Chapitre VII

SAN FRANCISCO, 1977-1982

 

 

Après ces péripéties dans le Montana, j’appréhendais tout séjour prolongé aux côtés de Richard. Selon des amis qui continuaient de le fréquenter, ses insomnies et ses crises de fureur ne l’avaient pas quitté. Nous avons abordé plusieurs fois la question de savoir comment s’y prendre pour lui venir en aide. Mais la réponse était la suivante : ceux qui n’avaient pas encore été bannis de la vie de Richard avaient déjà essayé de lui tendre la main, en vain.

Voici ce qu’en dit Erik Weber :

« C’était la période où Richard épluchait la liste de ses amis et se les mettait à dos les uns après les autres. »

Certains considéraient ces épisodes tout simplement comme d’autres excentricités typiques de Richard. Ce n’était pas mon cas. Toute assistance psychiatrique était à exclure, car Richard avait une sainte horreur des psys. On apprit après sa mort qu’il avait fait un court séjour en hôpital psychiatrique.

A cette époque, ses propres amis de San Francisco se voyaient lentement exclus de sa vie, quand Richard n’avait pas déjà brusquement coupé les ponts, de lui-même.

C’est alors que commença son yoyo entre le Montana et Tokyo. Selon un schéma classique d’alcoolique, il a cherché une solution géographique à ses problèmes.

L’accueil réservé à Retombées de sombrero avait été timide en Amérique, et je savais que cela n’améliorerait pas le fragile état mental de Richard. Son amie Siew-Hwa me confia qu’il avait travaillé sur un scénario tiré du Monstre des Hawkline. De ce côté-là non plus, tout ne s’était pas déroulé au mieux. On lui avait demandé de retravailler son premier jet et, si une telle pratique était monnaie courante à Hollywood, il l’interpréta comme un refus. D’un ton impérieux, il coupa court à tout échange avec eux. Siew-Hwa précisa que le producteur était allé jusqu’à envoyer un assistant dans le Montana pour entamer des pourparlers, mais que Richard a refusé de lui adresser la parole.

Il avait passé des heures à me rabâcher comment il allait s’y prendre pour empocher un million de dollars dès l’année suivante, essentiellement grâce à une transaction avec l’industrie cinématographique. Je craignis dès lors que l’échec du projet ne fît que lui rendre la situation plus insupportable.

L’accumulation de ces mauvaises nouvelles ne simplifiait pas les modalités d’une rencontre entre nous.

Mais, à l’automne, son agent Helen Brann, qui se trouvait également être mon agent, grâce aux recommandations de Richard, était descendue en ville et m’avait invité dans sa suite de l’hôtel Stanford Court de San Francisco pour y rencontrer ses autres clients de la côte Ouest.

Lani et moi sommes entrés. Richard était déjà arrivé. Je ne m’y attendais pas. Au téléphone, il m’avait pourtant annoncé qu’il devait la rencontrer le jour précédent et qu’il ne comptait pas faire de vieux os dans le secteur. Il ne me parut pas être en meilleure forme que dans le Montana : ivre, morose, et tourmenté. Quand il buvait trop, son visage devenait livide, plus pâle encore qu’il ne l’était habituellement. Ce soir-là, on aurait dit un cadavre.

D’autres écrivains étaient présents, et, après les présentations, Lani et moi nous sommes installés pour discuter avec eux et nous informer de leurs œuvres respectives. L’un d’entre eux était le journaliste John Grissam, qui rassemblait du matériel pour un livre sur la jalousie, en collaboration avec le docteur Eugène Schœnfeld, qui rédigeait Fr Hip, la chronique « underground » spécialisée dans les conseils en matière médicale. Le livre serait présenté sous forme d’un recueil d’interviews, et Grissam nous a donc demandé de nous exprimer librement sur nos expériences en matière de jalousie.

Tout au long de la discussion, Richard a papillonné en marge du groupe, disparaissant de temps en temps dans l’autre pièce pour téléphoner. Il était apparemment attendu ailleurs, mais n’arrivait pas à joindre son interlocuteur.

Au fur et à mesure que la soirée avançait, il ne faisait pas de doute que Grissam était un admirateur de Brautigan. Ses propos trahissaient une fascination certaine pour la liberté dont, croyait-il, un écrivain riche et célèbre devait jouir. A ce sujet, il a fait part de plusieurs de ses réflexions à Richard. Qui, sur son ton monocorde, les a détournées de l’une de ses répliques habituelles.

