Chapitre 1er

SAN FRANCISCO, 1965-1967

 

 

En 1965, je débarquai de Seattle pour m’installer à Monterey. Et c’est là que je fis la connaissance de Price Dunn, celui qui servit de modèle pour le héros fantasque du premier roman que Richard a publié : Le Général sudiste de Big Sur. Price ne parla jamais de sa place réelle dans le roman, mais, de temps en temps, il parlait de Richard, habituellement en termes assez vagues, laissant parfois échapper quelques indices sur sa vie excentrique. Les commentaires de Price éveillèrent ma curiosité. La dernière fois que Richard avait croisé le chemin de Price à Monterey, j’étais en ville, mais nous nous étions manqués. Leur virée en roue libre dans les bars de New Monterey avait encore fait jaser les autochtones. Certes, la poésie et le roman de Richard m’avaient plu, mais ce qui m’intriguait vraiment, c’était que Price pût considérer quelqu’un comme excentrique. Le gars devait être franchement baroque car Price lui-même était la personne la plus charmante, dissolue, poétique et imprévisible que j’aie jamais rencontrée.

Début mars 1966, lorsque mon amie Lani a cessé de percevoir les indemnités de chômage, nous sommes montés à San Francisco à la recherche d’un boulot. Ce n’est qu’au hasard et aux bas loyers que nous devons d’avoir atterri au 777 Haight Street, car effectivement, aucun de nous deux n’avait idée de ce qui se tramait dans le quartier. Nous n’étions installés que depuis quelques semaines quand Price, qui arrivait juste de Monterey en voiture, se pointa chez moi et m’emmena sur Geary Street, pour ma première rencontre avec Richard.

Lorsqu’il a ouvert la porte de l’appartement, je me suis dit qu’il ressemblait à un croisement hybride entre Mark Twain et un héron. Plus que tout ce qu’il put raconter ce jour-là, c’est sa présence physique dans cette ambiance sombre qui m’a impressionné. On aurait dit un sosie de Twain échappé d’un film sur la ruée vers l’or qui se serait fourvoyé dans une scène d’horreur gothique à petit budget.

Des rideaux rose pâle, suspendus au-dessus du couloir obscur, dissimulaient la peinture décrépite du plafond. Des affiches annonçant des lectures publiques étaient punaisées sur des murs striés de traces d’humidité aux côtés de bouts de papier singuliers rédigés à la main, comme une feuille à moitié gommée sur laquelle était griffonné : « C’est aujourd’hui le premier jour de votre vie. » A travers la porte ouverte du bureau de Richard, j’aperçus une vieille machine à écrire IBM sur une table, un rideau gris déchiré devant l’étroite fenêtre, des tas de magazines, des manuscrits et des livres empilés partout à terre.

Brautigan nous conduisit à la cuisine. Une fois installés, Price et lui commencèrent à plaisanter, égrenant leurs blagues habituelles et se tenant au courant de leurs dernières aventures. A chaque fois que quelqu’un racontait une histoire savoureuse, Richard essayait de rapetisser sa grande taille et ses longues jambes. Il croisait ses mains devant lui, les paumes à l’extérieur, pour incarner de son mieux le rôle de l’auditeur tout ouïe. La couverture du roman Avortement est une bonne approche de cette posture. Lorsqu’il se mettait en position d’écoute, il adoptait cette façon amusante de se tenir debout, à la manière d’un oiseau, scrutant les alentours du haut de son mètre quatre-vingt-douze. De cette lisière imaginaire, il se lançait dans la conversation qu’il agrémentait d’un commentaire approprié avant de s’embarquer dans une digression aussi fantastique qu’extravagante.

Tandis que Price et Richard poursuivaient leurs facéties dans la cuisine, je fouinais dans l’appartement. Un lit dans la pièce de devant. Un petit escabeau à ses pieds, dont la marche supérieure était capitonnée de velours à pompons rouges. Un four à bois rouillé dans le fond d’une cheminée inutilisée. Les étagères du placard chargées de livres, un assortiment de clés rouillées, de pièces de monnaie, cailloux, plumes, bocaux en verre et un miroir à main fêlé au cadre argenté. Une image sentimentale représentait une tête de mustang dans un fer à cheval porte-bonheur, avec en dessous l’inscription « Encule la mort ». Des gadgets des Hell’s Angels, posters et épaulettes étaient éparpillés dans la pièce. Étranges signes machos, me suis-je dit à l’époque, pour quelqu’un dont la poésie semble si délicate, romantique et fragile.

A côté d’une chaise en osier, contre le mur, se trouvait un magazine de l’armée, un manuel de pêche à la truite, dont la couverture était kaki. Richard remarqua que je m’y intéressais et fit irruption depuis la cuisine. Il prit grand plaisir à nous montrer ce manuel, soulignant au passage le contraste entre le langage officiel mort et le sujet vif-argent bien vivant.

A cette époque, La Pêche à la truite n’était pas encore publiée, et je n’avais aucune idée de la raison pour laquelle Richard prenait la peine de scander à voix haute des bribes d’un manuel des armées à l’usage des pêcheurs. Je n’y vis sur le coup qu’une autre de ses excentricités.

On ne trouvait dans la cuisine que les ustensiles de première nécessité. Son placard était rempli de plats tout préparés à réchauffer typiques d’un célibataire, comme les « Spaghettis Chef Boy-Ar-Dee », et le frigo ressemblait à un mausolée pour condiments. L’unique élément décoratif pendait au-dessus de la table : un drôle de papier de boucherie, sur lequel était inscrite au crayon de couleur une annonce pour une lecture publique de La Pêche à la truite. C’est en l’apercevant que je fis le rapprochement entre le guide du pêcheur et son livre.

