugaces et intrigants et elle supposait que ce n’étaient que des fuites, que l’Œil produisait une gamme complète de radiations ionisantes qui dépassaient les capacités de détection des compteurs Geiger rudimentaires du Little Bird. Ces radiations devaient être le résidu d’une énorme dépense d’énergie… conséquence des efforts gigantesques nécessaires pour maintenir cet Œil en fonctionnement dans une réalité hostile, peut-être.

Et puis il y avait la question du temps.

Elle s’était servie de l’altimètre du Little Bird pour mesurer la façon dont l’enveloppe de l’Œil déviait les rayons laser : elle les réfléchissait avec une efficacité absolue, se comportant comme un miroir parfait. Mais les rayons revenaient avec un effet Doppler mesurable. C’était comme si la surface de l’Œil s’éloignait rapidement, à une vitesse de plus de cent kilomètres à l’heure. Tous les points de l’enveloppe qu’elle avait testés renvoyaient le même résultat. Selon ces mesures, l’Œil était en train d’imploser.

À l’œil nu, bien sûr, il restait immuable, planant comme toujours tranquillement dans les airs. Néanmoins, dans une direction indéterminée, cette surface lisse était en mouvement. Bisesa soupçonnait que l’existence de l’Œil s’étendait, en quelque sorte, dans des directions qu’elle était incapable de voir et ses instruments de mesurer.

Enfin, si c’était possible, il y avait peut-être un seul Œil, projeté dans le monde depuis une dimension supérieure, comme les doigts d’une main passant à travers la surface d’un étang.

Mais elle se disait parfois que toutes ces expériences ne servaient qu’à la détourner du principal problème, qui était son intuition concernant cet objet lui-même.

— Je verse peut-être dans l’anthropomorphisme, dit-elle à son portable. Pourquoi y aurait-il un esprit, ou quelque chose y ressemblant un tant soit peu, derrière tout ça ?

— David Hume s’est posé la question dans ses Dialogues sur la religion naturelle…, murmura l’appareil. Il s’y demandait pourquoi il faudrait aller chercher un « esprit » comme principe organisateur de l’univers. Il parlait du concept traditionnel de Dieu, bien sûr. Peut-être l’ordre que nous percevons se contente-t-il d’émerger. « Pour ce que nous en savons a priori, la matière peut, tout comme l’esprit, renfermer en soi la source de son ordre intrinsèque.» Il a écrit ça un bon siècle avant que Darwin prouve la possibilité qu’une organisation naisse de la matière inanimée.

— Tu penses donc que je fais preuve d’anthropomorphisme ?

— Non. Nous ne connaissons aucune cause rationnelle pour qu’un tel objet se soit formé, sinon sous l’effet d’une action intelligente. Supposer qu’un esprit en est responsable est probablement l’hypothèse la plus simple. Et, en tout état de cause, les sensations que tu éprouves sont peut-être fondées sur une réalité matérielle, même si elles ne sont pas transmises par tes sens. Ton corps, ton cerveau, sont eux-mêmes des instruments compliqués. La subtile électrochimie qui étaie ton cerveau est peut-être plus ou moins influencée par ça. Ce n’est pas de la télépathie… mais c’est peut-être réel.

— Et toi, sens-tu s’il y a quelque chose ici ?

—Non. Mais je ne suis pas humain, non plus, dit le portable avec un soupir.

Par moments, elle soupçonnait l’Œil de lui souffler délibérément ces intuitions.

— C’est comme s’il téléchargeait des informations dans mon esprit, bit par bit. Mais mon cerveau est tout simplement incapable de tout engranger. Comme si on essayait de télécharger un logiciel de réalité virtuelle dans une « machine à différences » de Babbage…

— Voilà une analogie que je peux comprendre, dit sèchement son portable.

— Je ne voulais pas te vexer.

Parfois, elle restait simplement assise en l’oppressante compagnie de l’Œil et laissait vagabonder son esprit.

Elle ne cessait de penser à Myra. Plus le temps passait, les mois laissant place aux années, plus la Discontinuité, cet événement unique, s’éloignait dans le passé et plus Bisesa se sentait profondément intégrée à ce nouveau monde. Parfois, dans l’austérité de ce lieu antique, ses souvenirs du XXI siècle semblaient absurdes, des images bariolées parfaitement illusoires et déplacées. Mais l’absence de Myra lui pesait toujours autant.

