CHAPITRE III
La Fête aux Escargots avait dressé ses tréteaux et son bal sur la place du bourg.
Un fier festival de graisse, d’ail et de chopines dans la nuit lumineuse de ce premier dimanche de juin, nuit qu’engrossaient gaillardement les « poum-poum » de la batterie.
« Parquet-salon » était le nom que se donnait la longue baraque bâchée de vert qui se montait, se démontait d’un bourg à l’autre. Il s’en était raclé, des pieds, sur ce parquet, il s’en était susurré des mots d’amour, de chanson et de carte postale, sous cette bâche à musiquette. Depuis toujours, les trois quarts des bébés du département prenaient leur départ sentimental sous l’égide d’un « parquet-salon ». C’était là que s’ébauchaient les étreintes d’abord, les mariages ensuite au rythme robuste, plein de soupe, de l’accordéon, des cymbales et du saxophone.
Un important volume sonore s’élevait de ces planches et ronflait dru comme une paire de batteuses sur le bourg. En rupture de fourches ou de tracteurs, les gars tendaient à fond l’étoffe des costumes, une main dans la poche, l’autre sous la jupe rose ou vert pomme des filles. Les filles, elles, le regard en dessous, pointaient du sein, cabraient des fesses, bousculées de rumbas, chavirées d’eau de Cologne, extasiées de gros bras. Tout ce beau récital de sueur reniflait l’aise, le vin, le tissu neuf, les frisettes, la gomina et parfois la chaussette. C’était de la bonne joie en sac, de la vraie, au kilo.
Les deux cafés, en un fracas de rires et de verres agités avant de s’en servir, se renvoyaient des jets de foule. Ils semblaient contenir autant de grosses caisses que de consommateurs. On se gorgeait de jambon sec, d’omelette au lard et de douzaines d’escargots. On s’essuyait les mains sur les voisins à l’occasion d’innombrables bourrades amicales. Et l’on buvait pour que passe la mangeaille, et l’on buvait pour que passe le vin lui-même, toute une artillerie de chopines et de litres, et l’on crachait, gloussait, rigolait et postillonnait, c’était la fête, la Fête aux Escargots.
Les tablées d’hommes (là-bas, on dit : les hoummes), coiffés de la casquette ou du chapeau des dimanches, respiraient le bonheur, les mères étant au bal pour surveiller les filles, les gars étant au bal pour arracher les filles aux mères. On parlait de voitures ou d’agriculture, de porcs, de sécheresse. Rarement de politique, on se serait battus, donc fait remarquer et l’on avait en sainte horreur ce simple fait : être remarqués. Il fallait être fin saoul pour enjamber la barrière séparant l’anonymat un peu sournois du cirque tintamarresque. Parfois, bien sûr, le saut s’exécutait, mais les autres riaient de vous et en parlaient deux semaines de rang, ce qui vexait les femmes. Il y avait donc sur la nouba l’auréole de la bonne tenue. Tous comptes faits, c’aurait pu être plus drôle.
Jean-Marie Pejat entra dans le café de la Louise, un chou-fleur de cravate noire sous un menton poli et violacé par les mille feux du rasoir.
— Tiens, Clemenceau !
— Cré bon dieu, voilà Clemenceau, firent des voix.
Il secoua la tête en guise de salut. Ce n’était pas qu’il prisait fort ce sobriquet, mais il se devait de l’encaisser comme les autres acceptaient le leur. N’appelait-on pas Poulossière Mandoline, pour d’obscures raisons ? On racontait que le père de Blaise avait joué du violon dans sa jeunesse. C’était pour le moins un insolite héritage que ce surnom. Quant à Baptiste Talon, on le connaissait aussi sous l’intéressant patronyme de l’Artichaut, parce qu’il avait une fois – en 1910 – prétendu en raffoler. La moustache blanche de Jean-Marie avait suffi à justifier son titre de Clemenceau. Et tout cela charmait les longues soirées d’hiver.
— On vient faire la fête, père Pejat ?
Car la courtoisie entendait qu’on n’abusât point, hormis le chœur antique, du « Clemenceau ».
— Tant qu’à faire, on vient se dégourdir.
— Vous cherchez quelqu’un ?
— Ben, oui, les vieux gars, je cherche.
— Blaise est en train de pisser à côté du puits.
— Et Baptiste ?
— Ah ! l’Artichaut, c’est pas pareil. Pas vu d’Artichaut. Il est peut-être ben sous clé.
