Chapitre II

L’ÉPOQUE DES DIGGERS

 

 

C’est grâce aux Diggers que la carrière de Brautigan a pris son essor. Ce groupe de Haight Ashbury qui s’est détaché de la Troupe des Mimes de San Francisco consistait en un vague rassemblement d’anarchistes qui visaient, par le biais du théâtre de rue et d’événements improvisés, à changer la société. Au début, cela me chiffonnait de voir Brautigan s’investir cœur et âme dans ces manifestations. C’est le côté anarchique des Diggers qui semblait le plus attirer Richard, mais il éprouvait en outre une incontestable admiration pour leur idéalisme. Alliance plutôt inattendue, en tout cas. Comme tout ce qu’entreprirent les Diggers, ce fut un cocktail de résultats mitigés et de coups de génie.

Un jour, Richard m’a passé un coup de fil. Il avait besoin de ma camionnette. Pouvait-il l’utiliser ?

Quand je suis arrivé à son appartement, il était en train de téléphoner à droite à gauche pour arranger des rendez-vous. Dans un grand élan d’enthousiasme, il m’a mis au parfum. Voilà en quoi consistait notre tâche. Récupérer un lot de pantalons pour le magasin des Diggers, Le Libre Cadre de Référence. Il m’expliqua ensuite qu’une dame de la haute était venue au magasin et avait voulu faire un chèque de donation. Or, au Libre Cadre de Référence, on mettait un point d’honneur à ne pas reconnaître de chef, voire à ne pas admettre le statut de Digger. Le Digger Emmett Grogan fut néanmoins désigné comme tel à cette femme.

Richard éprouvait un plaisir inouï à mimer la femme offrant le chèque à Grogan, et ledit Grogan de saisir le chèque et de le déchirer. Geste qui eut pour effet de fortement impressionner la dame. Elle demanda sur-le-champ quelle offrande serait acceptée, en dehors de l’argent. Grogan lui suggéra qu’ils avaient besoin de vêtements. Elle se dit que, puisque aucun n’assumait le rôle de chef, pas un seul, au Libre Cadre de Référence, ne donnerait son aval pour une quelconque livraison. C’est donc elle qui s’arrangea pour que des vêtements d’occasion en provenance directe de l’usine soient déposés chez elle.

Grogan et les Diggers étaient de vrais héros pour Brautigan, et cette fable le charmait. En creusant un peu, j’appris qu’il m’avait servi une version de seconde main, car, en dépit de sa performance d’acteur, il n’avait pas vraiment été témoin de la scène. Quant à savoir comment il avait obtenu le détail du transport des vêtements jusqu’au local, rien de tout cela n’était clair. Ô combien typique de Richard, cette collaboration avec les Diggers, nourrie par une part égale de fantaisie et d’idéalisme, et d’un talent tout particulier pour se faire mousser !

Non moins typique fut la conclusion plutôt ambiguë de cet effort généreux.

Jackson Street, quartier chic. Nous avons donc récupéré les cartons de pantalons, et ils ont été transbahutés au garage. Et chacun de se congratuler : belle démonstration de la mystique et du charisme des Diggers ; sur ce, Richard et les autres prennent congé pour quelque autre rencontre au sommet. Quant à moi, je décide de rester encore un peu, histoire de savoir quel sort va être réservé aux pantalons. Au début, certains trouvent des articles à leur taille, et récupèrent de nouveaux vêtements. Mais, dans la rue, on s’est rapidement passé le mot. Des petits malins ont débarqué, ils ont emporté des brassées de pantalons, probablement pour les refourguer dans le Golden Gâte Park. Bien vite, les cartons ont été vidés, et il n’est plus resté dans le magasin que les habituelles frusques importables. J’ai été le témoin de plus d’un événement Digger de cet acabit : une écume composée d’un petit nombre d’individus concernés par des préoccupations communautaires, pour une vague de fuyards envapés et d’arnaqueurs à la petite semaine.

Brautigan n’ignorait pas cette ambiguïté, mais, tant que la Compagnie de communication des Diggers continuait de publier ses travaux, il tendait à minimiser, voire ignorer les aspects les moins mythiques de leurs entreprises. Cette admiration mutuelle contrastait avec l’accueil frileux jusqu’alors réservé aux travaux de Brautigan, à commencer par l’establishment des écrivains beat de North Beach.

Lawrence Wright, dans l’article qu’il écrivit pour Rolling Stone, juste après la mort de Brautigan, souligne son statut marginal à North Beach. Allen Ginsberg lui avait collé le surnom de « Bunthorne ». Personnage tiré de Gilbert et Sullivan, « Bunthorne » est synonyme de poète précieux et charmeur, qui laisse libre cours à « un noble bavardage de saveur transcendantale ». Cette réputation ne semblait pas complètement usurpée, tant que Brautigan écrivait dans la veine de ses poèmes du début ; d’authentiques productions « à la Bunthorne », composées de brèves pensées étranges et éphémères. Cette facette de « Bunthorne-le-poète », celle de son personnage, eut pour effet de souvent tourner Brautigan en dérision – Ginsberg se montrant d’ailleurs l’un de ses détracteurs les moins malveillants. Tant qu’il continuait à largement publier ses poèmes, il était parfois difficile de faire le lien entre ces textes presque simples d’esprit, et l’idée si haute qu’il se faisait de lui-même.

