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«DANS TOUS LES LIEUX DU TEMPS ET DE L’ESPACE»

Alexandre imposa à son armée un strict programme d’entraînement basé sur les méthodes traditionnelles macédoniennes, avec beaucoup de marches forcées, de courses en armes, de combats à mains nues.

Après quelques essais de fusion des forces britanniques et macédoniennes, il était apparu qu’aucun cavalier britannique ou sowar indien ne possédait les qualités requises pour intégrer la cavalerie d’Alexandre, mais les Tommies et les cipayes avaient été admis au sein de l’infanterie, les « Compagnons à pied ». En raison des barrières de langue et de culture, une chaîne de commandement unifiée n’était guère possible, mais les Tommies avaient été formés pour comprendre les principaux signaux de trompette macédoniens.

Le travail d’Abdikadir avec la cavalerie progressait rapidement, même si, comme l’avait prédit Eumène, les premières tentatives de faire monter les Macédoniens avec les prototypes d’étriers avaient été burlesques. Les Compagnons à cheval, qui constituaient l’élite de l’armée, étaient recrutés parmi les fils de la noblesse macédonienne ; Alexandre lui-même portait un de leurs uniformes. Et la première fois qu’il leur fut offert des étriers, les fiers Compagnons se contentèrent de trancher d’un coup de sabre les étrivières de cuir.

Il fallut qu’un courageux sowar monte sur un des chevaux macédoniens trapus et démontre, gauchement mais efficacement, avec quelle précision il était capable de contrôler même un cheval inconnu. Après ça, et avec une forte pression de la part du roi, la formation put débuter pour de bon.

Même sans étriers, la maîtrise des Macédoniens était stupéfiante. Le cavalier assurait sa stabilité en se tenant à la crinière du cheval et dirigeait celui-ci par la seule pression de ses genoux. Les Compagnons n’en étaient pas moins capables d’attaquer et de faire volte-face avec une souplesse et une agilité qui avaient fait d’eux le fer de lance des forces d’Alexandre. Avec des étriers, leur manœuvrabilité avait fait de grands progrès et ils pouvaient désormais porter une lourde lance et s’arc-bouter pour résister à un choc.

— Ils sont tout simplement remarquables, dit Abdikadir en regardant des formations de cent cavaliers galoper et caracoler comme un seul homme. Je regrette presque de leur avoir fourni des étriers ; d’ici à quelques générations, leur technique équestre sera oubliée.

— Mais nous aurons encore longtemps besoin de chevaux, bougonna Casey. Réfléchis donc… ils resteront la principale ressource guerrière pendant encore deux mille trois cents ans… jusqu’à la Première Guerre mondiale, bon sang.

— Ici, ce sera peut-être différent, dit Bisesa, songeuse.

— Parfaitement. Nous ne sommes plus la même bande de primates à moitié fous querelleurs et prétentieux qu’avant la Discontinuité. Le fait que nous nous retrouvions embringués dans une guerre avec les Mongols à peine cinq minutes après notre arrivée n’est qu’une illusion, dit Casey en éclatant de rire avant de s’éloigner.

Grove avait pris des dispositions pour familiariser les Macédoniens avec les armes à feu. Par groupes d’un millier ou plus, ils avaient vu Grove et Casey sacrifier une petite partie de leurs réserves de munitions – une grenade ou quelques tirs de fusil Martini ou de kalachnikov sur une chèvre attachée à un piquet. Bisesa avait affirmé que ce genre de conditionnement était essentiel : qu’ils en fassent dans leur froc maintenant, mais qu’ils tiennent leur position face aux Mongols, au cas où Zabel sortirait de sa manche des surprises de cet ordre. Les Macédoniens n’avaient eu aucun mal à saisir le principe des armes à feu : tuer à distance leur était familier, ils en faisaient autant avec leurs arcs. Mais la première fois qu’ils avaient vu sauter une relativement inoffensive grenade aveuglante, ils s’étaient débandés en hurlant, malgré les exhortations de leurs officiers. La chose aurait été comique si elle n’avait été aussi inquiétante.