Jean-Marie s’assit au bout d’une table et se moucha avec l’attention propre aux possesseurs de moustaches fournies. Sans ses pairs, il se sentait mal à l’aise, égaré. Les autres vieux du bourg étaient depuis longtemps rangés sous l’édredon, le dentier dans le verre d’eau, la photo du mariage surplombant le bonnet de nuit. De plus, depuis l’incident du plateau, Pejat avait perdu jusqu’aux bribes de sa superbe. L’illusion que donnait sa largeur de carcasse s’était à jamais envolée. Au pays, on ne parlerait plus qu’au passé de l’hercule Pejat. On dirait : « Ah ! si vous l’aviez connu à cinquante ans…» On ne dirait pas : « A soixante-quinze ans, il remuait encore un plateau de deux cents kilos ! » Et cela c’était un tout petit asticot dans son cœur.
— Écoute, écoute l’asticot qui gigote, pensait-il. Et il s’étonnait même de penser des choses pareilles, des choses comme seuls les instituteurs pouvaient en penser en regardant la lune, des choses inutiles, quoi.
Blaise apparut, braguette grande ouverte, la casquette à l’envers comme Blériot. Jean-Marie s’illumina et cria un bon coup :
— Blaise, vieille rave, viens te rincer les chicots, vingt dieux de bouse !
Blaise eut un sourire de guignol et vint s’installer aux côtés de son acolyte.
Jean-Marie, reprenant de la voix en même temps que du bonheur, éclata pour la galerie :
— Mandoline, vieux porc, on voit ta queue !
On se tordit à toutes les tables. Pour comble de jubilation, Poulossière n’avait pas compris et cria à son tour :
— Qui qu’on voit, tête de veau ?
— Ta queue, peau de lapin !
— Ma queue ?
— Oui, range ta queue. Faut croire qu’il t’en reste un bout et que les rats se sont point mis après.
On pleurait de rire derrière les chopines. Indifférent à cette liesse, Poulossière se reboutonna posément :
— C’était pas la peine de faire si vilain, vieux chien fou. T’as-t’y commandé chopine ?
La chopine arriva sans qu’il fût besoin de la réclamer. Blaise siffla son verre :
— T’as point vu Talon ?
— Non. Faut croire que ses gendresses l’auront capté et enfermé dans le poulailler.
— C’est malheureux tout de même de ne pas être libre de son corps. C’est une chance qu’on soit point affublés d’enfants. Ça vous mangerait le lard qu’on tient à la main, ces outils-là.
— Moi, des enfants, je risquais pas d’en avoir. Toi non plus, faut dire, dans un sens.
Blaise, qui attrapait déjà la chopine, fit comme le temps et suspendit son vol :
— Qui que tu chantes ? J’ai été marié quarante ans.
— Justement.
— Qui que tu chantes ?
— Je dis : justement. C’est pas pour dire du mal de ta pauvre femme qu’est défunte, mais on peut bien jurer sur un bénitier qu’il y a jamais rien eu de plus vilain sur le pas d’une porte, quand elle prenait l’air.
La chopine, reposée brusquement, fit un bruit de canon de 37. L’auditoire retint son souffle.
— Y a jamais rien eu d’aussi vilain sur le pas d’une porte que la Jeanne ?
— Jamais. Ce qu’explique que t’aies point d’enfant. Au lit, t’as dû lui tourner le cul pendant quarante ans, et je te jette pas la pierre, allez. N’empêche qu’on a jamais fait un enfant à une femme en lui tournant le cul, tu peux demander à tout le monde qu’est ici présent.
Blaise en demeurait pétrifié.
— Sacrée vieille charogne, finit-il par exploser, comment que t’oses dire qu’elle était vilaine, la Jeanne ?
— Enfin, Blaise, y a jamais eu créature plus affreuse, plus abominable, plus épouvantable à regarder que cette femme-là. A preuve, c’est que dès qu’elles la voyaient, les pies foutaient le camp jusqu’à Moulins sans s’arrêter.
Maintenant, Poulossière bondissait sur sa chaise, et le café d’à côté se transvidait chez la Louise.
— Jean-Marie, Jean-Marie, bégaya Blaise, t’es pis que fou ! Pis que fou, t’entends ? Et pis d’abord, qu’est-ce que t’en sais, toi, qu’elle était si vilaine, la Jeanne ? Faut pas juger les femmes que sur la figure, n’importe qui t’y dira.
Flatté par le succès grandissant qu’obtenait alentour cette conversation, Jean-Marie déclara, impérial :
— J’y sais, j’y sais. Seulement la Jeanne, mon vieux Blaise, eh ! bien, la Jeanne, aussi vrai que le Bon Dieu nous regarde, ou regarde ailleurs, je l’ai arrangée, t’entends, arrangée !