Sans Price comme catalyseur, il m’aurait été difficile de me lier d’amitié avec Richard. Il se montrait très réservé avec les inconnus. Sa timidité l’amenait à s’adresser indirectement à ses amis, se référant à eux en choisissant un objet qui symbolisait ce qu’il admirait en eux, le tout développé selon un rituel comique. Ce jour-là, Price avait d’ailleurs rapporté de Monterey l’accessoire principal d’une de leurs blagues favorites : Willard.

Créé à l’origine par Stanley Fullerton, un de nos amis communs de Santa Cruz, Willard était un oiseau en papier mâché à l’allure burlesque. Haut de plus d’un mètre, peinturluré en rouge, blanc, orange et noir, Willard avait deux grands yeux en soucoupe, un bec géant et un ventre tout rond. En règle générale, Willard échouait dans un coin, croisant ses longues jambes effilées, le corps penché en avant dans une position à la Ichabod Crâne. Une mimique qui, curieusement, faisait penser à une posture caractéristique de Richard.

« Tu as beaucoup manqué à Richard », articulait Price avec son accent le plus stupidement sudiste. « Richard, à toi de t’occuper à nouveau de Willard. »

Le but du jeu consistait à abandonner Willard dans l’appartement de l’autre. Et Willard de se retrouver dans les toilettes de Richard, dans son four, ou encore déposé à la dernière minute sous la bâche de la camionnette de Price.

A la longue, ce drôle de « Colin-Willard » devint entre eux un jeu systématique et plutôt élaboré.

Le café de Price était le point de départ d’un autre de leurs numéros. J’avais déjà fait l’expérience de cette décoction, et j’appréciais les efforts de Richard pour en décrire les effets. Lui qui était pauvre n’utilisait que du café instantané. Mais Price, lui, préparait du sheeperder’s coffee, utilisant les marques les plus fortes, comme l’Expresso italien ou le Yuban. Price jetait le café moulu dans l’eau bouillante puis laissait infuser. Il rafraîchissait ensuite d’une pluie d’eau froide, et soufflait l’écume avant de verser. Café électrifiant garanti. Car Price l’Extravagant avait la main lourde. Richard en avalait une gorgée, puis en étudiait les effets sur son système nerveux. « La plupart des cafés vous remettent sur pied et vous donnent envie de passer à l’action. Le café de Price vous épingle sur la chaise à l’écoute de vos nerfs en train de frire », disait-il. « Tu sais quoi, Price, je crois que mon roman, ce matin, je vais l’attaquer, non pas à la machine à écrire, mais à la hache. »

Le café agissant sur mon organisme, j’ai laissé Richard et Price à leurs gags rituels, et je me suis dirigé vers la salle de bains. La baignoire de Brautigan était maculée d’une tache de rouille en forme de larme, sous le robinet. La biographie de Baker sur Hemingway traînait dans les toilettes, un poster des Beatles brillait au-dessus du papier toilette sur l’un des murs, une lettre de Grove Press sur l’autre, un relevé de droits d’auteur attestant de la vente de 743 exemplaires du Général sudiste de Big Sur. Ce que Richard en pensait n’était que trop explicite.

Comme le soleil brillait sur San Francisco, Price nous a emmenés dans sa Chevy 1956 jusqu’au Golden Gâte Park. Tout en arpentant le musée De Young, nous avons déversé un flot d’astuces et d’allusions au point d’élaborer une fable mythique sur chacun de nous.

Ce jour-là, Price a été la cible d’une avalanche de gags et de plaisanteries proférées par Richard et moi, avec cette verve caractéristique que procurait habituellement le café entre eux deux.

Parmi les traits que j’appréciais chez Price, il y avait son goût pour le plaisir des sens. Price, l’hédoniste de l’Alabama, qui adorait la bonne chère, les bons bouquins, savait apprécier les femmes dignes d’intérêt et la musique classique. Un rêveur romantique, comme Richard, capable de jouer les cow-boys en racontant ses histoires de bagarres et de dragues dans les bars. Ce qui les différenciait, c’est que Price, lui, ne faisait pas de distinction entre la réalité et sa propre « fantaisie ».

De nous trois, c’est Price qui était pourvu de l’imagination la plus sidérante. Il agissait selon ses idées fantaisistes d’autant plus facilement qu’il ne se proclamait pas écrivain. Richard, en revanche, comme nombre d’auteurs, se laissait rarement gouverner par ses impulsions, et il enviait cette qualité chez Price. Le caractère volontaire et délicat de Richard alimentait son écriture, mais il admirait en Price ce qu’il ne possédait pas : une forte personnalité masculine.

Après une balade dans le parc, nous sommes arrivés à l’Aquarium Steinhardt. Et c’est là, en face de l’aquarium des anguilles, que Richard et moi avons partagé notre première aventure signée Price Dunn.

« Anguille ! » a-t-il hurlé.

Il a joué des coudes à travers les touristes et s’est planté rayonnant devant les poissons, comme s’ils étaient de vieux potes à lui.

« Vous savez, par chez nous, dans le Sud, on en attrapait des poissons comme ça ! » il a crié à notre intention.

Nous nous sommes glissés jusqu’à lui. Quelques touristes s’apprêtaient à déguerpir : notre dégaine ne leur plaisait pas.

A cette période, le Golden Gâte Park n’avait pas encore été envahi par les hippies, si bien que notre aspect extérieur jurait avec le paysage. Richard portait son chapeau gris élimé et sa veste aux différents insignes épinglés, dans le même accoutrement que sur la couverture de La Pêche à la truite. Moi, je portais une chemise qui me tombait sur les genoux, avec le mot HIPPO brodé dans le dos. Price, vêtu comme d’habitude d’un jean et d’un tee-shirt, avait sur le nez ses petites lunettes rondes rafistolées avec du sparadrap, et, du haut de son mètre quatre-vingt-douze, ressemblait à un Hell’s Angel à l’heure du casse-croûte.

Price a continué à faire de grands signes à l’énorme poisson qui nageait derrière son improbable museau d’alligator.

