CHAPITRE V

 

 

Ce lundi-là, les charrettes et les tracteurs firent un crochet par le bourg, les femmes se trouvèrent toutes une livre de café ou un attrape-mouches à acheter chez l’épicier de la place. Aux barres d’appui des fenêtres, le coude-à-coude fut de rigueur. On prenait l’air sur le pas des portes avec une insistance telle qu’on put le croire, cet air, venu des cimes alpestres ou de la mer.

Il y avait quelque chose de neuf dans l’atmosphère, il est vrai. Des hirondelles, puis des hérauts qui trompettaient : c’est aujourd’hui que les pères Poulossière, Talon et Pejat partent à pied, à Gouyette ! C’était un événement considérable pour les trois cents âmes de la commune. Un événement qui ne reviendrait pas chaque année comme l’ouverture de la chasse, les conscrits ou les communions.

A huit heures moins cinq, Pejat sortit de chez lui, ferma la porte à triple tour, fourra sans émotion apparente la clé dans la poche de son gilet. On remarqua qu’il portait ses souliers ferrés, sa casquette des dimanches, et qu’une musette le harnachait, musette d’où dépassaient deux goulots de bouteille et une jambe de caleçon jouant à l’oriflamme dans le matin.

Sans paraître se soucier des têtes coupées en deux par les rideaux des cafés et des maisons, Pejat s’assit sur son banc et regarda la route.

A huit heures moins deux, Talon survint sous les murmures, bancal comme jamais, accoutré d’un képi, d’un parapluie et de bandes molletières. Il était en outre chargé d’un panier recouvert d’un torchon blanc. Le torchon laissait pourtant à jour deux goulots de bouteille. Le bourg dévora des yeux le banc où Talon venait de rejoindre Pejat.

Huit heures sonnèrent comme l’on frappe les trois coups. Voguant avec aisance sur une lame de rires étouffés, Poulossière apparut, tirant son âne par la bride. Dans son autre main, Blaise tenait un gros bouquet de marguerites. Ses bouteilles à lui, on en devinait les contours dans le sac de boy-scout qui, une bretelle cassée, brimbalait sur son dos. Poulossière s’était coiffé d’un canotier sous l’ombrage duquel reniflait à tous les vents son long nez de tamanoir. Indifférents aux rumeurs futiles du monde, l’âne et le vieux traversèrent la place comme la haute philosophie traverse les âges.

— C’est donc toi, Blaise ? le salua Pejat.

— C’est moi, fit modestement Poulossière.

— Qui donc qu’y font tous à nous regarder comme si on était des animaux de cirque ? s’énerva Baptiste en tapotant du bout des doigts le col de ses litrons.

Ainsi le fantassin anxieux s’assure avant l’assaut de la présence de ses grenades à manche.

— Laisse, dit Pejat en se levant, c’est andouille et compagnie.

Cette affirmation contenta Baptiste qui se dressa à son tour, en oublia sa bosse une seconde, se tordit davantage la seconde d’après, pour compenser.

Alors qu’ils s’ébrouaient, prêts à mordre le bitume de tous leurs clous et fers, ils virent fondre la Louise sur eux.

— Qui qu’y a, la Louise ?

— Vous allez pas partir comme ça, comme des voleurs, sans venir boire une dernière chopine.

— On va se retarder, ronchonna Talon.

— C’est ma tournée, insista la Louise.

Poulossière tressaillit :

— Qui que tu chantes qu’on va se retarder, Baptiste, vieux lard rance ? Jean-Marie dit qu’on a tout le temps, pas vrai, Jean-Marie ?

— En vitesse, alors, déclara l’important Jean-Marie en entraînant sa troupe vers le café.

Avant d’entrer, Blaise attacha l’âne à un anneau scellé dans le mur à cet usage. L’âne se mit à brouter sans entrain l’emballage d’un paquet de tabac. Cinq minutes après l’arrivée des vedettes du jour, un plateau de figurants occupa la salle. Les trois demeuraient dignes devant leur verre, installés à leur place, une place qui était la leur depuis cinquante ans et plus, derrière le poêle et sous le règlement des débits de boissons. L’interdiction de vendre de l’alcool aux mineurs les laissait de bûche.

— Vous allez nous manquer, sûr, larmoya la Louise qui, en cette occasion, avait le sentiment et la chopine faciles.

Un concert d’approbations monta des tables.

— Ça va faire un vide dans le bourg, poursuivit la Louise.

Mais ils n’étaient plus là et se pelotonnaient au fond de surdités totales.

— Ça va pas vous faire faute, enfin, les pères, vos maisons, le pays, tout, quoi ? insistait la patronne.

Désinvolte, Jean-Marie fit :

— Bah !

Poulossière rigola, grand seigneur :

— Beuh !

Baptiste regarda son verre, comme s’il ne l’avait jamais vu plein de vin et marmonna :

— Bouh, ouh !

Jean-Marie sentit que tout cela n’était guère poli, se mit en frais de quelques mots :

— Tu vas y comprendre peut-être, la Louise. Le bourg, tout ça, comme tu dis, c’était notre jeune temps. Il est tellement loin, notre jeune temps, qu’on le voit plus. De rester sur le bourg, moi ça me fait mal parce qu’il me rappelle des vieilles choses. A eux aussi, ça leur rappelle, tu comprends un peu ?

Poulossière et Talon l’avaient écouté avec stupéfaction. Ils n’avaient jamais songé à cela en décidant le départ pour Gouyette, mais ces raisons leur semblèrent si lumineuses qu’ils les adoptèrent bruyamment.

— Ça me rappelle quand la Jeanne avait dans les vingt ans et qu’elle allait chercher son lait, sanglota Blaise, c’était vers 1907 ou 8 ou 9, j’y sais plus bien. Elle avait un ch’tit fichu rouge sur la tête.

— Ça me rappelle, hésitait Baptiste qui se demandait quoi, ça me rappelle…

— La Marie ?

— C’est ça ! Ça me rappelle la Marie. Elle aussi – il toisa Poulossière d’un air de défi – elle allait chercher son lait.

Jean-Marie tira sa chaise et grogna : « Bon. » Les deux autres vidèrent avec soin la chopine avant de dire : « Bon. »

— Eh ! bien, bon voyage, soupira la Louise, je vous dis pas adieu, mais au revoir. C’est pas sûr du tout que vous y restiez, à Gouyette.

— On peut jamais dire, conclut Jean-Marie en bénissant du geste les consommateurs.

Ils se levèrent et sortirent par ordre de taille, Baptiste fermant la marche et brandissant son képi pour répondre aux salves d’au revoir. Blaise détacha son âne et le quatuor s’éloigna le dos rond.

Il essuyait des rires de moquerie, bien sûr, mais au fond de lui-même, le bourg se sentait tout chose de perdre une page d’histoire. La mère Bignoule pleurait à sa lucarne. Les pierres des maisons s’effritaient sous les souvenirs. La bascule à porcs tremblotait sans poids ni mesures. Le rude coq de l’église se pointa vers le nord pour masquer son émotion. Quand les trois vieux se retournèrent en chœur, pour un dernier salut avant de disparaître derrière le mur du presbytère, le bourg eut vraiment du chagrin et la dernière rigolade fut des plus mal notées.

Les vieux et l’âne firent cent mètres en silence. Là-bas, une pie leur ouvrait la route. Le soleil caressait les collines, émerveillait les mares des fermes lointaines. Une folie de papillons s’ébroua d’un buisson. La moustache flasque, Baptiste apostropha soudain Poulossière :

— D’abord, qui que tu fais avec tes fleurs, vieux quartier de fesse mal rasé ? Tu veux les donner aux bonnes sœurs de Gouyette, hein, vieux cochon ?

Le canotier de Blaise ne fit qu’un tour sur son crâne :

— Oh ! apaises-tu, l’assassin, apaises-tu donc ou je te cabosse ! Ces fleurs c’est pour la Jeanne. On passe devant le cimetière, je vas m’y arrêter. Même si ça t’ennuie de voir la tombe de la Marie que t’as poussée dans l’eau !

Talon, rageur, prit à partie Jean-Marie qui se taisait, le bourg remuant dans sa tête :

— Jean-Marie, tu l’entends, cette charogne, tu l’entends ? Il veut aller au cimetière. Toi qu’avais dans l’idée de rire un peu sur la route, ça commence par le cimetière. Faut être aussi marteau que Poulossière, non ? Non ? Non ?

Pejat arracha de sa chaîne de montre Talon qui s’y pendait en frétillant :

— Fous-m’la paix, Baptiste, et écoute-moi voir. Te rappelles-tu du Claude (il disait : Glaude) Gratton ?

— Je m’en rappelle comme d’hier…

Poulossière se rapprocha, intéressé. Pejat rêva :

— Et du vieux Thomas Lapoële ?

— Sûr !

— Et du Antoine Beutine ?

— Y buvait ! Y buvait ! Une pièce par semaine.

Pejat tonna sans crier gare :

— Et tu voudrais qu’on parte sans leur dire au revoir, à tous ces vieux frères ? Poulossière a raison, t’es qu’un assassin !

— Sûr !

