Chapitre IV

LES ANNÉES DE GLOIRE, 1967-1974

 

 

Les années de gloire. La célébrité crée un vide quand elle fond trop brusquement sur quelqu’un. Tant de choses nouvelles affluent, tandis que d’autres sont englouties. Quand la gloire s’abat sur un ami, les aspects les plus familiers de sa personnalité sont soustraits à la vue du public, tandis que d’autres, qui vous étaient parfaitement inconnus, sont tellement rabâchés qu’ils en deviennent familiers. Le danger d’un tel processus est de s’identifier à son propre rôle, phénomène que l’on retrouve dans les biographies des acteurs de cinéma. Pour les écrivains, la consécration du public comporte un risque supplémentaire : l’accoutumance.

Le travail d’écrivain, nécessairement, est une tâche solitaire, car, en règle générale, un livre n’est écrit que par une seule personne. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’intervient éventuellement la consécration du public. On trouve parfois la photo de l’auteur en quatrième de couverture du livre, mais il nous est rarement possible de l’approcher de plus près. Brautigan, qui, lui, courtisait ses lecteurs, plaçait sa photo en couverture. Après tout, cette stratégie avait marché sur le Haight, elle avait même sauvé sa carrière. Becky Fonda se souvient qu’au cours de ces années enivrantes, durant lesquelles Richard connut la gloire, une simple promenade dans San Francisco pouvait drainer une foule entière.

« Richard n’en revenait pas de cette gloire », me dit-elle, « il n’en croyait pas ses yeux. Une fois, nous dûmes nous mettre à l’abri dans le magasin de fripes Peggy’s car il était assailli de toutes parts. »

Que ses livres n’aient pas eu d’autre héros que le narrateur s’exprimant à la première personne, voilà qui apporte sans doute un nouvel éclairage à la gloire de Brautigan. Jack Kerouac mettait en scène Neal Cassady sous l’identité de Dean Moriartyr et Japhy Ryder pour Gary Snyder. Ken Kesey inventa le Coyote rusé Murphy-le-Coucou. Mais Brautigan, lui, ne proposa dans ses premiers livres que des versions de lui-même. C’est Brautigan en personne que les inconditionnels croyaient acheter, quand ils achetaient un de ses livres. Et malheureusement, il se prit au jeu, lui aussi, mettant en avant son propre visage et ses petites amies. Allant jusqu’à faire inscrire son numéro de téléphone sur la couverture.

Après sa mort un de ses amis, Ron Lœwinsohn, déclara à la radio que les acclamations du public lui faisaient vraiment l’effet d’une drogue. Richard avait beau admettre auprès de ses proches que tout cela, nécessairement, n’était que fugitif, il n’en reste pas moins qu’il en vint, sur un plan émotionnel, à se retrouver en situation de dépendance. Dans son livre Démon Box, Ken Kesey se souvient de ses premiers symptômes d’accoutumance à la célébrité dans les années 60 :

« J’étais heureux de quitter les États-Unis. Ce livre sur les copains du Kool-Aid et moi-même venait juste de sortir, et je sentais les feux de la rampe se concentrer sur moi, ils brûlaient comme un œil ultraviolet géant. Toute la tension générée par cette notoriété soudaine m’effrayait un peu et me titillait beaucoup. Il me fallait prendre un bol d’air frais avant de devenir complètement accro ou de couler. »

On est là sous les projecteurs, on sent l’œil qui vous passe dessus. On se sent soudain changé, maquillé, isolé, porté au pinacle, mais solitaire, planant au-dessus de ses propres angoisses de scène, ses propres scrupules, etc. La timidité et l’indécision se dissipent dans cette explosion rayonnante pour laisser place à la grâce et à un sentiment de puissance immédiat. Ce phénomène peut être comparé à une montée de speed. Le protoplasme somnolent éclôt instantanément en une perfection à la Bruce Lee. Entre alors le dragon. Mais enfoui sous les écailles, il y a un hic, suivi par cet œil, vous contemplez l’étoile qui brille tout là-haut et vous remarquez qu’il y a un viseur monté à l’intérieur du télescope.

Pour un écrivain, la griserie ressentie à ce moment-là semble encore plus euphorisante et plus déstabilisante que pour, disons, un acteur, dans le sens où un produit – livre, pièce de théâtre ou film – se dresse entre lui et son public. Surgir de derrière ce bouclier représente sans doute à la fois un danger et un flash de jouissance. C’est à Bobbie Louise Hawkins que l’on doit un des comptes rendus les plus révélateurs sur Brautigan, au moment où il endossa le statut de héros de ses livres :

« Lors de la première virée que fit Richard sur la côte Est, il se retrouva à Harvard Square, lorsque, de Massachusetts Avenue, fit irruption un défilé, avec quatre jeunes filles au premier rang. Les deux du milieu exhibaient une truite gigantesque en papier mâché, et les deux autres, sur les côtés, tenaient un étendard sur lequel on pouvait lire La Pêche à la truite en Amérique. Le défilé était organisé par une école de Cambridge qui avait tiré son nom du livre ; et Richard en fut enchanté, transporté en pleine extase. Je ne pense pas qu’il fut alors conscient des dommages que peut engendrer la célébrité. »

Richard supprima la barrière entre ses écrits et lui-même. Il devint un symbole et fit de son écriture une simple composante de ce symbole. Il est entré dans la danse. Il n’y a qu’une seule chose qui s’apparente à cela : une montée de speed.

Richard avait bien anticipé les choses, la perception qu’il eut de sa reconnaissance imminente était réaliste et sensée. Il me dit qu’il se rendit compte qu’il allait devenir célèbre le jour où il vit que la fille à la caisse de l’épicerie chinoise de son quartier était en train de lire La Pêche à la truite. Et même si cela faisait trois ans qu’il vivait dans le coin, ce n’était sûrement pas lui, disait-il, qui avait pu la convaincre de lire ses livres.

C’était, pour Richard, une drôle de manière détournée de dire que la célébrité, désormais, n’était plus entre ses mains. Que ses écrits jouaient maintenant avec des forces qu’il ne contrôlait plus. Mais, loin de l’effrayer, cette idée le comblait. Les aléas de la gloire firent ressortir la facette machiste latente de sa personnalité, le Richard qui jouait aux durs et feignait de pouvoir tirer les rets du destin.

Lorsque je me suis inscrit à l’université d’État de San Francisco, en janvier 1968, j’ai dégotté un studio dans le quartier de Richmond, pour ma famille, et les aller et retour entre la maison et le campus ont commencé. Notre loyer mensuel s’élevait à 115 dollars, pour un budget total de 145 dollars plus les tickets restaurants. Lani a appris la cuisine chinoise et s’approvisionnait au marché peu onéreux de Clement Street. C’est ainsi que, par la force des choses, nous sommes rapidement devenus végétariens, nous plongeant dans les délices du bok choy, du bok choy et encore du bok choy.A chaque fois que nous pouvions nous offrir le luxe d’un peu de viande, nous nous préparions un chili. Je ne fis bientôt plus que quatre-vingt-cinq kilos, retrouvant ainsi mon poids de lycéen.

Pour arrondir les fins de mois, à chaque fois que je pouvais grignoter du temps sur les cours, ce qui était rare, je me cherchais du boulot comme déménageur. Dix-huit heures de cours, dont cinq cours d’anglais, une classe de sciences politiques. Plus un examen par semaine pour obtenir mon BA[1] à la fin de l’été. J’étais d’ores et déjà accepté en licence dès l’automne 1968, ce qui signifiait l’obtention d’un poste d’assistant et d’une bourse suffisante pour faire vivre ma famille. Autant dire que j’étais vraiment décidé à ne pas louper cet examen.

L’argent économisé à Monterey fut vite épuisé. J’ai finalement dû revendre ma camionnette, et emprunter de l’argent à ma mère. Lani prit un boulot à temps partiel, les après-midi, tandis que je restais avec notre fille et rédigeais mes devoirs. Avec ce nouvel emploi du temps, je ne côtoyais plus Brautigan que par intermittence et ne pus me rendre que rarement sur Haight Street. Les quelques fois où nous parvînmes à nous retrouver, les nouvelles concernant sa célébrité montante dominaient la conversation. Je me souviens d’avoir ressenti plus d’une fois une bouffée de jalousie envers la chance qu’il avait, même si je m’en réjouissais sincèrement. Je me rappelle cette fois où je l’ai rencontré pour un court après-midi. J’avais passé l’essentiel de la journée à bosser comme déménageur pour le compte de la société Lyons. Je disposais donc d’un peu de liquide. Nous nous retrouvâmes rapidement embringués dans une petite fête au restaurant. La note est arrivée. La part qui m’incombait excédait mon budget nourriture pour le mois.

Richard a remarqué mon embarras.

« Je prends tout pour moi », dit-il en fourrant la note dans sa poche. « Je sais bien que, de toi-même, tu ne serais pas venu manger ici. »

Sa célébrité toute fraîche, c’était son nouveau jouet. Sa fascination égocentrique semblait excusable après les années de pauvreté et d’abandon qu’il avait connues.