« Anguille ! » il s’est mis à gueuler, « wahou, on en rapportait des aussi gros que ça. Et tu sais comment on s’y prenait pour les choper ? »

Ni Richard ni moi n’avions bronché. Nous observions les touristes effarés.

« Faut d’abord un épi de maïs », a expliqué Price qui en oubliait les gens effarouchés. « Bon, et ensuite une longue perche en bambou, tu vois le genre. Un brin de ficelle et un hameçon au bout, puis tu accroches l’épi de maïs à l’hameçon et tu le lourdes à la baille. »

Price s’est retourné vers les poissons, a largué l’épi de maïs imaginaire dans l’aquarium ; sa voix s’est métamorphosée en un murmure.

« Attirée par le maïs, la vieille anguille se pointe, elle est juste là, tu l’observes bien maintenant. »

Un instant, il a abandonné sa position de pêcheur. La foule a reculé encore d’un pas. Sa voix a monté d’un cran :

« Nom de Dieu, elles sont aussi mahousses qu’un immeuble. »

A nouveau, sa voix est redevenue murmure ; il s’est accroupi pour montrer comment il fallait tenir la gaule.

« Donc, l’anguille se pointe, alléchée par ton épi… tu la vois vraiment bien », et, à ce moment-là, Price a poussé un hurlement, « tu fous ta gaule par terre, tu prends ton flingue, et tu défourailles dessus. »

En un clin d’œil, la marée des touristes s’est évaporée, ne doutant pas que ce type et les deux autres cinglés allaient ressusciter leurs souvenirs d’enfance, tirer des flingues de dessous leurs vêtements et dégainer sur les aquariums.

Nous nous sommes regardés, Richard et moi. Nous étions tous les deux du Nord-Ouest, élevés selon un certain code en matière de pêche. Nous avons chacun agrippé Price par un bras, et l’avons éloigné des anguilles. Plus tard en évoquant ces scènes, nous nous sommes rendu compte que la même réflexion nous avait traversé l’esprit : « Jamais entendu parler d’une technique de pêche aussi saugrenue : on ne fusille pas les poissons, on les pêche. »

A partir de ce moment-là, Richard et moi, nous sommes rapidement devenus copains, liés par cette fascination que nous partagions pour la vie extravagante et souvent invraisemblable de Price. Lorsque Price nous contait quelque chose de merveilleux, Richard et moi plaisantions pour savoir lequel des deux disposerait des droits pour les écrits ultérieurs.

Ceci, par exemple : une des corvées de son enfance dans l’Alabama consistait à détacher les chaînes de son oncle fou enfermé au grenier, pour aller l’attacher à un arbre pendant les orages, car, semblait-il, la pluie avait sur lui un effet calmant prodigieux. « Bon, celle-là, elle est pour toi. » « Non, vas-y, prends-la, je te la laisse. C’est trop, je n’arriverai pas à m’en sortir. »

En dépit de sa timidité, Richard avait cette étonnante faculté de faire entrer les gens dans sa vie. Ce à quoi il était le plus fidèle, c’était à sa propre imagination. Dès qu’il sentait que vous partagiez cela avec lui, alors c’était gagné. C’est ainsi que notre amitié fut scellée grâce aussi à notre fascination commune pour Price.

A chaque retrouvaille, Richard s’enquérait de Price. Quelque scandale, quelque record ? Cette moto délabrée, avait-il réussi à la vendre une quatrième fois ? (Jusqu’à maintenant, il était déjà parvenu à la vendre trois fois, à trois personnes différentes, et avait réussi chaque fois à récupérer l’épave.) Avait-il abattu une cloison de plus, chez lui ? Et que s’était-il passé avec le stock de photos de Weston qu’ils avaient planquées, celles trouvées dans un hangar de Big Sur ? Conduisait-il toujours la camionnette remplie d’orchidées défraîchies, datant de son dernier job de jardinier à Pebble Beach ? Et sa Nash Metropolitan ? Lui fallait-il toujours une grande rasade de liquide pour freins avant de démarrer le matin ? Au fait, quel était le nouveau nom de Price, pour l’annuaire, le commandant Ralph G. Gore, William Bonney, Delmer Dibble ou Jesse James ?

Mon premier séjour à San Francisco dura du printemps à l’automne 1966. Je travaillais à l’aéroport pour la Pan Am, et Lani avait trouvé un boulot à la Croix-Rouge. Elle avait vécu dans cette ville pendant deux ans avant que nous nous installions ensemble à Monterey. Elle en connaissait donc les plaisirs et les délices. Pour moi, en revanche, c’était ma première expérience de vie citadine. Une nourriture nouvelle, des gens nouveaux, tout le monde se connaissait dans le quartier ; tout cela transcendé par l’épanouissement de Haight Ashbury et de la révolution psychédélique.

Cette période ne fut toutefois pas complètement idyllique, avec des émeutes fréquentes dans le quartier du Fillmore et la garde nationale qui patrouillait dans les rues quelques semaines seulement avant notre départ. Pourtant, ces mois passés dans le sud du Haight m’apportèrent tout ce que la civilisation urbaine pouvait offrir de mieux : une vue magnifique, des rues animées, des parcs à proximité et une alimentation exotique.

Dès nos premières promenades dans le parc Yerba Buena, sur le Haight et dans le Golden Gâte Park, les signes d’une libération en marche n’étaient que trop clairs. Le LSD n’était pas encore interdit. A Seattle, des acides, je m’en étais enfilé un paquet, et j’en avais aussi revendu, mais, aussi pervers que cela puisse paraître, je m’étais juré, en arrivant en Californie, de ne plus y toucher. Il me semblait avoir tiré tout ce que je pouvais apprendre des drogues psychédéliques. Une simple balade dans Panhandle me fit comprendre que je faisais partie d’un groupe plus large que celui des écrivains affamés. Dès les premières semaines, j’eus le sentiment d’être pris dans un mouvement historique. Peu importait, en définitive, le sens de l’histoire, je trouvais cela magnifique.

