Chapitre VI

MONTANA, 1976

 

 

« Trop de choses dans sa vie il y avait et qui étaient disproportionnées à leur signification véritable. »

Retombées de sombrero, 1976

 

 

Quand Brautigan m’invita en 1976 dans son nouveau ranch du Montana, nous ne nous étions vus au cours des mois précédents que par intermittence. Il s’y était installé au printemps et venait de se rendre pour la première fois au Japon. L’accueil de ses œuvres au Japon avait atteint son apogée avec Retombées de sombrero, son roman à paraître, dont la sortie était prévue simultanément aux États-Unis et au Japon. Richard n’était pas peu fier de ce bon accueil réservé à ses écrits.

Avant de s’envoler pour Tokyo, il m’avait montré une édition japonaise de ses nouvelles et m’avait annoncé qu’elles étaient maintenant utilisées à des fins pédagogiques comme manuel d’anglais.

« Pas mal, hein mon pote, pour un mec qui a redoublé le cours préparatoire ? » Sa littérature était enseignée au Japon, et il y voyait une ironie d’autant plus délicieuse que c’est avec ces mots en gros titre dans les journaux, qu’il avait appris à lire : LES JAPS PILONNENT PEARL HARBOR.

Comme Richard était resté longtemps à Tokyo, il n’avait pas pu entreprendre les travaux du ranch qui s’imposaient. Il me téléphona pour me demander si je voulais bien l’aider à remettre sa propriété en état.

« Ce type d’activité, je ne m’y suis pas adonné depuis l’âge de dix-neuf ans », lui dis-je ; mais il était tellement désespéré qu’il m’a proposé de me payer le voyage, plus un salaire, pour compenser l’annulation d’un boulot à Berkeley pour lequel j’attendais une réponse. Cela revenait pour moi à des vacances tous frais payés. J’ai donc pris l’avion, prévoyant d’y passer un mois tout au plus, puis de faire ensuite un crochet par l’État de Washington pour rendre visite à de la famille.

J’ai débarqué le 4 juillet, juste au bon moment pour le rodéo de Livingston.

Comme Richard n’avait pas le permis de conduire, le comité de réception, à l’aéroport, ne consistait qu’en une Dodge de location. Je fus grandement surpris de découvrir que la voiture avait été louée avec la carte de crédit de l’acteur Peter Fonda.

Richard, à qui j’ai demandé plus tard pourquoi il n’avait pas de carte de crédit, a prétendu que les établissements bancaires se méfiaient des écrivains, réputés mauvais payeurs, individus lunatiques et peu fiables. A la façon dont il me l’expliqua, ce fut comme s’il se félicitait d’avoir obtenu une sorte de médaille que les banques auraient décernée à leurs plus mauvais clients. Cette version ne rimait à rien.

Richard possédait deux maisons, avait négocié ses droits auprès de compagnies cinématographiques et disposait maintenant d’un beau pactole. Je mis cela sur le compte de son imagination galopante qui brodait autour de l’image de l’écrivain scandaleux, mais cette bouffée mégalomaniaque donna le ton pour la suite des événements.

J’ai assisté au rodéo en compagnie de Peter et Becky Fonda, car Richard était occupé ailleurs. Après le spectacle, Richard et moi avons fait la tournée des bars de Livingston. Après la fermeture, nous avons échoué dans une fête typique du Montana, autour d’un bûcher où flambait une volée de poteaux électriques. Au cours de cette virée, j’ai été saoul, j’ai dessaoulé, j’ai été à nouveau saoul et je me suis finalement retrouvé exténué, et complètement dessaoulé. Tâche ardue que d’essayer de le faire décamper de cette soirée. Ce n’est qu’après le départ des derniers fêtards que nous avons repris la voiture de location pour enfin regagner nos pénates.

Nous roulions sur l’autoroute le long de la Yellowstone River quand Richard m’a dit soudain :

« Vas-y, monte jusqu’à 100 miles à l’heure[4] ! »

Je n’en croyais pas mes oreilles. Certes, il était ivre, mais jadis, aussi ivre qu’il ait pu être, il avait toujours éprouvé une sorte de peur pathologique des accidents de voiture. Sur la route de Bolinas, lorsque nous traversions le Golden Gate Bridge, il insistait toujours pour que je roule sur la file de droite, car il n’y avait pas de rambarde centrale, et il craignait un choc frontal. Cela le terrifiait. Lors de notre périple au Mont Pamalpais, et aussi sur l’autoroute très sinueuse du bord de mer, il m’avait supplié de ne pas dépasser le 50 kilomètres à l’heure.