Talon protesta, confus :

— Pas leur dire au revoir ? Mais si, qu’on va leur dire au revoir, manquerait plus que ça. J’y pensais ben plus, moi, ce matin. Mais y oublier, jamais. Oublier Glaude, Thomas, Antoine c’est bon pour Poulossière qu’a pas plus de cœur qu’une brique creuse. Allons au cimetière, vingt dieux de cré bon dieu de bon dieu !

Électrisé, il se mit à courir d’un bas côté à l’autre de la route, gnome bizarre à bandes molletières. Poulossière ronchonna :

— Cette vieille figure de pantalon va m’esquinter mon âne, à marcher si vite.

Mais, Baptiste ou pas, l’âne Panpan ne se déplaçait jamais à une allure supérieure à celle des aiguilles d’une montre. Lorsqu’ils arrivèrent à la grille du cimetière, ce fut pour voir Talon en sueur, le képi sur les genoux, assis sur une tombe.

— T’as point honte d’être assis sur un mort ? fâcha Pejat.

— Qui que ça peut faire ? C’est point un mort, c’est ce bandit de Paul Bisaille qu’est sous mon cul.

— Ça fait rien, s’étrangla Blaise, tu pourrais respecter les défunts, sacré saligaud. S’y te voient du haut du ciel, y vont t’attendre avec la trique, sûr !

Talon s’épongea :

— Je suis fatigué, je m’assoye où je peux. Il a qu’à mettre des chaises devant sa tombe, Bisaille !

Poulossière attacha son âne à la grille et, bouquet en avant, cingla vers le coin de cimetière où reposait sa femme. Jean-Marie s’assit aux côtés de Talon. Ils entendaient, portées par la brise, les paroles que prodiguait Blaise à son épouse :

— La poule grise qui me pondait un œuf tous les jours, elle est vendue aussi. D’abord, elle pondait plus, la carne. Bon débarras ! Oh ! oui, bon débarras, bon débarras ! C’est pas pour toi que j’y dis, la Jeanne, j’y saisis bien. Eh ! ben, voilà, je pars pour Gouyette. Si t’étais point morte, j’y partirais point. Mais t’es morte, alors j’y pars. Je t’ai apporté des marguerites. C’est pas que tu y aimais tant que ça, les marguerites, mais j’ai rien trouvé d’autre. Je pouvais point tout de même t’apporter un chou-fleur…

La brise de tout à l’heure emmena aux oreilles de Jean-Marie et de Baptiste les gloussements joyeux que provoquait à Poulossière cette pensée cocasse.

— Y peut dire des autres, s’indigna Talon, mais le voilà qui se fend la pipe devant sa femme qu’est morte et enterrée.

Le jus noir de sa chique s’en alla balayer la tombe d’en face.

— Baptiste ! explosa Pejat.

— C’est pas grave, c’est sur ce fumier de Léonard Cachoux, expliqua Baptiste. Une fière saloperie, Cachoux, poursuivit-il, quand on faisait les foins, chez lui, il nous donnait que du cidre à boire. Ah ! petit, du cidre, pouacre merde, alors qu’il y a tant de pinard sous le soleil ! J’y ai jamais pardonné.

Et il montra le poing à la couronne de « Regrets Éternels ».

Poulossière revint à eux, en larmes.

— La pauvre ch’tite chrétienne, je la reverrai plus sur terre, je la reverrai plus, pleurnichait-il.

Il avisa le jet de chique qui fleurissait la tombe du fameux Cachoux et, plantant là sa détresse, se tapa sur les cuisses :

— Ça, pour une fois, Talon, c’est envoyé. Ça lui rappellera son cidre, à ce voyou. Un cidre qu’était plus ch’tit que l’eau des mares, parfaitement.

Pejat qui n’avait jamais bu de ce cidre ne s’associa pas à la rancune énorme des deux autres et les pria de les suivre jusqu’au tombeau de Claude Gratton qu’ils entourèrent avec cérémonie.

— Ça, c’était un houmme, le Glaude, fit Pejat.

— Cré bon dieu, fit Baptiste, il est mort en 35, Gratton.

— Mon âne avait six ans, fit Blaise. Il trottait dur, à cette époque-là. Il en traînait des sacs de marchandises. Autant qu’autant qu’il en traînait. Ça oui, c’était un bourri, le pauvre vieux.

— Il était de ma classe, le Glaude, reprit Jean-Marie mélancolique, et moi je suis encore du monde, et lui ça fait vingt-deux ans qu’il y est plus.

— C’était un rude cadet, le Glaude, affirma Talon. C’est lui qui avait arrangé la mère Bignoule dans une brouette.

— Dans une brouette ? s’égaya Poulossière.

— Ah ! petit, ils en avaient déglingué la roue de la brouette tellement ils y mettaient de la rage, et la mère Bignoule s’est retrouvée, patatras, la lune sous la lune, comme je t’y dis !

Blaise se tint les côtes. Vexé, Pejat tapa du poing sur la tombe qui s’empressa de sonner le creux :

— Ça a jamais existé ce que tu racontes, vieux bon dieu de vieux bon dieu !

Talon s’étrangla tant que son nez bourgeonnant devint quasi livide :

— Ça a jamais existé ? Oui, mon marteau ! T’as qu’à y demander au Totor Lavigne, c’était à lui, la brouette ! Même qu’il a fait assez vilain quand il l’a trouvée massacrée et avec dedans la culotte de la Bignoule. Une culotte rose, va dire que c’est pas vrai !

Très rouge, Jean-Marie s’empara d’un vase de fonte appartenant au défunt Glaude et le fit tournoyer au-dessus de sa casquette.

— Retires-y, retires-y ce que tu viens de dire ou t’auras pas à faire long de chemin pour être dans le trou, je t’y jure !

Baptiste effrayé tenta en vain de soutenir contre toute évidence que Poulossière était responsable de cette affaire de brouette. Gaillard, le vase balaya cette ultime hypocrisie, rebondit lourdement sur le képi de Talon.

— Vingt dieux, Jean-Marie, brailla Blaise, tu l’as tué. Sûr qu’il est mort.

De fait, Baptiste s’affala comme une serpillière sur la tombe de Gratton. Le vase au bout d’un bras ballant, Jean-Marie bredouilla :

— T’y crois, qu’il est mort ? Ça serait bête.

— Il en est bien capable pour nous ennuyer, fit Poulossière en agitant de gauche à droite la trompe perplexe de son nez.

— Après tout, on n’a qu’à y regarder.

Se penchant sur Talon, Jean-Marie lui dégrafa sa vareuse, plongea la main dans les épingles à nourrice, la flanelle et la ouate thermogène pour la poser sur le cœur de la victime.

Il se releva courroucé :

Il bat tout ce qu’il y a de normal, son cœur, à cette andouille !

— C’est bien de lui, marmonna Poulossière.

— Lève-toi, Baptiste, ordonna Jean-Marie, lève-toi ou je te fous mon pied au cul.

— Lève-toi, grinça Blaise. T’es pas mort, faut pas nous raconter d’histoires.

Mais Talon demeurait résolument inerte.

— Pendant qu’il fait la sieste, dit Poulossière, on n’a qu’à vider un de ses litres. On dira qu’il l’a perdu. Qui que t’en dis ?

— J’en dis que ça serait bien fait.

Ils attrapèrent un litre dans le panier de Talon et le débouchèrent sans vergogne. Le simple bruit du bouchon suffit à tirer Baptiste de ses limbes. On le vit remuer, vibrer, s’installer en grognant sur son séant.

— Qui qu’y a ? finit-il par articuler.

— C’est le Bon Dieu, déclara Poulossière en pointant un doigt solennel vers un cumulus qui trottinait au-dessus d’eux.

— C’est le Bon Dieu qui t’a puni, expliqua Jean-Marie.

Baptiste grimaça en palpant de la paume la bosse qui surélevait son képi à vive allure :

— Quel Bon Dieu, bon dieu de bon dieu ? C’est vous, enfants de vermine, qui m’avez massacré à coups de bûche pour boire mon vin ! Remettez ce litre où vous l’avez volé, vingt dieux de bordel de bon dieu !

Jean-Marie et Blaise s’agenouillèrent, mains jointes et yeux au ciel.

— Pardonnez-lui, implora Jean-Marie, il ne sait pas ce qu’il radote, il est vieux et infirme.

— Pardonnez-lui, fit le benoît Poulossière, vous êtes bien bon de laisser cet outil sur la terre.

Le pourtour des yeux tout plissé, Talon cherchait à comprendre, ahuri. Jean-Marie reprit, véhément :

— On est témoins, c’est vrai qu’on a vu la croix qu’est sur la tombe de Gratton s’abaisser d’un seul coup et cogner Talon sur la tête. On a même vu la croix se redresser après avoir puni Talon de ses blasphèmes !

— Miracle, piailla Poulossière, miracle !

Baptiste, abruti, frotta de plus belle sa bosse et bougonna :

— Puisque c’est comme ça, on n’a qu’à le boire, ce litre.

Il regarda le ciel d’un œil fourbe, sauta sur le gravier, tira un verre de son panier.

— Ces trucs-là, souffla-t-il, vaut mieux pas en causer. Faut faire comme si que rien n’était. Bois, Jean-Marie.