Mais Grissam s’est montré si pressant que Richard a fini par s’asseoir sur le tapis, à côté de lui, et il a commencé à discourir sur les effets de la gloire sur un écrivain. Il ne s’agissait pas vraiment d’une discussion, car, quoi que Grissam pût dire, Richard insistait sur ce seul point : la gloire n’est rien en soi, seul compte le travail. Si votre travail continue d’être bon, alors la gloire agit comme un stimulant, mais un stimulant qui, en principe, peut s’avérer positif ou négatif. Cela n’entrait pas en ligne de compte pour ce qui était de l’authentique travail d’écriture.

Grissam a persisté à prétendre que la gloire était un bienfait pour l’écrivain. Ce qui a eu pour effet de rapidement exaspérer Richard.

Il avait déjà bu trop de whisky. J’ai vu qu’il était sur le point d’exploser. C’est au moment où la conversation en est venue à la question de l’argent que la notoriété peut apporter que Richard a éclaté. Il s’est dressé comme un enragé, a déchiré plusieurs billets de vingt dollars et les a fait tomber en pluie sur Grissam. « Ce n’est pas ça, la réalité. Vous croyez que c’est ça la réalité ? Cela n’est rien. »

Puis, furieux, il s’est agenouillé sur le tapis et a attrapé une des jambes de Grissam. Il l’a saisie au mollet et a martelé le pied au sol.

« Cette jambe-là, elle est plus réelle que tout le reste. »

Il a quitté la pièce en trombe. Tout le monde en est resté stupéfait. Les conversations ont finalement repris. Chacun a recouvré son sang-froid, y compris Grissam. Richard est réapparu, un autre verre de whisky à la main. Il est resté debout dans le hall d’entrée.

Grissam s’est assuré que la crise de Richard était bien terminée. Il s’est mis alors calmement à expliquer pourquoi il avait décidé d’écrire son livre sur la jalousie. Il était tombé très amoureux de quelqu’un qui l’avait beaucoup fait souffrir. A la suite de quoi sa jambe s’était mystérieusement atrophiée. Devant l’incapacité de la médecine traditionnelle à le guérir, il s’était rendu dans différents pays pour essayer diverses thérapies. Il réglait sa note en écrivant des articles sur chaque traitement.

Il a remonté une jambe de pantalon et nous a montré les dégâts. C’était la jambe que Richard avait brutalisée. Il l’a exhibée et a dit que Richard avait raison, elle était bien plus réelle que tout le reste.

Brautigan en a été bouleversé. Il s’est montré soudain plein d’attention avec Grissam. Il s’est assis sur le tapis et lui a présenté ses excuses pour s’être emporté. Il a disparu peu après pour aller téléphoner, puis s’en est allé.

Quand Grissam a dévoilé sa jambe, une ombre touchante d’émotion a traversé le visage de Richard. Aussi ivre qu’il ait été – le whisky avait rendu son visage blême à l’extrême –, Richard avait été conduit par son intuition à la source du malheur d’autrui.

Cette nuit-là, j’ai eu avec Lani une longue discussion à ce sujet. Déprimé moi-même, je ne pouvais m’empêcher de songer à son sens instinctif du malheur. Richard, je le savais, était désespéré au-delà de ce que beaucoup peuvent imaginer. Sa croyance profonde en l’intuition et l’émotion le condamnait à revenir sans cesse à son propre malheur, comme pour rejouer son drame à l’infini. Il ne pouvait s’en guérir, car son art, tout en lui empoisonnant l’existence, ne lui laissait pas de répit.

Depuis l’épisode du Montana, et jusqu’à cette soirée, j’avais espéré que ce n’était qu’une mauvaise passe, que Richard trouverait un moyen de s’en sortir. Mais l’incident auquel je venais d’assister m’avait paru si ultime, si horrible qu’aucun espoir ne me paraissait plus envisageable.

J’avais le sentiment que plus rien maintenant ne pourrait le soulager. Son esprit s’était replié sur lui-même. La fureur sourde était devenue le carburant de son imagination.

Auparavant, c’était pour se libérer de sa propre histoire que Brautigan avait sollicité son imagination, précisément pour prendre ses distances avec ce destin qui lui avait imposé le rôle de l’enfant malchanceux et défavorisé. Pour Richard, le monde était peuplé d’objets défunts. Le passé était une réplique en marbre du souffle de la vie. Ce qui, en toute sincérité, le laissait perplexe, c’était que d’autres puissent idolâtrer cela. Du haut de son espiègle vision bouddhiste, il ne concevait les choses que comme transitoires et se moquait de ces illusions. Se retrouvant parmi les nantis, c’est vers une conception de la vie comme celle de Tom McGuane qu’il se tournait.