Ce qui, même traduit du patoisant, n’a guère besoin de se traduire autrement que par un petit dessin croquignolet. On s’attendit nettement à ce que Poulossière empoignât la chopine pour la briser sur le crâne respectable de son partenaire. A la surprise du public, il se tapa sur les cuisses :
— Oh ! vieux menteur !
— Comment, vieux menteur ! fit Pejat outré.
— Tu l’as pas arrangée, et voilà tout.
— Si, je l’ai arrangée ! Même qu’après j’en ai eu bien du regret. Dessous la jupe, elle portait un pantalon rouge de l’armée de 14, la Jeanne. Elle avait plein de poils sur les cuisses et pas un où qu’il en aurait fallu au moins trois ou quatre.
Blaise demeura songeur et murmura :
— Après tout, c’est possible. En tout cas, si tu l’as arrangée c’est qu’elle était pas bien vilaine.
— Je devais être saoul. C’est ça, j’étais saoul, je m’en rappelle.
Vite fatigué lorsqu’il devait soutenir une dialectique un peu serrée, Poulossière capitula :
— Oh ! puis je m’en fous. Arrangée ou pas arrangée, elle est morte.
Il se mit à pleurer dans son verre et Jean-Marie dut le consoler :
— T’en sais rien, dans le fond, qu’elle est morte.
— Vieux bon dieu, j’y sais, puisqu’on l’a enterrée.
— Ça prouve rien, sûr qu’elle est au paradis.
Blaise haussa magnifiquement les épaules :
— Jean-Marie, tu déconnes.
— Je t’y dis, cré cent tonnerres, qu’elle est au paradis !
Blaise eut une moue méprisante :
— T’y crois seulement à ce que tu racontes ? T’y crois ? Au paradis ? La Jeanne, y avait pas plus garce sur le pas d’une porte. Quand elle prenait l’air, bien entendu.
Jean-Marie se passa gravement la main dans les cheveux et conclut :
— Blaise, mon garçon, t’es encore plus marteau que moi, y a pas, y a pas.
Ce fut sur ces mots que, crevant les quatre murs du son du café, Baptiste Talon surgit hilare sur le seuil, un Baptiste Talon de rêve vêtu sobrement d’une chemise de nuit blanche à parements violets, un képi de caporal sur la tête, le vélo à la main.
La rigolade fit vibrer les ampoules du débit de boissons. Les bouteilles tintèrent sur les étagères. Pour une Fête aux Escargots réussie, c’était une Fête aux Escargots réussie. On en reparlerait tant qu’il ramperait des escargots sur le territoire de la commune. Baptiste, enivré par ce délire, beugla sur les marches :
— Vous auriez-t-y pas vu Poulossière et Pejat ?
Jean-Marie se dressa :
— Hé ! la jeunesse !
Talon entra et ce fut grande merveille de voir dépasser de sa tenue nocturne les verres de lampe velus de ses jambes. La Louise, trempée de larmes d’allégresse, le poussa néanmoins d’une main ferme dans la cuisine où elle le força à enfiler un pantalon de son homme. Baptiste ne réintégra donc la salle qu’à peu près correct, ce qui déçut bougrement l’assistance. Très excité, il rejoignit ses amis :
— Ah ! petit, faut pas plaisanter avec moi, faut pas. J’y avais vu faire, les gars et les gendresses, y voulaient pas que j’aille à la fête, ça se voyait comme le nez dans la figure de Mandoline. Ah ! petit, comme si j’avais pas l’âge de m’amuser après avoir vu tant de guerre et de misère. Canailles comme des rats, vous savez pas, vous pouvez pas savoir. Oh ! la Louise, une chopine ! Vous pouvez pas savoir ce qu’ils ont manigancé, cette bande de voyous d’assassins. Ils m’ont rien dit. Seulement quand dans la chambre j’ai cherché les souliers, plus de souliers. Quand j’ai cherché le chapeau, plus de chapeau. La veste, partie. Tout parti, tout piraté. Ça fait que j’ai fait semblant de rien et que je me suis couché. Seulement quand je les ai entendus ronfler tous quatre, oui, oui, ça ronflait parce que c’est bien trop chien pour aller dépenser deux sous à la fête, je me suis levé sur le bout des doigts de pieds, j’ai ouvert la fenêtre, sauté sur le vélo, et me voilà, et cette chopine, c’est-y pour aujourd’hui ?
Il reprit haleine en buvant le verre de Jean-Marie :
— Ah ! petit, je suis de la classe cinq, cré bon dieu de vache, et faut pas me prendre pour un bleu ou un enfant de chœur, cré bon dieu de veau.
