Pour rien au monde Ron Coffey n’aurait voulu se trouver ailleurs que dans les bras de sa femme. Malheureusement, il était très loin d’elle en ce moment et il ne semblait pas avoir le choix.
Il n’avait jamais fait un rêve comme celui-là auparavant.
Au commencement, il pensa qu’il était éveillé. Une lumière terne filtrait par la fenêtre, et il se dit qu’il était tard dans l’après-midi et qu’il avait dormi toute la journée, puis l’odeur agressa ses narines. La pièce empestait comme un égout. Il se redressa et s’aperçut qu’il était assis, nu, sur un vieux matelas tout moisi au milieu d’un monceau d’ordures. La puanteur provenait des immondices. L’odeur d’urine rance lui rappela la façon dont la voiture de patrouille schlinguait lorsqu’ils embarquaient un poivrot. Les murs étaient maculés en grande partie de longues traînées de matières fécales, anciennes et séchées, mais il y avait également des graffitis, écrits avec de la merde : TRINGLE LA FEMME DU FLIC : RIEN DE PLUS BANDANT QU’UNE TRUIE.
— Sheila ? appela-t-il doucement.
Il n’y eut pas de réponse. Juste le silence. Pas même le ronronnement du frigo.
Il s’extirpa du matelas, mais il n’y avait aucun endroit où se tenir debout qui ne fût pas recouvert d’immondices. Il glissa sur quelque chose de visqueux et retomba sur le matelas. À quelques centimètres de son visage, un rat crevé le regardait fixement, avec des fourmis qui sortaient de ses oreilles et de sa bouche. De la bile remonta dans la gorge de Coffey et il détourna la tête, vomissant le contenu de son estomac sur ses mains et ses genoux jusqu’à ce qu’il n’ait plus rien à rendre. La puanteur des vomissures fraîches se mêla aux autres odeurs de la pièce.
Il se releva en titubant et cracha pour se débarrasser de ce goût acide dans sa bouche. Cette pièce… ?
Elle lui parut familière. Cela ressemblait à son appartement – l’aspect qu’il aurait si personne n’y avait vécu depuis des années et qu’il se délabrait. Son regard se posa à nouveau sur les graffitis. Sheila. Ces enculés parlaient de Sheila.
Il sortit de la pièce, encore un peu chancelant, puis baissa les yeux sur lui-même. Il était à poil. Un sacré tableau. Il inspecta la pièce à nouveau, l’entraînement reprenait le dessus après le choc initial de la situation. Il y avait un monceau de vêtements dans la penderie, par terre. Il les examina et trouva une paire de jeans et une chemise blanche souillée ; tous les boutons et une manche manquaient à la chemise. Les vêtements puaient, mais cela n’incommodait plus Coffey. Tout puait ici.
Il quitta la pièce et suivit le couloir, passa devant une salle de bains et une cuisine, et arriva finalement dans le séjour. À nouveau cette impression de déjà vu le frappa. La disposition des pièces était identique à celle de leur appartement. Il y avait d’autres graffitis ici – peints à la bombe, cette fois. Un chien mâchonnait l’entrejambe d’une femme nue à la face de cochon, LE RÈGNE DE LA SOUFFRANCE était écrit au-dessous. Un flic maladroitement dessiné mais reconnaissable, écartelé. Pourtant, ce qui attira son regard comme un aimant, ce fut une broderie sur canevas qui gisait sur le plancher au milieu de la pièce, à côté de bouteilles brisées et d’autres immondices.
Il l’étala sur le plancher du mieux qu’il le pouvait afin de l’examiner de plus près. Un hibou. Sheila en avait brodé un, identique à celui-là, et l’avait accroché là-bas, à l’endroit où le téléviseur était…
Il tourna la tête et aperçut un téléviseur sur le plancher, en morceaux – le jumeau du Zenith qu’ils avaient acheté un mois auparavant. Leur photo de mariage gisait à côté de l’appareil, le verre craquelé. Bon Dieu, Sheila avait été si jolie ce jour-là.
Il se remit debout et se dirigea vers la porte d’entrée, veillant à ne pas poser ses pieds nus sur des éclats de verre. La moquette était humide, rendue glissante par les moisissures. Lorsqu’il ouvrit la porte et scruta le corridor, le bruit du battant cognant contre le mur à l’intérieur de l’appartement résonna dans le corridor. Il entendit un bébé pleurer. Ce devait être la gosse des Wilson, juste après le coin. Cette gosse pleurait tout le temps.