Jean-Marie but, puis Poulossière. Baptiste, émotionné par ces manifestations divines et inattendues, se versa double dose. Ces trois gosiers, taillés dans l’éponge, eurent tôt pompé le litre. Jean-Marie plaça avec piété la bouteille vide sur le tombeau de Gratton :

— Tiens, Glaude. D’accord, y a pus rien dedans, mais y a le parfum et la forme. Ça vaut mieux que des chrysanthèmes, tu crois pas ?

Émoustillé, Poulossière suçota ses moustaches avant de dire :

— Ça doit bien leur plaire à tous ces vieux gars qui sont morts, qu’on vienne boire le canon à côté d’eux. Ça doit leur plaire, j’ai dans l’idée. Mais y a pas que Gratton, y a encore Lapoële et Beutine.

— Faut pas faire de jaloux, approuva Baptiste.

Ils se dirigèrent vers la sépulture de Lapoële, la débarrassèrent d’un crucifix de céramique grand format qui les gênait pour s’asseoir. Jean-Marie libéra sa conscience :

— Ça se fait pas de s’asseoir sur les morts, Talon, je t’y ai déjà dit.

— T’y es pas, toi, assis sur les morts ?

— C’est pas n’importe quel mort. J’ai été à l’école avec Lapoële, moi. Vous y avez pas été, vous. Il copiait dans mon cahier, Lapoële. Je serais que vous, je descendrais de cette tombe.

— Oh ! fit Talon conciliant, on reste pas longtemps. Juste le temps de boire un petit litre.

Ils respectèrent la trêve tant que dura le litre. Ils se sentaient étonnamment à l’aise au milieu des oiseaux, des herbes et des pots de fleurs. Ils balançaient leurs jambes en mesure, bercés par un roulis très doux.

— Vous voyez, s’attendrit Jean-Marie, c’est là-bas que je serai mis dans la terre. Contre le mur, c’est là que j’ai retenu ma place.

— Je te félicite pas, critiqua Baptiste, ça ramasse toute la pluie, contre un mur. Tu pourriras à toute allure.

— Où que tu seras, toi, d’abord ? fit Pejat contrarié.

— Avec la Marie, bien sûr. Au nord-est, c’est bon.

— C’est bon, c’est bon, faut le dire vite. Y a pas plus froid comme vent.

— Moi, je retrouverai la Jeanne, s’extasia Poulossière.

Ils parvinrent à demeurer muets une minute, en arrêt devant leur propre mort, un peu éberlués de la trouver déjà si accueillante. Ils burent chacun un canon méditatif qui acheva la bouteille. Ils la posèrent à côté de la photographie coloriée de Thomas Lapoële, photo sous verre et quelque peu mitée par les intempéries.

— Il était pas joli joli, Lapoële, remarqua soudain Jean-Marie.

— Il était même rien vilain, appuya Talon. On peut bien le dire maintenant qu’il nous écoute plus.

— C’est rien juste, il était moche, grogna Poulossière. Paraît même qu’on l’a réformé à cause de ça. C’est rare d’en voir d’aussi affreux qu’il était, ce pauvre Thomas.

Confondus par la masse de laideur qu’ils venaient d’évoquer, hypnotisés par le hideux portrait du monstre Lapoële, ils durent se secouer pour reprendre leur marche dans les allées, une marche qui déjà devenait saccadée.

— Cré cent tonnerres de mes fesses, s’énerva Jean-Marie, vous y savez, vous, où est la tombe de Beutine ?

— Sûr, elle est vers le monument aux morts.

— Tu déconnes, Baptiste, ricana Blaise, elle est du côté de la route.

— Sacré cocu, j’y sais, moi, ce que je dis, si toi t’y sais pas !

— Sacré tordu, je m’en vais te rentrer tes contorsions dans la gorge !

Ils commençaient à s’empoigner maladroitement, toutes moustaches ébouriffées, lorsque Jean-Marie cria :

— Elle est là !

Confus de constater qu’ils s’étaient trompés l’un et l’autre, Baptiste et Blaise rejoignirent Pejat en ronchonnant qu’on avait dû la déplacer, que ce n’était pas possible autrement, qu’ils l’avaient vue de leurs deux yeux, et près du monument, et non loin de la route. Mais le fait était là et la tombe de Beutine aussi.

De son vivant, Beutine avait été le plus glorieux et le plus dru poivrot de la commune. Tant de barriques percées mises en ventre le magnifiaient de bulles de légende vingt ans après sa fin. Ce fut avec respect que les trois l’entourèrent et chantèrent son los.

— Ah ! petit, commença Baptiste, Antoine Beutine, on l’a jamais remplacé. A nous trois, on n’a pas encore bu la moitié de ce qu’il a bu à lui tout seul, et on a deux cent dix-neuf ans, et il est mort à cinquante-huit.

— C’est peut-être ben pour ça qu’il est défunt à cinquante-huit, se demanda Poulossière.

— Vieux tréteau, coupa Jean-Marie, Antoine, tu t’en rappelles déjà plus, Antoine, il est péri d’un rhume. Tiens, c’est en se mouchant trop fort qu’il s’est claqué une veine dans la tête.

Poulossière, qui tirait un mouchoir de sa poche, le remballa précipitamment et renifla avec fracas. Baptiste poursuivait son panégyrique :

— On venait de loin pour le voir boire. Y en a qui rappliquaient de Montluçon. Y a jamais eu chrétien plus assoiffé depuis que le Bon Dieu en a mis sur la terre. Des dix, quinze litres par jour, sans parler des jours de fête. Chez lui, ça sentait les vendanges.

Jean-Marie extirpa une bouteille de sa musette :

— On peut pas dire au revoir à Beutine sans boire à sa santé. Ça serait pas poli. S’y peut nous voir, c’est lui qui sera content.

Ni Blaise ni Baptiste ne tenaient à commettre une impolitesse.

Le vin de Jean-Marie pesait quatre ou cinq degrés de plus que celui de Talon, arrosé par des « gendresses » pluvieuses. Il sonna à toute volée sous la casquette, le képi et le canotier.

— Vingt dieux de bretelles, glapit Poulossière, voilà que le soleil tape dur, à présent.

Jean-Marie se tapota le front :

— C’est que t’es saoul. Le soleil, il est derrière les nuages.

Baptiste rigola : « Mandoline est saoul ! Mandoline est saoul ! » puis s’écroula dans l’allée en hoquetant sa joie. Blaise lança un pet déchirant et bredouilla :

— Tu l’entends ? Il dit que je suis saoul, mais c’est lui qui tient plus debout ! Un verre de vichy ça le fusillerait. Faut dire que les tordus c’est des diminués de la nature.

Talon prit fort mal la chose. Rampant sur le gravier, il sollicita l’appui d’un caveau, se remit debout et, droit comme une planche, se confondit en insultes fleuries :

— Vaut mieux être tordu que cocu, fumier de lapin, bouse de vache, merde de païen, tête de porc, face de gendarme, figure de pot !

Puis, à court d’arguments, il décrocha une couronne de perles, la lança sur Poulossière. Blaise heurté au coude en renversa son verre et dégringola lourdement de son siège mortuaire.

— Attends voir, attends voir, hurla-t-il à quatre pattes, si tu veux la guerre, tu vas l’avoir ! Vive le 74e d’Infanterie !

— Vive le 74e d’Infanterie ! beugla Baptiste.

Inconscients de l’aspect fratricide que revêtait leur lutte, ils entreprirent avec entrain de se lapider tout en poussant des cris épouvantables. Les cailloux ricochèrent sur les croix, les vases, les dalles des morts, les crânes des vivants. Tressautant de rire, Jean-Marie buvait toujours son canon, le litre à portée de la main sur la tombe de Beutine. Ce fut alors qu’un caillou perdu vint frapper de plein fouet la bouteille. Le vin se répandit dans un grand bruit de verre pilé.

Pejat, rendu fou furieux par ce désastre, s’élança dans le cimetière comme un taureau de combat, prêt à écorcher vif le premier des duellistes qui lui tomberait sous le sabot.

Une assourdissante partie de cache-cache et de saute-mouton débuta, rythmée par les jurons, les blasphèmes et les barrissements de douleur, les cailloux bourdonnant toujours à tour de bras selon les lois de l’offensive et de la contre-offensive. L’âne attaché à la grille se mit à braire à pleins poumons. La tête révulsée du curé apparut tout à coup au-dessus du mur.

— Scandale, scandale dans la cité des morts, tonitrua l’homme d’église. Arrêtez, sacrilèges, sarrasins, infâmes ! Arrêtez, Pejat, Poulossière, Talon, ou je ne réponds plus de votre paradis !

Une pierre, la dernière, frôla sa barrette, s’en alla percuter dans son dos une des cloches à melons de son jardin.

— Vandales, s’étrangla-t-il, cette fois c’est décidé, vous irez en enfer !

Un peu calmés, oscillant sur leur base, les trois vieux regardèrent avec curiosité ce passe-boule qui s’évertuait sur la crête du mur.

— C’est un prêtre, affirma Jean-Marie.

— A bas la calotte, décréta Baptiste avec à-propos, tandis que Poulossière, hilare, décochait des pieds de nez au représentant de Dieu.

