CHAPITRE IX
La noce de Catherine Cateau et de Félix Lœillasse méritera certes d’entrer dans les annales bourbonnaises. La Montagne, L’Espoir et La Tribune y déléguèrent des photographes alléchés par les cent cinquante-trois ans du couple. On y fit une musique du diable. Le premier saxo de la province, Bouboule Chatelier en personne, exécuta avec brio et sentiment Les Lavandières du Portugal.
Il y eut cent huit ou cent dix personnes à table. Poulossière, Pejat et Talon, revêtus de costumes des dimanches ayant appartenu au défunt père Lœillasse, constituaient un corps pittoresque et pléthorique de garçons d’honneur à manches trop courtes ou pantalons trop larges. Ils tinrent chacun jalousement un morceau de la mariée pour la conduire à la mairie. S’ils avaient pu éliminer Félix, soyez sûrs qu’ils l’auraient fait.
Le marié, affublé d’un huit-reflets, trouvait grande joie à se fourrer dans le nez chaque doigt de ses gants blancs. Dès qu’il eut dit « oui » au maire, Catherine poussa un soupir de délivrance. Elle attendait ce mot depuis cinquante ans. Depuis cinquante ans qu’on le prononçait banalement devant elle, elle pensait à la seconde où Félix le lâcherait enfin devant l’écharpe tricolore. Le sang vif du bonheur la cingla aux oreilles. Entrée enfant aux Échauguettes en qualité de vachère et de souillon, elle n’en sortirait plus que les pieds devant, auréolée du titre fabuleux de maîtresse de maison. Étourdie, elle pressa la main de Félix et chuchota :
— Tu pourras boire, mon vieux chien fou, tu pourras boire toute la barrique.
Puis on se rendit à l’église. Félix dormit son soûl durant la messe de mariage, marmonna « cré bon dieu ! » quand le curé le tira de ses rêves pour lui remettre les alliances.
Ces corvées expédiées, la noce passa aux choses sérieuses. Le beau temps avait permis de dresser les tables dans la cour du domaine. On avait installé l’orchestre devant le tas de fumier, afin d’en camoufler l’inesthétique. Les mentons, les moustaches, les plastrons, les corsages, dégouttèrent vite de graisse et de vin. Félix, creusé par une longue famine à base de biscottes et de tisanes, avait jeté bas la jaquette pour s’empiffrer à son aise. Une armée de pintades, de poulets et de dindes sombra sous les fourchettes et les doigts. Quelques atroces personnages se garnirent les poches de bons morceaux. Des salves de bouchons évoquaient Fontenoy à l’instituteur du village.
Poulossière et Talon s’enivrèrent et chantèrent au dessert, le premier « La chanson des blés d’or », le second « La chanson des blés d’or », ce qui souleva les rumeurs de l’assistance et faillit jeter les chanteurs armés de litres vides l’un sur l’autre.
Jean-Marie, lui, regardait Catherine au travers de ses lunettes embuées de mousseux et de mélancolie.
Le soir, on alluma des lampions qui firent valser tous les papillons de nuit du département. Les mariés s’en allèrent au lit et ce fut sur le coup d’une heure du matin que Catherine Lœillasse devint veuve.
Éméché, Félix s’était cru obligé de remplir ses devoirs conjugaux. Il n’avait pas survécu à des efforts aussi inhabituels.
On entreposa les reliefs de la noce dans la glacière du domaine. Ils furent les bienvenus lors du casse-croûte qui eut lieu le surlendemain, après l’enterrement auquel assista, ahurie, la majeure partie des invités de l’avant-veille, Poulossière, Pejat et Talon en tête.
Lorsque tout fut fini, les trois reprirent le complet de route, les souliers à clous et vinrent saluer Catherine.
— On part, Catherine, déclara Jean-Marie.
Elle parut plus émotionnée par ce départ que par celui de son époux.
— C’est donc forcé ? murmura-t-elle.
— Faut bien, se contraignit-il à plaisanter, on peut pas rester là jusqu’au baptême.
Poulossière crut bon de placer là son rire chevrotant de mouton frais tondu. Catherine balbutia :
— Si le cœur vous en dit, je vous engage tous trois. Y a plus que moi qui commande, ici.