« Si vous arrivez à vous souvenir de quelque chose, à propos de cette période, c’est que vous n’y étiez pas », est l’une des plaisanteries de Robin Williams. En ce qui me concerne, ce n’est pas tout à fait exact. 1966 me rappelle la crasse du brouillard matinal, le parfum des eucalyptus. Je revois les visages souriants, les vêtements colorés circulant dans Panhandle, disant oui au monde avec tant d’assurance.

Cette atmosphère de confiance, de grâce et de mystère ne s’est pas prolongée au-delà de 1967. Mais l’idée d’une communauté capable d’accéder à un monde meilleur était bien là, enivrante. C’est de cette période que date mon amour des appartements hauts de plafond de San Francisco, aux moulures sculptées et aux fenêtres tout en hauteur. De la coupole du grenier s’élevait le rêve merveilleux d’un bureau idéal pour mes travaux d’écriture.

Ces appartements hauts et ensoleillés m’inspiraient. J’entrepris la décoration de notre piaule avec du ruban adhésif que j’avais volé à la Pan Am, normalement utilisé pour indiquer les destinations. Une couleur par ville ou pays. Dans la cuisine, je confectionnai un mur tourbillonnant de couleurs, m’attachant à insuffler un peu de lumière dans ce sombre appartement. Tout ce que je réussis en définitive à obtenir fut d’horrifier mon propriétaire. Mon histoire d’amour avec la ville de San Francisco a coïncidé avec ma fascination pour la vie de Richard, et dès lors, les deux sont devenus indissociables.

Quand je ne travaillais pas, nous nous retrouvions chez moi, avant de partir pour des excursions dans Haight Street, jusqu’au parc. Au cours de ces escapades, il me fit quelques révélations concernant son passé récent. Depuis deux ans, il vivait sur les avances d’un contrat avec les éditions Grove Press. Ils avaient une option sur ses quatre premiers romans, et avaient ainsi acheté le premier, Le Général sudiste de Big Sur, et en second, La Pêche à la truite en Amérique, mais n’avaient publié que ce dernier. Son troisième roman, Sucre de pastèque, avait été refusé ; restait son quatrième, Avortement, qu’il avait achevé peu de temps avant que nous nous rencontrions. Quand ce roman fut refusé, Richard ne fut plus alors sous contrat, et se retrouva plongé dans un combat quotidien pour payer son loyer et se nourrir.

Le ticket de bus avait beau ne coûter que 15 cents, Richard se rendait à pied de Geary Street à mon appartement de Haight Street, sous Devisadero, soit à une vingtaine de blocs.

Je lui ai demandé une fois s’il désirait un sandwich, avant de partir en randonnée jusqu’en haut de la colline du Golden Gâte Park. Sa manière de dire oui, puis de l’engloutir, restera à jamais gravée dans ma mémoire. A partir de ce jour-là, il y a toujours eu de quoi manger quand il arrivait, et nous cassions la graine avant d’entreprendre nos expéditions.

Il ne se plaignait jamais de sa situation financière, et s’entourait même d’un halo de mystère à ce sujet. Jamais la question ne fut abordée lors de nos promenades dans le Haight.

Price me confia que Richard travaillait un ou deux jours par mois dans un labo pour quelque étrange inventeur à rincer des tubes à essai et procéder au mélange de substances chimiques. A la veille du règlement de son loyer, il ne manquait jamais d’aller à la librairie City Lights voir si ses recueils de poésie, placés en dépôt, avaient été vendus – Lay the Marble Tea ou The Octopus Frontier. Il faisait ensuite la ronde des bars de North Beach, et mettait le grappin sur quiconque était susceptible de le dépanner d’un peu d’argent pour manger.

Plus tard, quand ses problèmes d’argent ont été réglés, et qu’il fut reconnu comme pilier de bar chez Enrico, je ne l’ai jamais vu refuser l’aumône à qui que ce soit.

Dès que nous sommes devenus amis, nous nous sommes approprié les numéros comiques auxquels il se livrait avec Price. Ainsi, si l’un de nous se trouvait à court d’argent, il n’avait qu’à dire :

« Tu te souviens… le dollar que tu me devais ? » et le billet changeait de poche.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, en cette période de vaches maigres, le souvenir de Richard est associé à celui de mets merveilleux et d’alcools coûteux. Que nous venions à acquérir quelques sous, et nous nous offrions ce qui se faisait de mieux – en particulier si le toujours généreux Price venait de faire un gros coup, chose qui, avec sa veine d’Irlandais, arrivait souvent.

Au printemps 1966, Baby Katherine, la copine de Price, reçut un chèque des assurances suite à un accident de voiture. Pour fêter ça, Price acheta une Studebaker d’occasion pour 25 dollars à un voyageur fauché récemment revenu du Mexique. Lui et Katherine vinrent à San Francisco pour « s’en mettre plein la panse ». Ils passèrent nous prendre sur Haight Street, Lani et moi, puis Price mit les gaz direction North Beach. Nous devions y retrouver Richard dans un restaurant chinois. Inutile de dire que Price n’avait pas pris la peine de nettoyer les saloperies qui dataient des vacances mexicaines du propriétaire précédent. Je fis tomber du siège arrière sur le plancher pièces de rechange, sacs de couchage et bouteilles de tequila vides.

Price s’engouffra à toute blinde sur l’autoroute à la hauteur de Fell Street, surexcité à l’idée du festin qui nous attendait. Il commença à crier le nom des plats dont nous allions nous régaler. Le hic, c’est qu’il changeait de file à chaque changement de menu.