— Excommuniés, c’est ça, je vous excommunie, infidèles, bolcheviks, fétichistes, ivrognes !

Les trois battirent gaiement des ailes en chantonnant « Croa croa ». Puis, réconciliés, ils sortirent bras dessus dessous du cimetière en entonnant les martiaux couplets d’un père Dupanloup connu par ses exploits d’aéronaute.

Ils détachèrent l’âne et prirent enfin le chemin fleuri qui menait à Gouyette.

Sur la tombe d’Antoine Beutine, une large flaque de vin étalait l’hommage pourpre de ses œillets.

 

 

*

 

 

A midi, les trois n’étaient jamais qu’à un kilomètre du bourg, l’âne ne s’en trouvant d’ailleurs qu’à neuf cent quatre-vingt-dix mètres, entêté qu’il se montrait à traîner dix mètres derrière son maître.

— Je casserais bien une ch’tite croûte, soupira Baptiste, moi à cette heure-là faut que je me cale, faut.

Il eut une pensée secrète pour la table où étaient réunis sans lui fils, brus et petits-enfants autour de la soupière.

— J’ai un œuf dur dans le sac, triompha Poulossière.

Jean-Marie fit la moue :

— Un œuf dur pour trois, tu parles d’un manger !

Poulossière ne répondit pas, stupéfait : dans son esprit, cet œuf dur n’était prévu que pour sa personne. Il se repentit amèrement d’avoir mentionné cet œuf dur en public. Jean-Marie déclara :

— Activons la manœuvre, on arrivera à Boulbigny pour midi et demi. On se fera faire une omelette chez la mère Treuillon.

— C’est ça, une omelette, avec de la cuisse de porc.

— Et des petits lardons, saliva Poulossière.

Jean-Marie scanda :

— Un, deux, un, deux !

Ils se mirent tous au pas et défilèrent entre les haies, le petit doigt sur les accrocs du pantalon.

— 74e, feu ! jubilèrent Blaise et Baptiste.

— 226e, au drapeau ! brama Jean-Marie.

Torse bombé, ils firent ainsi, rougeoyants automates, un sacré bout de route. Les cuivres de la gloire leur résonnaient aux tempes, Foch et Joffre les suivaient d’un œil bleu horizon, les hirondelles affolées cinglaient l’air à la façon des shrapnells de naguère. Le premier, Poulossière baissa de pied, se retourna :

— Mon âne ! là v’où qu’est mon âne ? Il est perdu, je vous y dis ! Sûr qu’il va prendre un coup d’auto !

Il gesticulait, jetait de détresse son canotier qui se transformait aussitôt en roue folle dans une descente.

— Eh ! bien, va le chercher, ton bourri ! dit Jean-Marie en s’allongeant dans l’herbe douce qui sentait la bergerie de Racan, le printemps d’Épinal, l’eau de lavande de la Samaritaine.

— C’est ça, Blaise, va le chercher, répéta Baptiste béat en s’étendant sur ladite herbe.

Poulossière les fixa d’une prunelle meurtrière et remonta la côte en ahanant, toute braguette ouverte pour se donner de l’air.

— C’est la belle vie, hein, Baptiste, sourit Peiat en bourrant sa pipe.

— Ça pourrait aller plus mal, approuva Talon en contemplant avec contentement la silhouette de Poulossière qui s’enfonçait dans les lointains comme une flèche empoisonnée.

— Faut en profiter, de la belle vie, parce qu’à l’âge qu’on a, c’est rare qu’on arrive à cent ans.

— Comment qu’y font, alors, les centenaires ? s’intrigua Talon avec un semblant de logique.

— Y se laissent vivre, faut croire, dit Jean-Marie après un long moment d’hésitation.

Ils se turent, espérant aller leurs cent ans. « Pas Poulossière, ni Pejat, songeait Baptiste, faut pas trop en demander. Mais pourquoi pas moi ? » « Des Talon, des Poulossière, rêvait Pejat, ça n’a point de coffre. Pour eux, soixante-douze ans, c’est déjà bien beau.

Mais moi…» Ils se regardèrent avec une ombre de pitié.

— Marche, on sera dans le trou bien avant ça.

— Sûr, Baptiste. On a trop travaillé, trop trimé. Des vieux comme nous, c’est usé jusqu’à la corde.

Jean-Marie alluma le haut fourneau de sa pipe, Baptiste emboucha une chique monstre. Des sauterelles vertes organisèrent un ballet sur leurs pieds.

Poulossière dénicha Panpan dans un pré, au beau milieu d’une horde de moutons. Il s’approcha de l’âne, reprit sa bride sans difficultés.

— Tu es trop vieux pour faire un métier pareil, mon garçon, rumina-t-il. Mais faut pourtant me suivre sur ma terre de misère, jusqu’à la fin finale des haricots, t’y comprends ? Les ânes, ça ressemble aux hommes, mon loulou, ça crève tout pareil. Je te dis pas ça pour t’ennuyer, mais tu l’as bien vue, la Jeanne, elle a trépassé facile. On fera comme elle, et pis c’est tout.

Ce genre de réflexions giratoires n’empêchait pas Panpan de croquer son chardon. L’âne et le vieux regagnèrent la route où Poulossière entra en transes à la vue d’un champ :

— Vois-moi ça si ça pousse, si ça y va à la bagarre ! C’est des grands malheurs, c’est des atrocités d’avoir à y quitter, la culture. Faut pas vieillir, Panpan, dans la culture. Quand on est vieux, on sait bien quand on se baisse, mais on sait point quand on se relève.

Il soupira si fort qu’il en dépluma davantage le crâne de son âne. Ils rejoignirent à la longue Pejat et Talon. Blaise n’essuya pas de reproches pour la fugue de Panpan. Les trois vieux s’identifiaient un peu à ce frère aux longues oreilles gris et perclus comme eux. Tous reprirent le chemin de Boulbigny, Poulossière récupéra son canotier au hasard d’un fossé. Ils atteignirent enfin les rives du Bidule, rivière allègre dont les volutes brassaient diamants et Champagne, qui sautillait de chute en chute aux abords d’un moulin. En amont de celui-ci, dans un vaste calme qui longeait le village, circulaient des pédalos conduits par des Parisiens blêmes.

— Qui que c’est que ça ? s’effraya Poulossière en désignant les engins.

— C’est des mécanos, expliqua Baptiste.

— Des mécanos sur le Bidule, j’y avais jamais vu.

Certes, ce mot de « mécanos » choqua quelque peu Jean-Marie, mais ne sachant comment qualifier ces bizarres machines pédalantes, il se tint coi. Ils regardèrent un bon moment évoluer ces outils, oubliant l’omelette, la cuisse de porc et les lardons.

— Qui qu’y vont pas inventer, tout de même, fit Poulossière que tout progrès démontait et jetait au rebut.

— Je vous y avais bien dit, souligna Jean-Marie, on n’est plus de notre temps. Notre temps, y a plus qu’à Gouyette qu’on le retrouvera.

— Tu as raison, se résigna Baptiste. Faut qu’on se gare dans un coin, d’ici que les bonnes femmes de l’Allier aillent au marché en aéro.

— Alors, les grands viocques, on se les roupane ? leur lança une endive parisienne vautrée dans l’un des pédalos.

— Qui qu’y l’a dit ? Qui qu’y l’a dit ? s’épata Poulossière.

— J’y sais, moi ? bougonna Jean-Marie. C’est des étrangers.

— Des miyonnaires, ajouta Baptiste.

Dépassés par ces événements aquatiques, ils se hâtèrent en silence vers le bistro de la mère Treuillon.

— Vingt dieux les gars, se réjouit Baptiste, il y a bal !

Une musique sauvage s’échappait du café par les portes et les fenêtres en un vacarme de casseroles et de bigophones. Pejat se gratta la casquette :

— J’ai jamais vu des musiciens jouer comme ça dans un bal, sacré nom d’un caleçon.

Ils se dandinèrent sur place, indécis. S’il y avait une noce chez la mère Treuillon, mieux valait se rendre ailleurs. La mère Treuillon apparut à une fenêtre, les reconnut :

— Voilà qui s’amène ! On vous a pas vus depuis huit, dix ans, à Boulbigny et vous arrivez tous en bande, qu’est-ce qui va se passer !

— Ben, oui, c’est nous, salua Jean-Marie. On pensait casser une croûte, mais vous avez du monde, pas vrai ?

— Quel monde ?

— Y a pas un mariage, chez vous ? On entend la musique depuis le pont. Une drôle de musique, sauf votre respect.

La mère Treuillon se mit à rire :

— Entrez, les pères, entrez. Ce que vous écoutez, c’est l’appareil à disques.

— L’appareils à dixes ?

— Oui, père Poulossière. Accrochez le bourri à un arbre et entrez !

Elle revint à ses fourneaux, et les trois vieux se consultèrent.

— Un appareil à dixes, c’est pas un phono ?

— Ben, mes cadets, j’ai jamais connu de phono qui faisait ce boucan-là.

— Moi non plus. C’est encore un truc comme les mécanos.

Une fois l’âne attaché à un tilleul, ils pénétrèrent dans le café, gauches, intimidés. Ils remarquèrent tout de suite cette commode lumineuse dans laquelle un disque se promenait pour l’heure au bout d’un bras d’acier. Et un « rock and roll » explosa qui les fit tressaillir, mal à l’aise et les yeux ronds comme des camemberts.