— On te ferait de jolis commis, ma pauvre Cathy.
— Vous feriez ce que vous voudrez, Blaise s’occuperait de faire pousser des fleurs et vous trouveriez bien quelques bricoles. Et puis ce n’est pas ça, même si vous étiez inutiles je vous soignerais bien. J’ai plus que vous trois, comme famille. L’hiver, on jouerait au piquet tous les quatre…
— Non, ma petite, faut qu’on aille à Gouyette. Qu’est-ce qu’ils diraient, au bourg, hein, vous autres, s’ils savaient qu’on n’a pas été à Gouyette ?
Talon hocha gravement la tête, et Poulossière qui le surveillait du coin de l’œil s’empressa de hocher gravement la tête. Catherine, misérable, leur prit les mains à tous :
— C’est pas loin, Gouyette, huit, dix kilomètres. J’irai vous voir tous les samedis avec un poulet et une bouteille de vin vieux. Bisez-moi vite.
Ils l’embrassèrent et elle rentra en trottinant dans la maison, sans se retourner une seule fois sur une jeunesse qu’elle portait comme une croix d’aubépines.
Ils demeurèrent là sans broncher, mais l’âme si lourde qu’il eût fallu une brouette pour la traîner. Blaise s’en alla chercher son âne et rejoignit ses compagnons dans le chemin qui menait à la route. Jean-Marie toucha par courtoisie sa casquette du doigt et grommela en regardant les cailloux :
— Les vieux gars, j’ai plus rien à vous dire, qu’une chose, c’est que j’ai pas bien envie de vous voir. J’y vais tout seul à Gouyette, comme un chien. Salut.
Il s’éloigna en assujettissant sa musette sur son dos, suivi par les yeux consternés de Poulossière et de Talon.
— Pour moi, gémit Blaise, il est fâché parce que tu as arrangé la Catherine.
— Ah ! ben, et toi, alors, s’indigna Baptiste, qui que tu lui as fait, à la Catherine ? Des chatouilles, peut-être !
— Je l’ai moins arrangée que toi, vieux porc !
— Ça, je dis pas non. Mais qui qu’a commencé ? Toi, mon salaud, en 1905 ! Moi, c’était qu’en 6. Y a pas, vieille charogne, c’est toi qu’as commencé !
Ils s’agrippèrent, se ravisèrent et prirent du champ pour mieux se bombarder de cailloux. Tandis que ronflaient les pierres à leurs oreilles, Blaise et Baptiste s’insultaient à pleine gorge éraillée :
— Vas-y tout seul à Gouyette, l’Artichaut ! Jean-Marie a raison de plus vouloir te voir, tu pues des pieds comme une poubelle !
— Parfaitement que j’irai tout seul, affreux ! Je te souhaite le choléra, Mandoline, le choléra et la vérole !
Ils ne cessèrent le combat qu’après avoir dépierré le chemin. Alors Blaise enfourcha son âne et distança sans rémission Talon qui ne cessait de répéter en balançant son sac :
C’est plus fort
Que du Roquefort.
Le jeu de ces rimes adroites ne parvenait pas à éponger le chagrin qui s’égouttait comme un fromage blanc dans son esprit.
Désassemblés, ils n’étaient plus rien sur le bitume, qu’un vieux comme tous les vieux qui s’en vont en solitaires vers les endroits mal situés tels qu’une maison, un jardin, un village, une tombe. Pris de remords, Jean-Marie s’assit sur une borne, attendit une heure Poulossière et Talon.
— Vrai j’ai eu tort, se lamentait-il en scrutant l’horizon, j’ai été méchant comme un sauvage. C’est la Cathy qui a raison, c’est pas toi, vieux bandit, vieux assassin, vieux monstre. T’as pas le droit d’être hargneux vis-à-vis de ton jeune temps, t’as pas le droit. Ton jeune temps, mon garçon, y aura que lui pour te faire rire les deux coins de la gueule, quand tu seras au cimetière.
Ni Talon ni Poulossière n’apparurent, et Jean-Marie reprit sa musette, et s’aperçut que la tristesse était entrée dedans.
Talon, désemparé, ne s’était pas trop posé de problèmes. Il s’était arrêté au premier café, et les chopines vides dressaient devant ses yeux clignotants une haie bourrée d’oiseaux bleus, une haie où crépitaient les flammes de la chevelure rousse de Catherine, le rire de Catherine jeune fille.
