CHAPITRE IV
Les vapeurs dues au fruit de la vigne se dissipèrent comme fumée de pipe, le grand projet demeura. Bien sûr, le cadre de leur vie, cadre où les trois vieux s’étaient aussi solidement installés qu’un oncle Anselme ou Agénor en tenue de 14-18 dans le sien, ce cadre grinça aux jointures et leur pinça le cœur. Quitter sa terre, son atelier, sa ferme, c’était malgré tout autre chose que de jeter par-dessus son épaule des coquilles de noix. Mais ce départ les occupa, ce qui leur fit du bien sous la casquette.
Jean-Marie répara d’arrache-pied les vélos en souffrance, informa sa clientèle qu’il bouclait la maison. Blaise traita âprement de ses récoltes avec un voisin, puis descendit au marché pour y brader ses lapins et ses volailles. Baptiste déclara en toute simplicité à sa famille qu’il l’avait assez vue.
Puis nos hommes s’aperçurent, au matin du jour où ils devaient se réunir pour régler le cérémonial de leur envol, que tout était gazon, petites fleurs, oiseaux bleus, que toute la terre piaffait sous les plumes et les aigrettes de cent mille charmes. Gouyette leur apparut vêtu des oripeaux de la grande aventure. Quelque part en leurs têtes, des paquebots sifflaient de toutes leurs sirènes.
— Vingt dieux la belle église, chantonnait Poulossière, ça va me changer les idées, de voyager un peu.
— Ah ! ah ! se réjouissait Pejat, rien de tel que de foutre le camp pour transformer la vie. Mort aux petites habitudes, vive le vent, vive le vent.
— Ah ! petit, jubilait Talon, ses pointes de regrets balayées par la tête désolée de ses enfants, ah ! petit, je voudrais déjà y être. On va rigoler comme au régiment.
Les premiers hommes qui cingleront en fusée vers la lune ne connaîtront pas le quart de l’exaltation qui animait nos trois anciens ce matin-là. Jean-Marie arrivé en tête chez la Louise ne put supporter les affres de l’attente et partit à la rencontre de ses camarades. Il trouva Talon juché sur sa bicyclette, le héla, et comme le toit de Blaise fumait non loin une haleine de soupe aux choux, ils se hâtèrent dans cette direction-là.
— Autant l’aider à vider son tonneau, expliquait Pejat, sans ça le vin serait perdu.
— Très juste, Auguste, approuva Talon qui avait l’esprit à la plaisanterie.
— J’allais chez la Louise, leur cria Poulossière dès qu’il les vit.
— Pas la peine, vieil ours, s’égaya Jean-Marie, rentre donc rincer des verres !
Ils se tassèrent dans la cuisine encombrée de chaudrons, de paniers, de chiffons et de vaisselle sale. Aussitôt, ils se déclarèrent prêts à démarrer, parlèrent tous à la fois.
— C’est pas que j’y ai vendu bien cher, ma volaille, piaillait Poulossière, forcément, c’est pas la saison. Ah ! si j’avais dû partir à Gouyette pendant l’occupation, j’y aurais vendu gros, gros, gros, mes bêtes, à des Parisiens.
— Ah ! petits, ricanait Baptiste, les gendresses, elles y croient pas encore que je me sauve. Elles arrêtent pas de me dire : « Vous étiez pas bien avec nous, pépé ? Qui qu’y vont dire, les gens du bourg ? » Et moi, je cause pas, je bois toute la goutte, et tout le monde m’y laisse faire.
— Vingt dieux, j’en ai abattu du boulot, en deux jours, gueulait Pejat pour dominer ses acolytes, je pouvais pas laisser du travail derrière moi. Pas bien contents, dans le bourg. Faudra qu’ils emmènent les vélos réparer à trois kilomètres. Bien fait.
Poulossière sortit enfin un litre, Jean-Marie et Baptiste examinèrent avec méfiance les verres que leur tendait leur hôte.
— Tu les as essuyés avec ton caleçon, grogna Jean-Marie en poussant Baptiste du coude.
— Ça serait-y pas le verre où que tu te laves les pieds ?
Sans réfléchir à l’extraordinaire de la question, Poulossière éclata normalement :
— Cré cent putains de rue mal pavée, où que vous vous croyez ? Au Carletone ?
— T’y as jamais été, au Carletone.
— Si, mon loulou, si ! J’y ai été quand je suis été à Paris, en 11, avec Maltatin le marchand de chevaux.
— Oh ! vieux menteur !
— Cré cent mille kilomètres de merde, j’y sais ! Même qu’on cassait une croûte chaque matin avec le patron du Carletone, un gros père homme qui était fou de l’andouillette.
Jean-Marie et Baptiste rompirent devant ces précisions d’ordre hôtelier, burent un canon, puis deux, de vin piqué, sans sourciller.
— Il a du fruit, ce pinard, apprécia même Baptiste.
— Ça, il est fameux, reconnut Poulossière qui, tout en reversant à boire, interrogea, les yeux dilatés :
— Alors, les vieux gars, quand c’est-y qu’on y va à Gouyette, maintenant que c’est tout décidé ?
— Lundi, lâcha Jean-Marie.
Pour ne pas paraître d’accord trop vite, Baptiste dit mardi soir, Blaise mercredi matin.
