Chapitre v

BOLINAS

 

 

Lorsque, au début des années 70, Richard a acheté une maison de campagne à Bolinas, il m’a semblé que c’était une sage décision. Il allait pouvoir y accueillir tous ceux qui l’avaient aidé au cours des précédentes années, ce qui, jusqu’alors, avait été impossible dans son taudis de Geary Street. Le temps était venu qu’il prenne ses distances avec San Francisco-la-Tentatrice, et qu’il mette le holà à ses virées chez Enrico, où la ribambelle de jeunes femmes qu’il levait étaient toutes amoureuses de sa gloire.

Il lui fallait un endroit où se retirer après ses séances d’écriture dont il sortait exténué, nerveux, et miné par l’insomnie. Cependant, comme à peu près tout ce que Richard a entrepris, cette maison s’est révélée une réussite mitigée.

C’est par le truchement de Price que j’ai entendu parler de la maison de Bolinas ; Price qui assistera Brautigan lors des premiers aller et retour du déménagement. J’imaginais déjà un site clair et ensoleillé sur le plateau de Bolinas, surplombant l’océan. En fait, il s’agissait d’une haute bâtisse en bois de séquoia, à deux étages, pourvue d’une terrasse spacieuse sur le devant, nichée en pente sous les arbres, avec vue sur d’autres arbres.

Ma première impression fut la suivante : cette bicoque est sombre, humide et lugubre. Pourquoi Richard a-t-il acheté ça ? Avec l’argent dont il disposait, il aurait pu s’offrir une villa bien exposée face à l’océan. Plus tard, à Monterey, j’ai posé cette question à Price : « Pourquoi donc a-t-il fait ce choix ? » Price s’en prit à la sottise de Richard :

« Ah ! Keith, ça lui rappelle les cabanes perchées dans les arbres de son Nord-Ouest natal, voilà pourquoi il l’a achetée. Maintenant, il peut se poster à n’importe quelle fenêtre et ne plus voir que des arbres. »

En 1973, j’habitais Berkeley. En tant que propriétaire d’une camionnette et parce que sans travail régulier, je fus recruté par Richard pour l’aider à rendre sa maison habitable. Le premier jour fut consacré au transport de caisses remplies de livres et autres objets, afin de les entreposer au rez-de-chaussée.

Ce jour-là, Richard ne devait revenir de San Francisco que plus tard dans l’après-midi. Curieux de visiter les lieux, je suis monté à l’étage, et j’ai découvert trois chambres à coucher et une salle de bains. J’ai pénétré en dernier dans la pièce orientée à l’est. Plutôt exiguë, encombrée d’un bric-à-brac de sommiers, elle faisait l’angle.

J’étais sur le point de m’en aller quand j’ai cru deviner une présence étrangère.

Mon sixième sens m’avait signalé une fille en chemise de nuit blanche, comme une diapositive glissée devant un projecteur. Sur le moment, je ne m’en suis pas inquiété. L’image était passée comme un éclair, sans doute ne s’agissait-il que d’une hallucination fugitive.

Quand Richard est rentré ce soir-là, j’y ai fait allusion sur le ton de la plaisanterie.

« Cette fille dans la chambre du fond, qui est-ce ? »

Richard a blêmi.

« Tu l’as v-vv-vue ? » a-t-il bégayé.

« Ouais, en quelque sorte, pas vraiment vue, plutôt devinée », répondis-je, « qui est-ce ? »

« Je ne sais pas, mais tu es la quatrième personne à m’en parler, et tu ne connais aucune des trois autres, ce qui fait que je n’ai aucune raison de ne pas te croire. »

Qu’il y ait un fantôme dans la chambre du fond de la nouvelle maison de Richard, finalement, cela ne m’étonnait pas outre mesure.

Dans La Vengeance de la pelouse, une des nouvelles met en scène un petit garçon intrépide confronté au surnaturel. Un revenant, me dis-je, mais n’était-ce pas exactement le compagnon idéal pour stimuler la sensibilité « gothique Nord-Ouest-américaine » de Richard ?

Ianthe, pour sa part, me rapporta des anecdotes moins anodines à ce propos.

Elle a gardé le souvenir du fantôme qui allait et venait et lui glaçait les sangs. Richard, en revanche, ne semblait pas s’en formaliser. Tout cela lui inspirait plus de curiosité que de peur. Par la suite, il a entrepris des recherches historiques sur la maison, et a appris qu’au début du siècle une jeune femme y avait péri. On l’avait enterrée dans le jardin.