Ce soir-là, l’autoroute était très peu fréquentée. Pour lui faire plaisir, j’ai appuyé sur la pédale d’accélérateur. Une fois le 70 miles à l’heure atteint, j’ai ralenti.

« Plus vite », a-t-il ordonné.

Le compteur indiquait 80.

« Non, je veux qu’on fasse du 100. Ici, dans le Montana, tout le monde roule à 100 », insista-t-il, « vas-y, monte jusqu’à 100. »

J’ai écrasé la pédale au plancher.

La Dodge, ce bolide que je n’aurais pas choisi pour des escapades plus périlleuses que les courses au magasin du coin, a enfin atteint le 100 miles à l’heure.

Richard était satisfait.

J’ai immédiatement ralenti. Il m’a raconté à quel point le Montana était un État renégat. La police des autoroutes ne prenait même pas la peine de faire respecter les limitations de vitesse, c’était dire. Ici régnait la vraie liberté du Far West.

Sur l’instant, je me suis dit que ce n’était là que boniment d’ivrogne, et je n’ai pas relevé. Mais, pendant tout mon séjour, il m’a rebattu les oreilles avec cette phrase « Ici, dans le Montana, tout le monde…».

J’ai eu l’impression que c’était ici, dans le Montana, que Richard s’était accordé le droit d’enfreindre ses propres tabous les plus profondément enfouis. S’était-il laissé emporté par l’une de ses extravagances, ou bien était-il parvenu à se convaincre qu’il faisait partie d’un clan, ce qui l’autorisait à se comporter « comme tout le monde, ici » ?

Quoi qu’il en soit, pour Richard – l’éternel étranger empoté – cette conception était dangereuse.

L’après-midi du second jour, le 5 juillet, m’a fourni un aperçu encore plus inquiétant de son état d’esprit du moment.

Après le petit déjeuner, Richard m’a annoncé qu’il avait quelque chose à me montrer. Sur ce, il a disparu dans une cabane à l’extérieur des bâtiments principaux du ranch. Il a réapparu dans la cuisine, et a déposé sur la table une 22 long rifle, une superbe Remington d’époque à pompe.

« Une vraie beauté, n’est-ce pas ? »

J’ai saisi le fusil et l’ai admiré. Richard a fait remarquer qu’il ne l’avait jamais fait vérifier.

« Je vais aller tirer, moi », dis-je, « nous aurons un peu de temps libre, cet après-midi, avant de descendre à Livingston. Est-ce que tu connais un bon endroit pour aller tirer ? »

Richard indiqua la fenêtre de la cuisine du doigt, en direction du ruisseau, derrière la grange.

C’est là que se trouvait la décharge du ranch, et j’allais pouvoir y dégommer de vieilles boîtes de conserve.

« Cela me replonge en enfance », dis-je, « j’ai passé des années à tirer des boîtes de conserve, dans une carrière. »

Richard sourit. Il avait une manière élégante bien à lui d’apprécier ce genre d’émotions – c’était l’un des charmes que sa présence irradiait.

« Ah ! oui, pour moi aussi, une 22 long rifle, une boîte de cartouches et un bon vieux banc de sable, c’était le paradis. »

Je lui ai demandé s’il désirait m’accompagner. Son sourire s’est évanoui.

Il m’a tourné le dos.

« Non, je n’aime pas tirer à la carabine en présence de quelqu’un d’autre. J’ai eu un accident quand j’étais plus jeune. Par contre, peut-être pourrais-tu emmener ma fille avec toi. Personne ne lui a jamais appris à tenir un fusil, faudrait qu’elle apprenne. »

« Oh ! certainement », lui ai-je répondu, déconcerté par son rapide changement d’humeur.

J’ai ajouté que si Ianthe rappliquait, je serais heureux de l’initier.