Il s’avança dans le corridor moquetté, lequel était également jonché d’ordures. Un sentiment de compétence était réapparu en lui. Le moment dans la chambre à coucher était oublié, excepté le goût écœurant dans sa bouche. Et puis il tourna le coin et vit…
L’enfant hurlait. Son visage de chérubin empourpré par l’effort. La petite fille était…
Coffey ralentit le pas.
Sa première impression fut que quelqu’un l’avait attachée…
(clouée)
… à la porte. Mais tandis qu’il s’approchait, ses pieds frottant sur la moquette visqueuse, il se rendit compte que l’enfant était soudée à…
(incorporée à)
… la porte.
Coffey se figea sur place, incapable de bouger. Il regardait fixement la petite fille âgée de dix-huit mois, yeux clos, bouche ouverte, qui vagissait. On aurait dit un bas-relief doué de vie. Il voyait l’endroit où la chair rejoignait…
(devenait)
… le bois de la porte. D’autres graffitis. Au-dessus de la tête de l’enfant, SUCE LA GROSSE BITE. Une peinture rouge à la bombe. Un peu de peinture avait dégoutté comme du sang sur la tête de la gosse. La gosse. Soudée à la porte comme si elle en faisait partie.
— Nom de Dieu…, gémit Coffey en reculant.
C’était révoltant. Cela n’était pas réel.
Il tourna le coin et appuya le côté de sa tête contre le mur.
Il cogna violemment sa tête contre le plâtre. Une fois, deux fois. Et encore.
— Réveille-toi, bordel de merde ! se dit-il.
Rien ne changea.
Les cris du bébé le poursuivirent après le coin. Il s’enfuit vers le fond du couloir et regagna son appartement, claqua la porte sur les pleurs. Il s’appuya contre le battant et tenta de calmer les battements éperdus de son cœur. Son regard se posa sur les graffitis.
Sheila. Merde, où était Sheila ?
Il retourna dans la chambre à coucher et sortit tout ce qu’il y avait dans la penderie, à la recherche de chaussures, de bottes, n’importe quoi qu’il pourrait mettre à ses pieds. Il ne supportait plus le contact de cette matière visqueuse sur ses pieds nus. La puanteur de la pièce obstruait ses poumons. Il trouva l’un de ses uniformes, en lambeaux. Il trouva l’étui de son arme de poing, mais le P .38 lui-même avait disparu. Il trouva sa matraque, mais quelque chose l’avait rongée et déchiquetée.
Il se souvint de cette émission que Sheila et lui avaient regardée à la télévision l’année dernière – un scénario-catastrophe, le monde après la bombe. Était-ce ce qui était arrivé ? Avait-il dormi pendant une putain de guerre nucléaire ? Où étaient les gens ?
Ses mains tremblaient si violemment qu’il fut obligé d’agripper ses genoux.
Bon, d’accord, réfléchis, se dit-il. Qu’est-ce que je fais maintenant ?
(Sheila)
Il peigna avec ses doigts ses cheveux collés par la sueur. Si quelqu’un d’autre avait survécu, il serait certainement au commissariat central. Il ne savait pas ce qu’il en était pour les civils, mais c’était là qu’iraient les flics. Il n’avait rien pour protéger ses pieds. Il n’avait même pas une arme. Mais il devait se débrouiller pour se rendre là-bas, de toute façon.
Il enroula et noua autour de ses pieds les lambeaux de son uniforme. Dans la salle à manger, il ramassa un pied de chaise brisé et le soupesa. Il y aurait certainement des choses dans les rues. Peut-être juste des pillards, peut-être des gens cherchant de l’aide. Mais il y aurait également des choses. Comme cette gosse sur…
(incorporée à)
… la porte. Il réprima un frisson. Des choses comme elle. Peut-être pis. Mais il ne pouvait pas rester ici. Il devait savoir ce qui se passait. Il devait retrouver Sheila.
Lorsqu’il entrouvrit la porte d’entrée, le bébé hurlait toujours. Il ne pensait pas que les ascenseurs fonctionnaient, aussi se dirigea-t-il vers les escaliers, sans perdre de temps. Aux étages supérieurs, l’escalier était à peu près praticable, mais il commença à être obstrué lorsque Coffey atteignit le premier. Il fut obligé d’escalader des meubles et toutes sortes de saloperies que quelqu’un avait balancés dans la cage d’escalier. Il y avait d’autres graffitis sur les murs, mais ce n’étaient plus des allusions personnelles. Tous étaient obscènes ou violents. Encore des LE RÈGNE DE LA SOUFFRANCE.
