26

LE TEMPLE

Quand les Mongols levaient le camp, leur première préoccupation était de capturer des chevaux.

Ceux-ci, à demi sauvages, vivaient en troupeaux qu’on laissait errer dans la steppe tant qu’on n’avait pas besoin d’eux. Certains avaient craint que les glissements temporels n’aient fait disparaître comme par magie grand nombre des troupeaux nécessaires aux projets de Gengis Khan, mais des cavaliers avaient été envoyés sur le terrain à leur recherche et le lendemain des nuées de chevaux avaient convergé dans un bruit de tonnerre vers la métropole de yourtes. Les hommes avaient encerclé les bêtes en brandissant de longues perches avec des lassos au bout. Comme s’ils savaient qu’une marche de plusieurs milliers de kilomètres les attendait, les animaux regimbaient et se dérobaient farouchement. Mais une fois capturés, ils se laissaient stoïquement emmener.

Kolya trouvait bien dans la nature barbare des Mongols que même la plus ambitieuse des campagnes doive commencer par un rodéo.

Après le spectacle du rassemblement des chevaux, les préparatifs de l’expédition ne traînèrent pas. La plupart des yourtes avaient été démontées et chargées sur des chariots ou des animaux de bât, mais certaines des plus grandes, y compris celles qui composaient le pavillon de Gengis Khan, avaient été hissées d’un bloc sur des chariots à large plateau tirés par des attelages de bœufs. Même le Soyouz était du voyage. Il avait été rapporté du village de Scacataï sur l’ordre de Gengis ; Kolya croyait savoir qu’il avait fallu adapter une machine de siège pour le soulever. Posé sur son chariot, attaché par des cordes en crin de cheval, on aurait dit une yourte de plus, mais en métal.

Kolya avait calculé que dans sa marche vers Babylone, Gengis Khan serait accompagné par près de vingt mille guerriers – pour la plupart des cavaliers –, suivis chacun d’au moins un serviteur et de deux ou trois chevaux supplémentaires. Gengis Khan avait organisé son expédition en trois divisions : l’aile gauche, l’aile droite et le centre. Ce dernier, sous le commandement du Khan en personne, comprenait la garde d’élite impériale, dont un millier de soldats affectés à sa protection personnelle. Zabel et Kolya devaient voyager avec la suite de Yeh-lü.

Quelques unités resteraient en garnison en Mongolie pour continuer à rapetasser l’Empire. Elles avaient été placées sous le commandement d’un des fils de Gengis Khan, Tolui, dont l’absence n’affaiblirait pas significativement l’empereur, qui avait avec lui, en plus de son chancelier Yeh-lü, un de ses autres fils, Ögödei, et son général Subedei. Ögödei étant celui qui lui avait succédé dans l’ancienne trame temporelle et Subedei un de ses généraux les plus capables – c’était lui qui avait dirigé l’invasion de l’Europe après la mort de Gengis –, c’était là une formidable équipe.

Kolya assista aux adieux de Gengis Khan à son fils : prenant à deux mains le visage de celui-ci pour l’attirer près du sien, il posa les lèvres sur sa joue et inhala profondément. Zabel qualifia avec mépris la chose de « bécot de l’âge du fer», mais Kolya en fut étrangement ému.

Enfin, l’étendard royal fut levé et, dans un grand vacarme de cris, de trompettes et de tambours, l’armée se mit en marche, suivie par le long convoi du train des équipages. Les trois colonnes, respectivement placées sous le commandement de Gengis Khan, d’Ögödei et de Subedei, devaient voyager indépendamment, séparées les unes des autres par plusieurs centaines de kilomètres, non sans rester en contact quotidien grâce à des estafettes rapides, des sonneries de trompette et des signaux de fumée. Les grands nuages de poussière soulevés par leur marche se séparèrent bientôt dans les plaines de Mongolie et, dès le deuxième jour, les trois colonnes s’étaient perdues de vue.