Il venait d’y avoir un incendie dans l’appartement de Don Carpenter, et Richard lui a proposé de s’installer dans sa demeure de Bolinas. J’ai donné un coup de main à Don, nous avons récupéré ses quelques affaires que le feu avait épargnées, et nous avons pris la route, direction Bolinas. J’étais encore occupé à déficeler le chargement, quand Don est entré dans la maison. Il en est ressorti immédiatement. Et m’a prié de tout remballer sur-le-champ, refusant d’y rester, sous le prétexte que la baraque était hantée. Finalement, il a emporté le tout à Mill Valley, où il a préféré s’installer avec son ex-femme, plutôt que d’avoir à vivre dans la maison de Bolinas – décision dont l’enjeu, soulignait-il, prouvait à quel point la masure hantée l’avait traumatisé.

L’état de ses finances étant florissant, Richard songea à créer une fondation de soutien aux artistes dans le besoin. Quand il fit part de cette idée au poète Joanne Kyger, elle lui dit que c’était là sans doute le meilleur moyen de se faire des ennemis. Elle lui rappela que les poètes voyaient d’un mauvais œil ceux des leurs qui avaient touché le gros lot. Elle lui rappela également de quelle manière réagissent habituellement les poètes à la générosité de leur protecteur. C’était la meilleure façon de se fourrer dans le pétrin. Brautigan, qui était quelqu’un de sensible, concrétisa quand même son intention première en accordant des prêts à certains de ses amis écrivains. Selon Ianthe, les comptes de Richard indiquent qu’il ne fut pratiquement jamais remboursé.

Richard se réjouissait toujours de la visite de ses meilleurs amis à Bolinas. Il savait se plier en quatre pour faire plaisir à ceux qu’il aimait. En un sens, il y mettait autant d’application que pour ses livres. Il prenait soin de tout, jusqu’au moindre détail, mais souvent l’attention qu’il voulait prodiguer l’aveuglait, et rien finalement ne se déroulait comme prévu.

Je me souviens de ce dîner à Bolinas auquel étaient conviés Joanne Kyger, Don Allen, Bobbie Louise Hawkins et son époux Robert Creeley. Hormis Creeley, tout le monde est arrivé à l’heure. Lorsqu’il s’est enfin présenté, il ne lui manquait manifestement plus qu’un dernier verre avant de s’écrouler ivre mort. Richard, lui-même familier de ce type de situation, lui a indiqué avec sollicitude le canapé, devant la cheminée. Nous étions tous réunis autour d’un grand feu, un verre de vin à la main, en attendant le repas. Bob fut excusé pour son retard. Il a admis avoir éprouvé de grandes difficultés pour quitter le bar Smiley de Bolinas, où, semblait-il, quelques admirateurs lui avaient fait bel accueil. Il s’est avéré qu’il était en fait plus sous l’emprise de ses propres ruminations que de l’alcool. Une fois confortablement installé, il s’est comporté comme à l’une de ces soirées qui clôturent la conférence-lecture d’un auteur. Il discourait avec lui-même, jonglant avec des termes abstraits ou techniques, dans un langage hermétique qui rendait son propos tout à fait difficile à suivre.

Personne ne prêtait grande attention à sa logorrhée universitaire. Creeley s’est absenté un moment. Don Allen s’est penché vers Bobbie Louise, pour savoir si Bob, ces derniers temps, n’était pas en train de traverser une passe difficile.

« Non, rien de particulier », a répondu Bobbie qui n’a pas semblé le moins du monde s’émouvoir du comportement de son mari.

Juste avant le dîner, Richard a placé cérémonieusement un disque du Grateful Dead sur le tourne-disque. « Il l’avait mis de côté », expliqua-t-il, « pour en faire la surprise à Creeley. » Entièrement absorbé par ses pensées théoriques, Bob l’a remercié d’un vague signe de tête, puis est retourné à sa conférence imaginaire.

A l’écoute des premières notes, il a brusquement relevé la tête :

« Mais c’est sur ce disque qu’il y a mon morceau préféré. »

Richard rayonnait de joie. Tandis que Creeley se concentrait maintenant sur la musique, Richard a détaillé les obstacles auxquels il s’était heurté pour obtenir ce disque en particulier. Heureux d’avoir pu faire plaisir à Creeley, il est retourné à ses fourneaux.

La chanson se termine. Creeley se lève en titubant et se dirige à vue vers la chaîne stéréo. Il essaye de remettre le même morceau, mais raye tout le disque en faisant déraper l’aiguille en travers.

Il émet un « Oh ! Oh ! », puis regagne son canapé, afin d’y poursuivre sa discussion avec lui-même.