— Le monde sont fou, le monde sont fou, marmotta Poulossière.

Jean-Marie s’assit, accablé :

— Si c’est pour ça qu’on a fait la guerre de 14, c’était point la peine d’aller jusqu’à 18, cré cent marmelades de prussiens, voilà ce que j’en dis.

Baptiste tournait tout autour de l’appareil, fébrile et voletant tel un papillon sur une lampe :

— Ah ! petits, on peut mourir, après avoir vu ça. Ça va, ça vient, ça se passe de chrétiens.

Ils se rencoignèrent et se renfrognèrent, la moustache triste, le couvre-chef tombant. Un Parisien, pensionnaire de la mère Treuillon, déposa, non loin d’eux, une espèce de boîte grise qui ronronnait d’une façon suspecte.

— C’est-y pas une bombe ? souffla Talon à Poulossière.

— Ça se pourrait, on devrait lui dire, à la mère Treuillon.

— Ces parigots de Saint-Flour, proféra Jean-Marie, ça ressemble pas aux gendarmes, mais bien à ceux qu’ils emmènent.

Talon, l’estomac contracté, lâcha un rot volumineux, bredouilla : « Oh ! pardon ! »

Le Parisien revint, souleva le couvercle de la petite caisse, tripota quelques boutons. On entendit alors, et tous les assistants, y compris la mère Treuillon, s’époumonèrent de rire : C’est-y pas une bombe – Ça se pourrait, on devrait lui dire à la mère Treuillon – Ces parigots de Saint-Flour, ça ressemble pas aux gendarmes, mais bien à ceux qu’ils emmènent…

Quand le magnétophone restitua l’incongruité sonore, le « Oh ! pardon ! » qui la suivait, les pensionnaires s’esclaffèrent de plus belle. Poulossière, Pejat et Talon n’ayant rien compris à ce manège, n’ayant pas reconnu leurs voix, demeurèrent de glace. Le Parisien repassa la bande qui reprit : « C’est-y pas une bombe ? etc. »

— Qui que cause ? s’épouvanta soudain Poulossière. On dirait Talon, et il ouvre point la bouche !

On entendit encore le rot, le « Oh ! pardon ! »

— Mais ça serait’y pas ce qu’on a dit y a cinq minutes ? fit Talon hagard.

Poulossière claqua des chicots :

— C’est le diable, les vieux gars, c’est le diable !

Jean-Marie se leva, égaré, pendant que le Parisien, pour la joie du public, repassait sans arrêt l’acte trivial du malheureux Baptiste et son excuse bafouillée.

— C’est pas normal, finit par articuler Jean-Marie, y a du louche, je pourrai pas manger ici.

Il empoigna sa musette. La mère Treuillon, pliée en deux, le retint par un bras :

— Prenez pas peur, père Pejat, c’est qu’un magnétophone.

Le préfixe « magnéto » frappa le vieux mécanicien, l’arrêta sur le seuil.

— Ça enregistre les voix, les bruits et la musique, expliquait la patronne. C’est rigolo comme tout.

Poulossière pouffa, mis en confiance. Puisque c’était « rigolo » nul besoin de se contrarier. Talon écouta alors son rot avec surprise, l’oreille déjà critique. Agacé, Jean-Marie se rassit, ouvrit son couteau :

— Vous pourriez pas nous faire une omelette qui jouerait pas du saxophone, qui parlerait pas du nez, qu’aurait pas de roulettes, qui sauterait pas de l’assiette, qui ferait pas de la lumière ? Une omelette, quoi ! Une omelette avec des œufs, tenez, pourquoi pas ?

Réjouie, la mère Treuillon lui tapa sur l’épaule en disant : « Oh ! vieux bourru ! » Toujours gloussante, elle alla aux cuisines. Les Parisiens disparurent, le magnétophone avec eux, l’appareil à disques se tut peu après. Les trois vieux demeurèrent avec le sentiment brutal de leur anachronisme.

— Le monde sont fou, répéta Poulossière, pis que fou. Un jour, ce monde qui sont fou nous mettra un pétard de quatorze juillet dans le trou que je pense, et on se retrouvera dans la lune aussi vrai que je m’appelle Poulossière Blaise et que je suis à cette table. Et qui qu’on y fera, dans la lune, je vous y demande ? Y a point de terre à cultiver, dans la lune, puisque la lune, c’est que de la lune partout !

Ils songèrent en silence à ce moyen futuriste de locomotion interplanétaire. Jean-Marie murmura, fatigué :

— Je voudrais bien être à Gouyette.

— Moi aussi, dans le fond.

— Ah ! petits, et moi donc !

Ils doutaient tout à coup de la réalité des chaises et des murs. On leur servit l’omelette et un litre. Mais tout plaisir s’était enfui, ils mangèrent et burent sans entrain, réduisant la conversation à quelques borborygmes et onomatopées. Ils poussèrent la mélancolie jusqu’à refuser le café et la goutte que leur offrait la mère Treuillon. Le casse-croûte réglé, ils sortirent en traînant les semelles, se dépêchèrent de détacher l’âne et de quitter le village moderne de Boulbigny.

Ils réintégrèrent avec soulagement l’herbe et les arbres. A droite de la route, glougloutait le Bidule barbouillé de soleil, parfois étoilé par des ricochets fous de truite.

— Si qu’on allait se reposer aux bords de la rivière ?

La proposition de Jean-Marie fut acceptée sans un mot. Sur la rive, Poulossière retira ses croquenots et ses chaussettes.

— Les vieux gars, faites ce que vous voulez, moi, je prends un bain de pieds.

Jean-Marie se détendit :

— Le dernier que t’as dû prendre, ça devait être en 16, dans la Somme.

Ils rirent fort, très fort, histoire de sentir encore leur vie chauffer leur peau. Pejat et Talon ôtèrent eux aussi leurs chaussures, Baptiste déroula sur le pré l’infini de ses bandes molletières. Les âmes tranquilles des trois vieux leur dictaient d’accomplir un beau geste de fraternité en commun. Ils choisissaient d’instinct cette bucolique trempette d’orteils et s’assirent au coude-à-coude sur la berge, les jambes de pantalon retroussées, de l’eau jusqu’aux genoux. Des vairons accoururent leur chatouiller les poils.

— Là, affirma Poulossière, on est bien.

— Sûr, Blaise.

— On peut pas être mieux, s’enchanta Talon.

— Si…

Pejat étaya son dire par l’arrivée d’un litre jailli de sa musette. Ils burent à la régalade, pieusement. Poulossière roucoula :

— Vingt dieux et soixante Vierge Marie, je suis-t’y heureux d’être en vie ! Ma place, je la donnerais pas pour celle du Président de la République. Il se lave pas les pieds dans le soleil, et puis les républiques, ça court, ça vire, ça dégringole, c’est du souci. Mais le soleil, cré cent millions de flanelle, y sont pas près de le mettre dans une boîte ! Et là, j’y suis, au soleil !

— Moi aussi, ricana Baptiste.

— Pas tant que moi !

Leurs six pieds frétillèrent d’aise. Une cuillère, projetée par un invisible pêcheur au lancer, fondit sur les-dits pieds, les frôla de son hameçon triple avant de retourner à l’envoyeur tapi dans des buissons lointains.

— Qui que c’était que ce diable de poisson-là ? grommela Jean-Marie.

— Quel poisson ? questionnèrent les autres qui n’avaient rien vu.

— Y a un petit poisson qu’est tombé du ciel et nous a rasé les arpions avant de foutre le camp.

Talon barbota, hilare :

— Oh ! le vieux chien malade, le voilà qui voit tomber des poissons du ciel !

La cuillère siffla de nouveau, atterrit cette fois sur le képi du sceptique, képi qu’elle agrippa solidement. Le képi chut à l’eau et se mit à détaler, récupéré à vive allure par le moulinet du pêcheur inconnu. Baptiste resta muet, le doigt braqué vers sa coiffure qui s’éloignait à contre-courant, fantomatique et zigzagante.

Pétrifiés, Poulossière et Pejat suivirent d’un regard atone la course de ce phénomène surnaturel. Le képi disparut enfin à la faveur d’une boucle de la rivière.

— Vous avez-t-y vu ça que j’ai vu ? articula Talon d’une voix mourante.

— On y a vu, répondirent-ils, des gouttes de sueur sur le front.

Là-bas, le pêcheur, qui avait lancé par deux fois sa cuillère au jugé, décrochait sa prise en jurant :

— J’ai déjà attrapé des bottines et des ressorts à boudin, j’ai même attrapé un poisson en 1935, mais un képi, ça dépasse tout !

Dégoûté, il rejeta le couvre-chef à l’eau. Dociles, les vaguelettes du Bidule le portèrent sur leurs dos, lui firent repasser la boucle. Les cheveux de Talon se changèrent en fourrure de hérisson sous l’effet de la terreur.

— Vingt bordels de véroles, hurla-t-il, le voilà qui revient.

Il revenait en effet en louvoyant, infernal et burlesque.

