21

RETOUR À JAMROUD

À l’aube, Bisesa fut réveillée par une sonnerie de trompettes.

Quand elle sortit de la tente en s’étirant, le monde baignait dans une pénombre bleutée. Dans tout le delta, les appels de trompettes s’élevaient telle la fumée des feux de camp.

Elle était vraiment dans le camp d’Alexandre le Grand ; ce n’était pas un rêve – ou un cauchemar. C’était le matin que Myra lui manquait le plus et elle aurait aimé l’avoir auprès d’elle, même en ce lieu surprenant.

Pendant que le roi et ses conseillers se concertaient sur la conduite à tenir, Bisesa, De Morgan et leurs compagnons avaient passé la nuit dans le camp du delta de l’Indus. Les Occidentaux avaient été placés sous bonne garde, mais il leur avait été accordé une tente où dormir entre eux. Celle-ci était faite de cuir. Éraflée, délabrée, elle puait – le cheval, le graillon, la fumée et la transpiration -, mais c’était une tente d’officier et seuls Alexandre et ses généraux disposaient de quartiers plus luxueux. En outre, en soldats habitués à vivre à la dure, à l’exception de De Morgan, ils avaient appris à ne pas se plaindre.

En fait, De Morgan n’avait rien dit de la nuit, mais il restait l’œil aux aguets. Bisesa le soupçonnait de calculer l’influence à retirer de son nouveau rôle d’interprète, qui faisait de lui quelqu’un d’irremplaçable. Mais il bougonnait contre l’accent grec « barbare » des Macédoniens.

— Ils prononcent le khi comme un g et le thêta comme un d. Quand ils disent « Philippe », on entend « Bilippe »…

Un peu plus tard dans la matinée, Eumène, le chancelier royal, dépêcha dans leur tente un chambellan qui leur fit part de la décision du roi : pour le moment, le gros de l’armée resterait sur place, mais un détachement d’un millier de soldats – à peine ! – remonterait la vallée de l’Indus vers Jamroud. Ce seraient pour la plupart des porte-boucliers, les troupes d’élite macédoniennes rompues aux raids nocturnes et aux marches forcées… et chargées de la sécurité d’Alexandre en personne. Lui-même devait être du voyage, en compagnie d’Eumène et de son amant et favori, Héphestion. Il était manifestement intrigué à la perspective de voir ces soldats du futur dans leur bastion.

Son armée, aguerrie par des années de campagne, était remarquablement disciplinée et il ne lui fallut pas plus de deux ou trois heures pour faire ses préparatifs avant que résonne le signal du départ.

Les fantassins formèrent les rangs, avec leurs armes et un paquetage léger sur le dos. Chaque unité – appelée « dekas » bien que généralement constituée de seize hommes – disposait d’un domestique et d’un animal de bât pour porter son équipement. Les bêtes de somme étaient surtout des mulets, mais il y avait aussi quelques chameaux à l’odeur fétide. Un détachement de deux ou trois cents cavaliers macédoniens accompagnait l’infanterie. Leurs chevaux étaient de drôles de petits animaux : Bisesa apprit par son portable qu’ils étaient sans doute originaires d’Europe ou d’Asie centrale et ils avaient l’air patauds, pour un œil habitué aux chevaux arabes. Leurs sabots n’étaient pas ferrés, mais protégés par des « semelles » de cuir qui devaient se détériorer rapidement sur terrain accidenté. Et ils n’étaient pas équipés d’étriers : les cavaliers, trapus et puissamment bâtis, serraient entre leurs jambes les flancs de leur monture qu’ils contrôlaient à l’aide d’un mors à l’aspect vicieux.

Bisesa et le reste des Britanniques voyageaient avec les officiers macédoniens, qui allaient à pied comme leurs hommes – de même que les compagnons du roi et ses généraux. Seul le roi était contraint par ses blessures de voyager dans un chariot tiré par deux chevaux. Son médecin personnel, un Grec du nom de Philippe, voyageait avec lui.

Mais une fois qu’ils se furent mis en route, Bisesa constata que ce millier de soldats, avec leur équipement et leurs domestiques, les animaux de bât et les officiers, ne constituaient que l’âme de la colonne. Ils traînaient derrière eux une cohue de femmes et d’enfants, de marchands aux chariots surchargés et même quelques bergers surveillant des troupeaux de moutons faméliques.

Au bout de quelques heures de marche, cette bande disparate, désordonnée, s’étirait sur plus d’un demi-kilomètre derrière eux.