Pourtant, tout le monde ne le voyait pas de cet œil. Les révolutionnaires du Haight, en particulier, trouvaient son attitude particulièrement irritante. Après tout, il n’avait pas écrit quatre romans en cinq ans pour pouvoir émettre une opinion sur les perspectives de changements radicaux de la société. Mais cela, on avait tendance à l’oublier. Certains de ses amis, comme le Digger Peter Berg, furent dégoûtés par cette perpétuelle fascination pour la gloire.

« Richard nous serinait avec le nombre de livres qu’il avait vendus la semaine d’avant. C’était devenu si systématique que cela finit par ne plus être que son seul sujet de conversation. C’est alors que j’ai commencé à l’appeler Richard-Carrière. Ce qui mit fin à nos relations. »

En 1968, ses trois livres chez Four Seasons se vendaient plutôt bien pour un tirage modeste. Il n’était certes pas riche, mais il n’avait plus à se battre, ni pour payer son loyer ni pour se nourrir. Il arrivait même à régler la pension de sa fille. Il trouvait son succès local d’une exquise ironie, car des éditeurs new-yorkais hantaient alors Haight Ashbury à la recherche de ce que l’un d’eux appela « le Catch 22 des hippies ». Lorsque les livres de Brautigan furent finalement vendus à Delacorte, ses livres de poche devinrent rapidement un symbole médiatique pour Haight Ashbury. L’ascension vers le best-seller fut rapide et grisante. En deux ans, Brautigan passa des polycop’distribués de la main à la main dans la rue à cent mille exemplaires. Un portrait de lui parut dans Life Magazine. Certaines de ses histoires furent publiées dans des revues nationales comme Rolling Stone et Esquire.

Si Richard, du temps des Diggers, avait toujours fait le premier pas pour sa propre promotion, en revanche, quand sa carrière décolla vraiment, il fut tellement harcelé qu’il en devint hystérique. Je me revois faisant un saut chez lui en 1968. Il passait à peu près tout son temps au téléphone à discuter publications et lectures publiques à venir. N’étant pas encore en mesure de s’offrir un répondeur téléphonique, il s’était néanmoins installé un levier interrupteur sur son combiné. Au moment de partir dîner, il s’arrêta devant le téléphone.

« Missié Brautigan », articula-t-il dans son style pince-sans-rire de la meilleure veine, tandis qu’il actionnait l’interrupteur, « lui mort. »

La vie d’un écrivain donne habituellement lieu à au moins une double dichotomie : le décalage, d’une part, entre les écrits et la perception que l’on peut en avoir ; la différence d’autre part entre l’écrivain et son image auprès du public. Ces disparités firent de la situation de Brautigan un cas tout à fait intéressant.

Pour ses amis, quelle ironie de voir que la renommée le transformait en ce personnage qui s’exhibait sur les couvertures de ses livres ! Du point de vue du public, il s’imposait comme le porte-parole d’un mode de vie lié à la « période Diggers », durant laquelle sa poésie était distribuée sous forme de tracts dans la rue. Bien que cela n’eût, dans le fond, pas de grand rapport avec les quatre premières fictions qu’il avait écrites avant 1967. Ce gars fondamentalement solitaire se voyait parachuté à la tête de la génération des communautés, avec l’image d’un gentil hippie – cliché à la limite recevable à l’époque de ses poèmes, mais que ses romans ne pouvaient plus assumer, avec leur sens discret et élégiaque des relations humaines.

Le pouvoir d’attraction qu’exercèrent ses romans sur les jeunes en 1968 provenait de cela même qui faisait sa faiblesse dans la vie : une capacité à ignorer le sens commun pour se concentrer sur les aspects moins évidents de ce qui mijotait sans cesse dans son esprit. S’il est vrai que le cerveau appréhende les diverses expériences au travers de strates ou de filtres, alors certains lui faisaient défaut assurément. Il percevait les choses d’une manière immédiate – ce qui fut son principal point de rencontre avec la génération psychédélique.

Quand il écrivait dans La Pêche à la truite que la voix de la maman qui grondait était « pleine de sable et de cordes », cela collait parfaitement à l’oreille des gamins qui écoutaient l’Eleanor Rigby des Beatles[2]« qui gardait sa tête dans un bocal, à la porte », ou le conducteur de bus de Dylan qui « fuma mes paupières et composta mes cigarettes ». Pour ceux qui se retrouvaient fracassés par le LSD, l’utilisation d’un parler simple et direct semblait évidente. Et puis, quand on était bien « déchiré », ses petites phrases étaient faciles à lire.

Les couvertures véhiculaient cette image de « baba-fumeur-d’herbe », mais il n’en était rien du personnage lui-même. Autant que je sache, Brautigan n’a jamais pris de drogues psychédéliques. Selon Ianthe, il en avait peur. Il craignait qu’elles ne détruisent sa créativité. Selon son ami photographe Erik Weber, il lui arrivait occasionnellement, avant 1967, de fumer de l’herbe. Pourtant, dès le début 1968, il avait cessé de fumer avec ses amis. Surtout parce qu’il craignait de se faire piquer par un flic qui aurait voulu se faire mousser ; événement qui, somme toute, n’était pas sans précédent en Californie. Moi, je ne l’ai jamais vu fumer d’herbe. En revanche, je l’ai vu plus d’une fois refuser ostensiblement un joint, affirmant qu’il préférait du vin ou du whisky. L’intérêt national porté à son travail eut des effets favorables. Il s’est épanoui et a pris confiance en lui. C’est au cours de l’année 1968 qu’il écrivit ses plus belles nouvelles, celles qui ont paru début 1969 dans Rolling Stone et qui furent ensuite réunies dans La Vengeance de la pelouse. La plupart de ces histoires traitent de son enfance. La reconnaissance du public l’a en quelque sorte libéré et lui a permis d’écrire sur cette période malheureuse. Dans le tumulte de la publicité qui vantait la puissance comique de ses écrits, cette veine moins tape-à-l’œil passa quasiment inaperçue. Ses adorateurs, qui croyaient que l’individu correspondait à son reflet, ont dû déchanter. Ce que l’on ignorait, c’est que Brautigan fût autant préoccupé par la mort, la destruction et la fragilité des relations entre les êtres.

A la radio, Don Carpenter parla de la férocité avec laquelle les inconditionnels déformèrent l’image de Richard, et les problèmes qui en découlèrent.

Brautigan tombait sans cesse sur des lecteurs qui lui déclaraient :

« Je vous aime, et vous savez, il y a vous, Dostoïevski et Rod Mc Kuen, c’est vous mes trois écrivains préférés. »

Des lecteurs qui ne comprennent rien à son travail, ce n’est pas ce dont un écrivain a besoin. Mais c’est vous qui les avez séduits, votre livre, c’est eux qui l’ont acheté, et vous ne crachez pas sur leur argent. Il y a là une contradiction. Vous ne pouvez pas dire : « Salut et bon vent, mais laissez votre fric à la caisse. » Ces contradictions posèrent réellement problème à Brautigan.

Il était bien naturel que Richard voulût se montrer sous son meilleur jour : cette personne heureuse, chaleureuse, si amusante, que tous ses amis appréciaient. Voilà ce à quoi visaient les photos des couvertures, où il s’étalait avec des copines du moment, Marcia, Valérie, Chéri et Victoria. Mais si l’on veut comprendre la vie de Brautigan, il faut saisir qu’il était tout aussi important pour lui d’échapper à cette enfance malheureuse dans le Nord-Ouest, d’exorciser les démons du manque d’affection et de l’isolement. Pour maintenir la séparation entre l’histoire de son enfance et la solitude de sa vie adulte, il procédait en privé à la création de mondes fictifs parallèles qui lui permettaient de tenir le coup. Ses histoires trouvèrent un public, mais un public qui ne le comprit qu’à moitié.

Au-delà de son « petit confort » – boire, manger, avoir un toit – qu’il pouvait espérer de la société, Richard était trop marginal pour croire en d’autres valeurs. Et même lorsque sa gloire nouvelle lui procura les signes nombreux et évidents d’une réussite sociale, il trouva toujours le moyen de stigmatiser son statut de solitaire et de marginal. L’argent, il n’y accordait quasiment aucune importance, et il doutait fort des joies d’une famille unie, d’un foyer et d’un garage pour deux voitures.

La vision sombre qu’il avait de la société lui venait entre autres de son éducation dans le Nord-Ouest. Pendant la majeure partie de son enfance, il fut un marginal, le gamin bizarre qui bénéficiait des aides sociales, le maboul dont le cerveau, comme le dit si bien le romancier Tom McGuane, « était son seul jouet ».