A North Beach, son travail industrieux de romancier était ignoré de la plupart des gens qu’il fréquentait, et, pour eux, il était facile de le prendre pour un rigolo. Toutefois, après s’être obstiné sur ce qu’il estima plus tard s’élever à dix-sept versions de La Pêche à la truite, Richard est devenu tout à fait conscient de ses propres dons, et s’est dès lors, sérieusement, considéré comme un écrivain. Lorsqu’il a touché le gros lot en tant que romancier, son statut de poète marginal de North Beach, son comportement parfois épique sur le Haight, et son obstination à jouer les poètes naïfs en posant sur les couvertures de ses livres, tout cela s’est combiné pour constituer une image médiatique qu’il n’a jamais vraiment remise en question.

En 1966, tout comme la réputation littéraire de Brautigan, la Compagnie de communication des Diggers était une opération précaire, montée à la sauvette, se résumant en grande partie à un ensemble de poly-copieuses Gestetner et de massicots. Outre les journaux, manifestes et bandes dessinées que publiait la Compagnie de communication, on trouvait, en plus de ceux de Brautigan, quelques ouvrages littéraires, dont un roman de Willard Bain, Informed Sources, qui a été publié ensuite par un éditeur new-yorkais. Le titre des polycopiés sur lesquels étaient imprimés les poèmes de Brautigan constituait autant d’indications sur leur contenu : « Kit de réparation du Karma », « Le très beau poème », « Poème d’amour », « Des fleurs pour ceux que tu aimes ». Lorgnant vers le registre cybernétique, dans le vent à l’époque, il avait baptisé son recueil gratuit « Entièrement pris en charge par des machines de grâce et d’amour ». Et si une telle entreprise ne permit pas de dégonfler les stocks de livres invendus, les publications ronéo des Diggers permirent de résoudre trois problèmes pratiques, auxquels Brautigan, en tant qu’auteur, était confronté.

Premièrement, il était difficile de se procurer ses travaux car une infime quantité de sa poésie avait été publiée et seul un roman en solde était disponible. Alors, pour ce qui était de les acheter… La solution fut la suivante : les distribuer gratuitement dans la rue.

Deuxièmement, la distribution des polycopiés était prise en charge par de dévoués Diggers, autrement dit une équipe enthousiaste de vendeurs bénévoles.

Et ceci résolvait le troisième problème. La portée caractéristique de son travail nécessitait un public nouveau. Et ce sont les Diggers qui sont partis à sa rencontre, sur le Haight. Ce public avait besoin d’autre chose que des livres bénis par la hiérarchie littéraire de North Beach. Les jeunes auteurs que je connaissais appréciaient le style clair de Richard, ses sujets très américains et son imagination fertile et fluide. Par contre, les prophètes, qui, dans leurs virées sous amphétamines, pestaient contre les petits-bourgeois, n’étaient plus ni nouveaux ni captivants. Une chose était maintenant certaine, la saveur existentielle de la vie littéraire de North Beach ne présentait que peu d’attraits pour les gens qui affluaient sur le Haight. Cependant, pour tous ces clandestins, les organes de publication de la littérature beat étaient « hip », dans le coup, et Brautigan qui, justement, avait publié dans l’Evergreen Review et City Lights Journal, était, à ce titre, considéré par la faune de la rue comme le pont entre leur scène à eux et la scène plus ancienne.

Même si certains critiques qualifièrent ses travaux de surréalistes, Brautigan n’avait pas recours aux techniques beat inspirées des surréalistes européens. Il estimait que ses écrits étaient quelque chose à part. Un jour, il me confia qu’il trouvait l’écriture surréaliste traditionnelle trop facile ; surtout comme elle était imitée sur North Beach. Il avait même donné un nom à cela : « L’école du mobilier mental », signifiant ainsi que l’écriture déménageait des trucs au gré de ses caprices sans parvenir à passer à une réalité autre que le déplacement ou les choses déplacées. Il appelait également ce procédé d’un autre nom : « L’écriture de-de », voulant dire : des poèmes à la manière des surréalistes français, comme Breton, citant « les chapeaux des homards » ou « les journaux des pianos ». Affirmation plutôt singulière, dans la bouche de Richard, quand on connaît ses premiers poèmes, construits exactement selon ces principes. Mais, encore une fois, Richard n’était pas critique littéraire, et il était capable de proférer des condamnations sans appel pouvant tout à fait s’appliquer à ses propres écrits.

La critique de la société formulée par les Diggers reflétait parfois l’attitude positive de Brautigan par rapport à l’Amérique, ce qui lui attirait des admirateurs. Un des aspects caractéristiques de la scène hippie que l’on tend aujourd’hui à passer sous silence est son panaméricanisme, cette vision typique de l’Ouest affirmant que l’individualisme et le plaisir requièrent une sorte de liberté anarchiste, et que l’Amérique autorise les réfugiés du Haight à espérer pouvoir recommencer leur vie à zéro.