Richard est allé chercher une boîte de munitions dans la cabane. Il l’a posée sur la table. Je l’ai prise, et je suis sorti par la porte de derrière. J’ai traversé l’herbe haute du gazon et j’ai emprunté le chemin derrière la grange.

Posté à la fenêtre, Richard me suivait du regard, les traits du visage empreints d’une curieuse expression. Je me suis rendu compte alors que j’avais oublié de lui demander à quel endroit il se trouverait pendant ce temps. Il valait mieux qu’il m’appelle plutôt que de venir me chercher. Je tenais à écarter tout risque d’accident.

Tout en disposant les boîtes de conserve derrière la grange, je me suis dit qu’il y avait là, outre son humeur, quelque chose de nouveau. Peut-être était-ce tout simplement lié au fait que je n’avais jusqu’à ce jour jamais vu Richard en présence d’armes.

Au bout d’un moment, j’ai cessé de tirer.

J’étais obnubilé par ma propre peur de voir surgir quelqu’un dans mon champ de tir. Mais non, je m’égarais, c’est Richard qui était censé éprouver cette peur, pas moi. Il m’avait transmis sa paranoïa.

Puis j’ai repensé à l’expression sur son visage lorsqu’il était sur le perron. L’expression ravie et coupable du petit garçon qui s’apprête à entreprendre quelque chose de risqué par procuration, en envoyant son pote au casse-pipes. En étudiant plus précisément son regard, j’en ai conclu que c’était comme s’il avait voulu que ce soit moi qui aie l’accident. Ces pensées m’ont vraiment poursuivi. J’ai rapporté le fusil à la maison, je l’ai nettoyé et l’ai mis en évidence dans un coin de la cuisine, afin qu’il le remarque immédiatement en entrant. Bien plus tard, en ruminant cet incident, j’ai compris ce qui m’avait ennuyé : pas une seule fois Richard ne m’avait directement proposé la carabine ou les munitions, presque comme si cela avait pu l’acquitter à l’avance de tout reproche.

Par la suite, je n’ai plus jamais tiré à la carabine, et Richard n’y a plus fait allusion. Mais, lorsqu’il l’a sortie de la cabane ce soir-là, il l’a soupesée, et m’a jeté un regard lourd de complicité et de culpabilité qui m’a profondément dérangé. J’ai eu l’impression de surprendre quelque chose de très malsain chez mon ami, quelque chose de terrifiant et de si adolescent que jamais je n’aurais dû en être le témoin.

Les bâtiments du ranch consistaient en une grande bâtisse à un seul étage, une grange et un atelier, dont Richard avait fait sa chambre à coucher. Il s’était également construit un bureau dans le grenier de la grange orienté à l’est, face à la forêt du Parc national de Gallatin. Isolée du bâtiment principal et du téléphone, avec une vue à vous couper le souffle pour écrire. J’ai remarqué qu’elle était vide. On n’y trouvait que quelques livres et des papiers, une machine à écrire et des fournitures de bureau. La raison en était sans doute que Richard venait de terminer son dernier roman.

Deux ans après sa mort, j’appris par Ianthe que ladite « salle d’écriture » s’était avérée quasiment inutile à cause des millions de mouches qui avaient élu domicile dans la grange. Elle était là pour être visitée, mais Richard abattait l’essentiel de son travail dans la cabane.

Après avoir fait le tour du site, je dus me rendre à l’évidence : Richard n’avait pas exagéré en ce qui concernait l’état du ranch. La propriété était vraiment mal entretenue. Bien qu’il ne possédât pas de bétail, il avait loué des près. Il fallait réparer les barrières et faucher l’herbe dans les champs. Il fallait drainer les canaux d’irrigation afin d’y faire circuler l’eau de nouveau. La loi stipulait que les terres reviendraient aux voisins s’il négligeait l’irrigation trop longtemps.

Honnis sa volonté de conserver ses droits, Richard n’avait pas la moindre idée de ce qui lui incombait en matière d’entretien. Il comptait sur les conseils de ses amis installés dans la région ; il est amusant de noter à ce propos qu’aucun d’entre eux n’était un vrai « rancher », si bien que Richard, non seulement n’y connaissait rien, mais se retrouvait sans personne pour le conseiller.