Brautigan m’a rapporté cette anecdote, qui illustre assez bien son attitude vis-à-vis des honneurs et récompenses dispensés par la société. Il affirmait avoir été une terreur pendant ses années de lycée. Il se souvenait avoir cisaillé le cul des sacs de nourriture pour chiens, avec des lames de rasoir, dans les magasins, puis les avoir replacés consciencieusement sur les étagères et s’être posté un peu plus loin, à l’affût d’un client qui viendrait se servir.

Avec ses bêtises, le petit Richard en fît voir de toutes les couleurs à ses professeurs. Un jour, il a décidé qu’il en avait marre de jouer au cancre ; il a pris la décision de rentrer dans le rang. Cela a duré un semestre, pendant lequel, à la plus grande satisfaction de ses professeurs, il a été l’élève modèle. Mais il a finalement laissé tomber cette expérience, faute de raison valable de continuer dans cette voie. Les récompenses à la clé n’étaient pas à la hauteur des efforts prodigués. Selon lui, bien faire les choses n’aboutissait qu’à l’esclavage, à se comporter selon les critères édifiés par d’autres.

Dans ses critiques, Richard ne faisait pas de demi-mesure. Les gens étaient « dans le coup », ou bien « des ringards » ; ce que l’on réalisait : bon ou mauvais. Les trucs étaient soit nuls soit géniaux. Que quelqu’un vînt à contredire Richard, et il se voyait illico frappé de discrédit. Pardonner ne fut jamais son point fort. Sur bien des plans, Richard resta toute sa vie un adolescent. Et comme un teenager qui se laisse emporter par ses émotions, il pouvait se montrer remarquablement aveugle face à ses propres contradictions.

Un jour que nous faisions des courses sur Clement Street, il s’arrêta devant la vitrine d’un magasin de disques, me montra les disques du doigt.

« Encore une rock star en train de poser sur la pochette. J’en ai tellement marre de tout ce cirque. »

Il venait d’oublier que, juste à côté, les couvertures de ses bouquins étaient exposées, faisant un étalage copieux de lui et de ses copines.

Bien sûr, comme n’importe quel autre écrivain, la célébrité l’amenait à voir les choses en grand. Il comprenait parfaitement qu’il y avait un paquet d’argent à se faire, si l’on arrivait à signer des chansons qui sortiraient sur disque.

Début 1968, à mon retour à San Francisco, ses livres commençaient juste à tirer à 5 000 exemplaires. Il touchait environ 300 dollars par mois et avait pourtant du mal à joindre les deux bouts. Il réquisitionna ma Chevy 1951 pour aller porter quelques poèmes à Janis Joplin, dont la collaboration avec Michael McLure pour Oh Lord, won’t you buy me a Mercedes Benz avait été couronnée de succès, et il prétendait qu’elle souhaitait interpréter quelques chansons signées Brautigan sur son prochain album.

Quant à moi, j’étais plutôt sceptique. Les poèmes de Richard ne possédaient ni rimes ni rythme. En outre, le talent de Janis Joplin me semblait un peu abrupt pour sa poésie délicate. Je restais toutefois suffisamment curieux pour accepter de l’emmener jusqu’à l’appartement de Janis, sans toutefois lui faire part de mon scepticisme. Il y croyait ferme et n’était pas d’humeur à subir mes « Ouais, mais ».

Janis Joplin n’était pas chez elle. En revanche, deux de ses copines nous accueillirent, toutes de cuir vêtues. Une d’elles s’empara des poèmes avec un mépris à peine dissimulé et nous indiqua la sortie.

Il tenait ses poèmes à la main, je pus en apercevoir les titres. Après coup, je pus donc les restituer. Par la suite, quand j’ai repensé au « Cheval qui creva un pneu » et « Ce soir, elle dort dans le château de Greenbook », je ne pus réprimer une franche rigolade, songeant à Janis en train de brailler :

« Ce soooir elle dddort dans le châââteau de Greeenbuh-buh-brook, babiiiii. »

Ce que je puis me rappeler de Brautigan, entre l’automne 1968 et l’automne 1970, tient de l’improbable projection de diapos, tant de souvenirs sans continuité se brouillent et s’emmêlent. Septembre 1968 devait être pour moi le début d’une période de sécurité. En tant qu’étudiant en licence à l’université de San Francisco, je disposais pour la première fois depuis des années d’un revenu régulier, aussi maigre fût-il. Je possédais également une pièce pour écrire située dans notre nouvel appartement. Pourtant, à cette période, deux choses minaient mon optimisme.

Premièrement, les étudiants étaient en pleine rébellion. Je dus donc développer une stratégie de survie au quotidien. Les affrontements étaient monnaie courante à cette époque de parano larvée, et mes cours se noyaient dans la confusion. Deuxièmement, parce que pour des raisons de commodité concernant notre fille et mon travail, nous avions besoin d’un appartement plus spacieux, dans le quartier de Haight Ashbury. Nous n’avions pas idée du danger que cela représentait, lorsque nous avons loué au 1918 de Oak Street. Un de nos amis tenait une imprimerie dans le Haight, si bien que Lani et moi avions entendu quelques histoires de scènes qui avaient mal tourné, mais nous n’étions pas préparés à jouer aux cow-boys. A peu près chaque nuit éclataient des coups de pistolet et des combats bruyants. Des agressions étaient parfois commises sur le pas de notre porte. Les rues du Panhandle étaient aux mains de gangs. Rapidement, nous n’avons plus quitté l’appartement après la tombée de la nuit. Portant notre fille sur son dos, Lani fut une fois accostée par un vétéran psychotique du Viêt-nam. Nous vivions dans une zone en état de guerre, et je faisais la navette entre les zones d’émeute.

Nous ne pouvions financièrement nous permettre un autre déménagement. Nous nous sommes donc efforcés de faire avec. Je pris l’habitude de quitter l’appartement avec juste en poche de quoi me payer le bus, au cas où je me ferais attaquer. Je ne quittais plus mon transistor, à l’écoute de toute nouvelle violence, de façon à pouvoir entrer dans la fac par l’accès le mieux protégé.

Heureusement, Lani a touché un petit héritage pendant l’hiver. Nous avons quitté la Californie pour l’Angleterre. Je traversais une période de dépression, due au climat de guerre que nous venions de subir, et mes travaux d’écriture ne furent pas concluants. Mon journal devint à cette époque une mosaïque de poèmes sans aucune information concernant l’actualité, comme si tout effort pour rester en contact avec la réalité chronologique dépassait mes forces. Pourtant, les nouvelles de Brautigan parues dans Rolling Stone se trouvent collées à la fin de mon cahier. Ses fictions constituaient mon seul contact avec San Francisco.

Puis nous avons emménagé à Bellingham, où j’ai repris les études à l’université d’État du Washington. Sur place, j’ai organisé une conférence-lecture pour Brautigan et McLure. Radieux et en verve, Richard resplendissait de confiance. Il m’a montré les épreuves de La Vengeance de la pelouse et m’a parlé du contrat ô combien lucratif qu’il venait de passer avec Simon & Schuster. Les autres copains de San Francisco, quant à eux, laissaient échapper à son encontre des gargouillis d’aigreur. Les ventes remarquables des livres publiés par les éditions Delacorte semblaient avoir créé là-bas un remous d’envie et de jalousie dans la communauté littéraire.

Automne 1970, retour à Monterey. Je n’avais pas d’argent et peu de projets. A Bellingham, j’avais terminé le brouillon de mon roman Gush. Grâce au concours de Richard, le roman circula, mais personne ne se porta acquéreur. Je me remis à des travaux de jardinage, me constituant une clientèle pour les après-midi, réservant mes matinées à l’écriture. Au début des années 70, à chacune de mes virées à San Francisco, je prévoyais une journée avec Richard. Et il en profitait pour m’abreuver de bonnes nouvelles. Entretemps, l’accueil que la critique avait réservé à son travail, déjà loin d’être unanime au début, devenait franchement sévère. Sa préoccupation première consistait à sauvegarder sa vie privée. Il était demandé partout, ses éditeurs le sollicitaient pour des déclarations, de la promo, etc. Mais Richard avait compris que ses livres n’avaient pas besoin de cette publicité pour bien se vendre. Si bien qu’il négligea cet aspect. Certaines personnes qualifièrent son comportement d’arrogant, car il ne s’en expliqua jamais. Il refusait. Point. Sa vie privée était constamment dérangée. Il adorait sa célébrité et faisait la cour au public en se montrant souvent chez Enrico, par exemple, mais il se plaignait des incursions dans sa vie privée –, et particulièrement dans son passé. Il était alors inutile de lui faire entendre qu’il ne pouvait pas être gagnant sur les deux tableaux.

Durant l’année 1969, un journaliste se déclara biographe de Brautigan et se mit à le harceler. Le casse-pieds avait réclamé son certificat de naissance à Tacoma. Richard a ouvert un jour la porte à un inconnu, qui lui brandissait le document au visage, comme s’il s’agissait d’un passeport pour se ruer dans sa vie.

« Bon, et maintenant, tu vas me laisser l’écrire, ta bio ? » lui lança-t-il en s’immisçant chez lui.