Mener cette armée et son équipement à travers le pays requérait un énorme effort contre lequel personne ne protestait. Une fois pris le rythme de la marche, les soldats, dont certains avaient déjà parcouru des milliers de kilomètres avec Alexandre, allaient simplement de l’avant, posant l’un devant l’autre leurs pieds endurcis, comme ont toujours fait les fantassins. Marcher n’avait rien de nouveau, non plus, pour Bisesa et les soldats britanniques, et même De Morgan supportait l’épreuve en silence avec un courage et une détermination que Bisesa était bien obligée d’admirer. Par moments, les Macédoniens chantaient des airs étranges et mélancoliques, dans de curieuses tonalités qui sonnaient faux à son oreille. Les gens de ce lointain passé lui paraissaient encore si bizarres : petits, trapus, vifs, comme s’ils appartenaient à une tout autre espèce.

Quand elle en avait l’occasion, elle examinait le roi.

Siégeant sur un imposant trône doré tiré par des chevaux, Alexandre était vêtu d’une tunique à rayures serrée à la taille par une large ceinture de soie, portait sur la tête un diadème en or autour de son bonnet macédonien pourpre et tenait à la main un sceptre d’or. Il n’y avait pas grand-chose de grec dans son apparence. Son adoption des coutumes perses était peut-être plus qu’une simple manœuvre diplomatique ; peut-être avait-il été séduit par la splendeur et par la richesse de cet empire.

Près de lui était assis Aristandre, son devin préféré, un vieux barbu au regard pénétrant, calculateur, vêtu d’une tunique blanche malpropre. Ce vieillard tremblotant trouvait sans doute l’arrivée des gens du futur menaçante pour sa position d’aruspice officiel. Debout derrière le trône, l’eunuque perse Bagoas était nonchalamment accoudé au dossier. C’était un beau jeune homme, lourdement fardé et vêtu d’une toge diaphane, qui caressait de temps en temps la nuque du roi. L’air agacé avec lequel Héphestion regardait cette créature était plutôt amusant.

Alexandre, pour sa part, était affalé sur son trône. Il n’avait pas été difficile à Bisesa de déterminer, avec l’aide de son portable, à quel moment précis de la carrière de celui-ci l’avait rencontré. Il n’avait que trente-deux ans, mais, bien que robuste, il paraissait à bout de forces. Après des années de campagnes au cours desquelles il avait conduit ses hommes à la bataille avec une intrépidité confinant parfois à la folie, il portait les stigmates de plusieurs blessures graves. Il semblait même par moments avoir du mal à respirer et, quand il se levait, ce n’était que par un formidable effort de volonté.

Il était étrange de penser que cet homme encore jeune avait déjà conquis un empire de plus de deux millions de kilomètres carrés et qu’il pliait l’histoire à son caprice – et encore plus étrange de se rappeler que dans la ligne temporelle de la Terre l’apogée de sa carrière était déjà derrière lui. Sa mort y serait survenue dans à peine quelques mois et les fiers et loyaux officiers qui le servaient auraient bientôt entrepris de dépecer son empire. Bisesa se demandait quelle nouvelle destinée attendait maintenant Alexandre.

Au milieu de l’après-midi, la colonne fit halte et l’armée en marche s’organisa rapidement en une succursale de la vaste cité de tentes du delta de l’Indus.

La préparation du repas était apparemment un processus lent et compliqué, il se passa un moment avant que les feux soient allumés, puis que les marmites et les chaudrons commencent à bouillir. Mais, en attendant, il y avait quantité de libations, de musique, de danse et même des représentations théâtrales improvisées. Les marchands dressèrent leurs éventaires et quelques prostituées virevoltèrent à travers le camp avant de disparaître dans les tentes des soldats. La plupart des femmes présentes, toutefois, étaient des épouses ou des maîtresses de soldats. En plus des Indiennes, il y avait des Macédoniennes, des Grecques, des Perses, des Égyptiennes… ainsi que quelques représentantes de peuplades plus exotiques, quasiment inconnues de Bisesa, telles les Scythes et les Bactriennes. Beaucoup avaient des enfants, pour certains âgés de cinq ou six ans, dont le teint et la couleur de cheveux trahissaient les origines métissées, et le camp résonnait du bruit incongru des pleurs de nourrissons.

