TROISIÈME PARTIE

1

 

Jack était éreinté lorsqu’il arriva chez lui. Après avoir quitté le commissariat, il avait fait une petite visite aux parents de Janet Rowe pour leur parler et leur rendre la provision qu’ils lui avaient versée. Ned leur avait déjà téléphoné. C’était la première fois que Jack voyait l’un ou l’autre des parents de Janet depuis qu’il avait accepté de s’occuper de leur affaire. Il les avait étudiés, tentant de voir ce qu’il y avait en eux qui les avait amenés à traiter si mal la chair de leur chair.

Quoi que ce fût, il ne parvint pas à le découvrir.

Ed Rowe refusa de reprendre l’argent.

— Vous… vous l’avez retrouvée, dit-il. Vous avez mérité cet argent.

Rowe et son épouse étaient assis dans la salle de séjour de leur pavillon de banlieue, anéantis par ce qui semblait être un chagrin sincère. L’homme qui avait battu sa fille jusqu’à ce qu’elle quitte la demeure familiale, n’était pas là. La femme qui avait harcelé sa fille verbalement et ne lui avait pas laissé un moment de répit, n’existait pas sur les traits pâles et défaits de l’épouse de Rowe, prostrée à ses côtés sur leur canapé.

Vous auriez pu faire quelque chose, avait envie de leur dire Jack. Vous auriez pu faire quelque chose, longtemps avant que cela se termine ainsi.

Et peut-être l’avaient-ils fait. Ils avaient fait appel à lui, non ? Les amis de Janet, du fait de leur propre angoisse d’adolescents, avaient peut-être perçu les rapports parents-fille d’une façon plus négative qu’ils ne l’étaient en réalité.

En ce moment, Jack ne pouvait rien dire de plus.

La maison avait paru vide, la première fois qu’il était venu pour discuter du travail. À présent, elle était désolée.

Comme ce paysage désertique.

Jack ne s’attarda pas.

Les vingt-cinq minutes du trajet depuis le West End jusqu’à son appartement sur la Quatrième Avenue à Glebe épuisèrent le restant de ses forces. Il gara le pick-up dans l’allée et gravit péniblement les marches du petit immeuble de brique à un étage. Son appartement occupait tout le premier. Il partageait l’allée et avait la jouissance de l’arrière-cour avec sa voisine du rez-de-chaussée, une jeune femme hargneuse qui suivait des cours pour être soudeur. Elle avait adopté un berger allemand, Frank, lequel aboya quand Jack pénétra dans la maison.

Jack était certain que le chien reconnaissait le bruit de ses pas, maintenant. Il aboyait uniquement pour montrer qu’il était à la hauteur.

Cet étrange paysage désertique continuait de le préoccuper lorsqu’il pénétra dans son appartement – assez pour que cela donne à son propre domicile un aspect d’abandon, également. Une odeur de renfermé, de moisi, flottait dans les pièces, comme si l’appartement n’avait pas été occupé depuis des semaines, alors que Jack avait été là pas plus tard que ce matin.

L’appartement paraissait vide.

Beaucoup trop comme cet autre endroit.

Jack se passa les mains sur le visage, puis entreprit d’ouvrir les fenêtres pour laisser entrer un peu d’air. Il percevait la présence du paysage désertique, scintillant juste au-delà de sa conscience, effleurant son esprit de ses étendues désolées. Sa musique. Son ange.

Sa furie.

Il savait qu’il retournerait là-bas – il ne pensait pas être capable d’éviter cet endroit même s’il le voulait – mais cette fois ce serait à ses conditions.

Dans la cuisine, il prit une boîte de Bleue dans le frigo et fit sauter l’opercule. La bière glacée sembla lui geler la gorge en descendant. Il revint lentement vers le séjour et ôta son blouson.

Bon, d’accord. De quoi avait-il besoin ?