Avec le soutien de Grove, Abdikadir avait insisté pour que Bisesa ne prenne pas directement part aux combats. Une femme aurait été particulièrement vulnérable ; Grove avait même eu recours à la désuète formule évoquant « un sort pire que la mort ».

Bisesa s’était donc lancée dans un autre projet : mettre en place un hôpital.

Elle avait réquisitionné une petite demeure babylonienne. Philippe – le médecin personnel d’Alexandre – et le médecin-capitaine britannique lui avaient tous deux délégué des assistants. Elle manquait cruellement de matériel, mais elle s’efforçait de compenser ce handicap par un savoir-faire moderne. Elle essaya du vin comme antiseptique. Elle instaura des centres de regroupement des blessés en divers points du futur champ de bataille et forma au travail de brancardier des paires de solides éclaireurs agrianiens aux longues jambes. Elle essaya de préparer des coffrets d’urgence, simples trousses pour prodiguer les premiers soins aux victimes des blessures les plus probables qu’ils risquaient de rencontrer – même les blessures par balle. C’était une innovation de l’armée britannique dans les Malouines : après une rapide évaluation de la nature de la blessure, il suffisait d’attraper la trousse appropriée.

Le plus difficile à imposer avait été le respect de l’hygiène. Pas plus que les Macédoniens, les Britanniques du XIX siècle ne comprenaient la simple nécessité de se laver les mains du sang d’un patient avant d’en soigner un autre. Les Macédoniens étaient déconcertés par ces histoires de créatures invisibles qui s’attaquaient, tels de minuscules dieux ou démons, aux chairs déchirées ou aux organes exposés, et les Britanniques n’étaient guère plus conscients de l’existence des virus et des bactéries. Finalement, Bisesa avait dû faire appel à leurs structures de commandement respectives pour leur imposer sa volonté.

Elle avait donné à ses assistants la formation la plus complète possible. Elle avait encore sacrifié des chèvres, les frappant à l’aide d’un sabre macédonien ou leur tirant dans le ventre. On ne pouvait pas éviter de mettre les mains dans le sang. Les Macédoniens n’avaient pas l’estomac trop délicat – au cours des campagnes d’Alexandre, la plupart avaient vu suffisamment d’atroces blessures –, mais l’idée que l’on puisse y porter remède était nouvelle pour eux. L’efficacité de techniques aussi simples qu’un garrot les étonna et les incita à travailler plus dur pour apprendre.

Bisesa se dit qu’elle était une fois de plus en train de changer le cours de l’histoire. S’ils survivaient – ce qui faisait un gros si –, elle se demanda quelle nouvelle synthèse médicale pourrait naître, avec deux mille ans d’avance, de l’éducation sommaire qu’elle s’efforçait d’apporter : peut-être tout un nouveau corpus de connaissances, fonctionnellement équivalent aux modèles de la mécanique newtonienne du XXI siècle, mais couché dans la langue des dieux macédoniens.

Rudyard Kipling insistait pour « s’engager», comme il disait.

— Je suis là, au confluent de l’histoire, tandis que les deux plus grands généraux de l’humanité s’apprêtent à croiser le fer, avec pour enjeu la destinée d’un nouveau monde. J’en ai le sang en ébullition, Bisesa !

Il avait suivi, prétendait-il, l’entraînement du premier corps de fusiliers volontaires du Pendjab, unité anglo-indienne créée pour repousser les menaces émanant de la région rebelle de la Frontière du Nord-Ouest.

— Je vous accorde que je n’y suis pas resté très longtemps, après avoir brocardé les dons de tireurs de mes camarades dans un petit poème évoquant ma carcasse truffée de plomb un jour que je me promenais dans une rue voisine…

Les Britanniques avaient jeté un coup d’œil à ce jeune homme grassouillet au large visage, légèrement pompeux, encore pâle de sa maladie qui s’éternisait, et éclaté de rire. Les Macédoniens étaient simplement restés perplexes, mais ils n’avaient pas non plus voulu de lui.

Après ces rebuffades, et en dépit des réticences de Bisesa, Ruddy avait insisté pour intégrer son équipe médicale improvisée.