Le soir, étendue dans sa tente où elle essayait de s’endormir, Bisesa entendait les cris des bébés, les rires des amants et les lamentations lugubres des Macédoniens saouls en proie au mal du pays. Les missions pour lesquelles on l’avait entraînée la conduisaient sur site en quelques heures de vol au maximum et ne la tenaient généralement pas éloignée plus d’une journée de sa base de départ. Les soldats d’Alexandre, eux, avaient quitté la Macédoine et, à travers l’Eurasie, voyagé jusqu’aux frontières de l’Afghanistan. Elle essayait d’imaginer ce qu’ils pouvaient avoir éprouvé en suivant leur roi pendant des années pour atteindre des lieux si lointains et inexplorés que cette armée de la taille d’une ville aurait aussi bien pu mener campagne sur la Lune.



Après quelques jours de marche, certains des Macédoniens et de ceux qui les suivaient commencèrent à souffrir de maux étranges. Ces maladies étaient particulièrement virulentes, et il y eut plusieurs morts, mais avec leur médecine de campagne rudimentaire, Bisesa et les Britanniques purent établir un diagnostic et, dans une certaine mesure, les soigner. Il était évident pour Bisesa que les soldats britanniques et elle-même avaient apporté du futur des micro-organismes contre lesquels les Macédoniens n’étaient pas immunisés : ces derniers avaient été en contact avec beaucoup de maladies inconnues au cours de leur odyssée, mais le lointain avenir était un endroit qu’ils n’avaient aucun moyen d’approcher. Par chance, ces maladies s’éteignirent rapidement d’elles-mêmes. En revanche, il n’y eut aucun signe de contagion des Britanniques par les micro-organismes dont les Macédoniens étaient porteurs : un épidémiologiste aurait pu écrire une thèse à propos de cette asymétrie chronologique.

Jour après jour, l’expédition avançait. Guidés par les éclaireurs d’Alexandre, et leurs méticuleux repérages de la vallée de l’Indus, ils suivaient vers Jamroud une route différente de celle par où étaient venus Bisesa et ses compagnons.

Une fois, à moins de deux ou trois jours de marche du fort, ils tombèrent sur une ville que personne ne reconnut. La colonne fit halte et le roi envoya un petit détachement accompagné de Bisesa et de quelques Britanniques en éclaireurs.

La ville était bien conçue. De la taille d’un gros centre commercial, elle prenait appui sur deux tertres ceints de massifs remparts de briques de terre crue. Son plan était régulier, avec de larges avenues rectilignes qui se croisaient à angle droit, et elle donnait l’impression d’avoir été occupée encore peu de temps auparavant. Mais quand les éclaireurs en eurent précautionneusement franchi les portes, ils n’y trouvèrent personne, pas le moindre habitant.

Elle n’était pas assez ancienne pour être en ruine ; elle était trop bien conservée pour cela. Les toits en bois, par exemple, étaient encore intacts. Mais son abandon n’était en fait pas récent. Les quelques meubles et ustensiles restants étaient cassés ; s’il y avait été laissé une quelconque nourriture, les chiens et les oiseaux s’en étaient depuis longtemps repus et tout était recouvert d’une poussière roussâtre apportée par le vent.

De Morgan fit remarquer le système complexe de puits et d’égouts.

— Il va falloir en parler à Kipling, dit-il avec un humour caustique. Un grand amateur d’égouts, notre Ruddy. C’est la marque de la civilisation, selon lui.

Le sol était abondamment piétiné et creusé d’ornières. Quand Bisesa en gratta un peu la couche supérieure, elle constata que celle-ci était pleine de débris : morceaux de poterie, bracelets de terre cuite, billes d’argile, fragments de statuettes, bouts de métal ressemblant à des poids de marchands, tablettes couvertes d’une écriture inconnue. Le moindre centimètre de terrain semblait avoir été tassé et elle marchait sur des couches de détritus vieux de plusieurs siècles. Cet endroit devait être antique, un vestige d’une époque bien antérieure à la présence britannique, plus ancien même que l’invasion d’Alexandre, assez vieux pour avoir été recouvert par la poussière du temps. Cela leur rappelait que cette partie du monde avait été habitée, et même civilisée, depuis très, très longtemps – et que les profondeurs du temps, exhumées par la Discontinuité, recelaient bien des inconnues.

Mais la ville était vidée de ses habitants, comme si la population avait simplement fait ses bagages et s’en était allée à travers la plaine minérale. Eumène émit l’hypothèse que la Discontinuité avait modifié le cours des rivières et que les gens étaient partis à la recherche d’eau. Mais l’abandon paraissait trop ancien pour cela.

Il n’y avait pas de réponse. Les soldats, macédoniens aussi bien que britanniques, étaient effrayés par ce lieu désert empli d’échos, cette Marie-Céleste urbaine. Ils ne s’y installèrent même pas pour la nuit et repartirent en toute hâte.