— Vingt roulottes de dieux, barrit Jean-Marie, je croyais qu’on était tous prêts, qu’il manquait plus un bouton de braguette. Vous me bavez sur les sabots, je pars lundi.
— Moi aussi, rétorqua calmement Baptiste.
— Marche pour lundi, acquiesça le paisible Poulossière, on t’a jamais dit le contraire.
Pejat leur assena quelques bourrades amusées qui les envoyèrent péter dans les murs et les chaises.
— Alors, on dit lundi ?
— On le dit.
— C’est pas le tout, poursuivit Pejat, comment qu’on y va ? Le boulanger m’a demandé si on voulait qu’il nous embarque en camionnette.
— Les gars m’ont proposé de nous emmener dans l’auto, intervint Baptiste, on peut tous y tenir.
Poulossière se raidit et serra son litre à clé dans le buffet, en signe de mécontentement :
— Allez-y comme ça, allez-y comme ça. Moi, j’y vas à pied.
— A pied ?
— A pied, parfaitement. Avec mon âne.
Jean-Marie ôta sa casquette et, distraitement, essuya la table avec :
— C’est vrai, c’est vrai, y a le bourri. Je l’avais oublié, cet être-là.
— Moi, je l’oublie point, grinça Blaise.
Baptiste cracha par terre :
— Poulossière, tu nous casses les fesses avec ta charogne. Je partirai en automobile, comme un bourgeois, ou je partirai point.
— Comment que t’as dit, Talon l’Artichaut ?
— Ta charogne, Mandoline.
Blaise, qui ressemblait déjà à une sorcière avec son tablier – un tablier de la défunte –, compléta le tableau en bondissant sur un balai et en poursuivant, à grands cris, Baptiste dans la pièce :
— Tu vas-y voir, si c’est une charogne, mon Panpan, tu vas-y voir, vieux vilain !
Ils exécutèrent ainsi maints tours de table, puis s’arrêtèrent essoufflés. Le poing de Jean-Marie s’éleva avec son habituelle majesté et s’abattit sur le poêle, projetant les ronds sur le carrelage.
— C’est fini, sacré bordel pour bedeaux et sacristains ? Écoutez-moi un peu, au lieu de vous chamailler comme des femmes. Blaise a raison.
— T’y vois ! T’y vois ! éclata Poulossière comblé, Jean-Marie aussi, il le dit, que j’ai raison !
Outré, Baptiste fouailla l’air d’un jet de chique méprisant.
Jean-Marie prit un ton docte :
— Si on y va en voiture, à Gouyette, y a trente kilomètres, on y sera une demi-heure après qu’on sera montés dans l’auto. Pour mon idée, ça va un peu vite. Mon idée, à moi, c’est de rigoler sur la route. Y en a des choses à voir sur la route, et on n’est pas pressés. Ça fait qu’on partirait sur nos chaussures, le baluchon sur le dos.
— Sûr, sûr, gloussa Poulossière, y doit y en avoir, des bistros, tout au long de la route !
— Je dis pas, fit Talon ébranlé, je dis pas. Ça pourrait être la tournée des grands ducs, la dernière tournée des grands ducs. C’est pas Poulossière qu’aurait trouvé ça.
— Vous nous voyez pas, les gars, s’excitait Jean-Marie, marcher comme ça sans nous biler, nous trois et le bourri, traverser les bourgs, vider chopine, manger le saucisson au pied des haies ? On arriverait quand on arriverait, vous nous voyez pas ?
— Je nous vois, Jean-Marie, dit Baptiste tout écarquillé.
— Y a pas que Baptiste qui y voit, Jean-Marie, protesta Blaise, moi aussi j’y vois. On rigolera comme jamais. On y mettra le temps qu’il faudra. A Gouyette, ils nous prendront quand on arriveront.
Il cogna sur la table pour réclamer à boire, se souvint qu’il était chez lui et s’en alla ressortir le litre du buffet.
— Alors, c’est dit, on part à pied ? récapitula Pejat.
— D’accord, d’accord, sans compter que ça, la route à pied, ça fera encore un peu plus malice aux gendresses qui sont si fières de l’auto de la ferme !
Et Baptiste se retailla, dans sa carotte de tabac, une chique en forme d’arc de triomphe.
— On part à pied, sûr, sûr, psalmodia Blaise pour mieux s’en rappeler.
— Lundi, insista Pejat.
L’écho lui répondit : lundi. Jean-Marie se leva :
— Eh bien, mes cadets, pas de Bon Dieu qui tienne, rendez-vous tous trois lundi sur la place du bourg. Disons huit heures.
— Neuf !
— Dix !
Jean-Marie décrocha une canne, en frappa un coup terrible sur le tuyau de poêle.
— Huit heures, parfait, s’empressa Blaise.
— Huit heures, entendu, opina Baptiste, j’ai jamais dit autre chose. C’est Poulossière qui…
— Salut bien, conclut Jean-Marie en prenant la porte.
Talon tira la langue à Poulossière, s’esbigna sur sa bicyclette. Demeuré seul, Blaise se coupa un bout de pain, un carré de lard et s’en alla au cimetière en mâchonnant pêle-mêle une bouchée énorme et un discours mouvementé.