Se dirigeant vers l’ouest, l’expédition suivit un affluent de l’Onon à travers de riches prairies. Kolya voyageait à bord d’un chariot avec Zabel, Basile et d’autres marchands étrangers à l’air soumis, ainsi qu’une partie de l’équipe de Yeh-lü. Quelques jours plus tard, ils s’enfoncèrent dans une région de lugubres forêts entrecoupées de cours d’eau marécageux souvent difficiles à franchir à gué. Les cieux restaient plombés et la pluie tombait sans discontinuer. Kolya se sentait oppressé dans cet endroit sinistre. Il mit Yeh-lü en garde contre les pluies acides et celui-ci transmit l’ordre aux cavaliers de garder leur bonnet sur la tête et le col de leur manteau relevé.

Les soldats de Gengis Khan n’avaient pas plus d’hygiène que le commun des Mongols, mais ils prenaient soin de leur apparence. Leurs selles relevées à l’arrière et à l’avant étaient munies de robustes étriers. Ils portaient des bonnets coniques en feutre bordés de fourrure de renard, de loup ou même de lynx et de longs manteaux ouverts par-devant. Cette tenue traditionnelle remontait à des temps immémoriaux, mais depuis qu’ils étaient devenus riches, certains officiers portaient des manteaux brodés de soie ou de fils d’or et des sous-vêtements chinois en soie. Ce qui ne les empêchait pas de s’essuyer la bouche avec leur manche et les mains sur leur pantalon.

Les techniques des Mongols en campagne étaient le fruit d’une longue pratique. À la halte, tous les soirs, des rations leur étaient distribuées : lait caillé séché, farine de millet, koumis – une boisson alcoolisée élaborée à partir de lait fermenté – et viande séchée. Le matin, le cavalier mettait dans un sac en cuir de l’eau et un morceau de lait caillé séché qui, à force d’être secoué par le cheval, se transformait en un genre de yaourt qu’il consommait avec délectation au milieu de force rots. Kolya enviait l’ingéniosité des Mongols : leur façon de tanner le cuir ou même leur habitude d’utiliser comme laxatif un distillat d’urine humaine pour soigner la fièvre.

En déplacement, l’armée de Gengis Khan était efficace, les ordres et les changements d’itinéraire étaient transmis rapidement et sans ambiguïté. Elle était strictement organisée selon une hiérarchie basée sur les puissances de dix. Ainsi, la chaîne de commandement était simplifiée, chaque officier n’ayant pas plus de dix subordonnés. Les Mongols confiaient autant de responsabilités que possible à leurs dirigeants locaux, ce qui améliorait la flexibilité et la réactivité de l’armée. Et Gengis Khan s’assurait que toutes les unités de cette dernière, jusqu’à la plus petite section, soient constituées d’un mélange de nationalités, de clans et de tribus. Il voulait que nul n’ait de loyauté qu’envers le Khan en personne. C’était, aux yeux de Kolya, une façon remarquablement moderne de structurer une armée : pas étonnant que les Mongols aient submergé les forces désordonnées de l’Europe médiévale. Mais le système reposait surtout sur un état-major loyal et efficace. Le corps des officiers était impitoyablement élagué à l’entraînement, au moyen d’épreuves comme la battue… et bien sûr au combat.

Au bout de quelques jours, l’armée, encore au cœur de la Mongolie, traversa une plaine herbeuse qui menait à Karakorum. De cette ancienne capitale des Ouïgours, Gengis Khan avait fait le siège permanent de son pouvoir. Mais, même de très loin, Kolya put voir que les murailles de la cité étaient en ruine. Dans l’enceinte de celle-ci, quelques temples abandonnés se blottissaient dans un coin, mais le reste de la ville était envahi par les herbes folles.

Gengis Khan lui-même, accompagné par de robustes gardes, parcourut les lieux avec Ögödei. Pour lui, cela ne faisait que quelques années qu’il avait fondé la ville et voilà qu’il n’en retrouvait que des décombres. Kolya le vit regagner sa yourte de voyage, l’air furibond, comme s’il en voulait aux dieux eux-mêmes pour avoir traité ses ambitions avec une telle désinvolture.