Ce n’était même pas comme si sa fille lui avait été arrachée pour poursuivre sa vie quelque part ailleurs dans le monde. Cela ne lui était d’aucun réconfort d’imaginer quel âge elle aurait maintenant, quelle pouvait être son apparence, où elle devait en être de sa scolarité, ce qu’elles auraient fait ensemble si elles avaient été réunies. Aucune de ces situations humaines compréhensibles ne s’appliquait, parce qu’il lui était impossible de savoir si elles avaient le moindre repère chronologique en commun. L’existence de nombreuses copies de Myra sur une multiplicité de mondes fragmentés – dont certains allant jusqu’à comporter des copies d’elle-même – n’était même pas exclue, et comment était-elle censée y réagir ? La Discontinuité avait été un événement inhumain, la perte que Bisesa avait subie était elle aussi inhumaine et un être humain n’avait aucun moyen de supporter cette perte.

Étendue sur son lit, ressassant ses pensées dans la nuit, elle sentait l’Œil qui l’observait, buvant sa tristesse éperdue. Elle percevait cet esprit, mais il n’y avait en lui aucune compassion, aucune pitié, rien d’autre qu’une imperturbable vigilance.

Elle se levait et frappait du poing la surface impassible de l’Œil, ou bien jetait sur lui des bouts de maçonnerie babylonienne.

— C’est ça que tu voulais ? C’est pour ça que tu es venu ici, pour ça que tu as mis en pièces notre monde et nos existences ? C’est pour me briser le cœur que tu es venu ici ? Pourquoi ne me renvoies-tu pas chez moi, tout simplement ?…

Elle sentait une certaine réceptivité. La plupart du temps, c’était comme la réverbération de la coupole d’une vaste cathédrale dans laquelle se perdaient, insignifiants, ses cris ténus.

Mais, parfois, elle pensait que quelqu’un l’écoutait.

Et, en de rares occasions, elle sentait que ce quelqu’un pourrait répondre à ses suppliques.



Un jour, son portable lui chuchota :

— L’heure est arrivée.

— Quelle heure ?

— Celle de passer en suspension d’activité.

Elle l’avait redouté. La mémoire de l’appareil renfermait quantité de précieuses et irremplaçables données – pas uniquement ses observations de l’Œil et la récapitulation de ce qui s’était passé pendant et après la Discontinuité, mais les derniers trésors du vieux monde disparu, dont les moindres n’étaient pas les œuvres du pauvre Ruddy Kipling. Mais il n’y avait nulle part où les sauvegarder, aucun moyen de les imprimer, même. Pendant ses périodes de sommeil, elle avait confié l’appareil à une équipe de gratte-papier britanniques placés sous la supervision d’Abdikadir qui avaient recopié à la main divers documents, cartes et diagrammes. C’était mieux que rien, mais cela ne représentait qu’une infime partie de ce que le téléphone gardait en mémoire.

En tout état de cause, elle avait décidé d’un commun accord avec lui que, quand sa batterie serait tombée sous un niveau critique, il se mettrait en sommeil. Il lui suffisait d’un filet d’énergie pour préserver presque indéfiniment ses données en attendant que la nouvelle civilisation de Mir soit suffisamment avancée pour accéder à ses précieux souvenirs.

— Et pour te ramener à la vie, lui avait-elle promis.

C’était parfaitement logique. Mais maintenant que ce moment était arrivé, Bisesa se sentait abandonnée. Après tout, ce portable était son compagnon depuis qu’elle avait douze ans.

— Tu dois composer le code pour m’éteindre, lui dit-il.

— Je sais.

Elle tint le petit appareil devant elle et trouva la bonne combinaison de touches malgré ses yeux embués de larmes. Elle marqua un temps avant d’enfoncer la dernière.

— Désolé, dit le portable.

— Ce n’est pas ta faute.

— Bisesa, j’ai peur.

— Il ne faut pas. Au besoin, je t’emmurerai pour te laisser aux archéologues.

— Je ne parlais pas de ça. Je n’ai encore jamais été éteint. Tu crois que je vais rêver ?

— Je ne sais pas, murmura-t-elle, puis elle appuya sur la dernière touche et la surface du portable, qui brillait jusque-là d’une lueur verte dans la pénombre, s’obscurcit.

L'odyssée du temps [1] L'Oeil du temps
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