Le visage inexpressif, la tête appuyée contre sa portière, Léa observe la longueur et l’orientation des ombres. Il doit être huit heures du matin, c’est la bonne heure pour les photographes, car le paysage est tout en contraste, la lumière est belle. Les brumes de l’aube ont laissé place à un ciel d’un bleu profond et uniforme. Une magnifique journée d’été s’annonce. Mauvais signe.

Des voitures passent de temps en temps sur la route. Léa en veut à ces gens qui rient dans leur véhicule, s’éloignent et les ignorent. Pourquoi ces abrutis ne s’arrêtent pas pour boire un coup, petit-déjeuner, tirer des photos, comme ils le font partout ailleurs sur ces putains de routes de France ? Léa n’a plus le courage de crier. Sa gorge est en feu, elle n’a même pas un peu d’eau pour soulager ses cordes vocales. Dire qu’il y a au moins trois bouteilles d’eau dans le coffre de sa voiture, juste là, à quelques mètres à peine.

Depuis des heures, elle tourne et retourne les mêmes questions dans sa tête. Qu’est-ce qui a pu pousser les deux ombres à agir de la sorte ? Pourquoi un geste si abominable ? Marc pense qu’ils ont affaire à des tarés du coin, des espèces de psychopathes qui les ont vus tomber dans le vide et ont décidé de ne pas appeler les secours. Et qui, pour couronner le tout, ont vidé la voiture de Léa de ses objets de valeur, avant de la faire disparaître.

La jeune femme, elle, n’y croit pas une seconde, et a une solide hypothèse qu’elle garde pour elle. Et si c’était à Marc qu’on en voulait ? Et si on avait cherché à le tuer ? Le coup entendu sur la vitre pourrait très bien correspondre à l’impact d’un projectile. Les tireurs manquent leur cible, mais sous l’effet de la surprise, Marc tombe dans le ravin. Ensuite, les « autres » font disparaître les traces, c’est-à-dire la voiture de Léa.

Peut-être le type, à ses côtés, est-il impliqué dans quelque chose de grave. Un règlement de comptes, un truc dans le genre. Peut-être même l’a-t-il ramassée, elle, sur le bas-côté, pour avoir un otage, au cas où.

Le mec qui vient passer ses vacances en solitaire dans un chalet pour chasser et pêcher, elle n’y croit plus.

Elle se retourne et fixe le sol.

— La plaque d’immatriculation, là, derrière, dit-elle. Je crois que je peux l’attraper. En la cassant, ça pourrait créer un bout tranchant de métal, pour couper votre ceinture. Vous pourriez ainsi essayer de libérer votre jambe piégée.

Marc suit des yeux une autre mouche qui vient de rentrer dans leur deux mètres cubes d’espace de vie. Elle est plus volumineuse encore que celles qui l’ont précédée et qui ont fini par disparaître avec le lever du soleil. Elles sont désormais cinq de cette espèce-là, à les harceler avant de s’agglutiner sur la lunette arrière. Il réagit enfin à ce que Léa vient de lui dire :

— Bonne idée.

Léa retourne son torse, tandis que ses jambes restent en place. Tendant le bras gauche vers l’arrière, elle parvient à agripper la plaque du bout des doigts et la ramener. Gêné par le volant, Marc ne peut pas essayer de la plier.

— Va falloir vous débrouiller seule, dit-il.

Léa parvient à plier le rectangle métallique, qui se tord mais ne casse pas.

— Vous roulez sans plaque ? demande-t-elle.
— L’un des rivets était cassé, elle menaçait de tomber alors je l’ai décrochée hier. Je devais passer au garage. – Il sourit – Il y aura d’autres petites réparations, j’ai l’impression.

Il a répondu du tac au tac, sans réfléchir, mais Léa reste sceptique. Elle est persuadée qu’il ment. Elle renouvelle l’opération de torsion, dans un sens, puis dans l’autre. Rien n’y fait, impossible d’obtenir le pli permettant d’espérer une rupture.