Les jours suivants, l’armée traversa la vallée de l’Okhron, une immense plaine encaissée, bordée à l’est par des montagnes bleues. On se serait presque cru sur Mars, songea vaguement Kolya. La terre grise s’effritait, le fleuve était languide. Il leur fallait parfois franchir à gué des affluents et des bras de rivières. La nuit, ils bivouaquaient sur des îles de boue au sol pelé et faisaient d’énormes feux odorants de bois de saule.

Ils traversèrent une dernière rivière, puis le sol commença à s’élever. Zabel estima qu’ils quittaient ce qui correspondait, dans la Mongolie moderne, à la province d’Arhangaï et s’apprêtaient à franchir le massif de Hangaï. Dans leur dos se déployait une mosaïque complexe de vallées et de forêts, mais, par-delà les montagnes, Kolya voyait s’étaler à perte de vue un paysage plus uniforme de prairies grillées par le soleil.

Le large sommet du massif était sillonné de petites crêtes et de replis jonchés de galets éclatés, comme si de nombreuses tranches temporelles s’y étaient entrecroisées. Mais il s’y dressait un cairn qui avait plus ou moins survécu aux chocs temporels. Chaque homme y ajoutait sa pierre au passage, laissant présager que, quand tous auraient apporté leur contribution, ce serait devenu un imposant monticule.

Ils redescendirent enfin vers la steppe. Les montagnes eurent bientôt disparu à l’horizon, ne laissant plus qu’une étendue monotone qui les voyait s’avancer dans une plaine dépourvue d’arbres où de hautes herbes ondulaient autour des chevaux comme si ceux-ci marchaient dans l’eau. En voyant le monde s’ouvrir autour de lui et l’échelle démesurée de l’Asie centrale ramener enfin à de plus humbles proportions Gengis Khan et ses ambitions, Kolya éprouva un soulagement intense.

Ils ne rencontraient personne. Dans cette steppe immense, on pouvait parfois voir la trace circulaire de yourtes, des restes de feux, le spectre d’un petit village abandonné pour d’autres pâturages. Ces lieux étaient intemporels, les gens y avaient toujours vécu pratiquement de la même manière, et ces vestiges auraient pu être laissés par les Huns, les Mongols ou même les communistes de l’ère soviétique, qui se seraient simplement éloignés dans la plaine pour rejoindre une autre époque. Peut-être, se dit Kolya, que quand les derniers lambeaux de civilisation auront été effacés, quand la Terre sera oubliée et qu’il ne restera plus que Mir, tout le monde deviendra nomade, englouti par ce vaste gouffre de la destinée humaine.

Mais il n’y avait pas une âme. Les groupes d’éclaireurs que Gengis Khan envoyait de temps en temps ne trouvaient personne.

C’est alors qu’ils tombèrent inopinément sur un temple perdu au milieu de la steppe.



Un petit groupe fut envoyé en reconnaissance. Yeh-lü y inclut Zabel et Kolya, dans l’espoir que leur point de vue serait utile.

Le temple était un petit édifice parallélépipédique avec de hautes portes richement sculptées et ornées de heurtoirs à tête de lion. Il était précédé d’un portique constitué de piliers laqués soutenant des poutres décorées de crânes en or. Zabel, Kolya et une partie des Mongols y entrèrent avec prudence. Sur des tables basses, des rouleaux de manuscrits étaient étalés parmi les reliefs d’un repas. Les murs étaient en bois, l’air chargé d’un fort parfum d’encens et il régnait un oppressant sentiment de claustration.

— Des bouddhistes, tu penses ? se surprit à chuchoter Kolya.

Zabel n’avait pas de scrupule à hausser le ton.

— Oui. Et au moins certains d’entre eux sont encore dans le coin. Impossible de savoir à quelle époque remonte cet endroit. Les bouddhistes sont aussi intemporels que les nomades.