Après plusieurs jours de marche, la colonne atteignit Jamroud, à la grande surprise des occupants du fort.

Se déplaçant toujours à l’aide de béquilles, Casey vint en sautillant à la rencontre de Bisesa et l’embrassa.

— Je n’y aurais jamais cru. Et, bon sang, quelle odeur.

— C’est ce qu’on récolte à manger du curry pendant quinze jours sous une tente en cuir, dit-elle avec un grand sourire. C’est bizarre… j’ai maintenant presque l’impression d’être chez moi à Jamroud, avec Rudyard Kipling et tout.

Casey poussa un grognement.

— Eh bien, quelque chose me dit que c’est le seul domicile que nous allons avoir pour un bout de temps, parce que je ne vois toujours aucun moyen de rentrer. Viens dans le fort. Devine ce qu’Abdikadir a réussi à installer ? Une douche. Ce qui montre que les païens peuvent servir à quelque chose… les plus intelligents, en tout cas…

Dans le fort, Abdikadir, Josh et Ruddy se pressèrent autour de Bisesa, impatients de connaître ses impressions. Comme il fallait s’y attendre, Josh, ravi de la revoir, arborait un large sourire. De son côté, elle était contente de retrouver sa brillante et maladroite compagnie. Il demanda :

— Que pensez-vous de notre nouvel ami Alexandre ?

— Nous allons devoir nous en accommoder, dit-elle d’un ton résigné. Ses forces dépassent les nôtres – enfin, celles du capitaine Grove – à environ cent contre un. Je pense que pour le moment nous n’avons pas le choix.

— En plus, ajouta Ruddy d’une voix suave, Bisesa trouve sans nul doute Alexandre assez bel homme, avec son regard limpide et ses cheveux lustrés cascadant sur ses épaules…

Josh s’empourpra.

— Et vous, Abdi ? demanda Ruddy. Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de rencontrer une si vieille légende familiale.

Abdikadir sourit et passa une main dans sa chevelure blond vénitien.

— Je vais peut-être avoir l’occasion de tuer mon arrière-grand-père à la puissance n et de prouver que ces histoires de paradoxes sont fausses, tout compte fait…

Mais il voulait se remettre au travail. Il était impatient de montrer quelque chose à Bisesa – et pas uniquement sa douche brevetée.

— Je suis retourné au morceau de XXI siècle qui nous a conduits ici, Bisesa. Il y avait une grotte que je voulais explorer…

Il l’entraîna dans une des réserves du fort où il lui montra une arme, un fusil de belle taille. Celui-ci était enveloppé dans de vieux chiffons sales, mais son métal était luisant d’huile.

— Nous avions reçu un rapport des services de renseignements sur la présence de ce matériel, dit Abdikadir. C’était un des objectifs de la mission du Little Bird, ce jour-là.

Il y avait aussi de vieilles grenades aveuglantes de l’époque soviétique. Il se pencha pour en ramasser une : on aurait dit une boîte de conserve munie d’un manche.

— Ce n’était pas une grosse cache d’armes, mais enfin…

Josh toucha prudemment le canon du fusil :

— Je n’ai jamais vu une telle arme.

— C’est une kalachnikov. Une antiquité, déjà de mon temps… Une relique de l’invasion soviétique, qui remontait à une cinquantaine d’années. Toujours en état de marche, je suppose. Les hommes des tribus montagnardes appréciaient particulièrement cette arme. Il n’y avait rien de plus fiable. Même pas besoin de la nettoyer, ce dont la plupart d’entre eux ne se donnaient d’ailleurs jamais la peine.

— Des machines à tuer du XXI siècle, dit Ruddy, mal à l’aise. Remarquable.

— La question est de savoir ce que nous faisons de ce matériel, dit Bisesa. Pouvons-nous justifier l’usage d’armes du XXI siècle contre, disons, une armée de l’âge du fer… quel que soit le rapport de forces ?

— Bisesa, nous n’avons aucune idée de ce qui nous attend dehors, dit Ruddy sans quitter des yeux le fusil. Nous n’avons pas choisi cette situation et la chose – créature ou accident – qui nous a fait échouer ici ne s’est pas vraiment souciée de notre bien-être. Je dirais que les préoccupations éthiques ne sont pas de mise et que le pragmatisme est à l’ordre du jour. Ne serait-ce pas de l’inconscience de ne pas conserver ces muscles de poudre et d’acier ?