Brautigan adorait décrire une scène du film de McGuane, Rancho Deluxe, dans laquelle le héros tire à la carabine sur une Lincoln Continental. Mais il ne tirait pas avec n’importe quoi : il se servait d’une Sharps calibre 0.50, surtout utilisée pour l’extermination des bisons.

Son amour de l’élégance le poussait à affecter une sorte de dédain symbolique des choses matérielles. Ce qui lui faisait oublier qu’en définitive le trou d’une balle vaut bien le trou d’une autre balle. Il avait beau prétendre ne pas apprécier le confort, il n’en goûtait pas moins les avantages que la gloire lui procurait, pourvu que cela continuât de glorifier son image.

S’éveiller de ce rêve et renouer avec la pauvreté de ses débuts le terrifiaient tout autant que le fascinait sa propre déchéance.

Il se retrouvait dans les mêmes dispositions que Mark Twain à la fin de sa vie. Twain, à la fois bouleversé et dégoûté par sa propre personne, miné par les dettes, et par la société telle qu’il la voyait. Toujours en quête du moindre sou jusqu’à ce que le décès de sa fille le plonge en état de choc et le rappelle à la réalité. Ce fut comme s’il s’éveillait d’un mauvais rêve, ce qu’il avait nommé « La spirale diabolique », quand ses fantasmes et sa colère avaient tourbillonné sans contrôle dans son esprit.

J’étais incapable de savoir ce qui pouvait libérer Richard de ce tourbillon.

Après l’incident du Stanford Court, je l’ai un peu perdu de vue. Je sais qu’il a connu deux périodes d’accalmie au cours desquelles il a ressemblé au Richard que je connaissais.

Plusieurs mois plus tard, je l’ai rencontré à son retour de Tokyo. Il avait le nez cassé. Il s’était moqué de quelqu’un, m’expliqua-t-il – il employa lui-même l’expression « le traîner vicieusement dans la boue » –, quand un individu assis à ses côtés, et qu’il ne connaissait pas, s’était retourné pour lui infliger une bonne correction. Cette punition, aussi grossière que méritée, lui a remis les pieds sur terre, pour un temps.

Cette fois-ci, il m’a assailli de questions et a semblé vraiment s’intéresser à mes réponses, se comportant comme si tout cela lui tenait vraiment à cœur.

Valérie Estes a profité de ce répit pour lui faire la morale au sujet de son extrême égocentrisme. A la suite de quoi, pendant une certaine période, Richard a pris soin de se montrer attentif envers les autres. Il a fait preuve de prévenance et de gentillesse, comme dans sa jeunesse.

Il épousa la Japonaise Akiko, ce qui lui fit le plus grand bien, au début du moins. La plupart des histoires personnelles de Tokyo-Montana Express, quoique souvent rédigées sous forme de monologues, remontent à cette époque où il était avec elle. Il s’est senti délesté du fardeau de sa vie de tous les jours, il est redevenu sympathique et décontracté. Une fois encore, sa compagnie a été agréable.

Bien entendu, je lui souhaitais le plus grand bonheur, mais sa misogynie romantique semblait devoir compromettre toute relation durable. Ce qu’il adorait par-dessus tout, c’était être amoureux, mais il redoutait ensuite le moment ou l’idylle s’achèverait. En outre, il lui était difficile de s’imposer des limites, et à ce titre, aucun de ses amis n’osait trop croire en cette union.

Ainsi qu’une de mes amies me le dit avec malice :

« Attends un peu que son épouse apprenne l’anglais. »

Le mariage tourna court. Richard sombra dans l’alcool et la dépression. Son isolement se renforça. Ses coups de fil nocturnes se multiplièrent. Il revenait à l’infini sur les détails du divorce, comme si sa mémoire avait des ratés. Abreuvés de calvados, ses monologues sont devenus insupportables.

C’est à cette période que Richard me confia : « J’ai l’impression que la seule chose que je sache faire, c’est écrire. Et si c’est effectivement le cas, eh bien, je ne vais plus me consacrer qu’à cela. »

Ce qu’il envisageait était le renoncement à toute autre forme de relation humaine.

C’est exactement ce qu’il fit. Et cela contribua à venir à bout de son esprit. Je doute que l’écriture, exclusivement, puisse permettre à quelqu’un de s’en sortir. Dans son entêtement, Richard crut que cela était possible.

Mon dernier tête-à-tête avec Richard eut lieu après la publication de Tokyo-Montana Express. Il était décidé à promouvoir à fond le livre, pour gagner l’argent que son divorce allait lui coûter.

