Chapitre III

LE FESTIVAL DE MONTEREY, 1967

 

 

En avril 1967, ma place dans la grande chaîne de la vie se modifia : à l’âge de vingt-trois ans, je devins le papa d’une petite fille, Perséphone. Douze jours plus tard, mon père mourut d’une crise cardiaque. Tout portait à croire qu’il me faudrait dès lors assumer des responsabilités plus lourdes, mais les temps n’étaient pas aux prévisions à long terme. J’avais beau avoir une famille à charge, je n’en avais pas moins décidé de devenir écrivain.

Après la naissance de Perséphone, nous avons emménagé dans une adorable demeure d’époque, située sur Pacific Grove. L’endroit était spacieux, tout en longueur, aéré. Un mur entier, percé de fenêtres, dominait la baie. Cette bicoque de rêve, qui nous revenait à 50 dollars par mois, contenait suffisamment de chambres pour héberger tous les copains de San Francisco. El effectivement, ils se pointèrent, s’installèrent, interrompant joyeusement l’emploi du temps que je m’étais assigné pour mes projets littéraires de l’hiver. Je montais encore de temps à autre en ville, mais la fac et le bébé me maintenaient la plupart du temps à la maison.

C’est à l’occasion du festival pop de Monterey, le 16 juin, qu’eurent lieu les grosses retrouvailles avec les anciens d’Haight Ashbury. Monterey fut le premier festival rock. Cet événement impromptu se déroula sans le concours des « flics-à-louer », ni de ces services de sécurité musclés, qui allaient par la suite être l’apanage des festivals rock.

Des jobs furent proposés aux étudiants de l’université de Monterey, et je me fis inscrire comme membre du service d’ordre et fus affecté à la porte d’entrée. Au beau milieu de ce chaos, tentés de toutes parts, les membres de cette équipe improvisée se dispersèrent rapidement. Nombreux furent les étudiants qui se firent la malle, soit parce qu’ils ne pouvaient pas supporter la pression, soit parce qu’ils avaient envie de se défoncer et de passer la nuit à danser. Le gars avec qui je faisais équipe s’appelait Ken, il a réussi à tenir le coup jusqu’au samedi. Étudiant en philo, Ken venait de la banlieue, c’était un gars réglo qui n’avait jamais mis les pieds sur Haight Ashbury. Toute cette faune était pour lui une révélation. Il était à ce point innocent, qu’il ne comprit qu’à moitié mon exhortation à y aller mollo avec la boisson ou la nourriture qui lui seraient offertes. Mais tous ceux qui se pointaient pour les concerts avaient une apparence extérieure et un comportement si bizarres qu’il tint compte de mes avertissements. Lorsqu’il a découvert que j’étais diplômé en philo de l’université du Washington, il a soudain trouvé que c’était bien plus passionnant de discuter du philosophe Berkeley et de David Hume que d’écouter du rock and roll.

Le samedi matin, grâce à notre exemplaire sobriété, Ken et moi fûmes promus gardiens de la porte sud d’accès aux coulisses.

Les soirées du Fillmore, j’y avais participé, mais jamais, jusqu’à ce jour, je ne m’étais retrouvé dans les coulisses. Ce fut ma première vraie confrontation avec des musiciens de rock et leur entourage… à commencer par les groupies.

Dès l’instant où nous avons pris nos fonctions, nous n’avons plus disposé d’une seconde à nous. Assailli à chaque instant, Ken a rapidement perdu les pédales. Je me suis absenté pour faire quelques commissions dans l’antre à haschisch identifiée sous le nom de Loge des artistes. Deux groupies en ont profité pour harponner Ken. Elles lui ont promis la lune. Épuisé et affamé comme il l’était, il les a laissées passer à condition qu’elles lui ramènent à manger. A mon retour, Ken se régalait de deux hamburgers. J’ai supposé qu’il s’était éclipsé un court instant pour se les acheter. J’ai regagné mon poste, en bas des escaliers, et Ken s’est à nouveau planté à la porte.

Nous nous étions entendus ainsi : je jouais le rôle du flic intraitable pour en filtrer le plus grand nombre. Je ne laisserais passer que les cas vraiment insupportables. Ken s’en chargerait. Il s’exprimait d’une voix douce et avec une franchise dépourvue de tout second degré. Ce qui, finalement, fût parfois d’un grand secours. On nous avait remis une liste des groupes, avec ordre formel d’intercepter toute personne qui n’était pas impliquée directement dans les concerts de l’après-midi.

