Léa a peur. Elle essaie de se remémorer le moment de sa rencontre avec Marc. L’attente interminable, les garagistes locaux qui ne répondent pas. Normal, il est tard, on ne tombe pas souvent en panne ici. La vieille berline qui s’arrête. Un homme sort avec le sourire, plutôt rassurant. Rien d’étrange, de décelable dans son comportement. Juste un type qui roule dans l’endroit le plus paumé du monde et se propose d’aider une jolie femme en panne. Léa est montée sans se poser la moindre question. Qui passerait la nuit dans sa bagnole au cœur du Gévaudan ?

Désormais, elle n’ose plus regarder Marc, elle craint qu’il lise au fond de ses pensées. S’il arrive à se libérer, que va-t-il se passer ? Va-t-il l’abandonner là ? La tuer, parce qu’elle est capable de l’identifier ? Et pourquoi pas prendre un peu de plaisir, avant. Autant en profiter. Elle ne sait que penser, tout s’embrouille dans sa tête. Et si elle fantasmait complètement ? Et si cet hélicoptère recherchait vraiment des braconniers, et que Marc n’était qu’un pauvre type venu couler deux mois tranquilles au milieu de la nature ? Vu son physique, ce ne doit pas être facile avec les filles. Alors la pêche, la chasse, la solitude : c’est logique, au fond.

Elle aimerait faire semblant de somnoler, mais n’y parvient pas à cause des nuisibles qui bourdonnent et viennent pomper son sang et sa sueur. Elle ne peut s’empêcher de les chasser d’un geste brusque, répétitif, automatique. La soif fait gonfler sa gorge, et elle commence à avoir envie d’uriner sérieusement. Depuis deux ou trois heures, la chaleur dans l’habitacle est devenue insupportable. Le soleil brille à son zénith et malgré les frondaisons, les rayons dardent le toit et la lunette arrière. Et puis il y a cette odeur d’eaux stagnantes, de pourriture, qui s’amplifie.

Des heures passent, encore, elles sont comme des coups de scalpel dans le moral. Marc sue et pourtant, il ne relève même pas les manches de son sweat-shirt. Il s’en est pris aux insectes. Il en écrase tant qu’il peut, jure, va même jusqu’à se faire mal, tant il cogne, heurtant parfois un obstacle violemment. Elle a tué trois mouches et s’est amusée à les enfiler sur l’hameçon devenu inutilisable pour la ceinture.

Au plus fort de l’après-midi, la jeune femme se sent partir. Elle a l’impression de fermer les yeux une fraction de seconde, mais lorsqu’elle les rouvre, le soleil a disparu, les ombres bienfaisantes se répandent tout autour d’elle. Les mouches entrent et sortent de la voiture dans un ballet incessant, leur liberté outrageante a de quoi rendre fou. La jeune femme récolte la sueur autour de ses lèvres avec ses doigts et les lèche. Elle renifle et ne sent plus aucune odeur : ses cellules olfactives sont probablement saturées.

Elle tourne la tête vers Marc. Il a le front trempé et dort profondément, la joue sur le volant. Sa respiration est lente, régulière, son nez est complètement violet. Sa ceinture de sécurité est déchiquetée sur un tiers de la largeur. La manche gauche de son sweat-shirt est un peu relevée, et dévoile de larges cicatrices. Léa fronce les sourcils, elle n’a aucun doute sur l’origine de ces vieilles scarifications : tentative de suicide.

La jeune femme fixe le bord de la casquette qui dépasse du rangement, côté conducteur. Depuis le début, Marc a refusé d’y toucher, y compris pour chasser les insectes ou se protéger le crâne de leurs attaques. C’est bizarre. Sans faire de bruit, Léa se penche vers la gauche, tirant le plus possible sur ses cuisses. Ses muscles sont raides comme des nerfs de bœuf, à la limite de la crampe.

Le plus doucement possible, elle glisse le bras dans l’interstice entre les jambes et le torse de Marc. Ses doigts palpent le bout de la casquette. Elle grimace, serre les dernières phalanges et tire vers elle. À ce moment, quelque chose enroulé dans le tissu tombe aux pieds de Marc. Bing. Léa n’a pas eu le temps de voir de quoi il s’agissait. Elle s’immobilise, Marc s’agite. Elle remet vite la casquette à sa place et reprend sa position : la nuque contre l’appuie-tête, les deux yeux fermés, la bouche un peu ouverte.

Il est réveillé. Elle sait qu’il la fixe. Grincement du siège. Désormais, elle sent son souffle brûlant contre sa joue. Elle a envie de déglutir, sa trachée est sèche comme de la toile de sac. Il la touche maintenant. Ses cheveux, son épaule, son cou. Léa n’en peut plus mais elle résiste. Il suffirait qu’il serre les doigts pour l’étouffer. Une goutte de sueur vient se perdre dans ses sourcils, ça démange. Et puis les mouches, ces répugnantes mouches à damier, vertes, bleues. Insaisissables. Capables de rendre fou.

Léa va craquer, elle le sait. Elle va hurler et battre des poings sur ce type aussi fort qu’elle le peut. Ses mâchoires se crispent, et c’est au moment précis où elle s’apprête à agir qu’un gros craquement de branche résonne juste derrière eux.

Elle ouvre brusquement les yeux. Marc a retiré sa main, il ne la regarde pas elle, mais derrière elle. Léa tourne la tête.

Un gamin sort des arbres.