Au retour de sa première tournée de lectures dans les campus de la côte Ouest, il était consterné d’avoir pu constater à quel point son public avait diminué. Il se rendit compte que la jeune génération l’ignorait.

« Ils ne lisent pas », fut son commentaire, qu’il fallait traduire par « ils ne me lisent plus ».

Je souhaitais que son activité d’écrivain, et en particulier son travail de promotion, puisse lui changer les idées et apaiser sa douleur. Il semblait tellement décidé à voler à la rescousse de sa notoriété qu’un retour sur le devant de la scène me semblait envisageable. Peut-être même cela pourrait-il lui servir de cure. Il commençait à comprendre combien il était accro à sa gloire – pas simplement à l’argent, mais aussi à l’ivresse que procure l’adulation. Peut-être ce cycle de lectures l’amènerait-il à reconsidérer sa situation d’un œil plus réaliste.

Tokyo-Montana Express recevait de bonnes critiques. Un club du livre en avait même fait l’acquisition. Autant d’éléments qui, je le sentais, allaient lui remettre le pied à l’étrier.

Quelques mois après la soirée donnée en l’honneur de la sortie de Tokyo-Montana Express, Richard est revenu satisfait d’une tournée sur la côte Est. Nous étions chez Enrico. Il s’est tourné vers moi :

« Tu sais, il y a deux personnes avec qui jamais je ne me disputerai, c’est toi et Tom McGuane. »

Quand un ami vous fait ce type d’aveu, c’est qu’il en a envisagé l’éventualité. J’ai compris alors ce qu’il était en train de me dire en réalité. Richard avait eu des comportements si contradictoires que je compris que ce n’était plus qu’une question de temps.

Déconcerté et peiné, je me suis levé et j’ai quitté le restaurant. J’ai appris quelques mois plus tard que Tom et lui s’étaient brouillés et qu’ils ne s’adressaient plus la parole.

Dans son dernier roman publié, Mémoires sauvés du vent, Brautigan revenait une fois de plus à son enfance. J’y vis une cause possible de la scène de la 22 long rifle du Montana. Sous une forme narrative étonnamment éclatée, un garçon raconte comment, au cours d’une séance de tir, il tua d’une balle l’un de ses camarades. Ce traumatisme adolescent – vrai ou fantasmé, personne dans son entourage n’était fixé sur ce point – l’avait-il hanté tout au long de sa vie ?

Après sa mort, j’en ai parlé à Ianthe. Elle n’avait pas eu vent d’un tel accident.

C’est en évoquant cela avec Michael Sowl, un vieil ami de Monterey, que nous nous sommes souvenus de cette soirée avec Price Dunn au cours de laquelle Brautigan raconta cette histoire où il était question de pommes dégommées, de 22 long rifle, de fenêtre de grenier et de quelqu’un touché par une balle à des kilomètres de là. Cette personne était-elle morte ou blessée ? Aucun de nous deux n’a réussi à s’en souvenir. Pas plus que nous n’avons pu nous souvenir si Brautigan avait été ou non un des protagonistes de l’histoire.

A la lecture du roman, un autre indice me fit dire que jamais auparavant il ne s’était trouvé en aussi mauvaise forme. Pour la première fois, j’ai cru dénicher quelques phrases maladroites ou mal écrites. S’il avait jadis toujours fait preuve de concision et de clarté, cette fois-ci, malgré une intrigue intéressante, le rythme ne collait pas, ce qui jusqu’alors ne lui était jamais arrivé. Lui qui avait toujours su donner un relief particulier aux blagues les plus plates ! Là, au niveau de sa littérature, Stock, un des copains du Montana, a évoqué ses « phrases de soixante mots » dans le roman. Ce phrasé méticuleux qui, dans l’esprit de Richard, allait impressionner la critique. Et, une fois pour toutes, faire oublier le dédain qu’elle manifestait à rencontre de ses phrases courtes et de ses intrigues dépouillées. Le style à la rescousse de sa carrière.

Lors d’une émission radiophonique, Don Carpenter remarqua que Mémoires sauvés du vent était le seul livre que Richard ne lui avait pas envoyé. Carpenter en fit part à l’intéressé qui prétendit qu’il s’agissait d’une erreur. Ce n’était ni l’avis de Carpenter, ni le mien. Richard, qui avait toujours été si fier de sa littérature, était conscient qu’il se fourvoyait.

Les coups de fil sporadiques de Richard se poursuivirent. Mais il semblait à chaque appel décliner sur le mode alcoolique la bande enregistrée de la conversation précédente, faisant sans cesse référence à son statut au Japon, sans commune mesure avec ce qu’il était ici. Son aigreur et l’amer isolement qu’il s’était imposé étaient amplifiés par son incessante arrogance.