Jean-Marie grommela, attristé :
— C’est terrible d’en arriver là, nous qu’on faisait la loi chez nous et dans le bourg y a pas vingt ans de ça. Maintenant, voilà qu’on nous traite comme des petits gars et qu’on nous parle comme si on savait pas que c’est défendu de pisser au lit. C’est affreux d’y voir. Aussi vrai que j’ai arrangé la Jeanne.
Baptiste bondit en avant, dynamité par cette révélation :
— T’as arrangé la Jeanne ?
— C’est vrai, appuya Poulossière pour avoir la paix.
— C’était, avoua Jean-Marie, c’était par une nuit sans lune.
— Je t’envie pas, fit simplement Talon que démontait le calme du veuf, elle était vilaine comme une chouette.
Ils trinquèrent en toute amitié, s’assaisonnant de bons sourires.
— Mes loulous, y a guère de monde à leur fête, ricana méchamment Poulossière en identifiant sa physionomie à celle du crapaud pressant sa glande à venin.
Ils sautèrent tous sur l’occasion qu’ils s’offraient de dénigrer cette fête qui leur était étrangère en somme.
— Personne sait s’amuser comme avant.
— Ah ! petit, en 27, ça durait des trois jours, la Fête aux Escargots !
— Et pis mon loulou, c’était de la musique, des mazurkas, des scottish. Aujourd’hui, c’est plus rien que du boucan.
— Ça, vieux, la musique aujourd’hui ça a plus besoin de notes de musique.
— C’était bien pas la peine de faire 14 pour arriver à 57, aboya Baptiste à un jeune gars qui salua cette pensée profonde d’un pied de nez joyeux.
Baptiste soupira, décontenancé :
— J’y comprends plus rien.
— Y a rien à y comprendre, renifla Blaise, c’est canaille, feignant et compagnie la vie de maintenant. Nous, on avait une patate pour souper, eux c’est un poulet, quand c’est pas du dinde. Nous on mangeait du gros pain, ils mangent des flûtes. Nous on avait deux sabots, eux c’est la voiture. Je sais pas comment qu’ils ont fait, ou plutôt j’y sais trop. C’est qu’ils ont volé par là.
Jean-Marie grinça :
— T’y es pas, mon Blaise. C’est les Martiens qui leur en font cadeau. Nous, on n’avait pas de Martiens pour faire le boulot : c’est pas compliqué.
Tous d’accord, ils tournaient en rond dans leurs moustaches, et cette unanimité leur créa vite de l’ennui. A la sixième chopine, ils n’échangeaient plus un mot, leur regard perdu poussant des bateaux de papier à la surface des verres de rouge. Baptiste le premier se secoua :
— Vingt dieux, je suis pas venu là pour dormir, allons faire un tour sur le parquet.
— C’est une riche idée, approuva Poulossière.
Jean-Marie sauta sur cette malheureuse parole :
— Tu voudrais aller au bal alors que t’es encore en deuil, saligaud ?
La main dans la poche, Poulossière compta ses mois de veuvage sur ses doigts et prit un air penaud :
— C’est ma foi vrai, je suis en deuil, un deuil cruel, y a pas à dire. Baptiste, on va pas sur le parquet.
Talon trépigna comme un enfant de cinq ans :
— Vas-y pas, mais moi j’y vais. Et Jean-Marie aussi. T’oses pas y aller parce que t’as toujours dansé la valse comme une écrémeuse, voilà la vérité.
— Moi, je la dansais très bien, se gonfla Jean-Marie.
Poulossière s’énerva :
— T’as pas entendu Pejat dire que j’étais en deuil ?
— La valse, c’était ma spécialité, poursuivait Jean-Marie. Baptiste pouffa :
— Puisque la Jeanne s’est faite arranger par Pejat, t’es plus en deuil, t’es cocu, et les cocus peuvent aller au bal.
— Qui que t’en dis, Jean-Marie ? interrogea Blaise perplexe.
— Y a du vrai. Marche, tu peux venir. Tu me verras danser la valse. Je vais bien trouver une vieille qui voudra.
Ravi, Poulossière emboîta le pas aux deux autres ; c’était la Fête aux Escargots.
Le préposé aux entrées ferma les yeux sur le sillage de ces trois aspirants valseurs ; plus de deux siècles en goguette ne pouvaient décemment passer à la caisse.
Des éclats de saxo leur sautèrent au visage. Les trois vieux demeurèrent debout près des banquettes, exposés aux rires, éblouis par les lumières, abasourdis par tous ces mouvements. Les mentons, un par un, les désignaient aux coudes qui se poussaient :
— Vois donc les pères qui viennent se chercher une femme.
— Rangez vos filles, voilà des dangereux !
— Eh ! la Jacotte, toi qu’aimes les moustaches !
— Gare aux pucelages !
— Comme si c’était pas mieux au lit à cet âge-là.