Il ne restait qu’un espace de cinquante centimètres entre les tas d’immondices et le linteau de la porte donnant sur le hall de l’immeuble. Si quelqu’un n’avait pas démoli la porte elle-même, il n’aurait probablement jamais réussi à sortir. Coffey se faufila par l’interstice et se retrouva dans le hall, puis il se dirigea prudemment vers la porte d’entrée. Il scrutait l’endroit, jetait des coups d’œil à gauche et à droite, s’efforçait de ne pas accommoder trop longtemps sur quelque chose. Mais, une fois dans la rue, il fut obligé de s’arrêter et de regarder fixement.
Le ciel était d’un jaune sale, comme si un banc de smog flottait au-dessus de la ville. Les rues elles-mêmes semblaient désertes. Il alla jeter un coup d’œil au dos de l’immeuble : sa voiture était garée sur le parking, mais il n’avait pas les clés sur lui. Et de toute façon quelqu’un avait fauché les roues.
Où diable étaient les gens ?
(Sheila)
Peut-être plus important, où était celui qui saccageait les immeubles vides et les voitures ?
Il n’obtiendrait aucune réponse en restant là, se dit-il. Il commença à marcher et suivit Bronson Avenue, passant par le centre-ville. Huit longs blocs à parcourir, et puis cinq ou six blocs jusqu’au commissariat sur Elgin Street. Le centre d’Ottawa ressemblait à des photos qu’il avait vue du Bronx Sud. La moitié des immeubles n’étaient plus que des décombres. Des voitures et des bus éventrés jonchaient la chaussée. Il y avait des monceaux d’ordures partout. De temps en temps il apercevait fugitivement des chiens dans les immeubles en ruine, mais pas de gens. Ce fut seulement lorsqu’il se trouva à un bloc du commissariat, coupant par les jardins du musée d’Histoire Naturelle, qu’il vit une silhouette humaine.
Elle lui tournait le dos et ne se retourna pas, même lorsqu’il appela. Il longea rapidement le musée, remarqua que ses murs imposants étaient moins endommagés que tous ceux qu’il avait vus durant son trajet jusqu’ici. Ses pieds étaient endoloris par la marche et il ne pouvait pas se déplacer très vite. Mais la silhouette ne se pressait pas. Il la suivit dans Metcalfe ; là, elle tourna à gauche sur Catherine Street. Il apercevait le commissariat, maintenant. La silhouette disparut vers la façade du bâtiment massif. Coffey accéléra le pas, il grimaçait chaque fois qu’un caillou se glissait entre ses pieds bandés et la chaussée.
La silhouette l’attendait devant les grandes portes vitrées du commissariat. Elle lui tournait toujours le dos. Toutes les vitres de la porte avaient été brisées. Alors que Coffey se hâtait pour la rejoindre, la silhouette recommença à s’éloigner lentement.
— Hé ! cria-t-il. Hé, vous là-bas ! Arrêtez-vous !
La silhouette se retourna et toutes les certitudes chèrement acquises par Coffey s’enfuirent de son esprit en hurlant. La chose qui venait vers lui maintenant était le cadavre qu’ils avaient découvert dans le sous-sol de cette maison, la nuit dernière. Chad Baker. Le visage complètement brûlé jusqu’au crâne, des cheveux et de la peau pendaient de sa nuque. Une main était levée vers sa poitrine, calcinée jusqu’à l’os. L’autre se tendait vers Coffey, telle une goule surgie d’un film d’horreur.
Il était mort, se dit Coffey.
Il avait vu le cadavre, nom de Dieu. Ce type était mort.
Ouais, tout comme la ville maintenant.
Bordel, que se passait-il ?
Il tourna les talons tandis que la créature s’avançait d’un pas lourd. Il courut vers la porte et sauta à travers le chambranle, du verre crissa sous ses pieds. Il chancela quand un éclat de verre acéré s’enfonça dans la plante de son pied gauche, mais il continua de marcher en boitant. Il se dirigea vers le premier sous-sol. Il y avait certainement des armes là-bas. Les fusils à pompe que vous preniez pour les patrouilles, après avoir signé un reçu. Peut-être dans le stand de tir. Il trouverait bien quelque chose. On aurait dit qu’il était tout seul dans la ville, excepté un bébé soudé à une porte, des chiens errants, et un putain de cadavre ambulant. Eh bien, il n’avait pas l’intention de faire le grand saut tout seul. Il ne savait foutrement pas ce que tout cela signifiait, mais il n’avait pas l’intention de faire le grand saut tout seul.