Entendant le craquement, Richard sort en trombe de la cuisine juste à temps pour assister en direct à la scène du « Oh ! Oh ! ».

Il s’approche de la stéréo, et tire de la pile un autre exemplaire du même album. Sur ce ton plaisant qui lui était propre, Richard se félicite :

« Cette fois-ci, j’ai pris mes précautions », et de raconter que Creeley avait déjà bousillé précisément ce disque-là.

C’est tout juste si Creeley manifeste la moindre reconnaissance. Richard quitte la pièce. La chanson s’achève. Creeley relève la tête, et déclare : « Mais c’est mon morceau préféré ! » Il se dirige vers la stéréo, saisit le bras et skrriiaak, détériore le second album.

« Oh ! Oh ! » fait-il, manifestement ennuyé.

Au son du skrriiaak, Richard resurgit de la cuisine. Le regard sombre, il reprend le disque, et, délicatement, le dépose sur le précédent déjà abîmé. Puis, profondément contrarié, avec cette moue qu’il affichait si souvent quand ce qu’il avait prévu marchait de travers, il se replie douloureusement vers la cuisine.

Richard adorait les histoires loufoques d’artistes excentriques. J’imagine qu’il tentait ainsi de minimiser sa propre exubérance, en l’inscrivant dans une tradition. Il se chargeait également de romancer la vie des poètes, comme l’exigeait la légende de North Beach, cette légende qui supposait certaines attitudes de l’artiste et des réactions autodestructrices vis-à-vis de l’art.

Je n’en ai personnellement jamais tenu compte, mais il m’a bien fallu reconnaître l’impact de cette conception dans la vie de Richard, dont les années d’apprentissage se déroulèrent aux côtés de Jack Spicer, qui mourut alcoolique. Bien entendu, Richard n’était pas dupe de ces mascarades et savait les manier avec humour.

Le lendemain matin, j’étais dehors sur la terrasse. Je le vis qui arpentait la maison et ramassait divers objets. J’en conclus qu’il devait être en train de faire le ménage, suite à la soirée de la veille. Il s’est approché de moi, les deux poings fermés à hauteur du visage.

« Keith », dit-il, « tu veux que je te montre un truc ? »

Il a ouvert ses mains. Dans ses paumes sont apparus des rabats d’enveloppes, des marges de journaux découpés et un tas d’autres bouts de papier griffonnés, couverts de pattes de mouche indéchiffrables.

« Ce sont les derniers poèmes de Robert Creeley.

A chaque fois que Bob vient ici, voilà de quoi il parsème la maison. »

Puis, moqueur, il m’a toisé solennellement et a déclaré :

« Ses poèmes, je les conserve tous pour la postérité, dans un bol au-dessus du piano. »

Sans doute en partie parce que la maison lui rappelait les cabanes dans les arbres, mais en partie aussi parce que la présence de Creeley le mettait à l’aise, Richard s’ouvrit à nous pour la première fois sur sa jeunesse. Sujet chargé d’émotion qu’il s’était jusqu’alors bien gardé d’aborder.

Un soir donc, j’évoquais avec Creeley quelques vieilles histoires de mon adolescence sur ma bande de copains, là-haut, dans le Nord-Ouest américain.

Nous avions volé un sac en toile de jute rempli de balles de golf. Qu’allions-nous en faire ? L’épopée s’était en définitive achevée le dimanche matin sur une autoroute en chantier. Pas question de se lancer dans une course automobile, non, nous nous étions retrouvés là simplement parce que dans leur blancheur, les balles resplendissaient d’un éclat magnifique, dans le brun-roux de la poussière laissée par les bulldozers.

Richard raconta que lui aussi avait fait partie d’une bande prête à tous les mauvais coups pourvu qu’il y ait du danger.

Il se promenait une fois avec l’un de ses amis, lorsqu’ils croisèrent sur leur chemin un chien impressionnant – un danois si ses souvenirs étaient bons. Ils ont vite fait d’adopter l’animal, sans trop réfléchir au sort qu’ils allaient lui réserver. Une décision esthétique en quelque sorte.

Leur promenade les a menés à un hôpital. Un des copains a fait le guet. Ils ont fait entrer le chien dans une salle d’opération vide et l’ont abandonné là.

C’est avec moins de bonheur qu’il évoqua une nuit entière passée sous un poulailler, tandis que les voisins, qui en avaient assez des farces de ces petits voyous, avaient organisé une battue. Je crois que le tour qu’ils leur avaient joué, cette fois-là, était à base de ballons remplis d’eau et de sang de poulet. Richard et ses copains conclurent de cette rébellion qu’il était temps de déplacer le théâtre de leurs opérations.

