36

CONTRECOUP

Héphestion était mort.

Alexandre avait remporté une grande bataille dans des conditions quasiment désespérées, dans un monde inconnu, contre un ennemi d’un millier d’années plus avancé. Mais, à cette occasion, il avait perdu son compagnon, son amant – son seul véritable ami.

Alexandre savait quelle réaction on attendait de lui. Il allait se retirer sous sa tente et noyer sa peine dans le vin. Ou il allait refuser de boire et de manger pendant des jours et des jours, jusqu’à ce que sa famille et ses compagnons s’inquiètent pour sa santé. Ou bien il allait ordonner la construction de quelque grandiose monument funéraire : peut-être la statue d’un lion majestueux, envisagea-t-il vaguement.

Il décida de ne rien faire de tout cela. Il pleurerait Héphestion, bien sûr, mais en privé. Il ordonnerait peut-être que l’on coupe la crinière et la queue de tous les chevaux du camp. Homère avait dit comment Achille avait tondu ses chevaux après la mort de son bien-aimé Patrocle ; oui, c’était ainsi qu’Alexandre allait pleurer la mort d’Héphestion.

Mais, pour le moment, il y avait trop à faire.

Il traversa le champ de bataille au sol détrempé de sang et passa entre les tentes et les bâtiments qui abritaient les blessés. Sur ses talons papillonnaient ses conseillers et ses compagnons – et son médecin, car Alexandre avait lui-même reçu plusieurs blessures. La plupart des hommes étaient contents de le voir, bien sûr. Certains se vantaient de leurs exploits durant la bataille et il les écoutait patiemment, puis, l’air grave, louait leur bravoure. Mais d’autres étaient en état de choc. Il avait déjà vu ça. Ils restaient assis, hébétés, ou répétaient sans cesse leur petite histoire. Ils s’en remettraient, comme toujours, comme le ferait ce sol ensanglanté quand reviendrait le printemps et que repousserait l’herbe. Mais rien n’effacerait la colère et le sentiment de culpabilité de ceux qui avaient survécu là où étaient tombés leurs compagnons, de même que leur roi n’oublierait pas Héphestion.



Ruddy gisait adossé au mur, les bras relâchés, paumes vers le haut, les doigts repliés. Ses petites mains couvertes de sang avaient l’air de deux crabes, songea Bisesa. Le sang giclait de sa blessure, juste sous la hanche gauche.

— Nous voyons beaucoup de sang, aujourd’hui, Bisesa.

Il souriait toujours.

— Oui.

Elle sortit de sa poche un tampon hémostatique qu’elle essaya de tasser dans la plaie. Mais le sang continuait à couler. La balle devait avoir touché l’artère fémorale, une des principales voies par laquelle le sang irriguait la moitié inférieure du corps. Elle n’avait aucun moyen de le déplacer… elle ne pouvait pas lui faire de transfusion, il n’y avait pas d’unité d’évacuation sanitaire qu’elle puisse appeler.

Ce n’était pas le moment de faire du sentiment : elle devait traiter Ruddy comme une machine en panne, un tracteur au capot ouvert qu’il faut réparer. Elle réfléchit désespérément. Elle commença par déchirer la jambe de son pantalon.

— N’essayez pas de parler, dit-elle. Tout va bien se passer.

— Comme dirait Casey : foutaises.

— Casey a une bien mauvaise influence.

— Dites-moi, chuchota-t-il.

— Quoi ?

— Ce que je vais devenir… Ou ce que je serais devenu.

— Ce n’est pas le moment, Ruddy.

Exposée, la plaie béait, cratère sanglant d’où coulait toujours un liquide écarlate.

— Là, aidez-moi.

Elle lui prit les mains et les pressa sur la blessure, puis, rassemblant son courage, elle enfonça les doigts dans sa plaie.

Il se tordit de douleur, mais n’émit pas un son. Il était terriblement pâle. Sous lui, son sang faisait une flaque sur le sol, tel un reflet de l’or fondu du dieu.

— Au contraire, c’est le moment ou jamais, Bisesa. S’il vous plaît.

— Vous deviendrez un auteur adulé, dit-elle tout en s’efforçant d’agir le plus vite possible. La voix d’une nation, de toute une époque. Vous serez internationalement reconnu. Riche. Vous refuserez les honneurs, mais on ne cessera de les déposer à vos pieds. Vous contribuerez à forger l’esprit de la nation. Vous recevrez le prix Nobel de littérature. On dira de vous que, dès qu’elle laisse tomber un mot, votre voix retentit dans le monde entier…

—Ah.

Il sourit et ferma les yeux. Elle bougea les doigts. Le sang jaillit, aussi fort qu’avant, et il poussa un grognement.

— Tous ces livres que je n’écrirai jamais.

— Mais ils existent, Ruddy. Je les ai dans mon portable. Du premier au dernier mot.

— C’est toujours ça, je suppose – même s’il n’est pas très logique qu’ils existent si leur auteur ne survit pas pour les écrire… Et ma famille ?

Essayer d’étancher le sang de cette façon revenait à arrêter une fuite d’eau en plaquant un oreiller sur le tuyau percé. Son seul espoir était de trouver l’artère fémorale et de la nouer directement.