— J’ai autrefois eu l’ambition de devenir médecin, vous savez…

Possible, mais il s’était révélé d’une émotivité surprenante, tournant carrément de l’œil la première fois qu’il avait entrevu du sang de chèvre frais.

Néanmoins, déterminé à jouer un rôle dans la grande confrontation, il s’était accroché. Il s’était petit à petit habitué à l’atmosphère de l’hôpital, à l’odeur du sang et aux bêlements terrifiés des animaux blessés. Il avait fini par parvenir à appliquer un bandage sur la patte entaillée d’une chèvre, achevant presque le travail avant de s’évanouir.

Puis il avait remporté une grande victoire sur lui-même quand s’était présenté un Tommy qui s’était blessé à la main au cours d’un exercice. Ruddy avait réussi à nettoyer la plaie et à la bander sans appeler Bisesa à la rescousse, même s’il avait ensuite couru vomir, comme il le reconnut joyeusement.

Après ça, Bisesa le prit par les épaules, ignorant l’odeur de vomi.

— Ruddy, le courage sur le champ de bataille est une chose… mais celui d’affronter ses propres démons, comme vous l’avez fait, est tout aussi louable.

— Je vais faire comme si je vous croyais, dit-il en rougissant malgré sa pâleur.

Bien que désormais capable de supporter la vue du sang, de la souffrance et de la mort, Ruddy en était toujours fortement remué… même par la mort d’une simple chèvre. Un jour, au dîner, il dit :

— Qu’est-ce donc que la vie, si précieuse, et pourtant si facilement détruite ? Ce malheureux chevreau que nous avons massacré aujourd’hui se croyait peut-être le centre de l’univers. Et voilà que sa vie a été mouchée comme une chandelle, qu’elle s’est évaporée comme une goutte de rosée au soleil. Pourquoi Dieu nous donnerait-il une chose aussi précieuse, pour y mettre simplement fin par la brutalité de la mort ?

— Oh, dit De Morgan, ce n’est pas uniquement à Dieu que nous pouvons le demander maintenant. Il ne nous est plus possible de nous considérer comme l’aboutissement de la Création, juste au-dessous de Dieu en personne… car il y a désormais dans notre monde ces créatures que Bisesa a senties dans l’Œil, peut-être au-dessous de Dieu, mais plus haut que nous, comme nous sommes plus hauts que les chevreaux que nous sacrifions. Pourquoi Dieu écouterait-il nos prières, alors qu’eux sont plus proches de Lui quand ils l’invoquent ?

Ruddy le regarda d’un air dégoûté :

— Ça vous ressemble bien, De Morgan, de rabaisser vos semblables.

Celui-ci se contenta de rire.

— Ou peut-être n’y a-t-il pas de dieu de la Discontinuité, dit Josh d’un ton singulièrement troublé. Vous savez, cette expérience, tout ce qui s’est passé depuis la Discontinuité, ça ressemble à un rêve affreux, à un cauchemar de fièvre. Bisesa, vous m’avez parlé des grandes extinctions du passé. Vous avez dit qu’elles étaient connues de mon temps, mais guère acceptées. Et vous avez dit que, dans tout ce que nous avaient appris les fossiles, il n’y avait pas trace d’intelligence… rien avant l’homme et ses prédécesseurs directs. Peut-être donc que, si nous devions disparaître à notre tour, ce serait la première fois qu’une espèce intelligente serait victime d’une extinction.

Il examina sa main, remuant les doigts, avant de poursuivre :

— Abdikadir m’a dit que, d’après les savants du XXI siècle, l’esprit est lié à la structure de l’univers… que c’est l’esprit, en quelque sorte, qui rend les choses réelles.

— L’effondrement de la fonction d’ondes, en physique quantique… oui. Peut-être.

— S’il en est ainsi, et si notre sorte d’intelligence est sur le point de disparaître, alors ceci en est peut-être la conséquence. On dit que quand quelqu’un meurt, il voit sa vie défiler devant ses yeux. Nous sommes peut-être en train de subir, en tant qu’espèce, un ultime choc psychique pendant que nous nous enfonçons dans les ténèbres… des bribes de notre histoire sanglante remontent au dernier instant à la surface en bouillonnant… Et peut-être que, dans notre chute, nous faisons voler en éclats la structure même de l’espace et du temps…

L’air inquiet, il parlait maintenant d’une voix précipitée.

