Il fait nuit noire à présent, et Léa a insisté pour laisser la lumière intérieure allumée. Autour, les branches craquent, des Cris d’oiseaux et d’animaux bondissent de loin en loin. Lorsque tout le monde s’endort, le Gévaudan, ses loups et ses vieilles légendes se réveillent.

Elle ne sait rien de Marc, il n’est pas du genre bavard. Il semble enfermé dans une bulle, coupé de l’horrible drame qui leur arrive.

Il ne dort pas vraiment, mais somnole à moitié. Sa tête tombe sur le volant, le choc le réveille, et ça recommence. Comment réussit-il à rester si calme ?

Un filet d’eau qui s’écoule quelque part murmure dans l’obscurité, les sommets des pins qui escaladent le versant d’en face se découpent sous la lueur de la lune. La fraîcheur s’installe, l’air se condense et formera bientôt ces bandes brumeuses qui font les plus effroyables récits. La jeune femme aurait bien pris une couverture, regroupé ses genoux contre son torse, bu une tasse de café.

Elle se contorsionne pour jeter un coup d’œil juste derrière. Le pare-brise a résisté, cette partie de la voiture ayant été épargnée. Le coffre semble intact. Il n’y a plus rien sur les sièges. Au sol reposent une plaque d’immatriculation, un croisillon en métal pour changer une roue et une canne à pêche. Léa reprend sa position et remarque une lueur, soudain, sur la rive : un petit rectangle luminescent, bleuté. Elle actionne les phares, le droit s’allume. Sur les galets, elle aperçoit un téléphone. Il vibre, l’écran clignote. Marc émerge.

— Qu’est-ce qui se passe ?
— C’est mon téléphone, là-bas ! J’en suis sûre !

Le jeune homme glisse sa main entre sa poitrine et la ceinture, pour se soulager.

— C’est plutôt bon signe si on cherche à vous joindre. Une idée de qui il s’agit ?

Léa met du temps à répondre.

— Comment il a pu se retrouver juste au bord de l’eau ?
— Avec le choc, c’est normal.
— Non, ce n’est pas normal. Il était dans la poche de mon short. La voiture n’a pas fait de tonneaux. Au pire, je l’aurais retrouvé au sol, mais à l’intérieur de la voiture. Alors, expliquez-moi comment il a pu atterrir là-bas.

Marc fronce les sourcils.

— Ça veut dire quoi, votre ton ? Je suis dans la même situation que vous, au cas où vous n’auriez pas remarqué.

Léa se rend compte de l’agressivité de ses propos. Elle a parlé fort, et durement.

— Je suis désolée, je suis nerveuse. Mais il y a de quoi, avouez-le.

En face, le portable vient de s’éteindre. La jeune femme essaie de changer la position de ses jambes. Elles sont comme anesthésiées. De son côté, Marc regarde la tranche de sa main. Il ya encore une patte du papillon de nuit, qu’il décolle et jette sur le côté, avant de revenir vers Léa.

— Celui ou celle qui vous appelle en pleine nuit a-t-il une raison de s’inquiéter si vous ne répondez pas ?
— Non, aucune raison. Ça m’arrive de ne pas répondre, surtout quand je ne suis pas chez moi.

Ainsi se termine la conversation. Sèchement. Léa ne sait pas quoi dire, elle n’a pas envie de parler, ni de sa vie, ni de quoi que ce soit. Au fond d’elle-même, elle lui en veut, même s’il n’y est pour rien. Elle préfère se dire que demain, on va venir les secourir et ce cauchemar sera terminé. Ses yeux suivent un temps une grosse mouche noire qui vient d’atterrir sur le volant. Sa trompe explore avidement le caoutchouc. Au moindre geste, l’insecte s’immobilise. Discrètement, Léa fixe Marc, elle voit la veine qui saillit sur sa tempe, ses doigts qui se rétractent sur ses cuisses. L’insecte redécolle et va se claquer sur le pare-brise arrière. Le temps s’écoule, le bourdonnement est incessant. Léa ferme les yeux, elle aimerait bien s’assoupir un peu pour que la nuit passe plus vite, mais cette friction des ailes contre l’air l’empêche de trouver le sommeil. Marc se plaque les mains sur les oreilles.

— Qu’elle se taise, bordel !

Léa sursaute. Son voisin a les yeux injectés. Il plaque sa nuque contre l’appuie-tête dans une longue inspiration.