— Les hoummes, c’est ben sérieux qu’une fois dans la tombe…
Blaise, rigolard, pinça Jean-Marie :
— Laquelle que t’invites, Pejat, laquelle ?
— Faudrait que j’attende la valse, d’abord.
— Et nous, qui qu’on va faire ?
— Vous me regarderez, sacré vingt dieux.
Un troupeau de jeunes filles les bouscula, leur passa sous les bras, coiffa Baptiste d’un chapeau de cotillon. Blaise repinça Jean-Marie :
— Vois donc là-bas, c’est la mère Bignoule. T’as qu’à l’inviter.
— Je l’inviterai, quand y aura une valse. Je vas pas l’inviter à manger la soupe, vieux timbré.
Baptiste et Blaise demeurèrent muets, tassés de part et d’autre de la carcasse géante de leur compagnon. Un lascar colla dans le dos de Poulossière l’étiquette classique « A désinfecter à l’arrivée », ce qui donna bien de la joie, Blaise n’ayant jamais même dans sa jeunesse fleuré le nard, encore moins le benjoin.
Enfin les premières mesures d’une valse s’envolèrent à la queue leu leu du saxo. Baptiste et Blaise tirèrent discrètement le fond du pantalon de Pejat.
— Vas-y, Jean-Marie, sans ça tu vas te faire souffler ta cavalière.
— Cours, vieux bon sang, tu risques rien, on n’est pas à Verdun.
Jean-Marie ne releva pas cette insinuation malveillante et se dirigea, torse bombé, gros souliers cirés, vers la banquette où se ratatinait la mère Bignoule. Jamais héritière de seize ans ne fut plus couvée par ses parents à l’occasion de son premier bal que ne le fut Pejat par ses camarades ce soir-là.
— Tu vois pas qu’il save plus danser ? s’inquiétait Poulossière.
— Tu vois pas qu’elle lui dise que non, la mère ? s’exaspérait Talon.
Jean-Marie se campa devant la mère Bignoule :
— Si qu’on dansait encore celle-là, la Marguerite ?
Elle sourit d’une dent :
— T’y crois que c’est nécessaire, le Jean-Marie ?
— J’y crois, sûr.
Elle se leva et tous deux se mirent à tourner, très roses, tandis que ricassaient filles et gars. Pejat levait haut la tête, digne, raide, et ses souliers à clous poursuivaient dare-dare les chaussures démodées de la petite vieille. Il murmura, les yeux vers les lumières :
— Tu te rappelles, la Marguerite ?
Elle murmura, les yeux vers les lattes du plancher :
— Je m’en rappelle.
Ils passèrent devant le couple grotesque que formaient Baptiste et Blaise. Ceux-ci clignèrent de l’œil en mâchouillant d’inaudibles polissonneries. Pejat reprit, et le battoir de sa main gauche recouvrait le dos de la Bignoule :
— C’était en 13.
Elle rectifia d’une voix douce :
— En 12, Jean-Marie.
— C’est vrai. La moisson n’était pas finie.
— C’est ça. Une belle moisson, cette année-là.
— C’est l’année qu’on avait enterré ta grand-mère.
— C’est ça. Tiens, c’est l’année aussi qu’ils ont inauguré la bascule à porcs.
— C’est bien cette année-là, je m’en rappelle.
— Moi aussi, je m’en rappelle bien.
Ils repassèrent devant Baptiste et Blaise qui les regardaient tourner, tourner et leur bon temps avec. A la fin de la valse le saxo joua par malice le trille guilleret qui signifiait « embrassez vos cavalières ». Pejat baissa enfin les yeux sur la Marguerite. Elle avait changé, depuis 1912. De l’époque de la moisson ne restait que le bleuet des yeux. Jean-Marie bégaya :
— On s’embrasse, la mère ?
— On s’embrasse, le père.
Ils s’embrassèrent sur les joues tandis que résonnaient quelques bravos ironiques à leurs oreilles. Puis ils se séparèrent, car déjà un boogie-woogie bâtard crachait des étincelles, lançait les jeunes les uns sur les autres comme des auto-tamponneuses, avec des stridences et des souplesses de faucheuses. Jean-Marie rejoignit ses deux vieux.
— Y a pas à dire, tu danses encore comme un nouveau marié, admira Blaise.
Jean-Marie, rogue, les prit par le bras en ronchonnant :
— Foutez-m’la paix, vous deux, foutez-m’la paix.
Il les traîna au-dehors d’une poigne qui ne pouvait paraître herculéenne qu’à eux seuls.
— Ça t’a tout rebroussé le poil, la musique, pleurnicha Baptiste, nous, ça nous plaisait bien.