Il était conscient de ce qui lui arrivait mais incapable néanmoins d’y changer quoi que ce soit.

Selon Carpenter, l’image que Richard avait de lui-même s’est ternie vers la fin des années 70, quand il a contracté de l’herpès.

Sa frousse paranoïaque d’une décrépitude physique apparaît dans une nouvelle non publiée datant de 1979, intitulée « Ce que le savant fou a laissé derrière ». Cela commence par une méditation sur le vieillissement, mais l’histoire se termine sur cette phrase :

« Quel est ce savant fou dans son labo démoniaque qui a créé ce monstre que je suis devenu ? »

Lui qui ne pouvait pas se priver de ses amis ne pouvait plus s’empêcher maintenant de les maltraiter les uns après les autres.

Gunter Ohnemus, son traducteur allemand, me fit parvenir un témoignage comme quoi Brautigan s’était montré parfaitement insupportable tout au long de sa tournée en Europe. Il s’était arrangé pour ne pas se présenter aux lectures ou les gâcher. Il avait renvoyé son agent. Il affirmait curieusement qu’un ordinateur basé dans un hôtel de Tokyo allait prendre en main ses affaires littéraires. Gunter me rapporta également que Richard avait saboté plusieurs occasions de gagner beaucoup d’argent en Europe.

Que ce fût de mort violente ou par l’alcool, sa disparition me semblait maintenant inévitable, mais j’étais à des lieues de soupçonner qu’il pourrait se suicider. Pour moi, c’était hors de question, car Richard s’était toujours obstiné à survivre.

Ce ne fut qu’après sa mort que Siew-Hwa me fit part des allusions constantes qu’il avait faites au suicide, pendant leur vie commune, menaçant toujours d’utiliser une arme à feu.

Bobbie Louise Hawkins le rencontra peu de temps avant sa mort. Pour elle, sa mort par balle ne pouvait qu’être un accident. Son hypothèse était la suivante : en pleine phase dépressive, peut-être précisément parce qu’il n’écrivait pas, il avait envisagé le suicide par jeu. Je ne le pense pas. Les archives prouvent qu’il a écrit poèmes et textes jusqu’à sa mort. Voici, selon des témoins de ses derniers jours à Bolinas et San Francisco, ce qui s’est sans doute passé, car aussi cinglé qu’il ait pu être lors de ses dernières années, il avait su rester intransigeant et précis dans certains domaines ; selon moi, son suicide fut planifié. Son ami, le détective privé David Fechheimer, en est lui aussi convaincu :

« Je pense qu’il prit cette décision une année auparavant. Il semblait s’être à nouveau calmé pendant l’été (1984), comme si un cap venait d’être franchi. » Des documents trouvés sur lui corroborent cette thèse. Plusieurs poèmes sont des méditations sur le karma et la réincarnation. Celui-ci n’avait pas de titre :

Quelque part nous vivons et mourons à nouveau.

Je me demande pourquoi ça me donne une sensation de nouveau départ.

Chaque chose mène à autre chose, donc je pense que je vais tout recommencer à zéro.

Peut-être apprendrai-je quelque chose de nouveau, peut-être pas, peut-être la même chose va-t-elle recommencer.

Le temps passe vite sans raison parce que tout recommence à zéro, je n’irai en nul autre lieu que ceux que je connais déjà.

Il y a en particulier deux poèmes rédigés sur papier à lettres à en-tête d’un hôtel japonais, qui peuvent apporter des éléments au sujet de sa décision de se donner la mort. Le premier est intitulé « Réflection[5] » :

Nom de Dieu, les conneries qu’on va écrire sur moi après ma mort, Tokyo, 2/10/84.

Le second poème intitulé « Agrandissement de la Mort » est encore plus terrifiant :

Au-dessus de l’obscurité il y avait une autre obscurité, et seule grandissait la mort s’agrandissant. Elle s’agrandissait comme l’obscurité au-dessus de l’obscurité grandissante.

A mon avis, il planifia tout pour que son corps ne soit pas retrouvé ; pour témoigner de sa fureur contre ce monde qui lui avait retiré son approbation, approbation que peut-être il jugeait imméritée. Ses faits et gestes avaient été, sur la fin, si rancuniers que cela ne m’aurait pas étonné de sa part.