A sa méconnaissance des travaux du ranch s’ajoutait le handicap particulièrement lourd de ne pas savoir conduire et d’être reclus dans un coin perdu à la campagne. Si bien qu’il était tributaire de ses voisins ou des taxis de Livingston s’il voulait se déplacer.

En guise de résidence au calme, loin de tout, il s’était en fait fourré dans une situation d’étroite dépendance.

Je me suis mis au travail, et j’ai compris presque immédiatement que la vraie difficulté résidait moins dans mes faibles connaissances en matière de ranch qu’en Richard lui-même ; il traversait une crise grave. Et son insomnie chronique n’en constituait qu’un symptôme, compliqué de paranoïa et d’excès alcooliques.

Pour ma propre tranquillité d’esprit, je me suis imposé un emploi du temps rigoureux : lever le matin vers cinq heures, petit déjeuner, puis réparation des barrières avant qu’il ne fasse trop chaud. Les après-midi de la fin juillet ne pardonnent pas dans le Montana, et j’en profitais pour faire la sieste.

Les premiers jours, Richard déboulait dans la cuisine et ne pouvait s’empêcher de déclencher un ouragan de paroles plus ou moins cohérentes. Il avait l’air défait, égaré. Manifestement, il n’avait pas dormi.

L’après-midi, au moment où je voulais piquer un somme, il m’invitait à boire et discuter avec lui. Rapidement, les discussions devinrent à sens unique, surtout composées de ses lamentations byzantines au sujet de la gestion du ranch.

Pour retaper le bâtiment principal, il avait fait appel aux services d’une équipe de Seattle, apparemment de vieux acolytes de l’époque de Haight Ashbury. Il leur reprochait d’avoir fait du mauvais boulot. Les histoires qu’il rapporta au sujet de leur incompétence furent contredites par d’autres sources dont j’eus vent par la suite au cours de mon séjour.

Il refusait de faire appel à des gens de la région, prétendant vouloir préserver sa vie privée. Mais en même temps, avec son comportement de sale gamin, il semblait incapable de résister à la tentation d’alimenter les commérages dont le voisinage semblait si friand.

Quand le groupe de Seattle mit les bouts – et d’après la légende locale qui n’arriva à mes oreilles que bien plus tard, ce fut sous la menace du pistolet –, ils laissèrent en plan la Nash Rambler. Ce que Richard considéra comme une trahison et qui le mit hors de lui. Il ordonna à Ianthe de conduire la Rambler en rond dans le pré, du côté de la grange, jusqu’à ce qu’elle tombe en panne sèche.

Il abandonna ainsi le véhicule et partit raconter à tous ses amis ce qu’il venait de faire, portant ainsi un nouveau coup à sa notoriété locale.

Mais tout cela n’était que broutilles, comparé à son « Règlement-de-comptes-à-OK-Cuisine ».

Dans la région, ça jasait encore quand je suis arrivé, alors que l’affaire remontait à l’année précédente. C’est cette affaire qui suscita le plus de cancans et qui lui valut la réputation d’excentrique déchaîné.

A la suite de l’incident qui eut lieu le second jour avec la 22 long rifle, j’en étais arrivé à la conclusion suivante : les armes provoquaient chez Richard un comportement tout à fait malsain. A San Francisco, je n’avais jamais eu l’occasion de le voir en présence d’armes. Elevé dans un ranch de l’État du Washington, j’avais appris que les armes devaient être considérées comme des outils, outils certes dangereux, mais des outils. Pour Brautigan, elles représentaient des instruments de vengeance, à la disposition de ses caprices. Mais je le croyais lorsqu’il affirmait qu’il n’avait jamais tiré à la carabine en présence de quelqu’un d’autre.

Ce fut pourtant démenti quand Richard me montra le cadre au-dessus du réfrigérateur, dans la cuisine, à l’intérieur duquel l’horloge pendait à un clou. Derrière l’horloge, le mur était criblé de balles. Tout autour du cadre, la section avait été recimentée.

Tout fier, Richard me raconta que l’année d’avant, Price et lui, passablement ivres, avaient tiré sur le mur de la cuisine. Cela avait débuté comme un jeu, histoire de voir jusqu’à quel point ils pouvaient se rapprocher du chiffre 9 de la pendule.