— Allons boire chopine, articula Jean-Marie menaçant.
— Oh ! fais pas ton nounours, gueula soudain Poulossière sur la place du bourg, et d’abord qui que c’est que cette histoire que t’aurais arrangé la Jeanne ? Que je t’y reprenne, Jean-Marie, que je t’y reprenne !
— Ça risque rien, jubila Talon.
Alors, Blaise se mit à pleurer :
— La pauvre ch’tite chrétienne, la pauvre enfant du Bon Dieu.
Ils le poussèrent à l’intérieur du café, lui firent boire un canon, ce qui l’aiguilla sans transition vers la « Chanson des Blés d’Or ». Jean-Marie tapa du poing sur la table, scruta les quatre yeux de ses amis :
— Écoutez-moi un peu, vous autres. L’heure est grave.
— La patrie est en danger, proféra Blaise niaisement.
— L’heure est grave, je dis et je répète. On est vieux.
Les deux autres branlèrent la tête, atterrés par cette évidence.
— On est vieux. On se plaît plus ici. On a plus rien à y faire. Les jeunes se foutent de nous, et les moins jeunes se foutent encore de nous. Puisqu’on est vieux, allons chez les vieux, cré bon dieu. Allons à Gouyette !
Gouyette était l’hospice départemental des vieux. C’était à Gouyette que se rassemblaient les derniers chicots, les ultimes rhumatismes du coin. Gouyette était en quelque sorte le cimetière des éléphants de l’Allier.
L’électrique Baptiste ne fit qu’un bond :
— Vieille bête, c’est point bête ce que tu dis là. Allons à Gouyette !
— Allons à Gouyette ! répéta Blaise qui, réalisant, hurla une seconde plus tard : C’est-y que vous êtes fous, moi j’y vais point, à Gouyette. Qui que soignerait mes bêtes pendant que j’y serais ?
Ravi, Baptiste frottait ses mains sèches en un bruit de journal froissé :
— Allons à Gouyette, c’est ça, allons-y tout de suite. Comment que j’y ai pas pensé plus tôt ! Allons-y dès demain, Jean-Marie, on laissera cette vieille bricole crever dans son coin et boire sa chopine tout seul. Gouyette, tope là !
Et il cracha d’enchantement un mètre de jus de chique sur le plancher. Poulossière blêmit :
— C’est-y pas vrai que vous partiriez à Gouyette sans moi ?
— Sûr que c’est vrai, ricana Baptiste.
— Sûr, appuya Jean-Marie, nous on fout le camp à Gouyette. Pas vrai, Baptiste ?
— Vrai, et sûr qu’on y rigolera à s’en péter les bretelles.
— Et moi, et moi, qui que je deviendrai, bande de porcs, gémit Blaise accablé.
— Tu panseras tes bêtes, tu viens de le dire, Mandoline de mes deux fesses.
Jean-Marie se tira les moustaches :
— Après tout, faut comprendre Blaise, c’est agréable de panser les bêtes.
Talon ne manqua pas son entrée dans le jeu :
— Blaise, sa vie, ç’a toujours été de barboter dans le fumier, on peut pas lui enlever ça. On t’écrira, Blaise.
Poulossière grelotta :
— Vous allez me laisser, les vieux gars ?
— Vingt dieux, mugit Pejat, on te laisse pas, c’est toi qui veux rester.
— Mais comment que c’est, Gouyette ? Vous en avez une idée, vous deux ?
Jean-Marie expliqua :
— On nous y fout la paix. Y en a qui font entrer des litres. On fait ton lit, tu manges, tu bois, tu dors, t’as plus de soucis jusqu’à ta mort. On retrouve des types de la classe. On joue aux cartes. On fait le bourgeois sur les bancs quand il fait beau. Quand il fait froid, y a le chauffage central. C’est la nouba, en somme. Vous en avez-t’y vu, vous, du chauffage central ?
— Non, avoua Blaise épaté.
— J’en ai entendu parler, fit Baptiste.
— Mais, se défendit encore Poulossière, cré cent millions de brouettes, y a mes bêtes…
— Vieille andouille, tonna Jean-Marie, tu les vends, tes bêtes ! Ou alors massacres-y tout, fais-y cuire et fous-y dans des bocaux.
— J’aime mieux y vendre, répondit prudemment Blaise qui s’imaginait déjà voir le contenu de ses bocaux dévoré sur les bancs de Gouyette. Seulement… – et là, sa détresse était profonde – seulement, les vieux frères, y a l’âne. Et l’âne, mes loulous, c’est un peu moi. On est aussi bêtes l’un que l’autre, seulement on s’aime bien, vous y savez. C’est toute la famille qui me reste…
Baptiste et Jean-Marie se grattèrent le nez d’un index méditatif puis contemplèrent avec ensemble l’extrémité de leur doigt.