Carpenter déclara :

« Je pense que Richard était au bout du rouleau, et sans le sou, alors plutôt aller en enfer que réduire son train de vie. C’était une décision prise de sang-froid. Je l’ai entendu dire : “Tout le monde croit que je vais me mettre à faire la manche pour gagner ma croûte, bah ! qu’ils aillent se faire foutre. A partir de maintenant, je n’ai plus besoin de répondre au téléphone. ” » Le 14 septembre, à North Beach, Brautigan est tombé sur Aki, son ex-femme. Il a refusé de lui adresser la parole. Voici ce qu’elle raconte :

« Il a fermé les yeux comme s’il venait d’apercevoir un fantôme. »

Plus tard, le même jour, il a fait part de cette réflexion à Marcia Clay :

« J’ai l’impression que ma vie entière vient de se dérouler en une seule journée. »

Avant de se rendre à Bolinas, il a emprunté un pistolet à Jimmy Sakata, le propriétaire d’un restaurant de San Francisco. Ceux qui l’ont appelé sont tombés sur le répondeur téléphonique. Les piles se sont progressivement vidées, sa voix s’est déroulée de plus en plus lentement, jusqu’à ce que la bande s’arrête.

Le 26 octobre au soir (le suicide ne fut pas annoncé immédiatement), jour où son corps fut retrouvé, j’avais discuté avec l’un de ses amis de San Francisco, pour essayer de savoir ce qu’il devenait depuis son retour en ville. On ne savait que peu de chose. Quelques-uns se souvenaient que Richard leur avait demandé de ne pas essayer de lui rendre visite à Bolinas, car il retournait dans le Montana. Pas de doute là-dessus. Deux personnes se rendirent tout de même à Bolinas, au cas où Richard ne serait pas encore parti. Peine perdue, les volets étaient fermés.

Or, il avait clairement pris la peine de dire à Becky Fonda qu’il ne reviendrait plus dans le Montana, ce qui en dit long sur ses intentions de suicide.

Son dernier geste avant de quitter le Montana est on ne peut plus clair : il a remis à Tom McGuane un paquet contenant une urne funéraire, avec toutes les informations nécessaires en cas de besoin, à l’intérieur, précisa-t-il.

A Bolinas, Brautigan est entré en contact avec un libraire, à qui il a proposé la vente de ses manuscrits, annonçant qu’il voulait collecter des fonds pour sa fille. Ce geste aurait pu simplement dire combien il était désespéré et dans le besoin. Mais je pense qu’il s’est efforcé également de mettre de l’ordre dans ses affaires avant de mourir.

Les carnets de Marcia Clay cités dans Rolling Stone apportent quelques informations supplémentaires sur sa préparation du suicide. Brautigan a téléphoné une dernière fois à Marcia. Il l’appelait de Bolinas. Il lui a demandé si elle « aimait bien son esprit ».

On peut entendre cette question comme un apitoiement sarcastique sur lui-même, car cet esprit allait bientôt être détruit. Je crois que, dans son désarroi et sa solitude, Richard souhaitait que sa dépouille pourrisse dans cette sombre demeure de Bolinas. En guise de commentaire final sur ce qu’il pensait du monde.

A propos de l’entêtement forcené de Richard, Michael McLure fit ce commentaire :

« En se donnant la mort, le gamin un peu pataud triomphait à la fois de ses ennemis et de ses amis. Issu du nulle part de cette côte Pacifique du Nord-Ouest américain hantée par la Grande Dépression, il émergea, s’imposa, puis se détruisit. Que restait-il ? »

Il existait certainement quelqu’un susceptible de l’aider, mais la plupart de ses amis devaient bien admettre qu’ils avaient essayé et échoué. Son suicide suscita auprès de ses amis une froide réflexion sur les pouvoirs et les limites de l’amitié. Notre chagrin était aggravé par le sentiment qu’il n’y avait rien à faire.

Achever ainsi cette notice biographique ne serait pas honnête vis-à-vis de Brautigan, car aujourd’hui, ce n’est pas en ces termes morbides que je repense à lui.

J’aime me souvenir du Brautigan qui résidait sur Union Street, cet ami vif, amusant et généreux pour un si grand nombre de personnes de North Beach. Son appartement était un lieu de rencontres éclairé et spacieux d’où démarraient nos aventures quotidiennes. Il traversait miraculeusement la vie en roue libre, animé d’une élégance pleine d’entrain.

Nous passions souvent nos journées à vadrouiller en ville. On se retrouvait habituellement le soir, au restaurant, avec quelques amis, où nous étions partis pour un repas arrosé, illuminé de rires et de plaisanteries.