Ce concept masquait en fait des valeurs profondément conservatrices, qui émergèrent plus tard dans les communautés sous des formes fascistes et sexistes. Ce qui décontenança les envoyés spéciaux des journaux libéraux, a priori favorables aux hippies, à condition qu’ils se donnent la peine de formuler leurs convictions politiques et prennent leurs responsabilités. Comme le rapporte Charles Perry dans son livre The Haight Ashbury, « l’aile gauchiste de Berkeley a été confrontée à une situation problématique, avec la faible implication politique des Diggers, car ceux-ci réfutaient souvent ses prises de positions et ses méthodes concernant le Viêt-nam ».

De même, lorsque Richard s’est finalement trouvé un public dans le Haight et que ses livres ont commencé à se vendre de mieux en mieux, il n’avait toujours pas conquis l’estime de l’establishment des écrivains de North Beach.

Les premières lectures publiques importantes de poésie et autres be-in ont commencé à la fin de l’année 1966, et ce sont les poètes de North Beach qui en étaient les vraies vedettes, Michael McLure tambourinant sur sa harpe artisanale, Ginsberg scandant des mantras, et Gary Snyder emporté dans la tourmente de ses conseils écologico-spirituels. Brautigan ne figurait pas au programme des festivités. Même pas au titre de curiosité d’ouverture. Tandis que dans les événements orchestrés par les Diggers, il se retrouvait au premier plan. Il s’agissait en général de prestations musicales, de théâtre dans la rue, ou de « performances » artistiques, comme par exemple le « Cirque invisible » au Glide Church. Là encore, ils ont su, à défaut de diminuer les stocks de ses livres, lui procurer une audience.

Le succès de La Pêche à la truite et de Sucre de pastèque apparut, pour la plupart des écrivains de North Beach, comme une aberration. Comme le souligne Michael McLure, « pour les écrivains du coin, il incarnait le vilain petit canard transformé en cygne ».

En 1968, un écrivain me confia qu’au début des années 60 Richard avait proposé à tout le monde de jeter un œil sur ses manuscrits, mais que très peu s’étaient vraiment donné la peine de les lire. Plus tard, des écrivains étrangers à la Californie accusèrent Brautigan d’avoir écrit ses livres en vitesse pour profiter de la vague hippie qui faisait rage. Alors qu’en réalité ses quatre premiers romans avaient été achevés avant 1967, année où les médias du pays entier s’emparèrent du phénomène des « Flowers Children ».

Deux liens évidents rapprochaient Brautigan de la population du Haight : son image et sa pauvreté. Son caban de marin à la dérive, sa veste marrante, ornée de badges fantaisistes, et son chapeau gris élimé, c’était une des panoplies qu’on pouvait voir déambuler dans Haight Street et les alentours. Sa présence aux repas gratuits des Diggers dans Panhandle ne faisait que renforcer cette image.

Pour tous ceux qui ont lu ses livres, Brautigan jouait sur un double registre culturel que bon nombre de gens connaissaient : la vie des classes sociales les plus défavorisées et le théâtre d’opérations des zonards de Californie. Son charme résidait dans le fait que les fameux symboles de la culture étaient présentés dans une perspective « maison », comme dans La Pêche à la truite, où il imagine Léonard de Vinci en Amérique, en train d’inventer un appât qu’il baptise « la Cène ». La grande force de Brautigan fut d’élaborer une vision nouvelle à partir de matériaux à portée de main. Peu importait qu’ils donnent l’impression d’être à une seule dimension, ou banals ou fantastiques. Peu importait leur caractère éphémère, ou insignifiant, selon les critères culturels en vigueur. Voilà exactement ce que tout le monde recherchait sur le Haight : trouver une façon de recommencer une vie régie par d’autres critères.

Si, à la fin de l’automne 1966, la carrière de Brautigan était sur le point de passer à une vitesse supérieure, la vie de tous les jours, dans le quartier de Haight Street, se retrouvait, elle, coincée en plein embouteillage. Dans son récit The Haight Ashbury, Charles Perry décrit ainsi la situation :

« Au début, les nouveaux arrivants sur Haight Street ne causaient pas de problème. Les anciens leur refilaient les bons tuyaux. Ils leur montraient comment se débrouiller dans le trafic de la dope, ou bien leur indiquaient d’autres combines, les laissant expérimenter à leur manière cette vie déstructurée. C’est en octobre que l’on enregistra une rupture dans ce schéma d’assimilation. Les jeunes n’arrivaient plus à survivre, ni même à se dégotter un endroit pour crécher. Certains d’entre eux pionçaient dans le parc et s’abonnaient aux repas des Diggers, dont la clientèle grimpa rapidement de cinquante à une centaine. Les autres n’eurent plus qu’à faire la manche dans la rue. »

Les habitudes de consommation de drogue se modifiaient également. Je me souviens de cette fois où je faisais la queue dans un supermarché, en haut de Haight Street. Je me tenais juste derrière une jeune mère de famille sapée bien comme il faut et de sa petite fille. C’est en regardant machinalement par-dessus son épaule que j’ai lu la liste de ses commissions. Nourriture, rendez-vous, etc., et, dans la colonne du dimanche, en lettres majuscules soulignées de trois traits : ACIDE.