Il descendit vers le premier sous-sol. Il boitait fortement, maintenant. Il ne pouvait plus faire porter le poids de son corps sur son pied gauche. Chaque fois qu’il le faisait, il avait l’impression que toute sa jambe était en feu.
Il ne trouva rien qui pût lui être utile dans les tiroirs du bureau du sergent. Quelqu’un l’avait précédé et avait tout fauché. Il entendait la créature descendre l’escalier d’un pas lourd. Il remonta le couloir. Au comptoir suivant, il vit un fouillis de walkie-talkies bousillés, des radars et d’autres appareils, mais pas d’armes. Il courut vers le stand de tir, mais il n’y avait rien, là non plus. Comme il faisait volte-face pour ressortir, il vit la créature surgir dans l’embrasure de la porte.
Coffey recula. Il n’avait pas trouvé une meilleure arme que le pied de chaise qu’il avait ramassé dans l’appartement et emporté. Il le brandit et grimaça quand son pied blessé heurta le sol. Il se trouvait dans la zone de tir, maintenant, et la créature le suivait. Elle franchit les portiques abritant les commandes qui actionnaient les cibles.
Coffey comprit qu’il ne pouvait plus s’enfuir. Il allait devoir défendre chèrement sa vie.
À ce moment, la créature fit halte. C’était difficile d’avoir une certitude, avec juste un crâne pour en juger, mais l’attention de la créature semblait s’être focalisée sur quelque chose derrière Coffey et sur sa gauche. Coffey se déplaça légèrement d’un côté afin de pouvoir contrôler ses arrières tout en surveillant la créature. Il faillit lâcher son arme de fortune.
Sortant du mur – traversant le mur, en fait – apparut la plus belle femme que Coffey ait jamais vue. La regarder lui rappela le jour où il avait vu Sheila pour la première fois, lorsque tout était encore nouveau entre eux et que le monde avait l’éclat d’un diamant. La femme flottant dans l’air fit surgir tout cela dans son esprit. Le seul fait de la regarder atténua la tension qui avait noué les muscles de Coffey.
C’est tout juste s’il remarqua que la créature morte reculait et fuyait la présence de la femme. Ses bras s’abaissèrent mollement à ses côtés tandis qu’elle s’approchait de lui. Les pieds de la femme se posèrent sur le sol avec la légèreté d’une plume. Elle s’agenouillait, elle se déplaçait comme de la fumée. Sa chevelure était si brillante – surtout après la lumière terne au-dehors – qu’elle lui blessait les yeux. Il voyait à travers la robe légère qu’elle portait. Elle avait un corps parfait.
Elle leva vers lui son visage d’ange. Elle pressa ses seins contre les genoux de Coffey – une pression douce et fraîche. Ses mains, aux doigts aussi délicats que des papillons, se levèrent pour tirer sur la braguette de son jean.
— Je… (Coffey s’éclaircit la gorge.) Je ne crois pas que nous devrions… euh… vous savez…
Parce qu’il pensait à…
(Sheila)
La femme émit un doux grognement, un son grave. Elle s’écarta un peu de lui et ses doigts tirèrent sur la toile de son jean. L’un de ses ongles se prit dans la toile rigide et la fendit, faisant saigner la chair au-dessous. Coffey se dégagea et se rejeta en arrière. Une douleur atroce fusa de son pied gauche quand il s’appuya dessus.
Coffey brandit le pied de chaise.
— N’approchez pas…
Maintenant il y avait quelque chose de différent dans les yeux de la femme, et cela n’avait rien de doux. Il vit avec stupeur que ses canines dépassaient de ses lèvres d’un demi-centimètre.
C’est un putain de vampire, pensa-t-il. Un genre de mutant…
La femme se jeta sur lui. Sans même réfléchir, Coffey abattit le pied de chaise. Il se brisa sur la tête de la femme, mais cela ne la gêna même pas. Ses mâchoires s’ouvrirent, se distendirent… suffisamment pour avaler la tête de Coffey. Depuis l’obscurité de sa gorge surgirent des douzaines de langues qui se tortillaient.
— Oh, merde, gémit Coffey, tentant de s’enfuir.
Son souffle l’atteignit au bas du torse, tel un jet concentré de feu liquide. Cela brûla et détruisit peau, muscles, intestins, organes vitaux, et laissa un trou gros comme une pastèque. Coffey eut le temps de sentir la puanteur de son propre corps carbonisé, puis il agonisa. Sa dernière pensée fut qu’il ne reverrait plus…
(Sheila)
… plus jamais.