Une anecdote précise me revient à l’esprit, qui présente Richard sous son meilleur jour :

Après les vacances de Noël, il m’a passé un coup de fil.

« Je suis de retour en ville. Que dirais-tu de se retrouver cet après-midi, histoire de vider quelques godets ? »

J’étais partant, nous avons fixé un rendez-vous.

Je l’ai retrouvé chez Enrico, assis à une table, le regard brillant et accueillant, il irradiait une énergie espiègle et contagieuse.

« Ça va, toi ? » je lui ai demandé.

« On a une petite mission à accomplir avant de se restaurer. »

« Je ne suis pas pressé. »

« Une fois cette tâche accomplie, nous irons déjeuner chez Vanessi. »

« Très bien. De quoi s’agit-il ? »

« Un de mes amis est sur le point de terminer un livre sur lequel il planche depuis des années. Il est un peu dans le pétrin, nous devons attendre le menuisier. »

Je n’en ai pas demandé plus. Richard était ravi de son secret, il n’était pas question de rompre le charme. Nous avons donc attendu. Après plusieurs cafés, on s’est mis à papoter littérature. Un menuisier a finalement traversé Broadway, sa boîte à outils à la main et s’est dirigé vers nous.

« Le voilà. » Nous sommes allés à sa rencontre sur le trottoir.

Il m’a semblé que le menuisier était au parfum. Il a juste hoché la tête, et Richard a hoché la tête en retour. Nous avons descendu Broadway jusqu’à dépasser les boutiques de strip-tease. Les mots SAN FRANCISCO HOTEL étaient écrits en lettres d’or sur la porte vitrée. Richard en a franchi le seuil. Nous avons pénétré dans un étroit couloir et avons grimpé l’escalier. Derrière nous, on entendait le chick-chick-chick des outils du menuisier qui bringuebalaient dans leur boîte.

En haut de l’escalier se trouvait une porte avec une cage en fer encastrée dans la moitié supérieure, derrière laquelle se trouvait un homme immobile qui semblait aussi mort qu’un réceptionniste mort. Ses yeux grands ouverts regardaient dans le vide.

« Nous venons réparer la chambre 16 », annonça Richard au réceptionniste.

Il a attendu une réponse qui n’est pas venue. Brautigan a continué de gravir les marches, le menuisier et moi sur ses talons. Nous avons défilé à la queue leu leu, sans que le regard de l’homme-comme-mort modifie sa trajectoire. Même pas un clin d’œil en entendant le chick-chick-chick.

Une fois en haut, nous nous sommes engagés dans un couloir jaune. Au fond, il y avait une fenêtre gris sale qui donnait sur Broadway et, à côté, une porte verte. Des décalcomanies argentées fluo représentaient les chiffres 1 et 6, collés sur la porte.

En bas, le contre-plaqué de la porte avait été déchiqueté. Quelqu’un y avait fait un trou en plein milieu. Tout autour de la serrure, trois épaisseurs superposées apparaissaient : du contre-plaqué recouvert d’une planche de bois dur, elle-même recouverte d’une plaque en fer-blanc. La porte avait été frappée et défoncée. En bas, sous le nouveau trou, la protection métallique était piquetée et bosselée de coups. Tout au long de sa vie, cette porte avait dû être à l’origine de pas mal d’ennuis.

Richard a enfoncé le bras dans le trou de la porte, et, de l’intérieur, a déverrouillé la serrure. La porte chancelante a cédé. Richard a laissé passer le menuisier qui est entré.

« Mon ami ne pourra pas revenir à l’hôtel tant que la porte ne sera pas réparée », a expliqué Richard.

« Ce n’est pas facile de réparer une porte quand on ne vous laisse pas entrer dans le bâtiment », a dit le menuisier en posant sa boîte à outils par terre. « Vous avez bien fait de m’appeler. »

Le menuisier a ouvert sa boîte à outils, en a tiré un mètre pour mesurer le trou.

Je suis à mon tour entré dans la pièce. Je m’attendais à tomber sur un foutoir, la pièce était en réalité extrêmement bien rangée, le lit était fait. Le sol était propre. La chambre était exiguë, mais chaque chose se trouvait à sa place. Sous la fenêtre, une Olympia portable était installée sur la table. Une chaise était glissée dessous. Face à la machine à écrire, il y avait plusieurs piles, six paquets de feuilles en tout.

Un manuscrit retourné à l’envers, un verre transparent contenant des stylos et des crayons, un Roget’s Thésaurus et deux volumes éreintés du dictionnaire Shorter Oxford appuyés contre le mur.