— Je ne supporte pas les bourdonnements, excusez-moi. Quand j’étais petit, mon père entreposait des dépouilles de lapins dans le hangar de la ferme. Il y avait toujours de grosses mouches vertes, je les vois encore explorer le moindre reste de chair avec leurs petites trompes. Il a suffi que mon père m’enferme une fois là-dedans pour… Il tourne la tête et la transperce du regard.
— Vous comprenez ?

Léa acquiesce. Inconsciemment, elle a un petit geste de retrait et finit calée contre sa portière et son siège.

— Je vous ai fait peur, je suis désolé.
— Non, mais c’est juste… On ne se connaît pas…

Elle tend l’oreille. Nouveau ronflement de moteur. Elle s’agite jusqu’à se faire mal aux jambes.

— Une autre voiture. Faites des signaux lumineux avec les phares. Je vais crier.

Marc s’exécute. Feux de route, plein phares. Feux de route, plein phares. Le véhicule approche, Léa aperçoit un halo de lumière qui dévore la route, tout là-haut. Elle prie pour que le chauffeur n’ait pas mis la radio, pour qu’il soit attentif parce qu’il fait très noir et que la descente est dangereuse. Comme la première fois, elle fait un maximum de bruit possible avec ses mains, ses cordes vocales. Elle a l’impression que la Terre entière peut les entendre, les voir.

— On est là, dans le ravin ! Au secours !

Elle a mal, ses genoux sont compressés, mais elle s’acharne. En haut, le jaune des phares devient rouge, le bruit baisse en intensité. Léa n’a plus la force de frapper sur la tôle. C’est fini, elle abandonne. Mais le ronflement de moteur se stabilise, la voiture s’est arrêtée. Léa est suspendue au bruit qui regagne en amplitude, accompagné du sifflement caractéristique d’une marche arrière. La jeune femme se tourne vers Marc, folle de joie.

— Ils reviennent ! Je le savais ! Les phares, les phares !

Elle reprend ses cris, cette fois le désespoir s’est mué en joie. Plus aucun doute : au-dessus, le moteur tourne au ralenti, et deux faisceaux jaunes trouent la nuit, s’élançant droit dans le vide, au-dessus d’eux. Jamais Léa n’a éprouvé tant de bonheur à entendre des claquements de portières. Il y en a deux. « Ils » ou « elles » sont deux. Marc aussi s’est retourné, mais ce geste de torsion lui a arraché un cri de douleur. Sa liberté de mouvement est moindre à cause de la ceinture et du volant presque collé contre sa poitrine.

Tout là-haut, deux petites ombres chinoises apparaissent sur l’arête de la pente. Elles sont immobiles et doivent regarder vers le bas. Dans leur direction.

— Ici ! En bas ! On a eu un accident !

Léa s’acharne sur le poussoir des phares, se retourne à nouveau. Les ombres sont toujours là, immobiles. Pourquoi ne répondent-elles pas ? La jeune femme essaie de trouver les raisons, elles appellent sans doute les secours sur leur téléphone. Ou alors, elles se concertent et s’apprêtent à descendre. La pente est raide, mais largement praticable.

Soudain, elles disparaissent côté route. Léa ne comprend pas, elle sent les larmes monter, elle hurle désespérément.

Tout là-haut, le moteur s’éteint. Comme le halo des phares. Le silence. Puis, d’un coup, une masse noire qui apparaît. Bascule.

Un premier fracas, un autre. Du verre qui gicle. Léa a l’impression de revivre son accident. Flashes horribles sous son crâne. Les tonnes de matière fondent sur eux, empruntant le même chemin le long des arbres déjà amochés. Dans l’habitacle, Marc et elle se protègent de leurs bras, comme si ce geste pouvait les épargner. Dans deux secondes, le fauve de tôle sera sur eux.

Les arbres leur sauvent une nouvelle fois la vie. Un tronc dévie le bolide, un autre l’arrête net, à trois mètres sur la droite. La voiture se comprime comme un accordéon. Un panache de fumée blanche s’épanche du radiateur.

Léa baisse doucement les bras. Elle tremble de la tête aux pieds et serait probablement tombée si elle n’était pas déjà assise. Ses yeux se portent vers le véhicule et là, c’est un autre choc qui l’ébranle. Il s’agit de sa voiture.