AVANT-PROPOS

 

 

Ce soir-là, le 26 octobre 1984, j’étais en train d’installer du mobilier dans un loft de San Francisco, pour la répétition de l’une de mes pièces de théâtre, lorsque je reçus un coup de fil de ma femme, Lani. Elle m’annonça qu’on venait de retrouver Richard Brautigan mort dans sa maison de Bolinas, décédé apparemment depuis plusieurs jours. Jack Shœmaker, des éditions North Press, m’appela à son tour, mais pour me mettre en garde. Un reporter local se chargeait en effet de véhiculer la nouvelle de la mort de Brautigan auprès de ses amis, et il en profitait pour grappiller témoignages et confidences. Le type posait des questions plutôt déplaisantes et personnelles, et il en avait déjà harcelé plus d’un.

On présentait cette disparition comme un événement sensationnel. Pourquoi ? Shœmaker n’en savait rien, tout ce qu’il savait, c’est que Brautigan avait crevé tout seul dans son coin.

En attendant les membres de la troupe, j’ai essayé d’appeler les amis de Richard. Impossible de les joindre. Lorsque mon metteur en scène est arrivé, je lui ai confié la direction de la répétition, et j’ai filé en direction de North Beach, dans l’espoir de trouver quelqu’un susceptible d’en savoir plus. J’ai d’abord pensé que Richard avait eu un accident de voiture, probablement dû à l’alcool.

A North Beach, je suis tombé sur Tony Dingman, qui était devenu au fil des ans l’un des amis intimes de Richard. Il était en état de choc. Il ne détenait aucune information supplémentaire. A tourner dans North Beach, nous n’avons rien appris de plus. Ceux qui avaient récemment côtoyé Brautigan se contentaient de répéter qu’il s’était terré à Bolinas pratiquement tout l’été, et n’avait pour ainsi dire reçu aucune visite.

Personne dans son entourage ne semblait capable de dire ce qu’il avait fabriqué à Bolinas, quel avait été son état d’esprit, ou combien de temps il était resté en ville. J’ai commencé à comprendre qu’il avait vécu ses derniers jours isolé de tous.

Presque tout le monde picolait, et j’avais dans l’idée que c’était cuit, avant même que l’on annonce le décès de Brautigan. Son destin tragique, cet abandon dans l’alcool, tout cela m’a flanqué un cafard noir.

Je suis rentré à la maison. A la télé, aux informations, on évoquait une mort par balle. Ça n’a pas été facile à encaisser. Il a fallu que Lani me raisonne pendant plusieurs heures avant que j’admette que Richard s’était suicidé.

Les jours suivants, la presse s’est mise à répandre une kyrielle de sornettes sur Brautigan, « la célébrité littéraire de l’ère hippie ». Presque tous ceux qu’on citait se trouvaient non pas à San Francisco, mais dans le Montana, à Los Angeles ou à New York.

Peu à peu, j’ai été gagné par cette étrange et sombre impression que l’on était bel et bien en train d’évacuer Brautigan de la mémoire locale. On remettait sur le tapis sa réputation de solitaire. On insinuait lourdement que, s’il avait pu jadis avoir des amis, tous l’avaient abandonné pour le laisser mourir dans la solitude. Quant à la grande presse, elle écrasait ou gommait la figure littéraire tout comme, de façon aussi morbide, il avait laissé un souvenir éclaté dans la mémoire de ses compagnons de beuverie du North Beach des derniers mois.

Une veillée mortuaire se déroula le 31 octobre au café Chez Enrico de North Beach. A mon sens, ce rassemblement reflétait mieux ce qu’avait été sa vie. Les gens étaient d’horizons divers ; cela allait de réalisateurs comme Francis Ford Coppola et Phil Kaufman à d’autres écrivains et artistes. Parmi eux, Jeremy Larner, Crut Gentry, Bruce Conner et Don Carpenter, en passant par certains vieux potes d’Haight Ashbury comme l’écologiste Peter Berger. J’étais obnubilé par cette pensée que d’autres ont également formulée :

« Vous trouvez pas que ce serait formidable si Richard était là ? Tout ça lui plairait un max. »

Mais nous avons tous éprouvé simultanément une sorte de culpabilité sourde. Une des meilleures amies de Brautigan, le peintre Marcia Clay, l’a parfaitement exprimé :

« Ce que chacun pense au fond de lui, c’est : pourquoi n’ai-je rien fait ? Ce qu’on oublie, c’est qu’on a tous essayé de l’aider. Mais aucun d’entre nous n’a réussi. »

Lorsque, au début de l’année 1985, les magazines Rolling Stone et Vanity Fair y sont allés de leur tirade sur Brautigan, on a claironné sur les aspects sensationnels de sa vie. Les gros titres de Rolling Stone évoquaient un passage en hôpital psychiatrique durant sa jeunesse, et insinuaient qu’il s’était adonné à des pratiques sadomaso. L’histoire glauque de son corps en décomposition était étalée au premier plan, de même que les derniers jours sordides qu’il a vécus à traîner de bar en bar.

On a passé sous silence la spécificité de son écriture, ce qui l’avait momentanément rendu étonnamment, si bizarrement populaire. On a mis l’accent sur le personnage de l’auteur californien à la mode qu’il incarna à ses débuts, en pimentant son image de hippie d’une forte dose de ce cynisme si typique des années 80. Comme si toute personnalité excentrique ne pouvait être que la conséquence de tendances perverses et mauvaises, inévitablement mues par quelque force malsaine.

Ces articles défiguraient le Richard Brautigan que je connaissais, l’homme sensible, qui prenait soin de ses amis, généreux à l’extrême, quelqu’un qui aimait se montrer agréable avec les autres. Il me manquait, l’auteur appliqué des meilleurs romans, celui qui retravaillait sans cesse sa prose, pour aboutir à cette clarté et cette simplicité qui lui tenaient tant à cœur.

Peu après la parution de ces articles épouvantables, une émission de radio sur les grandes ondes célébra ses écrits, et donna de lui, cette fois-là, une impression bien meilleure. Il s’agissait non pas de critiques ou d’anciens amis, mais essentiellement de témoignages de ses lecteurs. Un fan a expliqué comment, lorsqu’il était étudiant, il se servait d’expressions de La Pêche à la truite en Amérique, telles que par exemple « Le pochard qui marchait au Kool-Aid », comme mots de passe avec ses copains pour pénétrer des mondes mystérieux inaccessibles aux autres.

Les meilleurs écrits de Richard rayonnaient de ce sentiment de joie qu’on éprouve à détenir un secret. Ce sentiment qui était aussi très présent dans sa vie de tous les jours.

Cette courte biographie de Brautigan, c’est dans cet esprit que je l’ai écrite, comme pour redécouvrir un souvenir enfoui dans le passé, un secret partagé pendant les dix-huit années qu’a duré notre amitié.

Keith Abott