La corbeille à papiers était située dans l’axe de la table. Des pages du manuscrit y étaient entassées, chaque feuille soigneusement déchirée en quatre parties égales. La pièce était impressionnante de perfection. En arrivant du hall d’entrée, c’est comme si nous avions quitté une zone d’affrontements pour pénétrer dans un temple religieux.

« J’ai une planche de contre-plaqué dans le camion ; ça va me prendre environ une heure pour réparer ça », a annoncé le menuisier.

Il a posé son mètre par terre. Il a fouillé dans la poubelle et a attrapé un quart de page du manuscrit délaissé. La parfaite symétrie de la pièce a été rompue. Au dos de la feuille, il a noté deux chiffres.

« Je n’ai besoin de personne pour aller chercher le contre-plaqué. Vous pouvez partir si vous voulez. Le gars a perdu ses clés, c’est ça, hein ? »

« Ouais. Il venait juste de terminer des recherches documentaires pour son roman », a expliqué Richard. « Il avait vraiment envie de se remettre à son bouquin. Mais voilà, il venait de perdre sa clé pour la deuxième fois. A la réception, ils n’avaient plus de double. Et il avait vraiment envie de se remettre à taper pour finir son roman. »

On n’a pas épilogué sur le réceptionniste-assis-comme-mort dans sa cage, ni combien il avait dû être difficile d’obtenir de lui qu’on refasse faire une nouvelle clé.

« Quand vous en aurez fini avec la réparation de la porte, rejoignez-nous chez Enrico pour que je vous règle. »

Nous avons quitté la chambre et redescendu les escaliers. Au niveau de la cage, j’ai jeté un coup d’œil à l’intérieur. Un téléviseur remplaçait maintenant le réceptionniste, sur la chaise. La technologie moderne venait de faire son entrée au SAN FRANCISCO HOTEL.

Nous avons regagné la terrasse de Enrico. Un type assis dans un coin s’est levé. Il avait la tête rasée. L’espace d’une seconde, j’ai cru qu’il était maquillé, car une longue traînée magenta coulait sous son œil gauche. En y regardant de plus près, j’ai constaté qu’en fait de traînée, il s’agissait d’une ecchymose à peu près de la taille d’une prune aplatie. Et en plein dans la prune, des points de suture cousus à la place du sourcil gauche.

Richard m’a quitté un instant pour aller parler à l’homme-à-l’ecchymose. Qui l’a écouté en hochant la tête. Ils se sont serré la main, l’homme a disparu dans le flot de Broadway. Richard est revenu à l’intérieur et s’est assis à notre table.

« Qu’est-ce qui lui est arrivé ? » « Candélabre. »

« Il a reçu un coup de chandelier ? » « Ouais, chandelier en argent massif. Une fois l’avant-dernier chapitre terminé, il a décidé de fêter l’événement. Mais quand il a voulu rentrer à l’hôtel pour achever son roman, il n’a pas réussi à rentrer. Il a bastonné la porte, et s’est fait virer. »

Là-dessus, le garçon est arrivé. Notre mission était accomplie, nous avons commandé deux verres de vin blanc. Richard a poursuivi sa saga.

« C’est un ex-journaliste. Il a retrouvé un ancien ami dans un club fréquenté par des gens de la presse, ici, en ville. Ils ont pris l’avion cette nuit-là pour San Diego, en route pour je ne sais plus quelle aventure. Mon pote a été interpellé à Tijuana parce qu’il brisait des vitres à coups de pistolet à air comprimé. Il a passé le réveillon de Noël dans la prison de Tijuana. De retour à San Francisco, il s’est rendu pour le Premier de l’An à une fête huppée, de manière à pouvoir emprunter l’argent pour réparer la porte et terminer son roman. Sur place, il a essayé de magouiller pour récupérer un peu de blé. Bref, il a dit ce qu’il ne fallait pas dire à un joueur de football américain noir, et le gars l’a frappé avec un chandelier. »

Le barman est venu nous servir. Il a posé les verres de vin blanc sur la table. Richard s’est tu jusqu’à ce qu’il se soit éloigné.

« Mon ami dit qu’il a eu de la chance à l’hôpital, au service des urgences, le médecin de garde se trouvait être spécialiste en chirurgie esthétique. » « Il a fait du bon boulot. » « N’est-ce pas ? Mon pote dit qu’une fois que le sourcil aura repoussé, on remarquera à peine la cicatrice. » Richard a porté un toast :

« Buvons à la santé de ce dernier chapitre, il a sacrément intérêt à être bon. »

 

Ce que je souhaitais faire en

marbre, c’était d’y projeter mon

ombre au travers

Richard Brautigan