Poulossière, lui, marchait à côté de son âne. Il marchait même avec une certaine ardeur mais s’était trompé de route à un carrefour, ce qui risquait plus de le mener à Rome qu’à Gouyette. Il bafouillait, le nez tapi dans la moustache tel le boa dans le palétuvier :
— C’est affreux d’y voir, des fâcheries pareilles. Nous qu’on s’est jamais dit un mot plus haut que l’autre, nous voici brouillés comme si les deux autres étaient des Prussiens. C’est pas que j’en veux à la Catherine de nous avoir fait attraper dispute, mais si j’avais été que d’elle, sûr et certain que je me serais point fait arranger par Pejat, pas plus que par Talon. Ça ferait pas toutes ces vilaines histoires, des cinquante ans après. Le Bon Dieu devrait pas y permettre, toutes ces complications du diable, bon dieu de bon dieu de bon dieu de bon dieu. Maintenant, mon vieux Blaise, c’est tout seul que tu le boiras, ton canon. Et boire le canon tout seul ça s’appelle pas boire le canon, ça vaut autant que de boire de l’eau à la pompe. Moi, Poulossière, c’est ce que je dis, et je sais ce que je dis.
Et il donna poliment un coup de canotier à un peuplier, le prenant pour un notaire.
Cette nuit, ils la passèrent, Jean-Marie dans une grange, Baptiste dans un grenier, Blaise dans une meule parce qu’il était le moins débrouillard du lot. La veste roulée sous la nuque, ils grognonnèrent longtemps avant de trouver le sommeil. Baptiste y sombra pourtant le premier, les chopines étant dans l’ensemble plus fortes que l’ennui. Blaise se releva même pour embrasser son âne, son cœur exigeant pour battre toutes sortes de chaleurs. Jean-Marie mordillait le froid de sa pipe éteinte dont le culot sentait violemment le chagrin. Et chacun pensa dans son coin que ces andouilles lui manquaient. L’étoile du berger s’effeuilla dans leurs six godillots.
*
Tel un morceau de sucre posé sur un billard, le cube de ciment de l’hospice de Gouyette éclata de blancheur sur le Bourbonnais vert.
Poulossière s’accouda sur le flanc de son âne, souleva son canotier avec cérémonie, soupira, puis s’élança à corps perdu dans un étourdissant et fracassant monologue :
— Gouyette ! M’y voilà, à Gouyette ! Qui que j’y viens faire, j’en sais plus rien au juste, mais m’y voilà toujours sur mes pattes de derrière. Dis, Poulossière, c’est-y vrai, c’est-y possible, c’est-y croyable que tu vas t’enfermer là-dedans, toi qu’as toujours vécu dans le grand air, même que ça t’a donné des douleurs dans tous les membres, mais que dans le fond ça t’a mené jusqu’à des soixante et douze ans alors que dans les villes ça meurt, ça tombe comme mouches en confiture ? Dis, Poulossière, t’en ressortiras que péri de ces quatre murs ? Ça me fait de la peine pour toi, sûr et certain. J’y dis et j’y répète. D’un autre côté, c’est là que je vais retrouver les amis. Peut-être qu’ils m’en voudront plus d’avoir arrangé la Catherine. C’était bien malin à toi, d’y faire, Poulossière. T’aurais dû te douter que tes amis y prendraient mal. Si c’était à refaire, j’y referais pas. T’y savais, que c’était du péché.
Tout ce qu’est bon, c’est du péché, t’y sais pourtant depuis ta communion. Et me voilà à Gouyette. A mon âge ! Hé, les vieux gars, qui qu’on vient faire là-dedans ? Vous pouvez m’y dire ?
Solennel et les bras écartés, il prenait à témoin la prairie, la route et une cabane de cantonniers.
— On va t’y dire ! beugla Jean-Marie en surgissant de la cahute, Talon sautillant auprès de lui comme un chien de chasse un jour d’ouverture.
Blaise porta la main à son cœur et hurla :
— Enfant de charogne, t’y sais que j’ai le cœur fragile, t’as bien failli me le faire péter, grosse conne !