Richard fit faire demi-tour au gars. Il l’escorta jusqu’à la sortie. Par la suite, il écrivit un poème au sujet de ce soi-disant biographe, intitulé « Le Charpentier cannibale » :

Il veut de tes propres os bâtir une maison, mais c’est justement là que tu habites, toi de toute façon.

La prochaine fois qu’il téléphone, tu prends la voix de ta grand-mère en train de naître. C’était en 1884, l’accouchement a duré trente-trois heures. Il raccroche.

Que la popularité de Brautigan soit parvenue à court-circuiter les échelons de l’establishment littéraire, voilà qui lui attira les foudres de ce que Tom McGuane appelait « La critique-haricots-saucisses ». Exposée au mépris et à la condescendance des intellectuels, sa fiction fit l’objet de parodies, en particulier par Walker Percy dans le New York Times et par Garrison Keillor dans le New Yorker. Quand, à la fin des années 70, Brautigan s’essaya au « western gothique » et autres fictions hybrides, ses livres et sa personne furent la cible de chroniques comme celle qui suit :

« Or donc, voici que, du tréfonds de son ça, s’élève le personnage de l’auteur du Privé à Babylone – non pas Brautigan, ni même C. Card, le narrateur du roman en carton extrafin, mais l’inénarrable abruti, crétin alcoolique à brûler s’il en est, dont l’imagination affamée est la source (imaginée) de cette collection pitoyable de mauvaises blagues, d’idées stupides et de pures absurdités. »

Je me souviens de cette journée du milieu des années 70, où Richard et moi étions dans une librairie. Il m’a montré un livre rédigé par un journaliste qui avait travaillé pour la revue littéraire du New York Times.

« Un jour, je regardais les livres pour tuer le temps, quand je suis tombé là-dessus. J’ai consulté l’index, histoire de voir si j’y figurais, m’expliqua Richard. Et je me rendis compte qu’effectivement, c’était bien le cas. Je me suis donc reporté à cette page, et j’ai appris que, quelles que soient nos publications, Kurt Vonnegut et moi avions droit à chaque fois à un critique assassin, dont la mission était de nous descendre en flèche coûte que coûte. »

Bien que Richard prétendît ensuite être au-dessus de ce genre de considérations, il fut vraiment choqué et blessé d’apprendre que ces attaques étaient pratique courante. Il avançait pour sa défense que ses écrits participaient à ce style unique de la côte Ouest.

« Cela ne passe pas à l’est des Rocheuses. »

En fait, au moment de sa gloire ascendante, Brautigan n’avait nul besoin des critiques. Ce qui suffisait en soi pour exposer des textes valables à de mauvaises critiques. Ses copains écrivains, tels que Guy Davenport, Tom McGuane et Don Carpenter, étaient tout à fait capables de témoigner de la discipline, du sérieux et de la qualité des œuvres de Richard. Dans l’une des peu nombreuses critiques favorables consacrées à Brautigan dans le New York Times, McGuane fit les remarques suivantes :

« Ce qui importe, c’est que ce don venu d’ailleurs que possède Brautigan se fonde sur la valeur de la narration traditionnelle. Ses dialogues sont d’une exactitude surnaturelle ; la concision de ses descriptions véhicule à la perfection ses perceptions d’un comique extraordinaire…»

Pour Guy Davenport, le conflit majeur de La Pêche à la truite réside entre la conscience du narrateur et le monde :

« Dès le premier paragraphe, et tout au long de ce livre inspiré, on assiste à l’émergence limpide de l’affection que porte Mr Brautigan au monde dans lequel il vit, et à l’impatience dont il témoigne pour en saisir l’essence. (Brautigan) est une sorte de Thoreau incapable de garder son sérieux. Je serais tenté de le placer parmi les philosophes, dans le sens où sa perception centrale affirme que le monde n’a pas grande signification pour un homme à l’esprit pur. » Bien que de telles critiques fussent plutôt rares, Brautigan ne prêta jamais l’oreille à l’opinion des autres. Il faisait preuve d’une certaine candeur pour ce qui était des qualités de ses écrits. Autour de 1970, alors que ses recueils de poèmes se vendaient par milliers et se faisaient descendre en flammes dans les quelques revues qui daignaient les mentionner, il se montrait perplexe et incrédule face à ces réactions.

Après m’avoir fait lire l’une de ces revues, il me fit cet aveu : « Je ne suis qu’un poète mineur, je ne prétends pas être autre chose. »

Bien sûr, en réalité, ce qu’il voulait, c’était gagner sur les deux tableaux. Il revenait toujours à ses romans pour se protéger contre ces attaques, mettant l’accent sur le fait que c’était ce qui comptait le plus pour lui. Mais, en même temps, il était dépendant du public, et ses livres étaient devenus l’emblème d’un phénomène beaucoup plus large que la simple question de ses compétences d’écrivain.

Au début des années 70, au sommet de sa célébrité, Richard ne perdait pas une occasion d’être généreux avec ses amis. Il prenait soin de faire partager son bonheur et se montrait toujours heureux de trouver des tuyaux pour ses copains. Dans tous les cas, il n’ignorait pas que l’intelligentsia des côtes Est et Ouest le considérait comme un veinard. Bien qu’il se rendît compte de la faible influence dont il pouvait jouir dans ce domaine, Richard persistait toujours à mettre en avant le travail d’écrivains qui lui tenaient à cœur, même si ses efforts n’étaient que rarement couronnés de succès.

En 1974, après s’être investi personnellement pour défendre, sans résultat commercial tangible, les bouquins de ses comparses, il dit en plaisantant qu’un « coup de pouce de sa part était un baiser de la mort ».

En ce qui me concerne, quels que furent ses efforts pour me recommander à d’autres, rien n’y fit. Cela se transforma finalement en plaisanteries ; il prétendait être devenu mon « manager », l’agent de ma carrière littéraire – doux euphémisme pour évoquer mes virées à San Francisco et les soirées que nous fréquentions. C’est à Monterey, en 1971, à l’époque où j’y vivais, qu’a débuté cette « farce de manager ». Richard m’avait rendu visite et s’était installé avec Bruce, le frère de Price Dunn, pendant les vacances de Pâques.

Pour fêter la sortie de son dernier recueil de nouvelles, nous avions prévu une soirée. Afin de panacher les convives, j’avais invité mon ami John Veglia, prof dans un lycée privé des environs de Monterey, à qui j’avais suggéré de venir avec quelques-uns de ses étudiants. Parmi eux, une jolie blonde recevait la visite de son petit copain de la côte Est, qui se trouvait être le rédacteur en chef de la revue littéraire d’une université de l’Ivy League. Le rédacteur souhaitait coûte que coûte rencontrer Richard, dans le but d’obtenir quelques travaux pour un numéro spécial consacré aux nouveaux écrivains intéressants de la côte Ouest. Quand j’ai fait part à Richard de cette chance inouïe, il a déclaré qu’il fallait absolument que mes écrits soient aussi retenus. Il a juré qu’il allait s’occuper de tout cela.

Dès le début de la soirée, le courant est tout de suite passé entre Richard, le rédacteur et moi. Nous avons passé la majeure partie de notre temps dans un coin, à parler de littérature. Quand le gars a demandé des textes à Richard, celui-ci l’a assuré qu’il lui enverrait certaines de ses nouvelles, mais a mentionné qu’il devait aussi jeter un œil à quelques chapitres de mon premier roman Gush. Impressionné par l’enthousiasme de Richard, le rédacteur en chef a acquiescé. Le vin blanc coulait à flots, tout semblait parfaitement rouler.

Le type a fait un tour aux gogues. Et Richard, fier de son sens de l’intrigue littéraire, de commenter :

« Eh bien, tu vois, c’est pas plus difficile ! »

Pendant ce temps, la petite amie du rédacteur avait été superbement ignorée, et elle commençait à montrer des signes d’énervement. Plus tard, Price déclara « qu’elle se trouvait là-bas dans la cuisine, occupée à nettoyer les amygdales de chaque mec qu’elle rencontrait ». Elle en est finalement arrivée à un Bruce chauffé à blanc par cette soirée, qui nageait dans une euphorie tout irlandaise. Lorsqu’elle lui a demandé une danse, en hôte accueillant, il la lui a accordée.

Le rédacteur en chef, revenu s’asseoir à nos côtés pour reprendre notre bavardage littéraire, a levé la tête, et a aperçu sa copine, dehors, sur la piste de danse avec Bruce. Les enceintes avaient beau souffler un rock énergique, Bruce et la jeune femme se livraient au plus langoureux des slows, ce qui semblait nécessiter qu’ils se tiennent extrêmement serrés l’un à l’autre et se roulent un interminable patin.

Le rédacteur s’est redressé, a bondi sur eux, a tapoté l’épaule de Bruce. Sans pour autant interrompre sa danse, Bruce tourna la tête, et le rédac’chef lui a allongé une praline en pleine caboche. Ce n’était pas tout à fait ce à quoi il s’attendait. Quelques instants auparavant, il avait une agréable langue chaude dans la bouche, maintenant, c’était un poing.

