12

 

Anna ne se rendit même pas compte qu’elle s’endormait. Ce fut seulement lorsqu’elle releva la tête et se trouva de nouveau dans la salle des inspecteurs dévastée, les minutes s’écoulant sans le scintillement qui la ramènerait vers le monde de la veille, qu’elle comprit ce qui s’était passé.

Reste assise sur ta chaise, se dit-elle. Ne bouge pas. Tu vas te réveiller d’un instant à l’autre.

Mais la sensation d’être enfermée était trop oppressante. Les murs couverts de graffitis étaient trop proches. La puanteur trop forte. Un vent fétide soufflait depuis le couloir et s’engouffrait dans la salle, faisant voleter une liasse de papiers contre ses pieds. Parmi ces feuilles de papier, certaines étaient froissées en des boules de diverses grosseurs. Il lui sembla reconnaître l’écriture sur ces feuilles, et elle se pencha pour en ramasser une.

Papier rayé comportant trois perforations, les trous déchiquetés comme si l’on avait arraché la feuille d’un classeur. Une phrase de cinq mots, répétée maintes et maintes fois, couvrait la surface de la feuille.

… ne me faites plus souffrir… ne me faites plus souffrir…

C’était l’écriture de Beth.

Anna se baissa et prit d’autres feuilles de papier. Elles étaient identiques. La même phrase couvrait chaque feuille. Des milliers de fois. Anna se leva lentement de sa chaise, alla jusqu’à la porte et jeta un coup d’œil dans le couloir. Les feuilles de papier produisirent un bruissement sous ses pas. Elle voulut appeler Beth, mais quelque chose la retint. Elle avait l’impression d’être observée, qu’un danger était proche. Elle sentait des picotements d’avertissement sur sa nuque.

Elle essuya ses paumes moites sur sa jupe et revint dans la pièce. Partout où elle marchait, des feuilles de papier se froissaient sous ses pas. Il y en avait beaucoup plus sur le parquet que quelques instants auparavant. Elles semblaient s’amonceler comme des congères de neige, mais chaque gros flocon était exactement le même. Du papier rayé. Des feuilles arrachées d’un classeur. Elles s’amassaient autour de ses pieds. Les mêmes mots couvraient chaque feuille.

… ne me faites plus souffrir…

Anna pensa à Beth – Seigneur, était-ce seulement ce matin ? — et à ce qu’elle avait dit.

« Tu ne sais pas ce que j’ai enduré. Moi et beaucoup d’autres. Tout le monde m’a toujours exploitée, s’est servi de moi. »

Et elle ne savait pas, hein ? Pas vraiment. Comment aurait-elle pu savoir ?

… ne me faites plus souffrir…

Mais dans le rêve de Beth… Ici. Dans cet endroit.

« Je contrôlais mon existence, avait-elle dit. J’avais le sentiment que personne ne pouvait me faire du mal… que personne ne pouvait même me toucher. »

Et dans son propre rêve. Elle avait vu Beth sortir de leur maison en flottant dans l’air, s’éloigner dans la rue, puis Beth l’avait emmenée dans ce paysage désertique. Alors Beth avait été forte. Elle contrôlait son existence.

Les feuilles de papier lui arrivaient aux chevilles maintenant, des boules de papier froissé. Elle ne pouvait bouger sans provoquer un bruit à faire grincer des dents lorsque les tranches rigides frottaient les unes contre les autres. D’où provenaient toutes ces feuilles de papier ? Elle en défroissa deux autres, mais le message était toujours le même. Elle les laissa glisser de sa main.

Quelle importance, de toute façon ? Qu’est-ce qui avait encore de l’importance ? Jack était mort…

Elle fit volte-face en entendant un bruit. Des feuilles de papier produisirent un bruissement, puis retombèrent lentement tandis qu’elle restait figée sur place, à fixer un coin de la pièce. Le bruit se reproduisit à cet endroit. Un bruissement. Sous l’amoncellement de feuilles. Anna visualisa brusquement des rats qui se glissaient vers elle, invisibles sous les feuilles de papier, le seul indice de leur présence étant le bruit qu’ils faisaient en se déplaçant à travers l’océan de papier sans cesse augmentant.

Elle saisit une grosse poignée de feuilles qui n’étaient pas froissées et, à l’aide de ce balai de fortune, entreprit d’enlever les feuilles sur le sol jusqu’au coin de la pièce d’où venait le bruit. Il lui sembla entendre une faible voix tandis qu’elle s’approchait. Une voix qui l’appelait.

Ses bras se couvrirent de chair de poule. Elle hésita, juste à quelques mètres de la source du bruit.

— Ah-nuh…

Son prénom, sans aucun doute. Une voix assourdie par le papier. Le timbre de cette faible voix était familier d’une horrible façon. Non, c’est impossible, se dit-elle.