Dans mon entourage, on consommait des drogues, cela participait d’une sorte de rituel régulier. Nous aimions aller danser le week-end au Fillmore, mais, habituellement, notre consommation quotidienne s’en tenait à la marijuana. Et encore. Peu de gens fumaient vraiment tous les jours. Tout cela changea complètement. Dans la rue, on croisait des mecs défoncés du matin au soir. Ils faisaient la manche et venaient se greffer en parasites sur le flot des jeunes visiteurs encore innocents.

Quand La Pêche à la truite fut publiée en 1967, sa construction en patchwork, ses thèmes pastoraux aux relents de paradis perdu et ses étranges voix loufoques tendirent un miroir aux événements qui se déroulaient sur le Haight.

L’engagement actif de Brautigan aux côtés des Diggers lui assura de facto le statut du poète-élu-de-la-rue. Les médias pouvaient enfin disposer de quelque chose d’écrit. Le roman fut promu au rang d’emblème, d’explication et de cible.

Les médias fondirent sur le livre, ce qui encouragea une bonne partie des figures littéraires à l’assimiler à un de ces écrits rédigés à la va-vite, dans la veine des poèmes imprimés par les Diggers, comme par exemple « Des fleurs pour ceux que tu aimes », sur le thème : où trouver une clinique pour les MST. Suite à la réaction enthousiaste du public à La Pêche à la truite, le réflexe immédiat de Richard fut de se montrer plus susceptible encore pour la rédaction de ses textes.

Écrire de la fiction, qu’il s’agisse de nouvelles ou de romans, constitue une tâche difficile, et travailler dur n’a rien de gratifiant. Les deux domaines sont difficiles à concilier dans l’absolu et le public, lui, n’imagine pas qu’ils puissent se fondre harmonieusement. Et lorsque, de plus, le produit artistique est comique, on ne songe pas aux heures de travail, aux révisions incessantes, car, pour le public, le rire coule de source. Mais, tous les auteurs vous le diront, écrire sur le mode comique n’est pas tâche facile, et lorsque la comédie se teinte de métaphysique, on préfère ignorer cette composante et rire, tout simplement. Cela afflige particulièrement les auteurs comiques et les conduit à se plaindre d’être incompris.

J’ai noté un autre changement dans le comportement de Richard vis-à-vis des lectures en public. Il avait toujours su lire avec brio ses propres textes. Mais, avant que n’éclate sa renommée sur le Haight, il reconnaissait en privé que ses lectures revenaient à prêcher en terrain conquis, auprès d’une audience peu nombreuse de mordus de poésie. Il jugeait cet effort inutile, jusqu’à ce que ses relations avec les Diggers lui ouvrent un public de plus en plus large.

Du coup, chaque lecture, chaque publication était devenue une affaire sérieuse, et son appartement témoignait de ce changement. Le long couloir sombre de l’entrée n’offrait plus au regard les œuvres d’art qu’il exhibait avant. Des posters annonçaient ses apparitions en public, des affiches, des couvertures de livres, feuilles ronéotypées et lettres. Œuvres d’art envoyées par les fans… Chaque nouvelle publication avait sa place d’honneur devant les vieux bocaux en verre et les babioles qui dataient de son enfance dans le Nord-Ouest. Il m’arrivait souvent de voir ces présents comme des offrandes aux démons qu’il avait nourris.

Au cours de mes visites à San Francisco durant l’année 1967, Richard m’a remis d’autres manuscrits non encore publiés. Un après-midi, il m’a donné à lire Sucre de pastèque pendant qu’il s’absentait pour faire les courses. J’y consacrai une demi-heure, déconcerté, à me demander ce qu’il avait voulu faire. Pourquoi avait-il écrit cela ? Ce roman n’a jamais figuré parmi mes favoris. Lorsqu’il est revenu, je suis parvenu tant bien que mal à faire dévier la conversation. J’ai évoqué sa technique et ai embrayé sur son utilisation d’un vocabulaire minimal. Ce qui l’a incité à s’expliquer sur sa manière d’écrire la fiction : c’est l’une des rares fois où il a abordé cette question.

Sa méthode de composition était à la fois excentrique et rigoureuse :

« Je ne prends pas de notes, je n’ai pas de plan. Je ne tiens pas non plus de journal. Quoi qu’il puisse m’arriver, et quelles que soient les idées qui puissent me venir, il faut que je laisse macérer avant de me mettre à écrire. Ensuite, si tout cela remonte à la surface, parfait, je me mets à taper très vite, et je viens à bout du premier brouillon aussi vite que possible. »

A bien y réfléchir, les bibliothèques « Manuscrits non publiés » d’Avortement et l’« Usine oubliée » de Sucre de pastèque semblent révéler cette reconnaissance de la précarité de la destinée littéraire. Et qu’il ait utilisé le terme de « macération » pour sa mémoire tend à montrer qu’il la considérait parfois comme un obstacle à l’écriture, une barrière à franchir.

Cela pourrait expliquer son comportement schizophrène vis-à-vis de son passé dans le Nord-Ouest. Il y puisait la substance pour ses écrits mais refusait d’en discuter. Ce qui est tout à fait compréhensible. Il n’avait que son imagination pour triompher de sa propre histoire et les blessures encaissées par le gamin de l’Assistance qu’il avait été. Simplement, le souvenir était douloureux. Et c’est pourtant dans le souvenir que l’Art puise ses délices.