— Pas tout à fait, dit sombrement Kolya. Les Soviétiques ont essayé de nettoyer la Mongolie de ses temples. Cet endroit doit être antérieur au XX siècle.

Deux silhouettes émergèrent de l’ombre, au fond du temple. Les soldats mongols s’apprêtaient à sortir leurs poignards, mais ils en furent empêchés par un ordre sec du conseiller de Yeh-lü.

Kolya crut tout d’abord qu’il s’agissait de deux enfants, tant les individus se ressemblaient en taille et en gracilité. Mais quand ils s’avancèrent dans la lumière, il vit que si l’un d’eux était effectivement un enfant, l’autre était un vieillard. Le plus âgé – de toute évidence un lama, chapelet de perles d’ambre à la main – portait une robe de satin rouge et des sandales. Il était étonnamment maigre, les poignets qui dépassaient de ses manches avaient l’air d’os d’oiseau. Le plus jeune était un garçon de dix ans tout au plus, aussi grand que le vieillard et presque aussi décharné. Il portait également une espèce de robe rouge… mais il avait aux pieds des baskets, comme Kolya eut la surprise de le constater. Le lama s’appuyait d’un de ses bras osseux sur les épaules du garçon, mais il était si frêle que, même pour un enfant, son poids ne devait pas être un gros fardeau.

Le lama sourit, exhibant une bouche presque complètement édentée, et parla d’une voix bruissante. Les Mongols essayèrent de répondre, mais il fut vite évident qu’ils n’avaient pas de langue commune.

— Regarde les chaussures du garçon, chuchota Kolya. Cet endroit est peut-être plus récent que nous le pensions.

— Ses chaussures sont récentes, bougonna Zabel. Ça ne prouve rien. Depuis que ces deux-là sont coincés ici, le garçon a pu aller fureter aux alentours…

— Le lama est si vieux, murmura Kolya.

C’était vrai : la peau du lama, fine comme du papier et couverte de taches de vieillesse, pendait en plis flasques sur ses os et ses yeux étaient d’un bleu si pâle qu’ils semblaient presque transparents. C’était comme s’il s’était sublimé avec l’âge, sa substance tout simplement disparue par évaporation.

— Ouais, dit Zabel. Il a quatre-vingt-dix ans, au bas mot. Mais… regarde-les bien, Kolya. Fais abstraction de la différence d’âge. Regarde leurs yeux, leur structure osseuse, leur menton…

Kolya regarda attentivement, regrettant que la lumière ne soit pas plus vive. La forme du crâne du garçon disparaissait sous sa tignasse noire, mais son visage, ses yeux bleu pâle…

— Ils se ressemblent.

— Exactement, dit sèchement Zabel. Kolya, quand on entre dans un endroit pareil, c’est pour la vie. Tu commences comme moinillon à huit ou neuf ans, tu consacres ton existence à chanter et à prier, et tu y es encore à quatre-vingt-dix ans, si tu as survécu jusque-là.

— Zabel...



Ces deux-là sont un seul et même homme, le moinillon et le vieux lama, réunis par les failles temporelles. Et le garçon sait que, quand il sera vieux, il se verra un jour arriver tout jeune à travers la steppe, dit-elle avec un large sourire. Ils n’ont pas l’air déroutés, n’est-ce pas ? Peut-être que la philosophie bouddhiste n’a pas besoin d’être trop malmenée pour s’en accommoder. C’est juste un cercle qui se referme, après tout…

Les soldats mongols cherchèrent sans conviction quelque chose à piller, mais ils ne trouvèrent rien, à part quelques restes de nourriture et de petits objets du culte : moulins à prière, textes sacrés. Ils s’apprêtaient à tuer les moines. Sans états d’âme, c’était pour eux une simple question de routine : tuer était leur fonction. Kolya rassembla son courage et intercéda auprès du conseiller de Yeh-lü pour que celui-ci les en empêche.

Ils laissèrent le temple à sa somnolence paradoxale et rejoignirent l’armée qui poursuivit son chemin.

L'odyssée du temps [1] L'Oeil du temps
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