« Non, porc Mu Shu (embardée à droite), et, ensuite, le canard fumé au thé ! » Quelque part sur l’autoroute d’Embarcadère, le visage de Lani, jusqu’alors préoccupée par notre sécurité, exprima l’horreur absolue : une araignée gigantesque et velue rampait sur sa jambe, une petite auto-stoppeuse qui venait de l’autre côté de la frontière. Sans interrompre le sermon de Price, ni le perturber dans sa conduite, j’écrasai la bestiole d’un coup d’enjoliveur.

Ce soir-là, Richard et Price me firent découvrir des joyaux de la culture chinoise, ailes de poulet sauce à l’huître, soupe de requin, bœuf de Mongolie. A la fin du dîner, nous fîmes un crochet par les bars et les cafés de North Beach, ingurgitant allègrement pouilly-fuissé et porto de Ficklin, Grand Marnier et armagnac, et c’est en cette joviale compagnie que je goûtai ma première mousse au chocolat et mon premier sabayon.

En 1966, ce qui était le plus frappant chez Richard, c’était son optimisme constant. Compte tenu de l’existence au jour le jour qu’il menait, le terme ne peut traduire l’aura héroïque dans laquelle semblait baigner sa vie quotidienne. D’après ce que j’ai pu constater, son emploi du temps consistait à écrire le matin, passer ensuite une série de coups de fil, puis se lancer à corps perdu dans la vie de San Francisco emplie de joie et d’imprévus.

Papillonnant d’un type qu’il connaissait vaguement à une vieille connaissance, d’un bar au café suivant, il était clair qu’il considérait sa vie quotidienne comme la propre matière de son art. Une portion de cet art se trouvait reproduite dans ses écrits, une grande partie ne l’était pas. Cette déperdition ne semblait pas le chagriner. Il lui arrivait même de fêter ça.

Son style de vie et ses écrits contrastaient assurément avec la confiance qu’il pouvait avoir en sa bonne étoile. J’avais beau personnellement apprécier Le Général sudiste, j’étais à des lieues de soupçonner que Richard pourrait un jour trouver un public assez vaste pour lui permettre de gagner sa vie. Et je n’étais pas le seul de cet avis. Peu nombreux étaient ceux qui pronostiquaient qu’un tel public naîtrait du jour au lendemain.

Pendant cette période de félicité aux premiers jours du Haight, l’intuition que tout était possible se propageait dans la ville. Nous avions l’impression, mes amis et moi, de constituer une minorité de plus dans une ville tissée de minorités. Au mieux, nous espérions que le quartier tomberait entre nos mains, et que la ville, comme c’était le cas pour les Italiens, les Japonais ou les Hispaniques, finirait par nous reconnaître en tant que tels, et nous admettre. Notre délire était de penser que la ville laisserait la vie sauve aux branchés de la dope.

Quand les premiers miroitements de la révolution psychédélique sont apparus au quotidien, et cela allait des posters du Fillmore aux vêtements que l’on voyait dans la rue, il y a eu comme un soupir collectif de soulagement. A partir de maintenant, nous allions avoir notre propre monde (ou, comme l’écrivit le poète Philip Whalen, fabriquer la « Magie d’un Tibet électrique »). Nous sentions que quelque chose de grandiose allait arriver, qui allait envahir toute activité et allait secouer la terre entière. Cette idée devenait contagieuse, aussi désolantes et désespérées qu’aient pu être nos conditions de vie, et ça, ce n’était pas seulement une vision de défoncé. Par la suite, mes amis du Haight n’en sont jamais venus à toucher à la dope tous les jours – pour la simple raison que les fournisseurs n’étaient pas régulièrement approvisionnés, et parce que l’envie n’y était pas toujours.

Que Richard et toute cette faune baroque du Panhandle arrivent à survivre, voire à payer un loyer, voilà qui me fascinait. Jeune écrivain moi-même, j’étais impressionné par Brautigan qui semblait vivre essentiellement grâce à l’argent de ses écrits. En vingt-deux ans, jamais je n’avais rencontré un écrivain qui s’assumât financièrement. Tous ceux que je connaissais étaient profs ou avaient un boulot sans aucun rapport avec l’écriture. Brautigan, résolu comme il l’était à réussir en tant qu’écrivain, incarnait pour moi le modèle de l’artiste obstiné.

A cette époque, Richard ne faisait presque jamais allusion à son enfance. C’est de Price que j’appris que nous avions, lui et moi, quelques points en commun. Nés tous les deux à Tacoma, dans l’État de Washington, Verseau tous les deux, lui du 30 janvier, et moi du 2 février, nous avions tous deux passé notre enfance dans le milieu ouvrier du nord-ouest de l’Amérique. Ce qui nous fournit une autre source de plaisanteries, tant il était peu prévisible que nous devenions des artistes, avec des ancêtres fermiers, arracheurs de souches, cuistots ou pêcheurs.

En dépit de ses antécédents, Richard était maintenant un créateur, ce dont il tirait une grande fierté. Il affirmait souvent que la puissance artistique de ses amis était proportionnelle au combat qu’ils avaient dû mener pour accoucher de leur art. Il affirmait que le rejet dont il avait été victime lui avait procuré de la force, un carburant pour son travail.

« Aucun de mes amis n’a jamais reçu d’encouragement », se plaisait-il à dire, « aucun d’eux n’a jamais imaginé qu’il pourrait arriver à quoi que ce soit de valable. »

Nous étions en 1966, et ces idées courageuses étaient exprimées par un homme dont le seul roman publié était maintenant soldé.

Il se retrouvait avec trois romans non publiés sur les bras, pas d’argent, plus d’éditeur, et affichait malgré tout une confiance suprême en son talent et son travail.

Ses amis écrivains de San Francisco trouvaient cet optimisme bien naïf. La tendance était alors d’exclure l’hypothèse que son travail puisse un jour éveiller un écho favorable. Pour eux, Brautigan avait une expérience du monde trop limitée, victime de ses origines miséreuses et de son isolement social. Seulement voilà, un petit lopin de terreau fertile suffit parfois à créer un monde.