La scrupuleuse rigueur dont il faisait preuve pour sa prose – il lui arrivait de rester debout pendant des jours à retravailler sur ses romans – resurgissait parfois sous forme d’insomnies, fléau dont nombre d’écrivains se plaignent. J’ai tout d’abord pensé que l’imagination supérieurement active de Richard, et ses méthodes de travail « blitzkrieg » en étaient la cause. Mais, après sa mort, j’ai appris par sa fille Ianthe que lui et sa jeune sœur avaient été abandonnés par leur mère dans un hôtel du Montana, à Great Falls. Richard avait neuf ans, il était l’unique soutien pour sa sœur. C’est à un cuisinier compatissant de l’hôtel qu’ils doivent d’avoir survécu. Brautigan a confié plus tard à sa fille qu’il n’avait pas réussi à dormir, il attendait que sa mère revienne. Et c’est depuis cette époque qu’il avait été victime d’insomnies.

Un autre aspect de l’histoire me frappa. Dans toute l’œuvre de Brautigan, il y a beaucoup de portes. Symbole de séparation, parfois, mais plus souvent de changement de vie. Je me suis demandé si ces nuits et ces jours passés à guetter une porte d’hôtel, dans l’attente d’une mère qui n’arrive pas, n’avaient pas conféré à la porte une valeur fétiche.

Cette attitude qui consistait à ne pas remuer le passé constitua un autre lien entre Richard et la génération psychédélique : l’accent mis sur le présent, le « ici-et-maintenant ». C’était un code sur le Haight : ne jamais demander à quelqu’un ce qu’il avait fait avant, ni pourquoi il se trouvait là, ni d’où il venait, etc. Dans ses écrits, Richard offrait un reflet à ce penchant de la génération psychédélique pour une recréation de soi-même, on en trouve plusieurs versions dans ses livres. Ce passage tiré de Sucre de pastèque serait le mot de passe chez les jeunes de Haight Ashbury :

« J’imagine que vous êtes curieux de savoir qui je suis, mais je suis de ces gens qui n’ont pas de nom régulier. Mon nom dépend de vous. Alors donnez-moi le nom qui vous passe par la tête.

« Si vous pensez à quelque chose qui s’est passé il y a longtemps : Quelqu’un vous a posé une question, et vous n’avez pas su répondre.

« C’est mon nom.

« Peut-être pleuvait-il très fort.

« C’est mon nom.

« Ou bien quelqu’un voulait vous faire faire quelque chose. Que vous avez fait. Alors on vous a dit que ce n’était pas ça du tout – “Désolé” – et vous avez dû recommencer.

« C’est mon nom. »

Contrairement à la plupart des habitués du Haight Ashbury du psychédélique, c’est sur son imagination que Richard comptait pour transformer la réalité. Parfois, quand on insiste trop lourdement sur une vision délirante d’une réalité banale, l’effet obtenu s’effectue au détriment du matériau. Ses transformations semblaient forcées ou injustifiées. Sa poésie souffrit souvent de cela. Ce fut aussi parfois le cas de ses courtes fictions impressionnistes, comme le paragraphe qui suit tiré de « Châteaux de sable », dans La Vengeance de la pelouse :

« Des faucons tournoient dans le ciel comme des ressorts perdus de vieilles horloges de gare cherchant parmi ce qui flâne en bas la protéine qu’il leur faut et sur laquelle ils s’abattront pour la dévorer chronologiquement. »

Sur un plan personnel, il m’est apparu que Richard avait écrit Sucre de pastèque par réaction à son divorce d’avec sa première femme Virginia Adler. Quand ils sont tombés amoureux l’un de l’autre, lui vivait dans un foyer pour sans-abris, et travaillait comme coursier à la Western Union. Plus raffinée et cultivée que lui, c’est pourtant elle qui se tapait des boulots de secrétaire pendant qu’il écrivait. En 1961, après la naissance de Ianthe, ils firent suffisamment d’économies pour s’offrir un voyage idyllique dans l’Idaho.

« Nous campions au bord des ruisseaux, Richard installait sa vieille machine à écrire portable sur la table de pique-nique. C’est à cette période qu’il commença à écrire La Pêche à la truite en Amérique. »

Cette pastorale prit fin dès leur retour à San Francisco, où Richard avait l’habitude d’aller traîner du côté de North Beach. Fatiguée d’être délaissée avec l’enfant, Virginia eut une aventure avec un des amis de Brautigan ; et ils mirent les bouts pour Salt Lake City. Ce fut un coup très dur pour Richard. Il écrivit Sucre de pastèque peu après la rupture. Malgré son décor de conte de fée, je n’ai jamais trouvé ce roman puéril. Avec son vocabulaire limité, son insistance à rester dans le présent, en dépit de quelques entorses, la narration fonctionne comme une sorte de coda fondée sur la perte d’un être, une ode proclamant la nécessité de laisser choses et relations dans l’« Usine oubliée ».