Au sujet de son père, Richard fit des commentaires fort intéressants. Il dit ne l’avoir rencontré que deux fois. La première fois, ce fut à l’hôtel :

« On m’a poussé dans une pièce, il y avait là un homme qui m’a donné un dollar en argent pour aller au cinéma. » La seconde rencontre eut lieu chez le coiffeur : « Il avait le visage barbouillé de mousse à raser, et je lui ai dit qui j’étais, et il m’a donné un peu d’argent pour qu’une fois encore j’aille au cinéma. »

Quand il racontait ces histoires, un regard particulier apparaissait sur son visage. L’expression typique des moments où il s’engageait sur un terrain glissant. Il se remémorait ses souvenirs sur un ton monocorde, en utilisant des phrases plates, sans émotion apparente, comme pour dire « ce ne sont que les faits bruts ». Jamais il n’aurait admis avoir été blessé. Il lui fallait contenir toute sa douleur.

Après sa mort, Ianthe m’a raconté ce à quoi il a été exposé pendant son enfance, soit en tant que témoin, soit en tant que victime : mauvais traitements, abandon, négligence. Un soir que l’un de ses beaux-pères n’avait pas apprécié le talent culinaire de sa mère, il avait saisi la poêle, l’avait assommée avec, puis avait continué de préparer le repas avec le même ustensile.

Un des beaux-pères avait loué une maison. Il les y avait installés, puis avait disparu. Ils finirent par se faire expulser. Sans le sou, la famille s’en remit à l’Aide publique et dut emménager dans des logements de l’Assistance… avant que le beau-père ne réapparaisse.

Ces remue-ménage furent source de souffrances pour les enfants. Entre six et neuf ans, Brautigan fut abandonné trois fois.

Un après-midi, il est rentré de l’école. Sa mère et sa sœur avaient disparu, emportant tout avec elles. Il a passé une semaine tout seul à la maison. Ce sont les voisins qui ont retrouvé la piste de sa mère et lui ont payé un ticket de bus pour la rejoindre.

Il a été fréquemment malmené et a connu des situations extrêmes. L’un de ses beaux-pères, qui passait son temps à « le tabasser et le tabasser », a même une fois essayé de lui casser le bras.

Il se souvenait avoir été « offert en location », avec sa sœur, à des voisins, pour exécuter des corvées ménagères. C’est à l’une de ces occasions qu’on l’a obligé à assister au spectacle de sa sœur qu’un voisin sadique fouettait, parce qu’elle avait commis quelque maladresse.

Sa mère, prétendait-il, était du genre à aimer les enfants quand ils étaient encore bébés, mais à les ignorer ou les terroriser par la suite. Lorsque Brautigan a eu l’appendicite, on l’a collé au lit avec la fièvre, et ce n’est qu’au bout du cinquième jour qu’un voisin a fini par alerter le médecin local. Richard a gardé le souvenir de ce docteur qui ne dépassait pas le vingt kilomètres à l’heure, le maintenant sur son giron de peur que l’appendice enflammé n’éclate.

Il n’a pu effacer de sa mémoire l’image du toubib en pleurs, les larmes de rage et de pitié qui pleuvaient sur lui. Un autre détail tout à fait typique de Richard était resté associé à cette histoire : les pitreries du petit garçon avec qui il avait partagé sa chambre d’hôpital. Il lui était interdit de rigoler, à cause des points de suture, et qu’est-ce que ça avait été difficile !

La période au cours de laquelle il fut malmené semble avoir cessé quand il a eu douze ans. L’homme que sa mère épousa alors devint le copain de Richard. Il l’emmenait à la pêche et à la chasse. Ce fut pour Richard le début d’un amour pour ces sports qu’il conserva toute sa vie.

Jamais par la suite Richard ne fut aussi prolixe au sujet de ses souvenirs d’enfance.

Quand il a écrit sur son enfance, il a narré des histoires de pauvreté terrible et de misère sentimentale. Dans l’une de mes préférées, « Brève histoire de l’État d’Oregon », il termine par une apparition de lui-même, debout devant une maison isolée dans les bois, sous une pluie torrentielle. Une troupe de gamins en haillons l’observent du perron. Des bouts de câbles rouillés traînent dans la cour.

Il dit : « Je n’avais aucune raison de croire qu’il y avait autre chose dans la vie que ça. »

A cette époque, j’étais persuadé qu’en rédigeant ces nouvelles, Richard regardait dans le fond des yeux les traumatismes de son enfance. Je croyais alors aux vertus rédemptrices et curatives de l’art. Je ne pense pas que Richard, lui, y ait jamais cru.