Elle a une nouvelle idée. Elle récupère la canne à pêche et en décroche le minuscule hameçon.

— Vous pêchiez quoi avec ça ? Des épinoches ? Ce n’est pas très costaud, mais on peut toujours essayer…

Elle se met à enfoncer difficilement la pointe d’acier dans la ceinture de sécurité de Marc, toujours au même endroit.

— Ça va être interminable, votre truc, fait Marc.
— Le temps, c’est pas ce qui nous manque.

Les minutes passent. Léa finit par avoir mal aux doigts, Marc prend le relais. La pointe se tord, s’émousse, lui transperce parfois l’index. Léa veut à nouveau intervenir, mais Marc refuse.

— Laissez-moi, ça m’évite de penser aux mouches. Au moins, tant que je suis occupé, elles n’existent plus...

Il s’applique à la tâche. Léa se cale de son côté et essaie de s’endormir un peu, histoire de ne pas songer à la soif qui arrive. En vain.

Au bout d’un certain temps – une heure, peut-être deux –, un ronflement lointain se fait entendre. Cette fois il ne vient pas de la route, mais du ciel. Léa se penche et lève les yeux. Une petite tache apparaît parfois à travers les frondaisons et se dirige dans leur direction. Aucun doute, il s’agit d’un hélicoptère de la gendarmerie nationale. Il vole relativement bas, à allure modérée. Et va passer juste au-dessus d’eux. Léa est folle de joie, elle essaie d’actionner les phares mais en vain : aucune lumière.

— Mince ! Ils fonctionnaient ! Que s’est-il passé ?
— La batterie est morte, on dirait.

Elle ne l’écoute déjà plus et se remet à crier en direction du ciel, même si ça ne sert à rien. Marc interrompt son travail et reste immobile, à écouter les grandes pales frapper l’air lourd. Soudain, l’engin vire de bord et part en direction du soleil. Nouveau coup de massue pour Léa. Cette fois, elle est au bord de l’explosion. Elle fixe Marc avec reproches.

— La batterie n’était pas morte ! Quand j’ai allumé les phares, cette nuit, ils éclairaient parfaitement !
— Eh bien, on va en déduire qu’elle s’est vidée entre deux. La petite lampe de l’habitacle, ça consomme, l’air de rien. Et qui vous dit qu’il n’y a pas un contact électrique, quelque part, qui a pompé le jus de la batterie ?

Léa a envie de le gifler. Ce type est beaucoup trop calme.

— Pourquoi vous n’avez pas crié avec moi, bon sang ?
— À quoi bon ? Ils ne pouvaient pas nous entendre.
— N’importe qui aurait crié. C’est un réflexe de survie.
— Faut croire que non. Ces hélicos, ils survolent très souvent la région. Ils traquent principalement les braconniers placés bien plus haut sur les montagnes.

L’un de ses yeux s’agite dans son orbite comme une balle de pingpong. L’autre fixe Léa sans bouger.

— Pourquoi ils nous rechercheraient, puisqu’ils ne sont même pas au courant qu’on a disparu ? ajoute-t-il.

Léa sait qu’à ce moment, il la sonde et guette sa réaction. Même s’il ne peut pas bouger beaucoup pour le moment, il pourrait très bien l’assommer d’un grand coup de poing ou l’étrangler. Elle fait cinquante kilos, il doit peser le double. Par réflexe, elle réajuste la bretelle de son maillot, se rendant compte que sa poitrine est bien visible. Elle le regrette aussitôt et fait mine d’accepter ce qu’il lui raconte.

— Vous avez raison. Les braconniers...

Elle tourne la tête et ferme les yeux. Rester calme, surtout. Ne pas réveiller les instincts, les doutes, tout ce qui fait de l’homme un animal.

Mais au fond d’elle-même, elle bouillonne, certaine que Marc n’est pas net.

C’est lui que les gendarmes recherchent, elle en est sûre.

Il ne veut pas qu’on le retrouve et fera tout pour ne pas se faire prendre.