Quand il a réalisé toute la différence que cela faisait, une expression de perplexité s’est peinte sur son visage. Il s’écartait de la fille, quand le type, à nouveau, l’a castagné.

Bruce en était encore à cogiter sur ces deux récents événements. L’autre a fait le tour de Bruce par la droite, prêt pour un ramponneau en retour. Bruce lui a collé au train, comme pour s’engager dans un slow avec lui. Le rédac’chef gardait l’œil rivé sur la main droite de Bruce. Paré pour intercepter un éventuel direct du droit. Bruce, qui était gaucher, lui a aligné un pain qui l’a littéralement envoyé valdinguer à travers la porte-fenêtre.

Une envolée, comme dans les films – le verre et le bois ont explosé à l’atterrissage. Assis aux premières loges, Richard et moi avons vu la fille sortir en trombe, consoler le gars et l’emmener à l’abri dans sa voiture.

Après un moment de silence, Richard a bu un coup, des gouttelettes de vin blanc perlaient sur sa moustache, il a observé les fragments de la porte.

« Keith », me dit-il, « tu sais, jusqu’à maintenant, tout n’a pas marché au mieux pour toi. A mon avis, ce qu’il te faut, c’est un agent littéraire. Qu’est-ce que tu dirais de moi par exemple ? »

Si Brautigan était parfois démangé par de fortes envies sexuelles, sa vie amoureuse n’en connaissait pas moins le même sort complexe et caractéristique de tout ce qui le touchait de près. La célébrité n’a rien arrangé. Son amie Mary Anne Gilberbloom s’étonnait du nombre de femmes qui l’accostaient en public. Un soir, dans un café, une femme s’est jetée à ses pieds. Ce qui a impressionné Mary Anne, ce fut l’élégance avec laquelle Richard a sauvé la situation en plaisantant et s’adressant à elle avec gentillesse tout en l’aidant à se relever.

Richard commença sa relation avec Mary Anne dans la plus grande courtoisie. Il lui lisait de la poésie, l’invitait à de longs dîners en tête à tête. Si l’un des membres de sa famille tombait malade, il s’inquiétait de sa santé, proposait ses services.

« Il semblait presque adopter ma famille. Il se montrait si courtois, si obligeant. »

Autre son de cloche, celui du magazine Rolling Stone qui a fait état de ses pratiques sadomaso prétendument courantes à North Beach. Quand j’en ai parlé à ses amis et maîtresses, un seul d’entre eux a déclaré avoir entendu parler de ces histoires. Je suppose toutefois que Richard en avait fait l’expérience, dans la mesure où il y fit allusion dans Willard et ses trophées de bowling. Qu’il ait été tenté par le sadomasochisme ne me paraît pas surprenant, si l’on songe aux abus dont il a souffert durant son enfance, et le besoin qu’il éprouvait d’exercer un pouvoir. Pourtant, compte tenu de la situation insulaire de North Beach, et vu le nombre d’amis que nous avions en commun, je pense qu’il y aurait eu un bien plus grand nombre de ragots à ce sujet. Ce qui me permet de franchement douter de la fréquence de ces hypothétiques pratiques. Selon moi, si cela a réellement eu lieu, Richard en est resté à une nuit par-ci par-là.

Tandis que ses virées dans les bars sont restées une constante, sa période « harem » de l’été 1967 fit long feu. Comme Lani en fit le commentaire :

« Il en avait déjà bien assez de sa solitude, il n’avait pas besoin d’y ajouter le fardeau de ces aventures d’un soir. »

Mais il retournait à ce genre de vie dès que ses partenaires le quittaient. Des copines en série, c’était la règle, généralement l’une après l’autre.

Ces relations ne duraient jamais plus de quelques années. Relations tendues, car, comme le fait remarquer Valérie Estes, « Richard était toujours sur le pied de guerre ».

Il adorait la vie nocturne de North Beach, toujours pimentée de drague. Don Carpenter note que Richard était toujours le dernier à quitter un bar s’il restait des femmes dans les parages. Dans ce type de situations, la galanterie romantique de Richard s’épanouissait. De nombreux potins racontaient comment il s’y prenait pour raccompagner une fille dénichée le soir même : à peine arrivé, il se déshabillait. Pendant ses vertes années, son endurance à partir sur le sentier de la drague semblait aussi inépuisable que sa capacité à boire. Après la période où les groupies littéraires fondaient sur lui comme des mouches, il tenta de maintenir cette image de tombeur. Mais cela ne fut pas tout à fait convaincant. Une de ses copines expliqua qu’ils avaient passé leur première semaine presque entièrement au lit. Une autre rapporta qu’après une certaine période, elle avait interrompu leur relation, entre autres parce que « c’était finalement pas un si bon coup ». Brautigan éprouvait toujours le besoin d’être entouré, mais ses habitudes de vie nocturne ne menaient que rarement à une vie de foyer très stable.

S’il fallait trouver un point commun entre toutes ses copines, ce serait leur finesse d’esprit.

« Chez les femmes, l’intelligence me fait l’effet d’un aphrodisiaque », a-t-il écrit.

Il se plaisait à s’engager dans des discussions intellectuelles avec les femmes, mais uniquement pendant la phase de séduction. Alors, à longueur de journée, il ne parlait plus que de cette copine. Mais que l’histoire d’amour vînt à se rafraîchir ou qu’il fût question d’engagement sentimental, et l’on n’en entendait plus parler, quand bien même ils étaient encore ensemble.

Or, c’est justement parce que la plupart des copines de Richard faisaient preuve d’intelligence que peu d’entre elles envisageaient une union à long terme avec lui. La plupart étaient en quête de quelque chose d’autre, d’une autre manière de considérer le monde. Et dans ce domaine, Brautigan leur apportait entière satisfaction. Les filles qui sortirent avec lui ne recherchaient pas un mari. Elles s’attendaient à de la spontanéité, et, sur ce point, elles ne furent certainement pas déçues, même si Richard traversait aussi des moments diaboliques. Cela faisait partie du marché.

« Un des traits les plus compliqués chez Richard, c’était ses sautes d’humeur », commentait son amie Siew-Hwa Beh. « Il n’y avait pas de règle. Cela pouvait changer d’une heure à l’autre, d’un jour à l’autre. Le tout, dilué dans l’alcool, était difficile à vivre. Il pouvait passer d’un état vraiment exubérant à une phase sombre de dépression, il pouvait être méchant et mauvais, puis nostalgique ou sentimental. Parfois, transcendant, philosophe. Richard ne parlait jamais de ce qui le préoccupait. Il allait plutôt raconter une histoire, ou imaginer quelque chose d’amusant. »

Le caractère imprévisible de Richard se traduisait dans la vie de tous les jours de manière étrange et parfois agréable. Valérie Estes se souvient de Richard s’essayant à réparer le rideau de douche de leur appartement. Il trouva finalement une solution grâce à du ruban adhésif italien de couleur verte. Cette découverte le charma tant qu’il devint un vrai Monsieur Bricolage.

« Après cela, quand je rentrais à la maison, je partais à la recherche du nouveau truc qu’il avait fatalement emmailloté dans du chatterton italien vert. Bien vite, rien dans la maison ne fut épargné par cette vague de chatterton italien vert. »

Nombre de ses autres crises d’enthousiasme étaient plus contagieuses encore. Marcia Clay, une de ses amies artistes, rapporta combien il était fasciné par les romanciers japonais, mais ne trouvait personne avec qui en discuter. Quand il apprit qu’elle n’avait pas lu lesdits écrivains, il l’emmena dans le quartier japonais de la ville et acheta une pile de romans. Comme Marcia passait ses nuits à peindre, Richard, perpétuel hibou, faisait un saut à son studio. Ils discutaient jusqu’au petit matin de Kawabata, Tanizaki et Kenzaburo Œ.

S’il aimait que sa gloire pousse les gens à l’aborder dans la rue, il n’en appréciait pas moins que son image médiatique passe inaperçue. De prime abord, Siew-Hwa Beh attira Richard car elle n’avait jamais entendu parler de son travail. Elle lui demanda ce qu’il faisait dans la vie, et il répondit « Je suis celui qui a écrit La Pêche à la truite en Amérique ». Elle lui répondit qu’elle n’y connaissait rien en sport. Elle, c’était le cinéma qu’elle étudiait. A ses côtés, Richard se sentait libéré de son image de hippie. Le cinéma, c’était vraiment son truc. La connaissance qu’elle avait de ce milieu le fascinait, ainsi que la population dans laquelle elle évoluait.

En société, Brautigan appréciait la compagnie des femmes.