Richard éprouvait une certaine vanité à propos de son imagination. C’était son point fort, et il exprimait parfois une sorte de dédain pour les autres facultés de l’esprit. Après son premier cycle de lectures sur la côte Est, il raconta qu’il s’était farci Harvard et les autres universités de l’Ivy League, et combien il en avait « maintenant ras le bol de ces types qui ne savent être que brillants ».

Il plaisantait, bien sûr, mais d’une certaine manière, il le pensait. Il considérait les prouesses purement intellectuelles comme inférieures aux jeux de l’imagination. Il craignait aussi la mémoire, cette puissance boiteuse, et la considérait aussi comme une faculté intellectuelle inférieure.

Thornton Wilder fit le commentaire suivant : « L’intellect n’est pas un dérivé de la souffrance. La prouesse intellectuelle est une réaction contre cela, pour », comme le dit Wilder, « s’expliquer à soi-même les raisons pour lesquelles on souffre. » Il apparaît clairement, chez Brautigan, qu’il ressentait l’imagination créative comme née de la souffrance, et quand l’art est assez fort pour résister, il doit triompher de la souffrance. Comme il l’écrivit de son ami acculé par la pauvreté, « Le pochard qui marchait au Kool-Aid » :

« Il créa sa propre réalité Kool-Aid, une réalité capable de lui apporter l’illumination. »

Quoi qu’il en fût, Richard ne dédaigna jamais la discipline intellectuelle que constituait le fait de publier. Une fois le brouillon couché pêle-mêle sur le papier, il passait de longues journées à mettre au point sa prose, et se montrait plutôt féroce lorsqu’il s’agissait de faire des corrections.

Au cours de ces séances intenses de rédaction, il m’appelait souvent, parfois tard dans la nuit et me lisait une phrase. Son tic particulier était de n’en lire qu’une seule :

« Qu’est-ce que tu penses de ça ? » disait-il, et il relisait : « Qu’est-ce que t’en penses ? » La phrase, invariablement, allait droit au but sans grandes complications. Je n’ai jamais pu savoir ce qui, d’après lui, clochait. Je ne me souviens pas lui avoir jamais été d’aucune aide pour la moindre phrase. J’avais beau lui demander de me faire la lecture des autres phrases, avant ou après celle qui le gênait, il s’y refusait. Il s’obstinait à relire la phrase, et la relire encore, comme un obsédé, incapable de formuler ce qui le dérangeait dans cette phrase. Finalement, je lui disais que, d’après moi, c’était bon. Il me donnait raison, puis, sceptique, raccrochait. Il rappelait une heure plus tard. Lisait une autre phrase. Me demandait si ça sonnait bien. Cela pouvait durer plusieurs jours. Finalement il me retéléphonait, il se confondait en excuses pour le dérangement, et, pour se faire pardonner, m’invitait à dîner.

Bien que je n’aie jamais pu découvrir ce qui le chagrinait avec ces phrases, tant que je m’en tenais à mes propres impressions, il me prêtait une oreille attentive. Pour lui, ces impressions avaient plus de valeur que les détails. J’en conclus plus tard qu’il se servait de moi comme cobaye pour tester les tonalités émotionnelles, car il avait en effet toujours beaucoup apprécié la sensibilité de mes écrits.

Jamais il ne m’appela à propos de ponctuation ou de grammaire. Connaissant Richard, je le soupçonne d’avoir contacté d’autres amis s’il doutait de lui sur un point précis, comme les virgules ou la concordance des temps.

Dans les premières années, cette habitude fut une curieuse constante chez Richard : il avait beau demander conseil, il semblait incapable d’en tenir compte ni d’apprécier d’ailleurs ce qui lui était suggéré sauf dans les rares cas où il était sur la même longueur d’ondes, sinon c’était à ses amis d’accepter ce qu’il proposait.

Bien qu’il se fût engagé dans une sorte de voie émotionnelle à sens unique pendant pratiquement toute sa vie, il appréciait que l’on trouve quelque manière originale d’exprimer son opinion en retour. Ces commentaires se devaient habituellement d’être spontanés – le reste lui faisant l’effet de statues ; de laborieux monuments érigés à la gloire du passé. Il voyait le monde rempli de monuments dressés pour vénérer l’imagination morte qu’il méprisait. Dans tous ses livres apparaissent des statues. Ce qui comptait pour lui, c’étaient ces moments durant lesquels l’imagination flamboyait et le monde resplendissait.

Curieuse zone d’ombre, chez lui, que cette incapacité à comprendre ceux qui reconnaissaient manquer d’imagination, mais qui la vénéraient néanmoins chez les autres. Ce trait de sa personnalité lui créa des difficultés dans la vie quotidienne, quand les médias le figèrent en statue vivante censée incarner le mythe de Haight Ashbury. De manière non moins ironique, c’est en 1968, quand ils ont commencé à se vendre, qu’on a placés ses romans sur la sellette comme emblème d’un mode de vie déjà défunt.

Au début de l’année 1967, les Diggers tentèrent de promouvoir leur version de ce que devait être Haight Ashbury. Se tint donc au Glide Mémorial Church, dans le quartier Tenderloin de San Francisco, ce qu’ils appelèrent « Le Cirque invisible – Le droit au printemps ». Dans un style typique des Diggers, ils le baptisèrent tantôt « C’est à toi » et tantôt « C’est ici ».