Les trois vieux sortirent leurs pieds de l’onde, ramassèrent souliers, âne et chaussettes, et regagnèrent la route en titubant d’émotion. Ils s’appuyèrent au même arbre, hors d’haleine.

— Faudra pas y dire, hoqueta Talon.

— On y dira pas, on y jure, soufflèrent ses compagnons.

 

 

*

 

 

Poulossière boitait, et ce depuis leur fuite éperdue de tout à l’heure.

— J’ai une ampoule, pleurnicha-t-il, une ampoule qu’a poussé d’un seul coup d’un seul, et qu’est dure, qu’est dure ! Et qu’est grosse, qu’est grosse comme un grêlon gros comme ceux qui tombent sur mon blé !

Baptiste pinça discrètement Jean-Marie :

— C’est point une ampoule, c’est un caillou que j’ai foutu dans sa godasse.

Il ne put s’empêcher d’en rire, la main devant sa bouche.

— Ça te fait rire, l’Artichaut, larmoya encore Poulossière. T’as jamais eu plus de cœur qu’une pierre, sale vieux guignol de cirque !

Le mot « pierre » redoubla le contentement de Talon. Jean-Marie fit semblant de compatir :

— Déchausse-toi, ça te soulagera peut-être.

Poussière s’arrêta :

— Ma foi… Je vais la percer avec une épingle, cette saloperie d’ampoule.

Il s’apitoya sur son sort :

— Je vais encore bien souffrir, mais j’en ai pris l’habitude, de souffrir, depuis que ma pauvre mère qu’est morte depuis m’a mis au monde, ce qu’a jamais fait qu’un martyr de la terre de plus sous le ciel du Bon Dieu.

Assis sur l’herbe, ravagé de grimaces, il retira avec précautions son brodequin et se palpa le pied.

— Ça, alors ! s’écria-t-il, consterné.

— Quoi donc ?

— J’ai point rêvé tout de même, j’avais une ampoule.

— Eh ! ben ?

— Eh ! ben, je l’ai plus, plus du tout, envolée, disparue !

— Elle a percé toute seule, pardi.

Cette suggestion de Talon sembla juste à Poulossière qui, des deux mains, amena son pied le plus près possible de ses yeux. Il chercha en vain, d’abord une plaie, puis, en désespoir de cause, une cicatrice.

— Y a pus rien, fit-il, un peu idiot, en retournant son pied dans tous les sens.

— Miracle !

— Miracle !

Talon et Pejat s’agenouillèrent, confits en une dévotion inattendue. Blaise se releva, interloqué.

— Pour moi, susurra Talon, tu as marché dans une flaque d’eau de Lourdes.

Blaise reprit son godillot, le secoua machinalement. Un silex biscornu s’en échappa et chut dans l’herbe, suivi du regard par un Poulossière qui s’acheminait brusquement vers les larges voies de la compréhension. Le rire de Talon s’éleva, pointu, rouillé, exaspérant.

— Poulossière est un crétin-in, Poulossière est un crétin-in ! scanda Baptiste comme un gosse.

La joie le fit toupiller sur le bitume. La rage passa son vert-de-gris sur le visage de Poulossière.

— Fils de bouse, enfant de crottin, tu vas y voir, tu vas y voir si Poulossière est un crétin !

Ramassant prestement le caillou, il le balança avec force en direction du mystificateur. Le caillou atteignit Talon à l’œil, raide comme une balle. Baptiste s’engouffra la face dans ses mains en hurlant :

— Ouille, ouille, me voilà aveugle ! Jean-Marie, j’y vois plus rien, je suis aveugle !

Il prononçait le « veu » comme dans « aveu ». Pejat, inquiet, s’approcha :

— Forcément que t’y vois plus rien, t’as la tête dans les mains. Mais t’es pas plus aveugle que moi.

Baptiste, les yeux clos, écarta les bras comme un Christ de douleur :

— J’y sais mieux que toi que je suis aveugle, puisque j’y vois goutte. Poulossière, tu m’as mutilé, vieux bougre ! Sois maudit, Poulossière ! Tu m’as retiré le jour que le Bon Dieu m’avait donné ! Ah ! Poulossière, si j’étais le directeur du choléra, tu ne ferais pas long feu sur la planète !

Ce ton grandiose, et parfaitement adapté au drame qui se déroulait, impressionna d’une façon affreuse Pejat et Poulossière. Celui-ci bégaya :

— Baptiste, ça serait-y vrai que je t’aurais rendu aveugle avec un petit caillou de rien du tout ?

Baptiste sanglota, frappant le sol de ses deux poings à l’instar d’un gardien de but italien venant d’encaisser un but :

— Aveugle ! Je suis aveugle, Blaise. Jamais plus je ne reverrai le soleil, la lune, et les étoiles. Jamais plus mon regard ne se posera sur vous, mes bons amis, sur la France, ma chère patrie !…

Dans le malheur qui s’était abattu sur lui, Talon trouvait des accents déchirants propres à bouleverser les cœurs les plus ratatinés. Poulossière et Pejat versèrent de chaudes larmes devant ces yeux qui jamais plus ne s’ouvriraient, Poulossière surtout qui, responsable de la tragédie, se tordait les moustaches en gémissant :

— Pardon, Baptiste-Anselme-Théodule, pardon mon ami, mon frère, pardon !

Jamais, depuis le maire de son mariage, jamais Talon n’avait entendu la totalité de ses prénoms. Il dissimula sous des imprécations le plaisir que lui causait cette énumération empreinte de tendresse :

— Va-t’en, Poulossière, va-t’en ! Marche dans le désert comme le Juif Errant ! Trouve des crapauds dans ton vin, des crottes de bique dans ton pain ! Adieu, Poulossière, je te chasse de ma vie de ténèbres !

Il s’éloigna, se heurta à l’âne, se retourna, illusoire pantin, donna du nez contre un arbre, ce qui décupla le repentir sincère de Blaise :

— Tue-moi, Baptiste, tue-moi, je ne mérite plus de vivre, j’y mérite plus !

Le néo-aveugle se fit sarcastique :

— J’y voudrais ben, te tuer, sale charogne, mais je te vois plus. Dans un sens, c’est pas déplaisant d’être aveugle, ça m’épargne d’avoir sous les yeux ta vieille tête de porc.

Jean-Marie refoula ses pleurs : allons, Baptiste s’adaptant vite à sa fâcheuse condition, retrouvait en lui-même le surhumain courage de se moquer. Pejat entreprit de le consoler.

— Tâche d’y prendre le meilleur que tu pourras, Baptiste. Vaut cent fois mieux que ça t’arrive à soixante-douze ans qu’à vingt, cent fois mieux.

Il lui donnait l’accolade, le pressait contre lui en reniflant.

Baptiste ouvrit un œil sournois, tout en étreignant Jean-Marie contre son gilet.

Il eut un sourire de démon en apercevant Poulossière écroulé qui essorait sur le ray-grass un mouchoir imbibé de chagrin. Baptiste marmonna :

— Ah ! petit, cette fois, je le possède, le Blaise !

Il referma vite son œil, car Jean-Marie relevait la tête :

— Qui que tu dis, Baptiste ?

— Je dis qu’il l’a fait exprès, le Blaise, larmoya Talon.

— Mais non, regarde-le !

— Dans le fond, soupira l’autre, je voudrais bien le regarder quand même, ce vieux vilain, mais je peux pas.

— Eh ! bien, si tu pouvais le voir, tu verrais qu’il souffre comme un chien, le pauvre, de t’avoir fait ça.

Jean-Marie aida Talon à s’asseoir sur le talus.

— Tu as besoin de quelque chose, Baptiste ?

— Je boirais bien un canon.

Jean-Marie admira secrètement cette marque altière de philosophie. Déjà Poulossière se précipitait, plaçait un litre débouché dans la main de Baptiste. Le prétendu aveugle vida, sans reprendre haleine, la bonne moitié de la bouteille, sous les yeux humides d’affection de ses amis.

— J’en ai bu beaucoup ? demanda-t-il.

— Pas mal, apprécia Jean-Marie.

— C’est pour oublier ce qui m’arrive, décréta Talon, catégorique.

Ils l’approuvèrent d’un branlement de menton, puis, se rappelant que Talon ne pouvait même plus voir un menton, lui dirent qu’il avait raison, qu’il était souhaitable d’attraper par le bon côté des affaires pareilles. Poulossière risqua timidement :

— C’est pas de chance, Baptiste. Quand on pense qu’il y a des gars qui prennent un caillou dans l’œil, des fois ça leur fait rien, des fois ça les éborgne seulement. Ç’aurait été bien si t’avais pu être borgne.

— Et toi, ç’aurait pas été bien si t’avais pu être mort ? Parce que si t’avais été mort, je pourrais lire, tu entends, lire sur ta tombe : ci-gît Blaise Poulossière.

Jamais, au long cours de sa vie, Talon n’avait autant ri intérieurement. Il en fut atteint d’un violent hoquet.

— Bois un coup, s’empressa Blaise.

Baptiste acheva le litre en commentant :

— Ça assoiffé, d’être aveugle. J’y aurais jamais cru.

Ses compagnons le virent piquer du nez.

— Il commence par être un peu saoul, chuchota Poulossière.