« Je me sens très proche des femmes. Je me permets souvent de leur poser des questions qu’il me serait difficile de poser à un homme. Les femmes sont plus réceptives à mes idées bizarres. »

Il attachait beaucoup d’importance à l’opinion des femmes. Toutefois il négligeait souvent les femmes mariées pour se focaliser plus volontiers sur des célibataires. Brautigan avait cette détestable habitude phallocrate consistant à ne jamais s’adresser aux femmes de ses amis. Lani se rebaptisa elle-même ainsi que les autres femmes de nos amis « Les Veuves de Brautigan », car Richard venait débaucher leurs maris pour des virées nocturnes, n’y associant que très rarement leurs épouses. Quand je fis part à Richard de cette appellation, il se sentit gêné. Et passablement ennuyé, aussi. Résolu à faire la paix, il invita Lani et Cyndi, la copine de Bruce Dunn, à l’accompagner, lui et son amie, pour une tournée sur North Beach. Il paya le repas, la boisson et le reste, en guise de réparation pour les dommages domestiques qu’il avait pu occasionner. En tout cas, le lendemain de ce geste de conciliation, Lani resta au lit, à ronchonner à propos des milk-shakes au Grand Marnier. Il n’y eut pas de demande pressante pour remettre ça sur le tapis.

Inévitablement, les histoires avec ses maîtresses s’achevaient dans la rancœur. Même dans les relations fondées sur le respect mutuel, sa peur paranoïaque reprenait le dessus. Il craignait le pouvoir que les femmes exerçaient sur sa vie émotionnelle. Schéma caractéristique de ceux qui ont connu une enfance difficile. Il mettait ses maîtresses à l’épreuve, il les repoussait, tout en réclamant affection et attention. Il les abandonnait pour retrouver ses habitudes de célibataire, sur North Beach, faisant sien ce fameux double statut que les adeptes masculins de la bohème semblent particulièrement chérir. Il abandonnait ses partenaires à la maison. Toutefois, il lui arrivait, sans doute dans un élan de culpabilité inspiré par son comportement, d’exagérer son rôle d’homme-à-la-maison.

« Ni lui ni moi ne désirions avoir un enfant », rapporta Siew-Hwa, « mais il est rentré un soir à la maison – un peu saoul et plus ou moins triste – en disant : “Je sais que tu veux des enfants. Toi, tu n’as que 28 ou 29 ans. ” Cette responsabilité l’effrayait.

« C’est Richard qui a détruit notre relation, je n’ai pas peur de le dire. Il a instauré un jeu dangereux de destruction qui aboutissait systématiquement à des dissensions entre nous. Sortir le soir jusqu’à n’importe quelle heure, par exemple. Il n’a jamais ramené de femme à l’appartement, mais il en voyait d’autres. Il rentrait alors et disait : “Oh ! maintenant nous sommes trois. ” Je répondais : “Richard, c’est toi qui es en train de tout foutre en l’air. Cela vient de toi, tu peux encore t’arrêter. ” Nous sommes restés ensemble pendant deux ans. J’ai l’impression que cela a duré une décennie entière, tout a été tellement intense. »

Ce qui était suprêmement important à ses yeux, c’était de protéger son talent, ce talent qui lui avait permis de se sortir d’une vie de misère. De plus, il ne voyait vraiment pas comment changer le personnage qu’il incarnait, qu’il avait hérité de son éducation. Siew-Hwa affirme :

« Il aimait répéter : “On ne change pas. Le changement, je n’y crois pas. ” C’est cela, je crois, la brèche tragique : sa vision pouvait avoir l’éclat du rayon laser, mais, d’une manière ou d’une autre, il se méfiait des analyses. Analyser, voilà qui risquait d’avoir raison de son talent, de ses qualités. Il pouvait vous écouter, et tout semblait parfaitement se dérouler ; quand soudain, il se laissait envahir par une ombre soudaine, et il disait : “Non, ce n’est pas possible. ” » Certaines femmes trouvèrent qu’il était plus facile de n’être que l’amie de Richard plutôt que sa maîtresse ; et peu nombreuses furent celles de ses copines qui gardèrent le contact par la suite. Valérie Estes fut l’une d’elles. Il respectait ses résultats universitaires. Lorsqu’une bourse Danforth lui fut allouée pour poursuivre ses études, c’est lui qui m’appela pour m’annoncer la nouvelle. Elle savait aussi comment le remettre à sa place quand il le fallait. Dans les années 70, quand il laissait un message mielleux sur son répondeur, comme quoi il était sorti, s’extasiant sur la douce lumière du soleil, alors elle pourfendait sa tirade d’une remarque acerbe, l’invitant à laisser tomber ces couillonneries périmées de vieux « babe ». Il prenait un plaisir fou à me raconter cela. Mais à cette époque ils n’étaient plus amants, seulement bons amis. Un tel ton critique n’aurait pas été toléré d’une partenaire romantique. En outre, elle aurait trouvé bien difficile de rester proche d’un homme qui se laissait si aisément distraire par quelques adoratrices au joli minois.

Cela m’a toujours amusé de savoir que ses fans puissent le considérer comme un homme doté de sens pratique dans la vie de tous les jours. Ce n’était pas le cas. Le problème domestique le plus élémentaire le plongeait dans des abîmes de méfiance. Ianthe se souvient de ses années d’adolescence : avec quelle force il la dissuadait de remplacer une ampoule électrique.

« La mort instantanée, le démembrement, voilà ce qu’elle risquait », insistait-il. Sans doute son origine modeste en était-elle la cause. A propos des boîtes de conserve, Richard déclara une fois : « On m’a toujours dit que la nourriture pouvait tuer. » Il raconta à Ianthe qu’à l’époque de l’Aide sociale, ils furent placés, lui, sa mère et sa sœur, dans un garage où le four fonctionnait au gaz. Horrifiée à l’idée d’une explosion, sa mère n’osa jamais allumer le four. Elle préparait des repas froids, Nuit après nuit, elle restait éveillée, à renifler une hypothétique fuite de gaz.

Le monde vu à travers les yeux de Brautigan ressemblait à une comédie à la Buster Keaton : les objets inanimés conspirent pour détrousser le héros de sa dignité, de sa tranquillité d’esprit. Il n’apprit jamais à conduire. Ne posséda une voiture que tard dans sa vie, une fois installé dans son ranch du Montana. Et encore était-elle pilotée exclusivement par ses invités, afin qu’ils le conduisent à Livingston ou Bozeman, les villes des environs.

Quand ses fans faisaient une descente chez lui, bien souvent les idées préconçues qu’ils avaient pu se forger donnaient lieu à des situations du plus grand comique. Une fois qu’il était entendu que quelques nouveaux fans seraient invités dans son appartement de Geary Street, l’un de ses apartés favoris était :

« Attends un peu qu’ils voient à quoi ça ressemble, chez Brautigan[3]. » Il était tout à fait conscient de ses propres excentricités. Il se plaisait à ironiser sur ses tics archaïques comme dans Avortement, où il décrit le personnage Richard Brautigan, auteur de Dans ma maison un grand cerf, roman inédit.

« L’auteur était grand et blond avec une longue moustache qui lui donnait l’air anachronique.

« On aurait dit quelqu’un qui se serait trouvé à son aise dans une autre époque. »

Les contradictions plongeaient Richard dans le ravissement, comme c’était le cas avec la terreur tragi-comique qu’il éprouvait à propos des changements physiques. Dont l’une des conséquences fut de le bloquer dans le ghetto gothique de son appartement bordélique, pendant encore plusieurs années après avoir touché le gros lot.

« Mes potes ne cessent de me répéter que je devrais déménager. Z’ont p’têt’pas tort. J’ai remarqué que, à chaque fois que j’emmène une nouvelle copine chez moi, notre relation en prend un coup quand elle aperçoit (il marquait une pause, adoptant son lugubre ton “gothique”) le “Musée” ! »

Cette allusion au film d’horreur The Wax Muséum faisait référence à l’artiste Bruce Conner qui avait rebaptisé ainsi l’appartement de Brautigan, avec toutes ces étagères ployant sous les bricoles de mauvais goût et les souvenirs de pacotille.

Quand l’argent et la gloire le propulsèrent dans un monde de vedettes de cinéma et de contrats hollywoodiens, Brautigan ne se sentit pas chez lui. Même si, pendant les cinq premières années, il réussit à mener une vie cosmopolite, à voyager en Europe et à New York. Son humeur s’est longtemps fondée sur sa vie simple de tous les jours. C’est au moment où il abandonna finalement son drôle de style de vie qu’il perdit une partie significative de lui-même en tant qu’écrivain.

Le côté face, joyeux, comportait aussi son côté pile, plus sordide. Ce cafard existentiel, hérité de son enfance, qui s’abattait périodiquement sur lui l’amenait parfois à s’acharner avec une joie malsaine sur les autres. Son insistance à rabâcher « On est tous dans la même galère », il la tenait de l’adolescence. Il ne démordit jamais de ce point de vue. Ni célébrité ni argent ne pouvaient lui enlever cette idée de la tête.

Richard avait vécu tout en bas de l’échelle sociale. Une partie de son moi resterait toujours marginale, quel que fût le crédit dont pût jouir son moi public.