— Ruddy, ça va vous faire un mal de chien.

Elle enfonça les doigts dans la plaie et l’ouvrit davantage.

Il se raidit, les yeux fermés.

— Ma famille. S’il vous plaît.

Il n’avait plus qu’un filet de voix, crissante comme des feuilles mortes.

Elle plongea plus profond dans la cuisse, tâtonnant parmi les couches de graisse, le muscle et les vaisseaux sanguins, mais sans réussir à trouver l’artère. Elle devait s’être rétractée quand la balle l’avait sectionnée.

— Je pourrais vous inciser, dit-elle. Chercher cette fichue artère. Mais la perte de sang…

La quantité de sang qu’il avait déjà répandu était incroyable : il y en avait partout sur ses jambes, sur ses bras, sur le sol.

— Ça fait mal, vous savez. Mais il fait froid.

Son élocution était laborieuse. Il entrait en état de choc.

Elle appuya sur la blessure.

— Vous aurez un long mariage, dit-elle vivement. Heureux, je pense. Des enfants. Un fils.

— Oui ?… Son nom ?

— John. John Kipling. Il va y avoir une grande guerre qui embrasera l’Europe.

—Les Allemands, je suppose. Ça vient toujours des Allemands.

— Oui. John s’engagera pour se battre en France. Il y mourra.

— Ah, dit Ruddy, le visage presque inexpressif, maintenant, bien qu’un tic agite sa lèvre. Au moins, la souffrance lui sera épargnée, contrairement à moi… ou peut-être pas. Encore cette fichue logique ! J’aimerais comprendre.

Il ouvrit les yeux et elle vit s’y refléter la sphère impassible de l’Œil de Mardouk.

— La lumière, dit-il. La lumière du matin…

Elle posa une main sur la poitrine de Ruddy. Après quelques palpitations, le cœur de l’écrivain cessa de battre.



Refusant qu’on l’aide, Alexandre monta d’un pas raide au sommet de la porte d’Ishtar. Il regarda la plaine en direction de l’est, là où brûlaient encore les feux des Mongols. Les sphères en suspension que les soldats appelaient des Œils et qui avaient empli les airs durant la bataille avaient maintenant disparu, toutes sauf la monstruosité du temple de Mardouk. Ces nouveaux dieux indifférents avaient peut-être vu tout ce qu’ils voulaient voir.

Il fallait organiser un procès. On avait découvert que l’étrange Anglais, Cecil De Morgan, avait fourni aux espions mongols des renseignements… au nombre desquels le chemin par lequel Zabel Jones avait pu atteindre si vite l’Œil de Mardouk. Le capitaine Grove, Bisesa et Abdikadir avaient demandé le droit de juger les deux renégats, Zabel et De Morgan, selon leurs propres coutumes. Mais Alexandre était roi et il savait que ses hommes n’accepteraient qu’une justice. Les traîtres passeraient en jugement devant l’armée réunie, déployée dans la plaine devant la ville ; dans son esprit, leur sort ne faisait pas de doute.

Cette guerre n’était pas terminée, même si la puissante figure de Gengis Khan était morte. Alexandre était convaincu de pouvoir vaincre les Mongols. Mais pourquoi Macédoniens et Mongols devraient-ils se battre comme des chiens jetés dans une fosse pour le bon plaisir du dieu de l’Œil ? C’étaient des hommes, pas des animaux. Il y avait peut-être une autre solution.

Cela l’amusait que Bisesa et ses compagnons s’affublent du nom de « modernes »… comme si lui et son temps étaient de vagues histoires d’un lointain passé racontées par un vieillard égrotant. De son point de vue, ces étranges créatures aux membres grêles et aux vêtements criards venues d’un lointain et inintéressant futur étaient insignifiantes. Elles n’étaient qu’une poignée face aux multitudes de Macédoniens et de Mongols. Oh, leurs babioles avaient été brièvement utiles dans la bataille contre le Khan, mais elles s’étaient vite épuisées et l’on en était revenu aux plus anciennes de toutes les armes, le fer et le sang, la discipline et le courage à l’état brut. Les modernes ne comptaient pas. Il était clair à ses yeux que le cœur battant du nouveau monde se trouvait ici – avec lui et avec ces Mongols.

Il avait toujours su que cet instant d’hésitation sur les rives de l’Hyphase avait été une aberration. Cette hésitation était maintenant derrière lui. Il décida de donner à Eumène l’ordre de retourner voir les Mongols pour chercher un terrain d’entente. S’il les écrasait, il serait puissant ; mais s’il combinait leurs forces aux siennes, il le serait encore plus. Il n’y avait certainement dans ce monde meurtri aucune puissance qui puisse leur tenir tête. Il n’y aurait alors aucune limite aux possibilités qui s’ouvraient à lui, armé des connaissances apportées par Bisesa et ses compagnons.

Tout en réfléchissant et en faisant des plans, Alexandre huma le vent qui soufflait de l’est, du cœur du continent, riche et chargé de l’air du temps.

L'odyssée du temps [1] L'Oeil du temps
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