— Tant mieux, souffla Pejat, pendant ce temps-là il ne se fera pas trop de bile.

— Qui que vous causez ? questionna Talon, pâteux au point d’en presque écarquiller les yeux, inquiet de sentir le talus tournoyer sous ses fesses.

— On dit qu’à présent que te voilà aveugle, tu vas monter sur l’âne pour faire la route, fit Jean-Marie.

Poulossière blêmit :

— Sur l’âne ? C’est qu’il est bien vieux...

Talon grasseya, odieux :

— C’est une idée. Ça m’arrangerait bien, de grimper sur le bourri.

Jean-Marie roula des gros yeux à Blaise qui murmura, résigné :

— Bon. Mais on ira pas vite…

Il approcha l’âne, le flatta tandis que Pejat soulevait Talon, le déposait sur la croupe pelée. Panpan se mit à braire, ulcéré par ce manque d’égards.

— Faudrait pas qu’il me foute dans un fossé, gronda Talon apeuré.

Poulossière le rassura :

— Je vais le mener par la bride, et Pejat te surveillera.

L’équipage démarra cahin-caha. Un automobiliste, à la vue de cet assemblage, faillit jeter sa voiture dans un platane. L’âne renâclait, le dos résolument concave malgré le peu de kilos que représentait Baptiste. Tout en marchant, Blaise se remémora un article qu’il avait lu voilà quelques mois dans les cabinets du café Pralon :

— Baptiste, j’ai une idée.

— M’étonnerait, bâilla l’autre qui s’assoupissait sur sa monture.

— Si, j’ai une idée. Comme c’est de ma faute si t’as perdu la vue, je vais te donner un œil.

— Où que tu le prendras, vieux maboul ?

— C’est un de mes yeux que je te donnerai, comprends-y. Paraît que ça se fait. C’est comme pour greffer les arbres, tout pareil.

Baptiste ricana :

— J’en veux pas, de ton œil. Tu peux te le greffer quelque part. Ça me ferait bien suer déjà d’y voir par un œil qui serait pas à moi, mais d’y voir par un œil d’imbécile, ça me ferait trop malice. Garde-le, ton œil, Poulossière, ou si t’en veux plus, fais la soupe avec.

Chagriné, Poulossière se tut. Baptiste reprit, arrogant :

— En parlant de soupe, là v’où qu’on va la manger, la soupe ? J’ai beau être aveugle, je trouverai toujours bien ma bouche. Et où qu’on va coucher ?

Les aveugles, ça dort.

Poulossière et Pejat songèrent que la cécité rend les gens exigeants. Blaise déclara :

— En 10, j’ai été commis au domaine des Babounats qu’est à un kilomètre, un kilomètre et demi. Ils nous donneront peut-être un bout de pain et un coin de fenil.

— Du foin à mon âge, tempêta Baptiste, c’est un monde. C’est pas parce que t’en manges que je dois roupiller dedans !

Jean-Marie exhorta du regard Blaise à se montrer patient et gentil. Blaise rengaina ses mauvaises paroles, le cœur gros de ne pouvoir traîner Baptiste dans la fange comme au bon temps.

Ils allèrent ainsi dans la nuit qui tombait, riche d’ombres, de chauves-souris, d’affreuses brindilles qui craquaient de tous leurs os sous les semelles.

— Chantez, ordonna Baptiste, je sens que le soir est là, et j’ai peur.

— On chantera pas, décida Jean-Marie. Faudrait voir, Talon, à pas oublier que t’es aveugle et que par conséquent on n’a pas le cœur à chanter.

Baptiste trépigna, ce qui incita Panpan à ruer. Le cavalier faillit passer par-dessus bord.

— La carne, la sale viande à mouches que c’est là, proféra Talon cramponné des dix doigts aux côtes de l’âne, ça respecte pas les infirmes…

Il ajouta, conciliant :

— Il est vrai que ça devrait être crevé depuis dix ans…

Il voulut forcer le silence glacé qui l’entourait :

— Vous dites rien, on y arrive-t-y bientôt, à vos Babounats ?

Il s’avoua qu’à la longue ce rôle d’aveugle lui pesait. Fermer les yeux des heures sans être sous l’édredon, ce n’était pas la sinécure. Il regrettait vaguement de n’avoir pas interrompu la farce à temps, pressentait qu’il était à présent bien tard. Il ouvrit les yeux, protégé par la pénombre.

Jean-Marie et Blaise trottaient tête baissée aux côtés de l’âne. Là-haut, la Grande Ourse rappelait à tout un chacun le plan lumineux du métropolitain parisien.

— Où que c’est-y, ces Babounats ? se lamenta Baptiste.

Blaise battit des ailes comme une pie en bas âge :

— J’y retrouve plus, cré bon dieu. Ça fait quarante-sept ans que je suis pas venu par là. Y avait un pont, y est plus. Y avait des marronniers, y z’y sont plus. Y avait des maisons, y a des champs d’avoine…

Il acheva, désespéré :

— Faudrait ben qu’on s’y fasse, les Babounats, ça n’existe plus.

Pejat haussa les épaules avec un bruit mat, la mâchoire de Poulossière vagabondant au-dessus d’elles :

— C’est point possible. Les Babounats, j’en ai encore entendu parler cet hiver par un de leurs parents qu’avait des vis platinées à changer à sa mobylette. C’est pour te dire que c’est pas vieux. Ça doit être dans un de ces chemins qu’il y a sur la gauche.

— Ça serait pas une pancarte, ça qu’on voit là ? interrogea Poulossière gonflé d’espoir.

— Bien sûr que c’en est une, mais on pourra pas y lire, vu qu’elle est haute, qu’il fait noir et qu’on n’a point de lampe.

Ils se campèrent pourtant sous le panneau. Poulossière déchiffra non sans une certaine audace, le Bidule se trouvant à deux bons kilomètres à main droite : Défense de pêcher. Outré, Pejat fit mine de le calotter et lut, lui : Vive le 226e R.I. Honnête, il reconnut :

— Ça m’étonnerait que ça soye ça. Je dois mélanger toutes les lettres.

Du haut de son âne, Talon intervint brillamment :

— Vous êtes plus myopes que mes fesses, les vieux gars. Y a marqué : Les Babounats, 300 mètres. On va pouvoir manger la soupe.

Le silence qui suivit ces paroles fut un silence de mort, et cette mort promettait fort d’être celle de Talon, Poulossière et Pejat suivant la même idée à une allure de court-circuit.

Pejat questionna d’une voix blanche et taillée au couteau :

— Si je te comprends bien, Baptiste, tu as lu : Les Babounats, 300 mètres ?

Bien ennuyé, Talon concéda :

— Si on ne peut plus rigoler…

Sans se concerter, Blaise et Jean-Marie se précipitèrent sur lui, le tirèrent chacun par une jambe, ce qui n’aurait jamais eu de fin si Pejat plus robuste n’avait enlevé le morceau. Talon roula à terre, fut aussitôt couvert par quatre poings et quatre pieds en mouvement. Et ce fut dans la nuit noire un étourdissant spectacle son et lumière de gifles et de trente-six chandelles.

— Tiens, hurlait Jean-Marie en pilant à coups de croupe les moustaches de Talon, mets donc ces lunettes, t’y verras plus clair !

— Attends, polichinelle, éructait Poulossière en tambourinant Baptiste de ses deux poings frénétiques, attends une minute, je vais te transformer en joli garçon, ça te changera !

Talon braillait sous les horions, cherchant à se dissimuler sous l’âne :

— Pardon, les amis, pardon. J’aurais pas cru que vous y prendriez mal. C’était pour s’amuser, seulement pour s’amuser !

Sa voix s’éteignit soudain, un croquenot s’étant décloué sur son crâne d’un seul coup d’un seul. Pejat se releva le premier, Poulossière s’évertuant encore à mordre et à griffer le tas modeste et inanimé qui répondait, jadis, au nom de Talon.

— Laisse-le, Blaise, fit le magnanime Jean-Marie, laisse-le, il regrette.

Poulossière lâcha sa proie, s’inquiéta sans transition :

— Tout de même, Jean-Marie, je me demande un peu. Le patron des Babounats, il aurait aujourd’hui cent sept ans, vu qu’il en avait déjà soixante quand j’y étais commis. Je crois ben qu’on le verra pas ce soir.

— Ça coûte toujours rien de s’y présenter. Ils vont pas nous lâcher les chiens ou nous foutre dans le saloir. Nos cheveux blancs méritent une assiette de soupe.

— Et celui-là ? grinça Poulossière en désignant Talon.

— On le plante là. Du moment qu’il sait que les Babounats sont à 300 mètres, il nous retrouvera bien.

— D’accord, d’accord, rigola Poulossière ravi.

Puisque Talon crevait d’effroi seul dans la nuit, Talon serait servi. Poulossière, Pejat et l’âne enfilèrent le chemin tandis qu’une limace, une musaraigne, une araignée se promenaient déjà sur le nez tuméfié de Baptiste.