Mais Talon lui pressait avec chaleur les mains, Pejat le bourrait de tapes affectueuses, sa colère s’envola sur le dos d’un chardonneret :
— Je suis content de vous revoir, mes vieux frères, j’avais hâte d’arriver à cet asile où Dieu nous a conduits pour vous embrasser, aussi sûr que la terre est ronde et les pavés carrés. Seulement, maintenant que vous êtes là, j’ai plus envie d’y aller, à l’asile.
Jean-Marie vissa toute la palette de son pouce sur son front :
— Blaise, t’es malade. On n’a pas fait tout ce chemin pour rien. T’as vendu tes bêtes, j’ai fermé la boutique, il a claqué la porte de chez lui, faut y passer. Pas vrai, Talon ?
— Faut y passer, approuva Talon. On est vieux, vieux, vieux. Tu te rappelles pas qu’il y disait, Jean-Marie, au bourg ? Même que c’est comme ça qu’on l’a su.
Poulossière se garnit les narines d’un index et d’un majeur perplexes, puis s’inclina :
— Si vous y allez, j’y vais, bien forcé. Où que vous voulez-t-y que j’aille ? Pas en Amérique, je sais point où c’est.
Il tira son âne par la bride et le cortège prit la direction de l’hospice dont le porche semblait vouloir gober les pauvres vieux comme des huîtres à bon marché. Ils franchirent ledit porche en silence, émus et la jambe incertaine.
Ils pénétrèrent dans une vaste cour sablée et plantée de marronniers cirés. Sur les bancs de pierre, des vieillards frileux reposaient, qui tournèrent des têtes de tortues vers les nouveaux venus, et glougloutèrent à la vue de l’âne. Cerf-volant grinçant de l’empennage, une religieuse se précipita sur les vieux gars.
— Vous désirez ?
— Madame…, bafouilla Poulossière terrorisé.
— Mademoiselle…, coupa Talon hagard.
Jean-Marie les rejeta à trois pas derrière lui et débuta :
— Ma Sœur, on vient comme ça se faire inscrire à l’hospice.
La cornette tressauta :
— Vous venez… comme ça !
— On est venus à pied.
— Vous seriez venus par avion que cela ne changerait rien au fait que personne, ici, ne vous attend. Gouyette n’est pas un moulin. Il y a des formalités à remplir, des pièces d’identité à fournir.
Poulossière ricana à tout hasard. La Sœur le fouailla d’un regard polaire et ajouta durement :
— De plus, lorsqu’on se présente dans un hospice, on s’abstient de le faire avec un âne sans doute malade, des coiffures bizarres et des objets prohibés par le règlement.
Elle braquait un doigt sec vers les goulots qui dépassaient de leurs panier, sac et musette. Une cloche sonna quelque part, funèbre. Les grilles de l’entrée se refermèrent en couinant à la mort. Pétrifiés, les trois vieux considéraient la religieuse d’un œil splendidement imbécile. Elle eut une moue accablée :
— On se demande comment vous vivez, dans vos campagnes. Ou plutôt on ne le sait que trop, le café et la lecture de L’Humanité. Vous tombez là comme la pluie et vous attendez la soupe. Nous ne pouvons pas, bien sûr, vous remettre à la rue, étant donné votre âge et vos infirmités. Restez ici, ne bougez pas, je vais aller trouver le directeur.
Elle les honora d’un ultime regard chargé d’opprobre et s’éloigna toutes voiles dehors.
Jean-Marie, mortifié, serra les poings :
— Cré cent tonnerres de bon dieu de bon dieu, qui que c’est que ce casino, qui que c’est que cette usine ! Foutons le camp avant qu’il soit trop tard !
— Foutons le camp, c’est ça, foutons le camp ! enragea Poulossière.
Talon s’effraya en désignant les grilles :
— Par où ?
Fébrile, Jean-Marie étendit la main vers la murette qui entourait la cour et cria :
— Sacré vacherie de vaches, sacrée porcherie de porcs, malgré notre âge et nos infirmités, comme dit la mère, on va faire le mur ! En avant, les conscrits !
Il s’élançait déjà, quand Blaise l’agrippa par le fond de culotte :
— Jean-Marie ! Et l’âne !
— L’âne ?