Les Beach Boys ne figuraient pas sur cette liste, si bien que quand leur batteur a demandé à accéder aux coulisses, j’ai refusé. Le Beach Boy a acquiescé et a agi comme si ma réponse avait été affirmative. Il a bondi dans les escaliers jusqu’à Ken. Je l’ai pris en chasse jusqu’en haut, titillé par cette odeur familière du bon vieux Mexique, qui émanait du sac à provisions à moitié plein qu’il trimballait. Comme Ken ne cédait pas, le Beach Boy s’est approché plus près encore, et il a murmuré :

« J’ai la came. Faites-moi entrer. » Ken, tout sourire, regardait ailleurs, dans les feuillages.

Le Beach Boy s’impatientait, les yeux rivés sur la porte.

« Y m’attendent », expliqua-t-il. A cet instant, j’ai compris que le sac qu’il apportait faisait de lui une exception à la règle. J’ai donc invité Ken à le laisser passer.

Ken a ignoré ma requête. Il s’est tourné vers le Beach Boy et a savoureusement fredonné :

« D’ac, j’vais t’laisser entrer, mais y faut d’abord que tu m’dises pourquoi Berkeley a nié l’existence de la voiture à moteur. » Le Beach Boy n’avait pas cessé de scruter la porte. « J’ai la came. Faites-moi entrer. » Ken a levé avec préciosité le doigt dans sa direction :

« D’ac, mais y faut d’abord que tu m’dises pourquoi Berkeley a nié l’existence de la voiture à moteur ! C’est fastoche », indiqua-t-il.

Le Beach Boy voyait bien que la porte restait toujours close. Il leva la tête et aperçut Ken pour la première fois. Bienveillant, Ken lui lança un sourire :

« Alors… pourquoi Berkeley a-t-il nié l’existence de la voiture ? » est-il revenu à la charge. « Pourquoi ? Parce que… allez, un petit effort… Parce que…»

« Hé, j’apporte de bonnes nouvelles », grogna le Beach Boy.

Il entrouvrit le sac afin que Ken se rende compte de quoi il s’agissait. Ken n’y jeta pas le moindre regard, absorbé comme il l’était par ce que le Beach Boy venait de lui dire. La stupéfaction a balayé le visage de Ken, en même temps qu’il réalisait l’absolue profondeur de la réponse du Beach Boy à la question en suspens. Berkeley avait nié l’existence de la voiture à moteur.

« Bonnes nouvelles ! Ah ouais ! » éructa-t-il. « Bonnes nouvelles. Waaou, c’est exact. Bien sûr, ouais, c’est pour ça ! T’as tout bon. »

« C’est par là », suis-je intervenu, en écartant légèrement Ken du passage pour ouvrir la porte. Et le Beach Boy de disparaître à l’intérieur pour approvisionner le gang des musiciens.

Peu après, j’ai repéré un copain dans la foule et lui ai demandé de raccompagner Ken chez lui. J’ai expliqué qu’il était un peu débordé par les événements. Ken s’en est sorti finalement sans séquelle, ce jour-là.

Mais j’ai été le témoin d’autres scènes dont l’issue fut moins heureuse.

C’est le concert de Ravi Shankar du dimanche après-midi qui est venu à bout de ma patience. Avant le début du concert, on trouvait plus de gens qui flânaient dans les coulisses que devant la scène. La musique de Shankar exigeait qu’il se recueille. Il ordonna donc que la scène soit vidée, qu’on ne laisse pénétrer personne dans les coulisses au cours de sa prestation. Deux de ses gorilles vinrent en renfort et se campèrent devant les portes, côté scène.

Mon rôle consistait à rembarrer les rock stars, leurs managers et tous les autres. Et je fus confronté à des montagnes d’embrouilles. L’entourage d’un groupe de Los Angeles en particulier se montra particulièrement odieux. Ils figuraient sur le programme sous l’intitulé « The No-Names », parce qu’ils n’avaient pas encore trouvé de nom pour leur groupe. Bref, leur statut anonyme semblait exacerber leur sentiment d’insécurité. Ravi était soi-disant un ami personnel, bien sûr, et ils savaient pertinemment qu’il avait besoin qu’ils soient à ses côtés, etc. J’essuyai une avalanche de cris, de menaces, de piaillements et d’autres caprices.