« On s’en tirait pas mal », me dit-il en montrant du doigt la salle de bains, « jusqu’à ce que je grimpe dans la baignoire et que je tente ma chance de là. Pour la pendule, ce fut le coup fatal. »

Un charpentier de la région est venu pour les réparations. Richard lui a demandé d’inspecter d’abord l’extérieur. Les balles qui avaient traversé le mur avaient causé de sacrés dégâts.

Certaines avaient dévié vers le toit et fendu les tuiles. Vu de l’extérieur, on ne comprenait pas clairement comment tout cela avait pu se passer. On ne pouvait que constater que le bois avait volé en éclats. Une fois à l’intérieur, le charpentier a rapidement compris.

Jusqu’à cet instant, Richard n’avait pas bronché. Le charpentier a terminé son inspection. A peu près quatre cents trous dans le mur de la cuisine. Richard a haussé les épaules et a concédé :

« Des amis m’ont rendu visite hier soir et… ils ont eu la gâchette un peu légère. » Aussi amusante qu’ait pu être cette réplique, elle me conforta dans l’étrange sensation que j’éprouvais vis-à-vis de Richard au contact d’armes.

Cette anecdote ne me fut rapportée qu’après le premier incident avec la 22 long rifle, et n’a donc en aucun cas pu influer sur mon impression première. Ainsi donc, il refusait de participer à une innocente séance de tir sur boîtes de conserve, mais s’amusait avec son copain à défourailler dans sa propre maison. Richard m’avait habitué à des comportements contradictoires, mais cette fois-ci, cela touchait à la schizophrénie.

De retour en Californie, j’ai eu ultérieurement l’occasion d’évoquer avec Price le fameux « Règlement-de-comptes-à-OK-Cuisine ». Il m’a assuré que l’idée venait de Richard.

« Mais ça ce n’est rien, Keith », m’a dit Price, « écoute plutôt comment cela a commencé : au départ, il voulait sortir avec les carabines, à minuit, pour lâcher des pruneaux dans le vide. »

Price l’en avait dissuadé.

« C’est alors qu’il s’est mis à vider son chargeur contre le mur. Je me suis dit qu’il valait mieux ça ici, que dehors dans la nuit. »

Selon Price, au-delà de la relation amour/haine que Richard entretenait avec les armes, tout ceci traduisait un comportement machiste que ses amis du Montana, pensait-il, attendaient de lui.

Il m’a fallu attendre un événement qui est survenu plus tard dans la semaine pour saisir à quel point ces histoires de pistolets m’avaient fichu la frousse.

Je m’étais rendu chez Peter Fonda pour emprunter des outils. Tout en discutant avec lui, je suis passé dans la pièce de devant, où j’ai fait mine d’admirer ostensiblement sa collection d’armes anciennes du Far West. En réalité, j’ai tenu à m’assurer qu’elles n’étaient pas chargées.

Peter s’en est aperçu. Il s’est montré quelque peu offensé. Il ne fallait pas que je m’en fasse, les armes, bien sûr, n’étaient pas chargées.

Ayant grandi dans une maison dans laquelle se trouvaient des armes à feu, je savais pertinemment qu’on ne les laisse jamais chargées. Je lui ai présenté mes excuses. Et lui ai expliqué qu’étant enfant, j’avais été victime d’un accident presque mortel, à cause de l’inattention d’un tiers –, ce qui était vrai. Et que depuis, j’avais toujours fait preuve d’une prudence toute particulière en présence d’armes. Mais la raison réelle était la suivante : l’attitude de Richard avait tout chamboulé dans ma tête.

Au fur et à mesure que mon travail dans le ranch avançait, je remarquais que l’entretien n’était pas le seul souci qui minait Richard. C’était un citadin, habitué aux distractions et délices de la vie en ville. A la campagne, il disposait de trop de temps mort, et l’ennui s’était rapidement installé. « Règlement-de-comptes-à-OK-Cuisine » me faisait penser à la fois où, rongé par l’ennui, il avait badigeonné le mur d’un ami avec tous les ingrédients qu’il avait pu trouver dans le réfrigérateur.