Tout en finissant sa bière, il fit une liste au dos d’une facture de téléphone impayée. De retour dans la cuisine, il ouvrit une seconde boîte de Blue et entreprit de rassembler son équipement.

Tout d’abord, il se changea. Un jean propre, une chemise de flanelle, des rangers, un blouson de cuir marron. Il glissa des gants de cuir sans doigts dans la poche droite du blouson. Prenant un bidon de l’armée sur l’étagère du haut de son armoire, il alla dans la cuisine et le remplit d’eau, puis le fixa à sa ceinture. Un sachet de bœuf séché et deux tablettes de chocolat rejoignirent les gants dans la poche de son blouson.

Dans la salle à manger il déplaça le meuble d’époque en bois de pin qui contenait sa chaîne stéréo. Retirant une latte du parquet non clouée, qui avait été dissimulée par le meuble, il sortit de sous le parquet un pistolet à canon court, un Centennial Smith et Wesson, deux étuis et une boîte de balles calibre 38. Il soupesa les deux étuis – l’un était un étui que l’on fixait sur sa ceinture, l’autre un étui d’épaule – et opta pour l’étui d’épaule. Il remit le premier étui dans la cachette, reposa la latte par-dessus, et poussa le meuble contre le mur.

De retour dans le séjour, la boîte de Blue à portée de la main, il vérifia le pistolet, puis le chargea. Cinq balles. Il n’avait pas de permis pour le pistolet. Ex-flic ou pas, c’était toute une affaire pour obtenir un permis de port d’arme. Il avait trouvé le pistolet lors d’une perquisition chez un malfrat, alors qu’il était encore dans la police, et il l’avait gardé. Beaucoup de flics – surtout quand ils travaillaient en civil – avaient une cache d’armes. Ce n’était pas quelque chose de concerté. Cela se passait ainsi, tout simplement.

Il glissa le P .38 dans l’étui d’épaule, puis enfila son blouson. La boîte contenant les autres balles alla dans sa poche gauche, ainsi qu’une petite boussole en cuivre. Un couteau de chasse muni d’une lame de vingt-cinq centimètres de long rejoignit le bidon sur sa ceinture. Puis il finit sa bière, et vérifia à nouveau sa liste.

Le téléphone.

Il débrancha le téléphone près du divan, alla dans la chambre à coucher et fit de même avec l’autre appareil.

Les somnifères.

Il y avait un flacon dans l’armoire à pharmacie, datant de l’époque où il souffrait d’insomnies, lorsqu’il avait démissionné de la police. Il fit tomber trois comprimés dans sa paume et les avala avec une gorgée d’eau du robinet.

Une ultime vérification de la liste.

Tout était fin prêt, maintenant.

Je dois être complètement barjo, pensa-t-il en s’allongeant sur le lit dans la chambre à coucher. Peut-être était-il barjo. Mais, après avoir parlé à Ned et appris que Coffey avait disparu de son appartement pour surgir brusquement de nulle part dans le stand de tir… Coffey n’avait pas fait une crise de somnambulisme, jamais de la vie ! Il aurait pu mettre en avant sa propre expérience… Dieu seul savait où il avait récolté cette poussière de plâtre, mais il était toujours possible que lui-même ait fait une crise de somnambulisme. Cependant, si l’on rapprochait cela de ce qui était arrivé à Coffey, on commençait à discerner un schéma d’ensemble.

Le paysage désertique.

La ville en ruine.

Aussi proches qu’une pensée. Juste à un rêve de distance. Il suffisait d’attendre et ils viendraient vous chercher.

Ou vous pouviez aller vers eux.

Il regarda la sculpture, l’autoportrait d’Anna, sur la table de nuit, puis s’allongea sur le dos, arrangea le bidon et le couteau pour qu’ils ne lui rentrent pas dans la chair. Il regarda fixement le plafond.

Une histoire de dingues.

Il ferma les yeux.

Attention, j’arrive !