Se pointa ensuite une partie de l’entourage des Who. Ils n’étaient pas particulièrement habitués à ce qu’on leur dise non. Bien vite, la situation dégénéra. Tout sombra dans la confusion.

Si quelqu’un se montrait imbuvable, j’avais pour instruction de l’envoyer à l’un des gorilles de Shankar. Ce que je fis aussitôt. Ne tenant à traiter qu’un ego à la fois, je cognai à la porte. La tête du type surgit :

« Non », lâcha-t-il, et il se replia dans son camp retranché. A la fin, tout cela devint de moins en moins contrôlable. Le gorille dut sortir. Il calma les esprits et nous rappela le souhait de Ravi d’évoluer dans des coulisses paisibles. Auréolé de ce respect exagéré dont jouissait à l’époque l’Orient mystique, le gars parvint à ramener au calme les egos trop enflés et à faire rebrousser chemin aux fauteurs de troubles. Une véritable partie de ping-pong.

Cet après-midi-là, je fis, pour la première fois, l’expérience de l’arrogance que confère la célébrité. Certes, j’avais déjà parlé à des camés en plein délire mégalo. A cette différence près qu’avec les drogués, le retour en arrière est possible. En ce qui concerne la renommée, les personnes et les situations sont affectées dans une plus large mesure et de manière bien plus tenace. S’il est possible d’éliminer la drogue d’un système nerveux, il se révèle délicat d’en faire autant avec ce narcotique bien plus vicieux que tous les autres qu’est la gloire.

Peu de temps après le festival, de passage à San Francisco pour une courte visite, j’ai pu avec Brautigan juger sur pièces des répercussions d’une renommée brutale. Ce que j’ai remarqué en premier, c’est qu’il avait nettoyé son appartement de fond en comble. Des parachutes tout neufs, en provenance d’un surplus, étaient suspendus le long de l’entrée sombre. Aussi loin que pouvait remonter ma mémoire, c’était la première fois que je voyais le sol propre chez lui. Un banc de Truites-Souriantes-à-la-Brautigan avait été peint dans tout le couloir jusqu’à son drôle de salon. Une truite heureuse nageait même sur le siège de ses cabinets.

Chez lui, une femme charmante d’environ dix-huit ans nous a tenu compagnie, puis a déguerpi.

Nous sommes sortis dîner, et, là encore, nous avons retrouvé une seconde nana à la taille aussi fine que la précédente.

Nous l’avons quittée après dîner et nous avons pris un taxi pour l’Auditorium Fillmore, où se tenait un comité d’accueil constitué d’une femme blonde et de trois tickets gratuits pour le concert d’Eric Burdon, de Steve Miller et de Chuck Berry. Ce soir-là, à peu près tout ce que j’ai vu m’a subjugué. Du taxi au trio de groupies « littéraires », en passant par les places gratuites.

De Monterey, je ne m’étais pas rendu compte de la vitesse à laquelle, ici, La Pêche à la truite en Amérique avait propulsé Richard en pleine gloire. S’il avait auparavant su se dénicher quelques adorateurs, ils ne venaient habituellement à sa rencontre qu’individuellement. Les places gratuites, ses nouvelles groupies, tout cela me sidéra. Jamais auparavant Brautigan n’avait fait preuve d’un intérêt particulier pour le rock. Il n’a d’ailleurs pas prêté la moindre attention à la musique durant tout le concert. Il s’est contenté de flâner de droite et de gauche, recueillant quelques accolades des gamins. Certains s’écartaient ou restaient bouche bée, comme s’ils n’osaient pas l’approcher. J’ai repensé à Monterey, lorsque Roger Daltrey et Michelle Phillips ont paradé dans leurs habits de soie luxueux suivis d’une procession de fans. Les tickets « exos » indiquaient clairement que la réputation de Brautigan avait débordé les cercles littéraires. Les adolescents qui l’idolâtraient n’étaient plus les zonards de Haight Street, mais des gamins issus des classes moyennes, avec assez d’argent pour se rendre aux concerts.

De retour à Monterey, j’ai envoyé ce mot à un ami :

« Richard se tape une tripotée de gamines de dix-huit ans. »

Mais ce n’était qu’un raccourci facile qui symbolisait la gloire à laquelle il venait d’accéder. La soirée m’avait paru irréelle, comme si je m’étais baladé en compagnie d’une rock star qui aurait emprunté la panoplie fantaisiste de ce bon vieux Richard.