Evoquant les débuts de son amitié avec Hart Crâne, Malcom Cowley fait une remarque pertinente à propos de cette distinction de classe. Il écrit qu’au début il jugea Crâne comme quelqu’un de peu brillant, car « il n’étalait pas cette vivacité d’esprit que j’avais pris l’habitude d’attendre de mes amis, qui, pour la plupart, étaient étudiants… Je n’avais pas appris à apprécier la concentration exclusive dont il faisait preuve pour rédiger ses poèmes et son étonnante capacité à retravailler chacun d’eux pendant des semaines, jusqu’à ce qu’il obtienne enfin la forme parfaite dont il avait rêvé. »

Nombreux furent ceux, à commencer par moi, qui réagirent de la sorte au personnage Brautigan. Il avait beau être de dix ans mon aîné, il m’arrivait parfois d’éprouver un sentiment paternel à son égard, tant il semblait si maladroit parfois, si peu cultivé, appartenant à un autre monde. D’autre part, j’identifiais un peu ma situation à la sienne, même si elles différaient sur bien des points. J’avais une famille, j’avais fait des études. En tant que jeune écrivain sans expérience particulière sur laquelle écrire, j’admirais Richard pour son désir héroïque de devenir écrivain. Il n’avait pas mené une vie d’aventurier, ni réussi, non, il avait vécu en marginal, et tirait toute la substance de ses écrits de son imagination prodigieuse, en dépit d’une expérience limitée de la vie.

Ce statut de marginal éclairait la nature des relations que Brautigan entretenait avec autrui. Price Dunn jouait souvent le grand frère, s’employant à corriger gentiment Richard quand il exprimait une de ses conceptions délirantes du monde. En société, Richard passait parfois pour un benêt venu de sa cambrousse. En d’autres occasions, il éprouvait une certaine appréhension à se confronter aux autres.

Je me souviens de cette soirée au début des années 70. Je l’avais accompagné dans la rue, pour faire quelques courses sans importance, quand nous sommes tombés par hasard sur une bande d’artistes en goguette, parmi lesquels les écrivains Robert Creeley, Bobbie Louise Hawkins et Joanne Kyger. Ils sortaient justement d’un vernissage et cherchaient à continuer la soirée. Spontanément, Brautigan les a invités à dîner, il tenait à remercier, dit-il, tous ceux qui avaient eu la gentillesse de l’aider. Il était depuis peu un écrivain solvable, et son geste, qui était une invitation à partager les fruits de sa réussite, a été apprécié comme tel. Au restaurant, il s’est montré le plus prévenant des hôtes, orientant la conversation d’un écrivain à l’autre, se délectant de leurs propos. Pourtant, la soirée a lamentablement dégénéré quand nous sommes retournés à son appartement de Geary Street pour un dernier verre, au moment où l’un d’eux s’est enquis des récents travaux de Richard. Ce fut le déclic, Richard nous a lu une longue et chaotique série de ses poèmes les plus sombres et les plus tristes, contribuant à gâcher ce qui, jusqu’alors, avait été une soirée joyeuse. Il a toujours été capable de vivre dans un état de nervosité extrême, de danser sur un fil, et d’en tirer une certaine force, mais, comme pour beaucoup d’artistes, son comportement en société dépendait à chaque instant de son humeur.

Les fictions de Brautigan semblaient pure fantaisie, et j’ai tout d’abord cru que sa personnalité en était également le reflet. J’ai rapidement dû réviser mon jugement. Richard était assurément doté de l’une des personnalités les plus complexes qu’il m’ait été donné de rencontrer. Et même dans ses moments les plus déconcertants, obstiné, il persévérait.

C’est précisément cette volonté, l’ardente dévotion avec laquelle il se consacrait à son travail, qui faisait de Brautigan plus qu’un simple personnage insolite. William Blake nous rappelle que, « si un fou persistait dans sa folie, il deviendrait un sage ». Et comme l’un de mes étudiants en fit une fois le commentaire : « Comment un fou peut-il persévérer ? » Plus que sa persévérance, il fallait alors considérer dans quelle situation se trouvait Brautigan. Le plus dur, en ces temps insouciants du Haight Ashbury en éclosion, c’est que Richard n’avait pas le choix. C’est en tant qu’artiste qu’il lui fallait réussir. Il n’avait pas de famille, hormis une fille et une femme divorcée. Il ne connaissait pas d’autre métier, ne fréquentait personne d’autre que ses copains écrivains et ses collègues de biture de North Beach. S’il ne s’en sortait pas comme écrivain, il n’avait littéralement rien d’autre dans cette vie. Pour lui, c’était tout ou rien.

Pendant la période durant laquelle nous avons habité dans cet appartement de Haight Street, ma situation sociale s’est modifiée. J’ai épousé Lani, déjà enceinte de notre fille, et même s’il n’était pas dans mes intentions de tout remettre en cause, la pression de la paternité s’est abattue sur moi. J’ai jugé que mon rôle était d’être soutien de famille. Ce qui, compte tenu de mon éducation, signifiait m’atteler à un boulot, remiser au placard tous les rêves que j’avais pu caresser, « retrousser les manches, et en mettre un coup » comme nous le rabâchait mon père. Mais pour le moment, je profitais de la vie cosmopolite et artistique de San Francisco, témoin de l’émergence d’un mode de vie radicalement nouveau. Certes, mes racines m’incitaient à agir en futur père responsable. Pourtant, mes projets étaient les suivants : arrêter mon boulot, m’installer sous le soleil de Monterey, vivre du chômage, écrire des livres, et plus généralement, pourfendre les règles de conduite que mes parents avaient eu tant de peine à m’inculquer. Projet que je mis à exécution dès septembre.