Jean-Marie parla :
— L’âne, tu l’emmènes avec toi, voilà tout. Y a des écuries à Gouyette.
— T’y crois qu’ils le prendront ?
— Pourquoi que non ? Un âne qu’a cent sept ans, c’est bien sa place dans un asile de vieux.
Cette logique branlante suffit à décider Poulossière qui tapa à son tour de toutes ses forces sur la table, parvenant à peine à faire friser le vin dans les verres :
— Cré cent chopines de flotte, c’est d’accord. Tous à Gouyette et merde au bourg ! Y verront bien qu’on est des hommes, sacré bordel de bouse !
Pour le coup, Jean-Marie commanda une bouteille de vin bouché. Lorsqu’elle fut bue, Baptiste commanda une bouteille de vin bouché. Lorsqu’elle fut bue, Blaise, pour ne pas être en reste, commanda une bouteille de vin bouché. A l’extrémité de ces trois bouteilles, un elfe titubant au nez rouge ramassa les partants pour Gouyette et les jeta dans un panier à salade agité vigoureusement. Les murs du café balancèrent à l’envi leurs fils à plomb.
— Les gars, c’est pas ordinaire, bredouilla Blaise sérieusement touché par la maladie, je crois bien que je suis saoul comme une vache.
— C’est parce que tu tiens pas la boisson, fit Jean-Marie qui, les deux coudes sur la toile cirée, amenait peu à peu ses moustaches au niveau de celle-ci.
— Moi, ça va, y a pas à se plaindre, j’ai point de mal, grimaça Baptiste qui chavirait tant sur une chaise houleuse qu’il en résulta un effondrement spectaculaire fort attendu par l’assistance.
La Louise et un client durent remettre sur pieds un Talon hilare qui rotait à perdre haleine.
— Vous croyez pas que vous en avez assez, les pépés ? rouspéta la Louise.
Jean-Marie explosa :
— Sûr qu’on en a assez, à preuve que bientôt vous nous verrez plus, on part pour l’Amérique.
— L’Amérique, d’accord, opina Blaise sentencieux.
— Vous m’avez l’air plus saouls qu’Américains.
Jean-Marie se leva péniblement :
— Partons, messieurs, on nous insulte en public.
— On se moque de nos cheveux blancs, hoqueta Blaise en se mettant à progresser dans la salle, un dossier de chaise sous chaque aisselle en guise de béquille, tandis que Baptiste ânonnait :
— J’écrirai au député, nom de dieu, du papier, que j’écrive au député !
La nuit les goba comme des œufs.
— Où que t’es, Blaise, où que t’es donc ? pleura Baptiste, t’es-t’y dans le puits ? Dis-y voir.
— Je suis là, cré cent charognes !
Ils le ramassèrent éparpillé dans l’escalier de la cave.
— Faut le reconduire chez lui, déclara Jean-Marie, la langue nouée autour des dents, y peut plus se traîner, l’enfant de cocu.
Ils le prirent sous les bras, s’appuyèrent sur lui. Les trois se retrouvèrent jurant et crachant à quatre pattes sur le gravier.
— C’est de ta faute, braillait Jean-Marie en tapant sur ce qu’il estimait être Blaise et n’était que sa casquette, t’as jamais tenu la chopine. Avec la Jeanne, t’avais droit qu’à l’eau du seau.
— Jean-Marie, tiens-toi bien, répondait Blaise enfoui au tréfonds des ténèbres, tiens-toi bien, j’te tue !
Et il faisait « Poum ! » avec sa bouche en épaulant un fusil constitué en grande partie par une jambe de Baptiste.
De quatre pattes en quatre pattes, ils en revinrent à deux et empruntèrent les zigzags qui devaient les conduire tout droit chez Poulossière. Ils disparurent momentanément dans un fossé où proliféraient l’ortie, la vase, et l’ordure. Récupérés par la lune, ils consultèrent les étoiles qui les braquèrent par hasard sur le bon chemin, tandis que Jean-Marie Pejat entonnait un émouvant mea culpa :
— Blaise, mon vieux Blaise, tu peux pas savoir combien j’y regrette d’avoir arrangé la Jeanne. Je suis un pourceau. Ça s’est passé un jour que t’étais au bois. Blaise, fous-moi des calottes, fous-moi des calottes ou je t’écrase comme une mouche !
— Ça fait rien, grognait Blaise accroché à la ceinture de Baptiste, moi aussi je l’ai arrangée, la Jeanne. On est quittes.
