Le glissement de l’eau contre les rochers, juste là. Un cri de rapace plus lointain, repris en écho par les parois abruptes des gorges. Bruit de verre brisé, aussi, lorsque Léa bascule sa tête sur le côté. Des débris de vitres en miettes glissent dans son cou, ses cheveux, le long de ses cuisses fines et bronzées. Elle en a même sur les lèvres.
Ouvrir les yeux demande un terrible effort. Son monde, autour, se résume à un cube de tôle repliée, de plastiques déchiquetés. Les airbags ont explosé. La géométrie intérieure de l’habitacle automobile ressemble à une figure improbable, un monde d’arêtes et de creux dans lequel il aurait été impossible de faire entrer un être humain. Sauf que là, les êtres humains étaient déjà à l’intérieur.
Léa tourne péniblement la tête vers le siège conducteur. Mal aux cervicales, au crâne, au bassin. La ceinture de sécurité semble incrustée dans sa chair, elle compresse son maillot à bretelles sur sa poitrine. Elle voit que le conducteur fouille dans le rangement latéral de la portière. Il entend du bruit et tourne la tête vers elle. Il a un gros hématome sur le nez, résultat sans doute du gonflement de l’airbag. Du sang a coulé et séché jusqu’au col de son sweat-shirt. Le volant menace de lui rentrer dans le torse, et rend ses mouvements difficiles.
La jeune femme essaye de se rappeler : une belle séance photos au bord des gorges, sa panne de voiture au retour, sur une route paumée au cœur des Cévennes, aux alentours de 19 h 30. Une heure d’attente avant le passage d’un véhicule. Puis ce type, qui se propose de la déposer à son hôtel, à vingt kilomètres de là, plus au sud. Elle monte, ils roulent à peine cinq cents mètres. Juste le temps de faire les présentations, elle sait qu’il s’appelle Marc. Deux ou trois lacets, puis le début de la descente. Et là, d’un coup, un gros bruit contre la vitre-conducteur, le véhicule qui quitte l’asphalte. Léa se rappelle la pente vertigineuse, la voiture qui bondit de tronc en tronc comme une balle de flipper jusqu’à définitivement s’arrêter.
Ensuite, le trou noir.
La jeune femme sent ses jambes, peut remuer ses pieds, ses orteils, mais ses cuisses sont comprimées entre le tableau de bord affaissé et le siège. Elle force, en vain : les gros os des genoux font barrage et empêchent de les extraire de leur confinement.
Marc pose ses deux bras sur le volant et essaie de pousser, en vain.
Léa parvient à déverrouiller sa ceinture de sécurité.
Léa appuie sur le gros bouton rouge mal en point, mais rien n’y fait, Marc est piégé. Elle tente tout ce qu’elle peut pour extraire ses jambes, cependant les minutes écoulées finissent par avoir raison de sa patience : impossible de sortir du véhicule. Elle observe autour d’elle, ne discerne que des arbres dans toutes les directions. En face, à cinq mètres à peine, elle aperçoit une rivière sans vigueur, pompée par la sécheresse, au-dessus de laquelle semblent graviter des nuages d’insectes. Une vague odeur de vase, mêlée à celle de la sève de pin, emplit leur espace de vie.
Léa tourne la tête autant qu’elle peut. À l’arrière, elle peut deviner la route creusée dans la montagne, à au moins vingt mètres en surplomb. C’est de là-haut qu’ils ont dévalé la pente. Autour, la nuit tombe, la chaleur étouffante de la journée se replie doucement. La voiture n’est plus qu’un squelette dont la cage thoracique s’est refermée sur deux cœurs gorgés d’inquiétude. Léa s’apprête à appeler de l’aide, mais une lueur brille soudain dans ses yeux. Sa main gauche se porte vers la poche de son short. Vide.
Elle se contorsionne, glisse la main sous ses fesses, dans le moindre interstice de tôle, fouille en vain.