— Il pourra point le faire, lui, le mur ! Et je peux point le laisser, ils vont me le manger à grands coups de râteliers !
Jean-Marie partit d’un rire tintamarresque :
— Viens avec, mon Blaise ! Tu vas voir ce que tu vas voir !
*
Ils parvinrent en courant au pied de la murette, tandis que coassaient sur leurs bancs les grenouilles de Gouyette. L’exploit qu’il avait raté avec le plateau de hêtre de fâcheuse mémoire, Jean-Marie le réalisa avec l’âne. Tous muscles noués – il en fendit le dos de sa veste – il souleva Panpan malgré ses braiments d’épouvante et le posa de l’autre côté du muret. Puis, s’aidant mutuellement, les trois vieux s’élevèrent à la force du poignet, s’assirent sur la crête pour reprendre haleine.
Talon tira la langue aux pensionnaires ahuris, Poulossière leur fit un pied de nez, Pejat les harangua en se tambourinant le torse comme un gorille :
— Je vous salue, débris, tréteaux, vieux machins, viande à limaces ! Crevez-y, dans votre petite tranquillité, dans votre petit lit bien propre, dans vos petites pantoufles ! Buvez-la, votre camomille, eh, gâteux ! Blaise, passe un litre, qu’on leur montre un peu, à cette mine d’asticots !
Blaise lui passa la bouteille en poussant des « Débris ! Débris ! » vengeurs. Ils burent et rotèrent effrontément. L’apparition de la religieuse et du directeur précipita les adieux. Jean-Marie envoya des baisers sonores et dégringola de la murette côté liberté, imité par ses acolytes. Il ne resta d’eux que la signature favorite de Talon, un jet de chique qui coupait en deux une allée ratissée avec soin.
*
Ils prirent, au pas de chasseur, le chemin du retour.
— Dans le fond, Jean-Marie, discutaillait Talon, c’est toi qu’as dit qu’on était vieux et tout juste bons pour Gouyette.
— Je l’ai dit, rêvassa Jean-Marie, je l’ai dit parce que je le croyais.
— Et maintenant ?
— Maintenant, vieux bon dieu, j’y crois plus, je sais que tant qu’on est en vie, on n’est pas mort.
Ils pensèrent que la Catherine aux cheveux roux les avait déplumés de leurs cheveux blancs.
— Et qui qu’on fait à présent ? demanda Poulossière.
Jean-Marie déclara, péremptoire :
— On rentre au bourg. Tu rachètes des bêtes, ça a baissé ces temps-ci, t’y gagneras encore. Baptiste est reçu à bras ouverts par ses gars et ses gendresses qui lui diront qu’on n’est jamais mieux que chez soi, et qui lui foutront désormais une paix magnifique. Moi, je repeins la boutique, je reprends une moto, et je retrouve mes vélos. Ils commençaient à me manquer, ces êtres-là.
Déjà, Poulossière comptait sur ses doigts et remontait son cheptel. Jean-Marie reprit, fougueux :
— Et quand on s’ennuiera, on ira vider chopine chez la Louise Pralon, au bourg ; chez Grand, chez Bouillot, à Thionne ; chez Levif et Despalles à Jaligny ; chez Perrot à Marseigne ; chez le petit Zazou Viallet à Trezelles, partout où qu’il y a une chopine à vider entre hommes !
Poulossière, excité, tapa du poing dans le vide :
— Partout, parfaitement. On a vécu comme des ours jusque-là, ça va changer. On va voir que nous dans les fêtes et les bals !
— J’arrangerais bien une bonne femme, acheva Talon, lyrique.
Ils marchèrent un instant en silence, mais déjà, leurs yeux papillotaient. Jean-Marie toussa et murmura :
— Avant qu’on rentre au bourg, je crois que ça serait poli de passer voir la Catherine.
— J’allais y dire, approuva Talon. Et Poulossière piailla :
— Sûr, que ça serait pas poli de pas s’arrêter ! On les vit, comme au cinéma, s’éloigner, décroître et disparaître à l’horizon.
Quelques litres, quelques branches d’oiseaux et quelques coquelicots tourbillonnèrent dans le ciel, puis s’alignèrent comme par enchantement pour former le mot
FIN
Thionne, septembre 1957. R. F.