Il arriva parfois que la rage et la frustration qu’il avait accumulées contre la société le portent à saccager le plaisir des autres. Il racontait par le menu son histoire familiale, comme ce Noël passé dans un ciné porno, ou bien ce restaurant au repas parfaitement désolant pour les fêtes de Thanksgiving. A la suite de quoi il se déclarait fier de n’appartenir à personne, de ne pas avoir de vraie famille.

Au cours de ses dernières années, il aimait à évoquer comment les Japonais se saoulaient, et comment leur comportement de la veille leur était pardonné, précisément parce que l’offensé reconnaissait qu’il avait été offensé par un individu en état d’ébriété. Vision bien puérile des coutumes japonaises, mais qui lui procurait néanmoins une sorte de soulagement, tandis que son orgueil et son alcoolisme l’emportaient toujours plus loin à la dérive. Il ne connaissait pas le japonais et considérait le Japon comme une fiction, créant ses propres élucubrations et décryptant les signes selon ses intuitions personnelles.

Si l’orgueil permit à Richard de tenir le coup quand il traversa des périodes difficiles, notamment lorsque ses travaux furent parodiés et tournés en dérision, cet orgueil ne lui autorisa pour toute défense que ses amers divertissements et les chiffres astronomiques de ses ventes. Quand ces chiffres chutèrent, il ne lui resta plus qu’une douleur cuisante à la place. Puis l’amertume, l’angoisse et enfin une sorte de parano qui lui empoisonnèrent l’esprit et l’empêchèrent d’accepter la vie et ses joies modestes.

« Quand la gloire place sous votre rocher son levier de velours », disait Richard d’un air piteux, et, comme à son habitude, il faisait encore preuve d’une stupéfiante clairvoyance en parlant de rocher, pour évoquer son cas. Richard, créature étrange qui errait en liberté dans ce monde, ce qui n’empêchait pas les gens de l’apprécier et de se montrer protecteurs à son égard. Mon hypothèse à ce sujet est la suivante : Richard semblait être un éternel adolescent. Cette qualité rappelait à ses lecteurs cette période où leur corps change si vite qu’on se sent grand et maladroit, tout comme Richard. Il semblait ne jamais maîtriser parfaitement son corps, et n’exerçait sans doute qu’un contrôle partiel sur son imagination débordante.

Par contre, il était fondamentalement crâneur. S’il avait un dieu, c’était le dieu Pan. Il adorait la panique, les explosions spontanées d’émotion qui balayaient son cœur. Une fois, alors qu’il était au téléphone, la conversation s’est envenimée, il a soudain arraché le téléphone du mur et l’a jeté dans la cheminée. Quand il a recouvré ses esprits, il s’est rappelé combien il était difficile de se faire installer un téléphone, l’argent que cela coûtait… Alors il a essayé de le récupérer, et il s’est brûlé la main. C’était une des histoires qu’il aimait raconter à propos de lui-même. Autre façon de faire étalage de ses humeurs.

Ce penchant pour la théâtralisation de ses propres émotions attirait certaines femmes. Le plus souvent, c’était quelqu’un capable de tendresse et de douceur, sensible à l’extrême, toujours à l’écoute des joies et des chagrins d’autrui… Marcia Clay s’en souvient :

« Je suis née avec une paralysie cérébrale. Richard était très compatissant. Il remarqua ma main crispée.

Moi, je ne voulais pas attirer son attention dessus. J’enfilais mes montres et bagues à l’autre main, la droite. Un jour, il prit mes deux mains cérémonieusement et dit : “Cette main droite est très belle, elle n’a pas besoin de tous ces bijoux. Enfile tes bijoux à l’autre main, car elle en a besoin. ” »

Quand il en avait marre, il était capable de n’importe quoi. Il m’a raconté la fois où, bloqué dans la maison d’un ami, il attendait son retour. Là-dessus débarque un autre ami, et ils attendent ensemble, buvant quelques verres pour tuer le temps. Les heures ont passé. Leur ami n’était toujours pas revenu, si bien que Richard et son acolyte ont entrepris de vider le frigo et de badigeonner les murs de moutarde, mayonnaise et confiture. Aux insultes et gestes de mépris, Richard ne réagissait que rarement à chaud. Il ruminait sa colère. Pour ceux qui le connaissaient, ses expressions se figeaient, et ensuite, non sans difficulté, il reprenait son expression initiale et commençait à remâcher sa revanche. Cela est arrivé une fois pendant un repas, sur Union Street, où nous déjeunions avec un agent littéraire de la côte Est. Nous bavardions et buvions. Richard a fait une réflexion sur l’un de ses premiers livres.

L’agent a rétorqué à brûle-pourpoint : « Ah ! oui, celui-là, je l’ai eu entre les mains », se rappelant qu’il l’avait refusé. Il ne faisait aucun doute, à son ton, qu’il considérait encore le roman comme un produit de qualité inférieure. Cela fait partie de ces coups de dents qui viennent avec le plus grand naturel dans la bouche des gens du monde littéraire.

Richard s’est soudain raidi. Son visage a viré au rouge betterave. Il a avalé un verre de vin pour cacher sa colère. La conversation s’est poursuivie, et, quelques minutes plus tard, il a fait remarquer comme si de rien n’était que le livre dont il avait été question en était à sa dixième réédition. Il s’est montré étonné, prétendant être aussi surpris que les autres de sa bonne étoile. A la suite de quoi, sans plus regarder l’agent, il passa négligemment en revue l’ensemble des tirages qu’avaient atteints ses livres, tout en suivant des yeux les badauds. Aucun n’était épuisé. Il exécuta ce numéro avec aisance, se rappelant négligemment des neuvième, dixième, onzième éditions… Les avances, droits d’auteur et autres droits de traduction.

Il se livrait à l’un des exercices les plus irrésistibles et les plus cruels que je lui ai jamais vu faire, car l’agent, malgré lui, ne pouvait s’empêcher de calculer simultanément les sommes qu’il aurait pu ramasser, s’il avait touché dix pour cent. A la fin du récital de Richard, l’agent trouva rapidement un prétexte pour se faire excuser et disparaître.

Ce fut la seule fois où je vis Richard passer en revue si scrupuleusement l’aspect financier de ses écrits. Une fois l’agent parti, Richard avala une gorgée de vin, me regarda avec un léger sourire, et déclara :

« Il y a un vieux proverbe italien qui dit : la vengeance est un plat qui se mange froid. »

La célébrité finit par créer une sorte de diastole dans la vie d’un écrivain. En un premier temps, de nouvelles expériences affluent, et il s’agit de réagir et d’intégrer tout cela. Brautigan était heureux de l’attention dont il faisait l’objet et satisfait de sa récente ascension sociale. Au début, il essaya d’en faire profiter ses anciens et ses nouveaux amis. Cela conduisit à des désastres, tant sur le plan social que sur le plan physique.

Brautigan invita son ami acteur Rip Torn à Monterey, pour une partie de pêche à la truite à Big Sur. Torn conduisait une camionnette de location, avec un kayak à deux places accroché sur le toit. Il paraissait hyper tendu, nerveux. Il fumait à la chaîne ses cigarettes roulées à la main.

Chez Price Dunn, Brautigan nous invita à participer à cette expédition, le frère de Price, Bruce, et moi. Je refusai. Brautigan expliqua à Rip que Price connaissait chaque centimètre de Big Sur. Je savais pourtant que Price n’avait pas mis les pieds depuis des années dans les montagnes de Santa Lucia. Ils couraient au-devant de sacrés problèmes s’ils comptaient sur lui comme guide. En outre, c’était la saison sèche, et je me demandais bien où diantre ils espéraient trouver le moindre ruisseau. Pour ce qui était de pêcher… Il y avait aussi, dans la conduite matinale de M. Torn, un petit quelque chose d’aléatoire qui ne m’inspira pas confiance et me laissai songeur lorsque je pensais aux petites routes de campagne de Big Sur.

Quand ils rentrèrent le soir, les pare-chocs étaient maculés de craie rouge et de bosses, vestiges des collisions contre les parois du canyon. Bruce m’informa que Rip avait fait usage du « service de massage de Big Sur », en guise de technique de freinage, à l’aller et au retour.

La plupart des ruisseaux étaient à peu près de la taille du poignet. Cela n’avait pas été aussi divertissant que prévu de se traîner sur les pentes escarpées couvertes de sumac vénéneux. Pour ce qui était de leurs prises, Richard l’avait plutôt amère. Tout ce qu’il avait attrapé, c’était un serpent d’eau.

Pour faire passer la déception concernant les talents de guide de Price et Bruce, Richard les rebaptisa les « Blunder Brothers », les Frangins Lagaffe. Comme il avait réussi cette fois-là à refourguer Willard, l’oiseau en papier mâché, à Price, il élabora une histoire fantaisiste, dans laquelle ils capturaient les serpents d’eau tant redoutés de Big Sur. Les trophées de bowling que Price avait récupérés à la suite d’un déménagement jonchaient le salon. Ils furent intégrés au conte des « Blunder Brothers ». Mais derrière la plaisanterie se cachait un sentiment plus aigre, comme si Richard en voulait à Price et Bruce de ne pas avoir été à la hauteur.