— Ah-nuh…

Je ne peux pas bouger, pensa-t-elle. Je ne peux pas m’avancer.

Mais sa main bougea de son propre gré, s’activa, ouvrit un passage dans l’océan de feuilles froissées, et l’entraîna vers la source de cette faible voix. Un dernier mouvement de sa main et Anna fut à même de voir ce que c’était. Un visage surgissait du parquet.

Il ressemblait à l’un des masques en papier mâché qui étaient accrochés dans son atelier – comme si quelqu’un en avait volé un et l’avait posé ici sur le paquet. Excepté que ce visage sortait de la moquette. La peau du front, les joues et le menton se coulaient dans le tissu moisi. La chair était d’un blanc terne, presque transparente. Les yeux étaient voilés, mais ils accommodaient sur elle. Les lèvres remuèrent, continuèrent de l’appeler.

— Anna.

Clairement, maintenant. La voix n’était plus assourdie.

— Tu ne devrais pas être ici, Anna.

Ses forces la trahirent, et elle tomba à la renverse, sur les fesses, ses mains molles posées sur ses cuisses, tandis qu’elle regardait fixement l’apparition. Sa tête gémit, prise d’une soudaine migraine. Son estomac protesta et se contracta. Elle avança lentement une main tremblante pour toucher une joue froide.

— J-Jack… ? dit-elle d’une voix mal assurée. Est-ce que… est-ce que c’est toi ?

— Il y a seulement deux catégories d’individus dans cet endroit, dit le visage avec les traits de Jack, répétant les paroles du vieux clochard qu’il avait rencontré, juste avant de mourir. Ceux qui rêvent et ceux qui sont morts. Je m’en vais, Anna. Je sens l’appel de cet autre endroit, mais je savais que tu venais. Quand j’ai vu Cathy, j’ai su que Beth et toi alliez venir, et je suis resté pour te prévenir. Fiche le camp d’ici, Anna.

— Tu… tu es mort, dit Anna.

— Lorsque tu t’avances dans cet endroit, continua le visage en l’ignorant, peu importe que tu sois coupable ou non. De toute façon, cette putain de furie te brûle.

— Jack…

— Il n’y a qu’une seule sorte de temps ici, tu comprends. Le temps du massacre. Ce type, Baker… il a ouvert un genre de porte donnant sur cet endroit, avec ce qu’il faisait dans son sous-sol. C’est ici que les victimes attendent pour se venger, Anna, et elles se foutent complètement de savoir si tu étais ou non l’un de ceux qui les ont tuées. Tu arrives ici et tout ce qu’elles désirent faire c’est te brûler.

Des larmes coulaient sur les joues d’Anna.

— Oh, mon Dieu, Jack…

— Le problème, c’est que tu apportes tes propres souffrances ici, et cela charge également les choses. Cela fait apparaître tes démons intérieurs. Cela devient une affaire personnelle. Mais ici les choses ne se passent pas comme elles le font dans notre monde. Ici c’est le faible qui est fort. C’est ici qu’ils se vengent de tout ce qui leur a fait du mal, Anna.

— Jack, tu n’as jamais fait de mal à qui que ce…

— Tout le monde a fait des trucs dégueulasses. Tout le monde est plus ou moins coupable. Toi, moi… merde, même les victimes. C’est pourquoi il faut que tu fiches le camp d’ici.

— Je ne sais pas comment.

— Il faut que tu fermes cette porte que Baker a ouverte, sinon cela continuera d’empirer.

— Jack, je…

— Je ne peux pas rester plus longtemps, sœurette. Fiche le camp d’ici, et vite !

— Ne me quitte pas, Jack !

Le visage sembla se dégonfler et disparut à nouveau dans la moquette. Anna se jeta en avant. Elle plaqua les mains sur les joues du visage, ses lèvres pressées sur les lèvres glacées. Quelque chose bougea contre sa peau. Se tortilla. Elle s’écarta vivement et vit que l’ovale du visage était maintenant une masse grouillante d’asticots blancs.

Un cri monta dans sa gorge mais fut noyé dans le vomi. Elle rendit le contenu de son estomac, puis s’essuya éperdument la bouche. Elle se releva en titubant et se précipita vers la porte. Maintenant les feuilles de papier froissées lui montaient par endroits jusqu’aux genoux.

Elle sortit en trombe dans le couloir et tourna à gauche.

Des ombres semblables à deux hommes surgirent brusquement de l’embrasure d’une autre porte. Il y eut un reflet métallique dans les mains de celui qui venait en premier. Un fusil à pompe. Le cri qui s’échappa finalement de la gorge d’Anna fut couvert par le grondement de tonnerre de la détonation dans l’espace resserré du couloir.