— Ça ne te ressemble pas de broyer ainsi du noir, Josh ! s’exclama Ruddy en riant.

Bisesa tendit le bras pour prendre la main de Josh.

— Taisez-vous, Ruddy. Écoutez-moi, Josh, ce n’est pas un rêve de mourant. Je pense que les Œils sont des artefacts, que la Discontinuité est un acte délibéré. Je crois que des intelligences sont effectivement impliquées… des intelligences supérieures à la nôtre, mais de même nature.

— Mais, dit sombrement De Morgan, vos créatures de l’Œil peuvent brouiller l’espace et le temps. Qu’est-ce là, sinon la prérogative d’un dieu ?

— Oh, je ne crois pas que ce soient des dieux. Elles sont puissantes, oui, bien plus que nous… mais ce ne sont pas des dieux.

— Pourquoi dites-vous ça ? demanda Josh.

— Parce qu’elles n’ont pas de compassion.



Ils avaient eu quatre jours de répit. Puis les émissaires d’Alexandre étaient revenus.

Sur les mille hommes qui étaient partis, il n’en restait plus qu’une dizaine. Le caporal Batson était vivant, mais on lui avait tranché le nez et les oreilles. Et, dans un sac sur sa selle, il transportait la tête coupée de Ptolémée.

En apprenant la nouvelle, Bisesa frissonna, aussi bien à cause de l’imminence de la guerre que de la perte d’un nouveau fil du tissu effiloché de l’histoire. Le sort du brave soldat de Newcastle lui avait brisé le cœur. Alexandre, pour sa part, n’avait été affecté que par la perte de son ami.

Le lendemain, les éclaireurs macédoniens rapportèrent un surcroît d’activité dans le camp mongol. L’assaut semblait proche.

Cet après-midi-là, Josh trouva Bisesa dans le temple de Mardouk. Elle était assise le dos à un mur noirci par le feu, une couverture de l’armée britannique sur les jambes pour se protéger du froid de plus en plus vif. Elle regardait fixement l’Œil, qu’ils avaient baptisé « Œil de Mardouk» – mais que certains Tommies surnommaient « la Couille de Dieu ». Bisesa avait pris l’habitude de passer là une bonne partie de son temps libre.

Josh s’assit à côté d’elle, les bras serrés autour de son torse fluet.

— Vous devriez être en train de vous reposer, dit-il.

— Je me repose. Je me repose et j’observe.

— Vous observez les observateurs ?

— Quelqu’un doit le faire. Je ne veux pas qu’ils pensent…

— Qu’ils pensent quoi ?

— Que nous ne sommes pas conscients. De leur existence, et de ce qu’ils nous ont fait, à nous et à notre histoire. En plus, je pense qu’il y a ici une énergie. Il le faut, pour avoir créé cet Œil et ses petits frères un peu partout sur la planète, pour avoir fait fondre vingt tonnes d’or qui ne sont plus qu’une simple flaque… Je ne veux pas que Zabel, ou même Gengis Khan, mette la main dessus. Si les choses tournent mal quand les Mongols viendront, je serai là avec mon pistolet sur le pas de la porte.

— Oh, Bisesa, vous êtes si forte ! J’aimerais être comme vous.

— Non, vous n’aimeriez pas ça.

Il lui avait pris la main et la serrait fort, mais elle n’essaya pas de la retirer.

— Tenez, dit-elle en fouillant sous la couverture d’où elle sortit une flasque en métal. Buvez un peu de thé.

Il ouvrit le bouchon et but une gorgée.

— Il est bon. Le lait a un goût, euh… un peu bizarre.

— Il vient de ma trousse de survie. Il est condensé et irradié. Dans l’armée américaine, on vous fournit des capsules de cyanure ; chez les Britanniques, du thé. Je le gardais pour une occasion spéciale. Que peut-on imaginer de plus spécial ?