La célébrité tend à rétrécir le champ de vos expériences. La gloire vous met en contact avec d’autres personnages de renom, mais, si les stars offrent un matériau riche pour la fiction, bien souvent leurs histoires sont déjà connues. Les manies et tics des vedettes que la presse s’approprie sont étalés à la vue de tous. Il n’y a pas que cela, les engouements sont parfois dictés par d’autres stars, si bien que si Untel part en Inde pour étudier aux pieds d’un Maître, l’année suivante, tout le monde s’y rend. Rien de très original à cela. La discrétion a son rôle à jouer. Quand vos amis sont très connus, leurs secrets sont moins faciles à utiliser pour des fictions.

Afin d’éviter ce manque de matériaux nouveaux, certains écrivains profitent de leur popularité pour financer différentes explorations par le biais d’une activité journalistique. Brautigan n’était pas reporter et n’eut pas recours au journalisme. Quelles que soient les missions qui lui furent confiées, comme par exemple une introduction à l’édition de poche des chansons des Beatles, il composait de courtes fables métaphoriques. Si sa fiction jaillissait souvent de son imagination, il ne différait pas des autres écrivains : c’est de ses amis qu’il dépendait pour ses sujets et ses nouveaux matériaux.

Quoi qu’il en soit, fin 1975, j’étais optimiste, Richard se tirait apparemment bien des soucis que cause la gloire. Il possédait une maison à Bolinas, un ranch dans le Montana. Ce qui semblait le stabiliser, lui fournir des occupations. Les expériences de l’Ouest qu’il avait pu faire dans le Montana l’aidèrent à terminer son premier roman commencé depuis sept ans, Le Monstre des Hawkline. L’accueil favorable de la critique indiqua qu’il s’adressait à un public plus large que celui des jeunes. Pour la première fois, son travail semblait intéresser Hollywood.

Ce qui était plus significatif encore, c’est que grâce à Siew-Hwa Beh, il était parvenu à une vie sentimentale plus équilibrée. Il préparait la cuisine, vivait plus tranquillement que les années précédentes. « Beaucoup de gens le considèrent comme misogyne », dit-elle, « et il était très certainement capable de ce type de comportement. Mais avec moi, il était l’homme au foyer idéal. C’est lui qui cuisinait tous les jours, il faisait griller du saumon, réalisait sa fameuse sauce spaghetti ou préparait des avocats farcis aux crevettes. C’était la première fois qu’il possédait une vraie maison. » Elle était très active dans ce qu’elle appelait les projets de films de « guérilla », et elle fit découvrir des domaines nouveaux à Richard, comme par exemple le film noir.

Richard appréciait de plus en plus que ses amis lui fassent signe, que ce soit pour regarder un match de basket professionnel ou étudier les stratégies de la Seconde Guerre mondiale. La sollicitude pressante de ses proches le conduisit à sortir de cette coquille de solitude si nécessaire à la création littéraire.

Il faut attendre 1975 pour que Brautigan se détache de son passé hippie et qu’il quitte finalement son taudis de Geary Street pour un appartement rénové sur Union Street. Dans ce sordide appartement, l’anachronisme de Richard n’en était que plus flagrant. De jeunes et impatients acolytes y étaient passés, laissant leurs offrandes. Un vêtement en forme de truite, de naïfs calendriers enfantins ; un dessus-de-lit fait main traînait encore aux côtés des dollars ronéotypés des Diggers et des « Yeux de Dieu ». Quelque adorateur lui avait fait cadeau d’une arme japonaise de la dernière guerre. Richard me confia que cette mitraillette lui rappelait son apprentissage de la lecture. C’est à l’âge de six ans, apparemment, qu’il comprit un gros titre concernant l’attaque de Pearl Harbor et c’est ainsi qu’il aurait pour la première fois fait le rapprochement entre les lettres et la réalité.

Il était grand temps de partir. Il me demanda de lui donner un coup de main pour le rangement, et nous avons transporté ses affaires à son nouvel appartement.

Le dernier jour du déménagement, j’ai emmené Perséphone, ma fille alors âgée de sept ans. En général, les enfants appréciaient Richard ; ils reconnaissaient en lui un camarade de jeu anarchique, mais ce jour-là, Perséphone s’était levée du pied gauche. Quant à Richard, malgré sa gueule de bois, il se montrait plutôt attentionné. Il lui a promis toutes sortes de glaces chez Enrico, quand tout serait chargé dans le camion. Perséphone, les promesses, cela lui était bien égal. Maussade, elle est restée assise dans un coin de la cuisine, une bouteille de Coca à la main, que Richard s’était empressé d’aller lui acheter en bas, au magasin du coin, le Fast-Food du Tramway.

J’ai chargé les dernières caisses à emporter entassées dans le salon, laissant la chambre entièrement vide, à l’exception de quelques pièces de monnaie qui traînaient sur le sol. Une habitude de Richard, qui consistait, chaque soir, à déverser le contenu de ses poches par terre. Dans la chambre de devant, des pièces, il y en avait de toutes sortes. On m’avait auparavant raconté comment il avait contracté cette habitude. L’histoire remontait à la fin des années 50.

Cela se passait à San Francisco, au printemps, il était sans le sou, un de ses amis lui avait proposé un boulot d’ouvrier sur un chantier à Reno. Richard emprunta donc juste assez d’argent pour se rendre à Reno. Seulement, une fois sur place, on lui annonça que les travaux ne commenceraient que trois jours plus tard. Et il se retrouva avec juste assez d’argent pour se nourrir, mais pas assez pour se payer une chambre. La première nuit, il fit une série de rencontres comiques, dont celle d’un flic de Reno, qui ne cessa de le retrouver roulé en boule sur les bancs de la ville. Terrorisé à l’idée de se retrouver derrière les barreaux, Richard partit en stop dans la banlieue de la ville. Là, il découvrit un vieux fauteuil abandonné dans le fond d’un jardinet de la périphérie. Pendant trois nuits, il patienta dans le fauteuil, portant trois couches de vêtements pour se protéger de l’air frisquet de la nuit.

« Je portais sur le dessus une veste reprisée. Avec toutes ces épaisseurs, je ressemblais à un communiste chinois. Je vous laisse imaginer ce qui ce serait passé si ces braves gens du Nevada en avaient découvert un dans leur cour à leur réveil. »

A la fin de la première journée de travail, Richard demanda une avance. Après avoir payé pour la chambre de motel, il était si heureux d’avoir tout cet argent qu’il vida le contenu de ses poches et arrosa la chambre de pièces de monnaie. Depuis ce jour, il n’a plus perdu cette habitude.

Bref, c’était le dernier jour du déménagement, et Richard faisait face au monde à travers l’un de ses tourbillons mentaux, il avait la gueule de bois et il était rongé par l’amertume. Plus pour le distraire, lui, que ma fille, je suggérai qu’il confiât à Perséphone la tâche de balayer le sol. Richard ne comprit pas immédiatement. Il pensa sans doute à l’exploitation des enfants en bas âge ou quelque chose dans ce style. Puis il remarqua ce qui jonchait le sol. Il alla chercher balai et pelle dans son débarras, et les tendit à Perséphone, qui observait la cuisinière, manifestement au stade ultime de l’ennui.

« Perséphone », lança-t-il, « aurais-tu la gentillesse de passer un coup de balai ? »

Elle me jeta un coup d’œil implorant, avec cette lueur interrogative universelle dans les yeux : « Est-ce que je suis vraiment obligée ? » Je fis oui de la tête. Elle acquiesça, prit le balai et la pelle.

« Non, pas le sol de la cuisine », dit Richard en montrant du doigt, « par terre, là. »

En passant devant moi, elle m’adressa un de ces regards par en dessous – « toi et tes copains bizarres, j’m’en souviendrai » – et traîna le balai dans l’autre chambre.

Richard, tendu dans l’attente, flottait en pleine extase. Laborieusement, Perséphone déposa la pelle sur une étagère, puis regarda ce qu’il y avait au bout du balai. Quel instant merveilleux ! Ses yeux aperçurent l’argent, puis brillèrent d’une gourmandise enfantine. Lui pouvait à peine se contenir. Tout à sa joie, il courut chercher un bocal à mayonnaise vide, le tendit à Perséphone. Elle lui lança un regard radieux, le lui prit des mains, et le plaça sur une étagère. Alors le balai s’anima d’une danse primesautière, à la pêche aux quarts de dollars, dimes et nickels. J’aime repenser à ce jour. Le visage de Richard, dans l’encadrement de la porte, sa gueule de bois volatilisée, observant avec délices Perséphone qui astiquait son parquet. Il savait que cela deviendrait une légende de son enfance. Se séparer de sa petite monnaie, voilà qui était une excellente façon de dire adieu à son appartement de Geary Street et aux années 60.