Chantant faux et en chœur : « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine » pour éloigner les mauvais anges, Blaise et Jean-Marie parvinrent en vue des bâtiments de la ferme. D’une écurie jaillit le braiment langoureux d’une ânesse en chaleur que bouleversait l’arrivée de Panpan. Un molosse, rivé par bonheur à sa niche, déclencha le tonnerre de son signal d’alarme. Un habitant profila sa silhouette massive sur le seuil, interrogea d’une voix qui ne frissonnait pas :

— Qui qui vient là ?

Emus, les vieux oublièrent de répondre, firent quelques pas. La voix monta d’un demi-ton :

— Si vous causez pas, mes enfants, je détache le chien et je décroche le fusil. Je parie que ça va vous faire parler.

Il avait gagné son pari. Blaise clama :

— Tirez pas, je suis Poulossière !

— Qui c’est, Poulossière ?

— Je suis de la maison !

Cette affirmation estomaqua tout net le fermier qui marqua un temps d’arrêt avant de reprendre :

— Si t’es de la maison, mon gaillard, je suis le pape et tout pape que je suis je vais t’envoyer du plomb dans les fesses. Attends une seconde !

Il fit mine de rentrer. Blaise chevrota :

— Il est pas là, monsieur Bachat ?

— Si, c’est moi. Pourquoi ? s’adoucit l’autre.

— Vous êtes monsieur Joseph Bachat ?

— Vous vous foutez de moi ? Il est mort. Il aurait cent sept ans, mon pauvre père, s’il était pas mort.

Poulossière murmura pour Jean-Marie :

— Tu vois, qu’est-ce que je t’avais dit ?

— On n’a pas de chance.

Poulossière, têtu et pressentant la soupe, déclara :

— J’ai travaillé aux Babounats en 1910 et je vais à Gouyette avec mon copain Jean-Marie.

Le mot de Gouyette rassura tout à fait le fils Bachat :

— Approchez voir.

Ils obéirent.

— Qui que vous voulez ?

— Si c’était que de votre bonté, on est bien vieux, le prochain bourg est au diable, je mangerais bien un bout de pain.

— Moi aussi, bougonna Jean-Marie outré par ce hâtif singulier.

— Fallait le dire tout de suite, on n’est pas des sauvages, dit Bachat qui sursauta en apercevant l’âne : vous avez un âne ? Ça change tout, j’ai une ânesse qui réclame le mâle, vous êtes les bienvenus.

Embarrassé, Poulossière avoua :

— C’est qu’il a vingt-huit ans. Je crois bien qu’il ne pense plus à tout ça.

Bachat braqua une lampe électrique sur Panpan qui baissa chastement les yeux. Dégoûté, le fermier comprit que l’animal était moins à l’abri des piqûres de guêpe que de l’aiguillon du démon de la chair.

— Il peut tout de même essayer, supposa Jean-Marie qui voyait s’envoler la soupe espérée.

— Il lui faudrait une femelle en jupon rose avec des yeux bleus et un changement de vitesses, plaisanta Bachat. Enfin, on le mènera toujours à l’écurie. Vous, vous coucherez dans le foin, si ça vous va.

Ils affirmèrent préférer le foin au plus moelleux des lits de plume. Bachat ouvrit enfin sa porte en grand :

— Entrez, vous mangerez bien un morceau.

Un troupeau de mangeurs déglutissait à une table immense. Tout ce beau monde suspendit couteaux et fourchettes pour soupeser de l’œil les nouveaux venus. La graisse se figea sur les groins d’enfants.

— C’est deux vieux qui vont à Gouyette, expliqua le patron, y en a un qui dit qu’il a travaillé là dans l’ancien temps.

— C’est moi ! se glorifia Poulossière.

— Vous vous y reconnaissez ?

— Cette salle-là, je m’en rappelle bien. Mais cette porte du fond, elle existait pas.

Bachat étala sa satisfaction :

— C’est vrai qu’il a travaillé là. Cette porte, elle a été percée seulement en 39. Asseyez-vous. Honoré, y a un bourri dans la cour. Mène-le à l’écurie et tâche qu’il se mette en batterie…

Pendant que Pejat et Poulossière s’installaient sur le banc Bachat prenait à témoin la compagnie :

— … Mais ça m’étonnerait, il a bien quarante ans.

Un rire monstre et un tantinet servile agita les dîneurs, les plats, les pichets et les corsages des bonnes.

— Vingt-huit, protestait Poulossière à mi-voix, vingt-huit, pas quarante.

Une vieille hargneuse, tante, cousine ou marraine, en tout cas meuble de famille, jeta deux assiettes devant Blaise et Jean-Marie. Elle leur servit une louche de soupe, retourna dans son coin d’âtre, comme une araignée. Rapidement, maître et domestiques n’eurent plus un regard pour les hardis voyageurs. Des vieux, on savait trop comment c’était fabriqué. Inutile surtout de les pousser à parler, ils radotent, ne s’arrêtent plus, racontent des histoires embrouillées, encombrées de défunts à chaque phrase. Seule une gamine de trois ans leur manifesta quelque intérêt, les criblant sous la table de coups d’épingle dans les mollets. Ils n’osaient pas broncher, immobiles devant leur assiette si bien saucée qu’elle en brillait de mille feux sous la lampe. Autour d’eux, on s’expédiait derrière le col des goulées de canard rôti, on se versait des traits joyeux de vin rouge. La vieille mauvaise sortit de sa cheminée avec, dans une soucoupe, un vilain fromage pâteux fait de poussière et de lait écrémé. Elle le déposa devant Poulossière et Pejat en marmonnant :

— A votre âge, faut pas se charger l’estomac.

Puis elle repartit vers son antre afin d’y ruminer du fiel.

Ils mâchouillèrent tristement leur maigre pâture qu’arrosa à grand-peine le demi-canon d’eau rougie que leur mesura la vieille, toujours soucieuse de leur santé.

Dehors, le chien aboya. Ennuyés, Blaise et Jean-Marie devinèrent que Talon n’était pas loin.

— Qui que c’est encore ? s’impatienta Bachat en ouvrant la porte.

On entendit la voix de Baptiste réciter posément :

— Je partais pour Gouyette avec deux camarades quand je suis tombé dans un fossé. Mes camarades m’ont lâchement abandonné et j’ai dû me tirer du trou tout seul, voyez dans quel état. Je sollicite de votre haute bienveillance la permission de me restaurer et de me reposer un moment chez vous, en bref je vous demande, comme dans la Bible, l’hospitalité.

Le ton employé par ce noble vieillard impressionna Bachat qui murmura :

— Entrez, je vous en prie.

Baptiste entra donc, quelque peu cabossé et fripé, mais la tête droite et le front digne. Apercevant Pejat et Poulossière humiliés au bout de la table, Talon proféra à leur intention :

— Honte et re-honte à ceux qui laissent leurs frères dans le besoin !

Un bourdonnement général de réprobation s’en vint frapper au cœur les malheureux. Bachat les considéra d’une prunelle d’acier :

— Vous ne m’aviez pas dit ça.

Ils tentèrent de protester, mais la prunelle déversa sur eux une trombe d’eau glacée :

— Si vous aviez fait la guerre, vous sauriez qu’il faut s’entraider, entre hommes.

Cette ultime vexation porta au rouge sang les joues des compagnons d’un Baptiste qui, patelin et courtois, offrait à l’assistance le côté séraphique de son sourire. Bachat l’invita à s’asseoir à sa droite :

— Prenez place, mon brave. Buvez ce verre de vin pour vous remonter. Aimez-vous le canard ? Paul, tu lui donneras ton lit, puisque aussi bien paraît que tu couches avec la Odette.

Cette aimable plaisanterie relâcha les esprits chagrinés par la conduite de Blaise et de Jean-Marie. Dans le tumulte de la rigolade, Baptiste but une chopine en levant son verre à la gloire de ses hôtes, à leur prospérité, pendant que s’entassaient dans son assiette une aile, une cuisse, un croupion de canard.

L’araignée s’abattit sur ses bêtes noires :

— Venez, vous autres, siffla l’atroce brèche-dents, je vais vous montrer le foin.

Ils lui emboîtèrent le pas, accablés, attrapèrent au vol le clin d’œil guilleret d’un Baptiste aux moustaches luisantes de jus de viande et de vin.

La porte claqua sur leurs talons, la nuit leur fut hostile, grinçante de vents coulis. La vieille les conduisit au pied d’une échelle :

— C’est là-haut. Ne retournez pas trop le foin, hein ! Et ne fumez pas ! Vous pouvez remercier le patron, si c’était que moi, vous seriez encore sur la route, vagabonds, traîne-misère, ramasse-miettes !

Elle s’éloigna en claquant des os et du râtelier.

Blaise et Jean-Marie s’enfournèrent à croupetons dans le fenil humide et obscur, provoquant des galopades de rats et de cancrelats.

— T’y vois bien, tempêta Jean-Marie en s’allongeant sur un foin empressé à le picoter de partout, t’y vois bien, Blaise, qu’y a pas de Bon Dieu.

Poulossière soupira, une résille de toiles d’araignées sur le crâne :

— Si y en a un, mon loulou, sûr que c’est pas un bon garçon, sûr, sûr.

Ils entendirent, éraillée, lointaine et déjà avinée, la voix de Baptiste qui braillait pour ses hôtes la « Chanson des Blés d’Or » qui était à l’ordinaire le gros succès de Poulossière.