A Noël 1966, nous avons quitté Monterey pour aller passer les vacances à Tacoma. Sur le trajet, ma sœur a eu un pépin avec son minibus Volkswagen. La réparation a duré assez longtemps, et nous nous sommes retrouvés immobilisés dans le Nord-Ouest, manquant d’argent. Pour faire face à ce séjour forcé, j’ai revendu du LSD à des amis d’université qui habitaient Bellingham. En souvenir du bon vieux temps, j’en ai pris moi aussi une petite dose vers six heures du matin. Ce soir-là, quand nous sommes arrivés à la maison, emportés par l’optimisme ensoleillé du trip, j’ai décidé de mettre ma famille au courant de mes résolutions.

J’ai donc informé mon père de mon projet de devenir écrivain, et voilà ce qu’il m’a répondu :

« Dans ce cas, tu seras toute ta vie un parasite. »

Ce n’était pas tout à fait la réaction que j’escomptais.

Le point de vue de mes parents m’amène à reconnaître que, jusqu’à maintenant, le portrait que j’ai brossé de Brautigan ne dément en rien le cliché de l’artiste affamé, vivant dans un appartement minable, animé de son seul optimisme. Ce que j’aurais pu à l’époque entendre comme une prédiction de mauvais augure, mais ce ne fut pas le cas.

Ce qui élevait Richard au rang d’exception était cela même qui procurait tout le plaisir que l’on pouvait éprouver à lire ses livres : l’imagination.

Passer une journée dans San Francisco avec lui revenait à se soustraire à tous ces combats ; c’était la possibilité de prendre du recul pour réviser mes prétentions, et voir s’il y avait possibilité d’inventer une vie qui me permettrait de devenir écrivain. Richard, ce n’était pas l’exemple le plus facile à suivre, mais ce n’était pas non plus vers la facilité que je penchais. Je cherchais l’inspiration.

A cette époque, traîner en compagnie de Brautigan, c’était comme voyager à travers l’un de ses romans.

Il parlait avec ses amis exactement comme il écrivait dans ses livres. Métaphores tirées par les cheveux, emprunts aux dessins animés, plaisanteries expresses, fantaisie bizarre, une salve d’éclairs fusait de sa personne. Il adorait se lancer, avec le plus grand sérieux, dans des élucubrations de pince-sans-rire sur les mots, jouant au type sans une once d’humour. La plupart du temps, il tenait le coup. Il pouvait passer des heures à échanger des répliques piratées à Bogart ou à récrire à sa manière des textes des Beatles.

L’obstination de Richard avait son importance dans ces sketches ritualisés. Ainsi, bien qu’ouvert à toute modification, il aimait que ce soit lui qui tienne les rênes. Et c’est lui qui annonçait ce que serait la réalité du jour. Je me souviens, par exemple, de cet après-midi où nous sommes passés devant un kiosque à hamburgers. Richard a humé :

« Ah ! l’odeur du graillon dans le vent d’hiver », a-t-il déclamé solennellement, « Li Po, il me semble. »

Le reste de la journée ne fut plus qu’improvisation de faux poèmes chinois que nous prenions soin d’attribuer, à chaque fois, à quelque maître, dont le nom était suivi du très pompeux « il me semble ». Une des expressions favorites de Richard, au sujet de ces jeux, était de déclarer qu’ils « se désintégraient en advenant ».

Il croyait en la magie du jeu, et travaillait d’arrache-pied pour retrouver cette qualité dans l’écriture.

Dans la vie, cet esprit taquin lui venait aisément. Son astuce et sa clairvoyance opéraient à partir de la nature pourtant bien réelle de chaque scène. La journée où j’ai quitté Haight Street pour Monterey en est un bon exemple.

La veille, une de mes anciennes amies du Nord-Ouest avait débarqué en ville. Libérée d’un mariage malheureux, elle se coltinait un sac de pilules amaigrissantes. Elle se sentait d’attaque pour goûter à la vie nocturne de Haight Ashbury, et nous avons rebondi entre deux soirées, la première organisée en l’honneur de mon ami poète et imprimeur Clifford Burke, la seconde, au coin de la rue, pour le poète John Logan, qui avait été étudiant en même temps que moi à l’université de l’État du Washington. Je lui ai fait faire le tour de la ville, nous avons bu beaucoup de bière ce soir-là, et j’ai fumé deux paquets de Lucky Strike. Le lendemain, je me suis réveillé avec une triple gueule de bois carabinée alcool-amphétamines-tabac. Je me tenais au milieu de l’appartement, en aussi grande forme qu’un cadavre réchauffé, observant les caisses entassées. La sonnette a retenti. C’était Richard.

« Besoin d’un coup de main pour le déménagement ? » Il m’a ensuite observé d’un peu plus près.

« Oh ! oui, confirmation, tu as besoin d’un coup de main. »

Il a tombé sa veste en jean et a commencé à descendre les cartons jusqu’à la camionnette, tandis que je tournais en rond dans l’entrée.

C’est ce jour-là que j’ai arrêté de fumer. A chaque fois que je saisissais un paquet, ma langue, desséchée par les Lucky, me faisait tellement mal, que la simple idée d’en allumer une de plus m’était douloureuse. (Il s’avère que je n’ai plus touché une cigarette depuis ce jour.)

Brautigan savait toujours s’y prendre avec les victimes du terrible syndrome de la gueule de bois. Tout en continuant de descendre mes affaires, il m’a raconté une histoire, tirant de mes mésaventures un court récit de son cru.

« Tu as vraiment une tronche de mort ambulant. Dès que j’en ai terminé avec ça, je m’occupe de toi. On va être obligé de t’achever. A moins qu’on t’attache simplement à un poteau. Voilà ce qu’on pourrait faire, t’emmener au Golden Gâte Park et offrir aux touristes le spectacle d’une torche humaine. »

Cette histoire fantaisiste l’amusait. Il prenait soin d’observer chacune de mes réactions lentes et stupides avant de continuer à broder.