Léa se baisse, se tord, cherche encore. Elle doit se retenir de ne pas pleurer. Elle est en vie, c’est un miracle, et c’est l’essentiel.
Il touche son nez dans une grimace, du sang couvre le bout de ses doigts.
Léa force, secoue la tête.
Marc regarde la boîte de rangement, il ne touche pas à la casquette plongée à l’intérieur et dont la visière déborde. Il finit par se frotter les mains dans son sweat-shirt.
Léa se contorsionne encore une fois, elle n’imagine pas passer une nuit complète dans cet enfer.
Il se penche vers sa vitre pour soulager sa poitrine comprimée par sa ceinture, respire un bon coup, se remet droit dans son siège.
Léa fait glisser ses deux mains sur son visage. Elle est crevée de ses dernières journées, elle n’a pas do li beaucoup et avec cet accident, son organisme est au bord de la rupture.
Elle secoue la tête.
Léa se rend soudain compte qu’elle a laissé son matériel photo et son ordinateur portable – plusieurs milliers d’euros – dans le coffre de sa voiture. Cette panne improbable l’avait mise sur les nerfs, elle avait été tellement heureuse d’apercevoir enfin un véhicule…
Elle chasse les infimes morceaux de verre dans ses cheveux, en cherche un suffisamment gros et tranchant pour s’attaquer à la ceinture de Marc. Mais n’en trouve pas. Les constructeurs automobiles ont franchement assuré en matière de sécurité, avec leur fichu verre feuilleté.
Elle considère son interlocuteur. Il est grand et brun, très costaud, peut-être vingt-cinq ans, vêtu d’un jean et d’un fin sweat-shirt à manches longues. Un visage un peu ingrat, marqué par les vestiges d’une acné abondante.
Manquait plus que ça. Léa ferme les yeux, elle a besoin de réfléchir.
Marc tend le bras et actionne la manette. Une lumière à l’avant, côté droit, et les feux arrière qui réagissent.
Elle soupire et ajoute :
Ils se jaugent en chiens de faïence. Léa ne sait pas quel œil fixer, Marc a un strabisme divergent. Son nez a encore gonflé, depuis tout à l’heure. Elle finit par détourner le regard et appuie sur le plafonnier, déclenchant une petite lueur.
Marc ne répond pas, il observe la surface de l’eau qui palpite sous la lueur du phare. Il actionne la manette pour éteindre. Léa poursuit :
Attiré par la lumière du plafonnier, un papillon de nuit vient de rentrer dans l’habitacle par l’une des fenêtres. Ses ailes claquent contre le plafond. Marc le suit des yeux, l’air neutre, les lèvres droites comme si elles ne formaient plus qu’un fil. Léa ne supporte pas son calme.
Mauvais exemple, parce qu’elle en connaît, justement, des anecdotes de ce type. Des accidentés retrouvés morts de faim, de soif, dévorés par les bêtes sauvages, à quelques mètres à peine d’une route fréquentée.
Elle a l’impression que Marc ne l’entend plus. Toute son attention est reportée sur le papillon de nuit qui vient d’atterrir à proximité de la lampe.
Il se tait, observe l’insecte attentivement. Un bruit de moteur, presque imperceptible, finit par grossir depuis la route. C’est le premier signe d’activité humaine que Léa entend depuis son réveil. Une voiture s’approche. La jeune femme précipite son bras vers l’une des manettes et déclenche les ampoules arrière ainsi que celle de l’avant. Puis elle détourne la tête vers sa portière et se met à hurler.
Elle se penche autant qu’elle peut, frappe du plat de la main contre la tôle extérieure. Loin au-dessus, la lueur rouge des feux arrière, puis plus rien : le véhicule poursuit sa descente comme si de rien n’était. Léa craque et pense à l’horrible nuit qui se profile. Elle pleure doucement. La mite claque des ailes et se plaque contre le plastique du plafonnier. Elle est noire et blanche, avec des dessins qui suggèrent une tête de mort sur ses membranes. Tout un symbole.
Le poing de Marc s’écrase violemment sur son abdomen.