Mais le recours aux armes dépassait de beaucoup la simple notion d’ennui. Cela supposait une perte de contrôle. Richard avait rejoint cette frange de la population qui s’imagine qu’avec un pistolet, tout va s’arranger.

Dans sa vie quotidienne, Richard avait toujours été incapable de se fixer un emploi du temps, j’y étais habitué, mais maintenant, tout semblait disproportionné. Tant pour ce qui était de sa carrière littéraire que de son comportement avec les autres. J’en fus effrayé. Certes, je l’avais déjà vu perdre la boule, mais jamais vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Rares étaient les moments où il retrouvait son détachement et son sens de l’humour d’antan. A part quelques blagues lugubres dans un registre plutôt misogyne – où l’expression « mon pote » revenait sans cesse –, il semblait tourmenté, nerveux et dépourvu de son habituel sens de l’humour.

A la place de ses petites vignettes de la vie quotidienne qu’il s’était toujours plu à raconter, et qui ensuite réapparaissaient dans ses écrits, il s’embarquait dans ses potins sur Hollywood. Son stock d’anecdotes se mit à ressembler aux articles bouche-trous du magazine People : comment Warrent Oates avait démoli Machin, ou bien la fois où Richard réussit à étaler Jack Nicholson au basket à un contre un, et empocha 50 dollars, omettant de mentionner que Nicholson mesurait quinze bons centimètres de moins.

Une des anecdotes préférées de Richard était apparemment une histoire vraie qu’il introduisit ultérieurement dans Tokyo-Montana Express. Un homme, qui en a marre de ces citadins qui abandonnent leurs animaux domestiques dans la nature, prend en filature un conducteur ; plus tard, en guise de commentaire sur leur cruauté, il bazarde un camion entier de fiente de poulet devant chez lui. Mais dans la façon dont Richard rapportait l’anecdote, c’est la notion de vengeance qui prévalait, et non l’aspect cocasse de la réaction. Alors qu’auparavant, dans La Vengeance de la pelouse, la vendetta débouchait sur une situation humoristique.

Ma première mission consista à couper les hautes herbes qui avaient poussé pendant l’été autour de la maison, à l’aide d’une tondeuse louée à Bozeman.

Quand la tâche fut accomplie, Richard remarqua une zone marécageuse dans le gazon. L’humidité semblait s’infiltrer sous l’angle nord-ouest de la maison. A mon grand étonnement, il se lança dans une longue tirade contre la Compagnie du Téléphone. Personne en Amérique ne savait plus rien faire, en Amérique on ne trouvait plus que des bons à rien, au Japon, au moins…

Impossible, au début, de comprendre de quoi il parlait. Le fin fond de l’histoire me fut enfin révélé : il prétendait qu’au moment des travaux d’installation de la ligne, la Compagnie du Téléphone avait endommagé le fossé d’irrigation situé de l’autre côté de la route. Cette fuite avait occasionné des écoulements d’eau sous la route, dans la propriété de Richard.

Quand je rentrais à la maison, Richard y allait chaque jour de sa tirade, il passait un nouveau coup de fil, s’entretenait avec le directeur de la Compagnie du Téléphone, l’accusait d’être la cause de ses problèmes de terrain…

La vendetta se poursuivit pendant deux jours. Richard se montra de plus en plus enragé jusqu’à ce que la Compagnie refuse de répondre à ses appels.

Il contacta alors son avocat de San Francisco. Le cas fut soumis à un avocat local, lequel affirma que Richard avait le droit de protéger sa propriété comme bon lui semblait.

Richard fut tourmenté pendant une journée supplémentaire à l’idée de louer une pelle mécanique et de creuser le fossé de l’autre côté de la route. Son indécision alterna avec des crises de rage à l’encontre de la Compagnie du Téléphone. Fatigué de n’entendre plus parler que de cette affaire, j’ai décidé d’aller sur place afin de me rendre compte par moi-même.

La propriété de Brautigan était installée à flanc de coteau et donnait sur la route qui, plus au nord, empruntait le pont de Pine Creek. Plus loin vers l’est, de l’autre côté de la route, une prairie servait de champ d’écoulement pour le ruisseau de Pine Creek. J’ai remonté la pente à pied, et j’ai crapahuté en bordure de la prairie, jusqu’à un angle. De ce point stratégique, j’apercevais, en aval, la prairie et la maison de Richard. Le versant nord-est était à l’évidence situé sur l’ancien tracé de la rivière.