Et il s’allongea résolument sur un hérisson qui naviguait par là. Une chouette souffleta le trio en s’esbaudissant comme un instituteur fondant sur le dernier de la classe. Des papillons de nuit trompés par la clarté voletèrent aux alentours du nez de Baptiste Talon.
— On est-y bientôt chez Mandoline ? fulmina Jean-Marie lové en huit contre un poteau télégraphique.
— On y est, on y est, soupira Blaise en poussant une barrière qui s’en revint faucher Baptiste.
Poulossière, à la vue de son crépi familier, jugea qu’il pouvait enfin s’octroyer une défaillance irrémédiable et s’étala les bras en croix sur l’herbe enluminée de crottes de poulet.
— Blaise, sacré gibier de pressoir, supplia Jean-Marie, là v’où que t’as mis ta clé ?
Blaise répondit par un énorme ronflement de satisfaction. Ils le fouillèrent, le retournèrent sens dessus dessous, le secouèrent. Il en chut une montre, une poignée de clous, un os de lapin, un nuage de tabac à priser, mais pas de clé. Baptiste gronda, ensommeillé :
— Foutons-le avec l’âne, on gagnera du temps.
Ils le soulevèrent, l’un par les pieds, l’autre par la nuque, mais avec tant d’entrain que leurs deux crânes s’emboutirent. Ils s’engueulèrent à mort, puis récidivèrent et parvinrent à jeter la dépouille de Poulossière entre les quatre sabots de l’âne.
— C’est pas tout, s’apitoya Baptiste, mais je pourrai jamais rentrer à la maison, moi. D’abord, je sais plus où elle est, mais ça doit être loin. Ensuite, ils sont foutus de me cabosser avant de me mettre au lit.
— T’as qu’à venir dormir chez moi, fit Jean-Marie.
Ils s’éloignèrent en se cognant aux ombres souvent contondantes que prodiguait la nuit.
Blaise enlaça une patte de Panpan et s’endormit tout attendri :
— Ma petite Jeanne, c’est pas vrai que tu t’es fait arranger par Pejat, dis-moi que ça a jamais existé, hein, la Jeanne ?
Panpan, rêveur, lui passa amicalement le bifteck de sa langue sur le front.
Les chiens hululaient, traînaient leurs niches dans les cours de ferme, exaspérés par les voix riches en dissonances de Jean-Marie et de Baptiste qui braillaient la bonne chanson du tacot de Trezelles :
Sûr que j’en ai soupé
De leur tacot et d’leurs fossés…
Les deux vieux traversèrent le bourg où les lumières de la Fête aux Escargots s’éteignaient une à une, sauf chez la Louise, ultime refuge d’un carré d’irréductibles qui chopinaient encore.
Pejat ouvrit sa porte et Baptiste n’eut qu’à enlever le pantalon pour se trouver en tenue de nuit.
— Ça, vieux, déclara Jean-Marie, ce qu’on y sera bien, à Gouyette !
— Sûr, roucoula l’autre qui, en bannière, pissait sur le seuil tout en faisant de l’œil à la lune.
— C’est notre place, et voilà tout.
— Et voilà tout, ponctua Talon en se mouchant avec ses doigts.
Jean-Marie referma la porte, poussa Baptiste vers la chambre où, sur le lit défait, était accroupie l’énormité de l’édredon rouge. Talon ouvrit précipitamment la fenêtre et demeura plié en deux sur la barre d’appui comme un malade de paquebot.
— Ça va pas, Baptiste ?
— Ça va, ça va, fit Talon d’une voix plaisante.
Jean-Marie retira ses souliers, ses chaussettes en soliloquant :
— Tous trois là-bas, tu verras qu’on se la coulera douce comme un bouquet de fleurs. Y aura plein d’oiseaux sur nos dessus de tête.
Les hoquets de Baptiste devinrent nettement approbateurs.
Dans l’atelier, la photo de Henri Pélissier exécutait un et plusieurs tours d’honneur. Jean-Marie étala avec soin ses chaussettes sur l’abat-jour. Talon se retourna enfin :
— Où qu’est le lit, Jean-Marie ?
— Droit devant.
Ils se glissèrent qui sous les draps qui sous l’édredon. Lorsqu’ils furent recouverts jusqu’aux moustaches, Jean-Marie pressa la poire et la nuit réintégra la chambre.
— A Gouyette, récita Baptiste dans un bâillement, sûr qu’on sera bien.
— Mieux qu’on aura jamais été de notre vie, répondit Jean-Marie, on sera comme dans un litre.
Ils ronflèrent bientôt à pleins tuyaux et déambulèrent jusqu’à l’aube dans les couloirs de Gouyette en pyjamas roses, une bonbonne sous le bras, une couronne de carton doré sur le sommet du crâne.