Josh continuait à boire son thé à petites gorgées. Il semblait s’être replié sur lui-même.

Bisesa se demanda si le contrecoup de la Discontinuité atteignait enfin le jeune homme. Elle avait frappé chacun d’eux de manière différente.

— Vous allez bien ? demanda-t-elle.

— Je pensais à chez moi.

Elle hocha la tête.

— Personne ne parle beaucoup de chez lui, n’est-ce pas ?

— Peut-être parce que c’est trop douloureux.

— Racontez-moi quand même, Josh. Parlez-moi de votre famille.

— Je me suis lancé dans le journalisme pour faire comme mon père. Il avait couvert la guerre de Sécession.

Qui n’était, pour lui, vieille que d’une vingtaine d’années.

— Il avait pris une balle dans la hanche. La blessure a fini par s’infecter… il a mis plusieurs années à mourir. Je n’avais que sept ans, murmura Josh. Je lui avais demandé pourquoi il était devenu journaliste au lieu d’aller se battre. Il m’a dit que quelqu’un devait observer, pour raconter aux autres. Sinon, ce serait comme si rien n’était arrivé. Eh bien, je l’ai cru et j’ai suivi ses traces. Je me suis parfois insurgé contre le fait que le cours de ma vie avait été plus ou moins décidé dès avant ma naissance. Mais je suppose que ce n’est pas inhabituel.

— Demandez à Alexandre.

— Oui… Ma mère est toujours en vie. Enfin, elle l’était. Je voudrais pouvoir lui dire que je suis sain et sauf.

— Elle le sait peut-être, d’une façon ou d’une autre.

— Bisesa, je sais avec qui vous seriez, si…

— Ma petite fille.

— Vous ne m’avez jamais parlé de son père.

Elle haussa les épaules.

— Un bon à rien de mon régiment avec une belle gueule – pensez à Casey, avec moins de charme et de sens de l’hygiène personnelle – nous avons eu une aventure et j’ai été imprudente. L’alcool, contre lequel il n’y a pas de prophylaxie. Quand Myra est née, Mike a été… déboussolé. Ce n’était pas le mauvais gars, mais je m’en fichais, à ce moment-là. Je la voulais elle, pas lui. Et puis de toute façon il s’est fait tuer.

Elle sentit ses yeux qui la piquaient ; elle les cacha dans ses mains.

— Je restais loin de chez moi des mois d’affilée. Je savais que je ne passais pas assez de temps avec Myra. Je me promettais toujours de mieux faire, mais je n’arrivais pas à organiser ma vie. Maintenant, je suis coincée ici et je dois faire face à ce foutu Gengis Khan, alors que je ne voudrais qu’une chose, rentrer chez moi.

Josh lui caressa la joue.

— Aucun d’entre nous n’a voulu cette situation, dit-il. Mais, au moins, nous nous soutenons l’un l’autre. Et si je mourais demain… Bisesa, croyez-vous que nous reviendrons ? Que, s’il y a un nouveau découpage du temps, nous revivrons ?

— Non. Oh, il pourrait y avoir une autre Bisesa Dutt. Mais ça ne serait pas moi.

— Alors, ce moment est tout ce que nous avons, murmura-t-il.

La suite semblait inévitable. Leurs lèvres se rencontrèrent, elle l’attira sous sa couverture et lui arracha ses vêtements. Il était doux - et maladroit, il était encore à moitié puceau – mais il s’unit à elle avec une passion avide, désespérée, qui éveilla en elle un écho.

Elle s’abandonna à la douce moiteur immémoriale de l’instant.

Après, elle pensa à Myra et explora son sentiment de culpabilité, comme on le fait d’une dent cassée. Elle ne trouva en elle que du vide, comme un espace où avait autrefois été Myra, et qui avait maintenant bel et bien disparu.

Et elle restait consciente de l’Œil, qui planait sinistrement au-dessus d’eux, et de leurs deux reflets, tels des insectes épinglés sur son flanc étincelant.