« Aujourd’hui, pique-nique sur l’herbe. Les enfants se regroupent, et l’un d’eux dit : “Hé, papa, viens vite voir, on a une torche humaine !” Avec tout l’alcool qui reste à l’intérieur », dit-il après m’avoir examiné de pied en cap, « je dirais que tu peux brûler au moins pendant une bonne journée. »

Sur les traces de Price, j’ai à mon tour acheté une camionnette Chevy avant de quitter la ville. Une fois à Monterey, je me suis lancé dans une affaire de jardinage et de transport pour compléter l’argent du chômage. Dans notre bicoque de Spencer Street, Lani et moi étions heureux comme des princes, jouissant de la vue sur la baie et sur les conserveries en ruine. La vie était bon marché. Nous avions économisé suffisamment d’argent pour monter à San Francisco quand nous le désirions. Durant ces visites, Richard et moi avons continué nos excursions en ville. Nous déposions des affaires au magasin des Diggers, le Free Frame of Reference, et participions à ces étonnantes journées en roue libre dans le Haight. Richard me comptait toujours parmi les personnalités littéraires, et c’est ainsi qu’il m’a présenté à des écrivains locaux comme le dramaturge Michael McLure, le romancier Don Carpenter et le poète Lew Welch.

Pour avoir été, pendant cette période, négligé par le monde de l’édition, Richard avait développé un sens de la dérision assez tordu concernant les publications. J’adorais ses déclarations à ce sujet. Cette fois-ci, nous étions en train de photocopier un de mes manuscrits. Pince-sans-rire, je lui ai fait part de mon projet de sauter dans le premier avion pour New York dès le lendemain, pour porter le manuscrit en main propre à mon éditeur. Je lui ai demandé si, à son avis, mon livre avait une petite chance.

« Je serais prêt à miser autant sur ton bouquin que sur une vierge boiteuse à un congrès de commis voyageurs. »

Quand nous parlions littérature, Brautigan délimitait le terrain, se cantonnant habituellement aux ouvrages qui l’avaient directement amené à écrire. Moi qui avais suivi, à l’université du Washington, les cours des ateliers d’« écriture créative », j’étais plus habitué aux sempiternelles rengaines théoriques qui alimentaient les séminaires, qu’aux commentaires attentifs de Richard.

C’est le poète Jack Spicer qui fut sans doute l’influence contemporaine majeure de Richard. Spicer qui édita une première version de La Pêche à la truite. L’acteur Gail Chugg se souvient de Spicer arpentant North Beach et disant aux gens :

« Richard vient d’écrire un merveilleux petit livre. »

C’est encore Spicer qui organisa finalement les premières lectures publiques de La Pêche à la truite, deux soirs de suite dans une église du coin. Richard appréciait particulièrement les poèmes de Spicer rassemblés dans Language ; il en connaissait certains par cœur.

Brautigan vénérait également Death in the Woods, l’histoire de Sherwood Anderson, pour la clarté et la simplicité de la langue. Je lui dois d’avoir découvert Isaac Babel. Dieu sait si Richard ne prêtait pas volontiers ses livres, mais quand je lui dis que je n’avais pas lu Babel, il m’a tendu les Collected Storics, et m’a ordonné d’aller sur-le-champ lire Guy de Maupassant. Il possédait aussi les articles journalistiques d’Hemingway. On y voit quelques rares exemples de l’habileté d’Hemingway à jouer avec la langue, dont on trouve trace, me semble-t-il, dans la prose des débuts de Brautigan.

Il recommandait l’Anthologie grecque comme modèle de brièveté et de concision des émotions. Il en possédait la collection complète. Sa bibliothèque était une bibliothèque d’écrivain, c’est-à-dire qu’elle comportait essentiellement des œuvres littéraires et peu d’ouvrages critiques. Les rares manuels ou anthologies qu’il détenait étaient soit des cadeaux, soit des exemplaires gratuits.

Brautigan se faisait aussi le défenseur du poète moderne Kenneth Fearing. Il ne considérait pas son œuvre comme majeure, mais estimait que ce n’était pas une raison pour le laisser tomber dans l’oubli. Je suppose qu’à cette période il devait se dire que c’est le sort qui lui serait réservé si la chance ne lui souriait pas plus. Cette préoccupation remonte à la surface dans le premier chapitre d’Avortement, qui date de 1966. Le personnage principal s’occupe d’une bibliothèque constituée de manuscrits non publiés. Les auteurs se chargent eux-mêmes de livrer et consigner leurs fiascos écrits, avant de les déposer sur une étagère, en attendant qu’un camion les emporte finalement pour les entreposer dans des grottes. Le cahier des livres en dépôt semble n’être la plupart du temps qu’un brillant commentaire sur la vie désespérée des écrivains non publiés. Malheureusement, après cette ouverture pleine de verve, la narration s’assèche et ne parvient pas vraiment à tenir la distance. On peut considérer que ce laisser-aller est dû en partie à l’ultime effort de Richard pour remplir son contrat signé pour quatre livres avec Grove Press. On peut aussi y voir le signe annonciateur, après son quatrième roman, d’un tarissement de son inspiration initiale.

A l’automne 1966, Brautigan note que son roman en solde, Le Général sudiste, enregistre un bon score à la librairie Mœ’s Books de Berkeley. A cette époque, c’est bien la seule note positive de sa carrière. De manière fort caractéristique, dans Avortement, Richard a érigé ses propres espoirs jusqu’à en faire un mythe. A la fin du roman, le personnage annonce qu’il est en train de devenir une figure-culte à Berkeley. Que ce frisson de reconnaissance dû par le public à la vertu de ses livres soldés ait pu signaler un tournant dans sa carrière, voilà qui résonne aujourd’hui d’un écho bien étrange. Surtout si l’on veut bien y voir l’intuition qu’il eut de sa propre ascension, du culte qu’on lui voua sur Haight Ashbury jusqu’au raz de marée de gloire qui déferla à travers tout le pays.