— Ruddy, mon ami, tu es plus pompeux que jamais, dit Josh avec un soupir. Mais je suis bien obligé d’être d’accord avec toi.



Le détachement macédonien dressa le camp à cinq cents mètres de Jamroud. Les feux furent bientôt allumés et l’incroyable mélange habituel de base militaire et de cirque en tournée s’installa. Le premier soir, une grande méfiance régna entre les deux camps, soldats britanniques et macédoniens patrouillant de chaque côté d’une frontière implicitement acceptée.

Mais la glace commença à se briser le deuxième jour. En fait, le mérite en revint à Casey. Après avoir passé un certain temps dans la zone frontière à défier du regard un vétéran macédonien trapu qui devait avoir la cinquantaine, Casey le convia par gestes à un pugilat. C’était une tradition dans certaines unités militaires, consistant simplement à essayer de dérouiller votre adversaire dans un affrontement d’une minute où tous les coups étaient permis.

Malgré l’agressivité de Casey, il était évident pour tout le monde que celui-ci, avec sa seule jambe valide, n’était pas en état de livrer un tel combat et le caporal Batson prit sa place. En pantalon et bretelles, l’Anglais aurait pu être un jumeau du Macédonien râblé. Un attroupement se forma rapidement, chaque côté criant des encouragements à son champion :

— Vas-y, Joe !

Alalalalaï !

Casey chronométrait le combat, qu’il arrêta au bout de la minute réglementaire. Batson avait alors encaissé un certain nombre de coups à la poitrine et le Macédonien avait l’air d’avoir le nez cassé. Aucun des deux n’avait franchement gagné, mais il s’était visiblement établi entre eux un certain respect mutuel, l’estime fruste d’un soldat pour un autre, comme Casey en avait eu l’intention.

Il n’y eut pas pénurie de volontaires pour le match suivant. Quand un des cipayes s’en tira avec un bras cassé, les officiers intervinrent. Mais une nouvelle épreuve sportive fut organisée à la suggestion des Macédoniens, cette fois une partie de sphaira. Ce jeu traditionnel macédonien se pratiquait avec un ballon de cuir et ressemblait un peu au rugby anglais ou au football américain – mais en beaucoup plus violent. Cette fois encore, Casey s’impliqua pour marquer les limites du terrain, s’accorder sur les règles et servir d’arbitre.

Plus tard, certains Tommies essayèrent d’apprendre aux Macédoniens les règles du cricket. Les lanceurs envoyaient d’un bout à l’autre d’une piste de terre délimitée par des piquets improvisés une balle de liège durci que les batteurs frappaient d’un moulinet de leurs battes de fortune. Bisesa et Ruddy interrompirent leur conversation pour regarder. La partie se déroulait sans anicroche, même si expliquer la règle de « la jambe devant le guichet » s’était révélé un défi pour les talents de mimes des Britanniques.

Et tout ceci juste au-dessous d’un Œil en suspension. Ruddy grommela :

— L’esprit humain possède une capacité remarquable à accepter la bizarrerie.

À cet instant, une frappe puissante envoya la balle voler dans les airs, où elle entra en collision avec l’Œil. Elle produisit le même bruit que si elle avait frappé une muraille de pierre et rebondit dans les mains d’un équipier du lanceur qui leva les bras en signe de victoire pour avoir éliminé le batteur. Bisesa put constater que l’Œil n’avait en rien été perturbé par le choc.

Les joueurs s’attroupèrent au milieu du terrain pour discuter. Ruddy fit la grimace.

— J’ai l’impression qu’ils cherchent à décider si un attrapé après rebond sur l’Œil constitue un coup valide !

— Je n’ai jamais rien compris au cricket, dit Bisesa en secouant la tête.

Grâce à toutes ces initiatives, à la fin du deuxième jour une grande partie de la tension et de l’hostilité latente avait été purgée et Bisesa ne fut pas surprise de voir des Tommies et des cipayes se glisser dans le camp macédonien. Les Macédoniens étaient plutôt contents d’échanger de la nourriture, du vin et même des souvenirs tels que bottes, casques et armes de l’âge de fer contre de la verroterie, des harmonicas, des photos et autres babioles. Et il semblait que certaines prostituées du camp étaient prêtes à proposer leurs services gratuitement à ces hommes du futur aux yeux ronds.

Le troisième jour, Eumène envoya au fort un chambellan pour inviter le capitaine Grove et ses conseillers à se présenter devant le roi.

L'odyssée du temps [1] L'Oeil du temps
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