En fin de journée, ayant accompli ses sacrifices préalables à la bataille, Alexandre ordonna à l’armée de se rassembler. Ses dizaines de milliers de soldats se rangèrent par escadrons sous les murs de Babylone, avec leurs tuniques éclatantes et leurs boucliers polis, tandis que leurs chevaux piaffaient en hennissant. Grove fit aussi aligner ses quelque cent Britanniques en ordre de parade, fringants dans leur tenue de serge rouge et kaki, présentant les armes.

Alexandre monta sur son cheval et vint se placer devant son armée, qu’il harangua d’une voix forte et claire qui se répercutait sur les murailles de Babylone. Bisesa n’aurait jamais soupçonné les blessures dont il souffrait. Elle ne pouvait pas suivre les paroles d’Alexandre, mais il n’y avait pas à se tromper sur la réaction qu’elles déclenchèrent : le crépitement de dizaines de milliers d’épées sur autant de boucliers et le farouche cri de guerre macédonien : Alalalalaï ! A-le-gsan-dreh ! A-le-gsan-dreh !…

Puis Alexandre se dirigea vers le petit groupe des Britanniques. Immobilisant son cheval de sa main enroulée dans la crinière de l’animal, il reprit la parole… mais cette fois en anglais. Il avait un accent prononcé, mais ce qu’il disait restait compréhensible. Il évoqua Ahmed Khel et Maiwand, deux batailles de la deuxième guerre anglo-afghane qui tenaient une grande place dans la mythologie guerrière de ces soldats et même dans les souvenirs personnels de certains. Puis il conclut :

De ce jour à la fin du monde sera évoqué notre souvenir, celui d’un petit nombre, d’un heureux petit nombre, d’une bande de frères. Car celui qui aujourd’hui verse avec moi son sang sera mon frère…

Européens et cipayes l’acclamèrent aussi bruyamment que l’avaient fait les Macédoniens, Casey Othic beuglant à pleine voix :

— Bien parlé, mon général !

Quand l’armée rompit les rangs, Bisesa alla retrouver Ruddy. Celui-ci se tenait sur l’esplanade de la porte d’Ishtar, en train de contempler la plaine où les feux de camp des soldats s’allumaient déjà dans la lumière déclinante sous le ciel gris ardoise. Il fumait une de ses dernières cigarettes turques – qu’il avait gardée pour l’occasion, lui dit-il.

— Du Shakespeare, Ruddy ?

Henry V, pour être exact.

Il se rengorgea, visiblement fier de lui.

— Alexandre a entendu dire que j’avais un petit talent littéraire, il m’a donc fait venir au palais pour lui concocter un bref discours à adresser à nos Tommies. Plutôt que quelque chose de mon cru, je me suis tourné vers le Barde… Que peut-on imaginer de plus adapté ? De plus, comme ce cher homme n’a probablement jamais existé dans ce nouvel univers, il peut difficilement m’intenter un procès en plagiat !

— Vous êtes un sacré numéro, Ruddy.

À la nuit tombante, les soldats s’étaient mis à chanter. Les Macédoniens entonnaient leurs habituelles complaintes lugubres évoquant leur patrie et la perte des êtres chers. Mais ce soir-là Bisesa entendit un air étrangement familier. Ruddy sourit :

— Vous le reconnaissez ? C’est un psaume… « Mon âme, bénis le Roi des Cieux.» Vu la situation, je pense qu’un de ces Tommies a le sens de l’humour ! Écoutez le dernier couplet : «Vous ses Anges, aidez-nous à l’adorer, / Vous qui le contemplez face à face ; / Et vous, Soleil et Lune, qui vous inclinez, / Dans tous les lieux du Temps et de l’Espace, / Rendez grâce ! Rendez grâce ! / Louez avec nous le Dieu de toutes les Grâces…»

Les accents de Londres, de Newcastle, de Glasgow, de Liverpool et du Pendjab se mêlaient en un même chant.

Mais une légère brise s’était mise à souffler de l’est, poussant la fumée des feux de camp par-dessus les murailles de la ville. Quand Bisesa regarda de ce côté, elle vit que les Œils étaient revenus ; l’air d’attendre, ils planaient par dizaines au-dessus des plaines de Babylone.

L'odyssée du temps [1] L'Oeil du temps
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