Ils fixèrent une date provisoire, le vendredi 24 février. Selon Charles Perry, cet événement était une réaction au premier be-in qui avait eu lieu en janvier, et contre lequel les Diggers s’étaient violemment insurgés :

« (Le Cirque invisible) était une vision de ce que les be-in auraient dû être, écrit Charles Perry, non pas une promenade passive autour des haut-parleurs, mais un événement auquel chacun participe. Non pas dans le parc, mais dans le quartier cradingue du Tenderloin.

Non pas sain, calme et harmonieux, mais rebelle et ordurier voire, pourquoi pas, dangereux. Non pas quatre heures en milieu d’après-midi, mais soixante-douze heures de “happenings” sans interruption. »

Les Diggers se lancèrent dans cette entreprise pour une autre raison : parce que leurs autres projets cafouillaient. Les repas gratuits du Panhandle atteignaient leur limite en raison du trop grand nombre de vagabonds. Leur magasin, Le Libre Cadre de Référence, avait été mis sous scellés par les autorités pour cause de nuisance publique. Les Diggers avaient besoin de quelque chose de nouveau. Le Cirque invisible allait montrer aux gens comment il fallait s’y prendre.

Quant à Richard, s’il était resté associé, en principe, aux Diggers, en janvier 1967, son enthousiasme était retombé. Il ne se faisait pas d’illusions sur ce qu’était devenu le Haight : un chaos alimenté par les médias, des rues hantées par une classe moyenne en rupture de ban. Après le Premier de l’An, franchement en proie à l’amertume, voici comment il décrivit la situation :

« Le Haight, c’est l’endroit vers lequel on afflue du pays entier pour s’asseoir devant une porte dans sa propre merde. »

Pendant les préparatifs du Cirque invisible, il éprouva un regain d’intérêt pour les Diggers. Il fut nommé responsable de la machine à ronéotyper ; une des salles du Glide Church lui fut affectée. L’utilisation des équipements serait gratuit. Quiconque était désireux d’imprimer quelque chose serait assisté pour la composition et le tirage, selon ses souhaits. Son sens habituel de l’hyperbole lui fît surnommer cette hétéroclite collection de machines à imprimer « Le Complexe des ordinateurs John Dillinger », en hommage à son statut prétendument hors la loi. C’est sans doute parce que la presse alternative était encore peu nombreuse et que ses tentatives étaient fréquemment interdites ou mises en péril que les nouvelles non « cautionnées par le pouvoir établi » avaient ce goût glorieux de rébellion.

Le concept d’un média anti-média populaire reflétait les aspirations plus larges du théâtre de rue qu’était le Cirque invisible. Rien n’était vraiment prévu. Dans la semaine, le mot avait circulé sur Haight Ashbury : si quelque chose que vous n’aviez jamais pu réaliser, faute de place disponible, vous tenait à cœur, vous n’aviez qu’à vous rendre au Cirque invisible, à huit heures du soir. Richard annonçait que le lieu de ce happening serait gardé secret jusqu’à la dernière minute.

Sans déroger au mot d’ordre, il m’appela à Monterey et me demanda de mettre ma camionnette à la disposition des Diggers, mais refusa de m’en dire plus.

« Viens, c’est tout », m’ordonna-t-il, « tu ne le regretteras pas. »

Je suis monté à San Francisco le jeudi, et j’ai donné un coup de main toute la matinée du vendredi pour trimballer jusqu’au Glide les ronéos, et autres dons, rames de papiers, stencils et provisions. D’autres objets, emballés dans des bâches déchirées, s’entassaient déjà dans le hall d’entrée. Un bureau fut transformé en salon de couture. Comme l’heure du coup d’envoi – huit heures – approchait, toutes sortes de rumeurs circulèrent. De la présence possible de Big Brother and the Holding Company, jusqu’à une « Course de la destruction au ralenti », une partie de stock-cars avec de vieilles bagnoles sur le parking.

Ce qui s’est réellement passé a été bien plus improbable, cinglé et effrayant que n’importe quelle rumeur qui avait pu courir. Ironie du sort, les opérations se sont déroulées exactement comme sur Haight Ashbury. Ce qui avait débuté comme une expérience théâtrale improvisée se déroulant sur plusieurs plateaux fut débordé par une marée de rats humains dont la plupart étaient carrément timbrés.

Ce numéro de voltige en pleine anarchie fournit à Richard l’une de ses histoires préférées. Il semble que certains aient eu l’idée de monter un café ; ils se sont donc emparés d’une grande salle de conférences afin d’y distribuer du café. Or, théoriquement, les salles n’étaient allouées à chaque groupe que pour un nombre d’heures limité. C’est effectivement ainsi que les choses ont commencé au début. Mais le raz de marée a ensuite atteint de telles proportions qu’il a rapidement été impossible de retirer quoi que ce soit des salles, encore moins d’y faire entrer quelque chose. Richard se plaisait à raconter comment s’effectuait le changement de propriétaire de chaque salle. Plus tard dans la nuit, lorsque la folie fut à son comble, Brautigan trôna dans le café en compagnie d’un des responsables de l’église. Les deux hommes tombaient de fatigue à force de boire du café, trop vannés pour faire mieux qu’ignorer le film porno projeté sur un drap tendu à l’autre bout de la pièce.

« Le film était rasant, les gens dégueulasses, ils se livraient à des trucs dégueulasses. Nous deux, nous buvions notre café, nous demandant comment toute cette folie allait se terminer », racontait Richard.

« C’est à ce moment-là que j’ai remarqué les types du café qui pliaient les gaules, le film porno s’est achevé au moment où ils s’éclipsaient. Le drap s’est déchiré. Deux strip-teaseuses sont apparues devant un groupe qui distillait une musique torride de circonstance. »

Le prêtre fit savoir que, cette fois-ci, il quittait le navire pour de bon.

Du côté du Complexe des ordinateurs John Dillinger, les choses n’allaient pas mieux. A une exception près, toutes les machines étaient tombées en panne. Non seulement à cause des utilisateurs inexpérimentés, mais aussi en raison de l’épuisement des machines. La seule ronéo qui tournait encore était sauvagement gardée par un barjot sous speed, polarisé par les ragots orduriers et les rumeurs d’un bar du Tenderloin. Il consignait sa prose dans une parution qui sortait toutes les heures. Ces communiqués étaient tirés avec tant de précipitation que l’encre n’avait pas le temps de sécher. Si bien que les salles furent rapidement souillées de ces vestiges froissés.

A minuit, Richard était censé faire une lecture dans le sanctuaire. Plus tôt dans la journée, il avait demandé qu’on aille à Point Reyes lui chercher un seau d’huîtres. Lorsque j’ai essayé de me renseigner sur le rapport entre sa lecture et les huîtres, il est mystérieusement resté dans le vague. Apparemment, les huîtres n’avaient pas grand-chose à voir avec l’événement.

Minuit. Une déferlante humaine grondait dans le bâtiment. Tout le monde était venu. Tout Haight Ashbury, ainsi que les clodos du Tenderloin, des marins en virée, des cas irrécupérables échappés de l’asile, travelos en goguette, anomalies karmiques, touristes, plus l’habituelle animation du quartier. Quand les Diggers annoncèrent le repas à onze heures, toute cette populace essaya de s’entasser dans la salle à manger. Toutes les pièces furent obstruées. Pendant toute la nuit, je fus bloqué dans une salle, puis une autre. Tous ces corps circulaient comme dans un métro de chair humaine. Il n’y avait plus rien d’amusant.

Dans le couloir encombré de bâches lacérées, quelqu’un arracha l’interrupteur. S’ensuivit une cohue dans le noir. Sans doute due à la file d’attente pour pénétrer dans la « Chambre nuptiale ». Quelques entrepreneurs philanthropes de l’érotisme y avaient installé une « Chambre des sens », un festival de plumes, fourrures, ballons, encens, musique, et un luxe d’ustensiles sexuels. Le tout rebaptisé « Fuck room ». On faisait entrer les couples pour des ébats de vingt minutes. Il semblait que la longue file d’attente s’impatientait. Elle opérait un repli stratégique vers le corridor jonché de morceaux de plastique.

La lecture publique de Richard était prévue pour minuit. Il est monté jusqu’à l’autel et a embrassé du regard le chaos. Dans le sanctuaire enfumé régnait une ambiance brumeuse. Le LSD avait été distribué plus tôt, et tous les défoncés se montraient maintenant bruyants et imprévisibles. En apercevant Brautigan, la foule s’est calmée un instant, en signe de respect peut-être ou de curiosité. Il a annoncé qu’il dédiait ses textes aux huîtres, il a déposé le seau sur l’autel, puis il fut impossible d’entendre quoi que ce soit. Le sanctuaire retourna au chahut et à la confusion.

S’il est une intention qui présida à son geste, ou si, éventuellement, un poème le justifiait, je ne le sus jamais. Le brouhaha de la foule noya littéralement Brautigan. Il essaya bien de lire quelques poèmes, mais abandonna rapidement. Même avec un porte-voix, il ne put se faire entendre. A quatre heures du matin, après moins de huit heures, les prêtres firent suspendre l’événement qui devait durer trois jours. En tant que responsable du Complexe des ordinateurs John Dillinger, Richard fit partie de la réunion finale qui décida de dissoudre le Cirque invisible.

« Vint un moment où tout était devenu tellement fou », rapporta Richard le lendemain, « qu’aucun des membres de l’église ne se formalisait même plus de ce qui se passait dans la “Chambre nuptiale”. Un des Diggers avait nommé comme porte-parole une espèce de taré sous acide, qui ajoutait entre chaque intervention des prêtres son grain de sel à tort et à travers. Un vrai sac de nœuds. Chacun proposait sa solution pour faire sortir la foule de l’église, sans avoir à appeler la police, ni provoquer une émeute. »

Richard mentionna qu’un des membres du Bureau était en pleine transe. Il ne cessait de répéter :

« Il y a une chose sur laquelle nous nous étions entendus : pas de corps nus sur l’autel, et que s’est-il passé ? Des corps nus sur l’autel. »