J’ai tenté de faire comprendre à Richard combien il était vain de louer une pelleteuse, lui expliquant en long et en large qu’il y aurait toujours des écoulements dans le tracé qu’il pourrait creuser. S’il voulait en être convaincu, il n’avait qu’à refaire mon parcours.

« Richard, essaie de t’imaginer que la route et la pente ne se trouvent pas à cet endroit. Regarde comment le terrain est orienté ! Essaie d’admettre que l’eau provient de derrière nous. C’est la gravité qui la conduit sous le fossé, puis sous la maison en direction du ruisseau. »

« C’est faux, mon pote, c’est la Compagnie du Téléphone qui est responsable. Mon avocat m’a dit que j’étais dans mon droit, si je recreusais pour arracher le chiendent qui est la cause de tout cela. »

« Mais ce ne sont pas les mauvaises herbes, c’est la gravité. La gravité se moque de tes droits. L’eau ne fait que s’écouler dans le sens de la pente. » Richard resta sur ses positions. « Non, c’est la Compagnie du Téléphone qui est en cause. »

Il me lança un sourire grimaçant : « Mon avocat va se charger de cette affaire. » Il loua les services d’un jardinier pour creuser le fossé, qui, au passage, déterra le câble téléphonique, et mit hors service tous les téléphones de la vallée. Ce qui ne fit rien pour améliorer la cote de Richard auprès de ses voisins.

La Compagnie envoya un employé pour réparer le câble. De plus en plus parano, Richard me désigna comme porte-parole. Le réparateur dit que cela arrivait souvent dans la région, que ce n’était pas grave. Mais Richard refusa de croire en ma version. Il refusa tout autant d’adresser la parole au réparateur lui-même. Des poursuites allaient s’ensuivre, il en aurait mis sa main au feu.

Cette nuit-là, emporté par son obsession, il appela son avocat à quatre heures du matin.

« J’avais oublié l’heure », balbutia-t-il en s’excusant.

« Mon avocat m’a dit : Richard, ne me rappelez plus jamais à cette heure-là de la nuit, à moins que vous ayez un pistolet fumant à la main et un corps gisant à vos pieds ! »

Richard adora ce commentaire. Les jours suivants, il téléphona à ses amis pour leur rapporter l’histoire.

Il a passé ses coups de fil et m’a laissé respirer un peu. Sans Richard sur le dos, j’ai pu travailler en paix dans le ranch. Son comportement était excusable pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il venait juste de retravailler les épreuves de Retombées de sombrero. Et il était si perfectionniste que c’était une véritable boule de nerfs après ses séances de relecture. D’autre part, il venait juste de rompre avec sa fiancée et se livrait à des parties d’engueulades téléphoniques longue-distance avec elle.

Le décalage horaire dû à son récent retour en Amérique et ses insomnies ne firent qu’augmenter sa consommation d’alcool. Toutefois, aucune de ces considérations ne pouvait expliquer vraiment la sensation principale qui m’envahissait.

Depuis l’incident de la 22 long rifle, une donnée nouvelle et profondément malsaine dominait la vie de Richard : un manque de respect plein d’amertume pour quiconque n’était pas détenteur de pouvoir. Il considérait les petites manies et travers de ceux qu’il fréquentait avec des intentions mauvaises et méchantes.

En outre, incapable de prévoir quoi que ce soit de plus complexe que des repas pour deux personnes pendant deux jours d’affilée – sans parler de ses autres besoins – il ne cessait de me déranger pour descendre à Livingston. Cela se produisait parfois trois fois dans la même journée, jusqu’à ce que j’en vienne à lui dire que je ne pouvais pas cumuler les deux fonctions : « rancher » et conducteur de taxi. Si bien qu’il engagea un intendant, un ami des Fonda, domicilié à Livingston. Mais son comportement nocturne se révéla à tel point erratique que l’intendant et moi-même nous concertâmes pour assister Richard à tour de rôle, afin de ne jamais le laisser seul, et pour contenir ses divagations paranoïaques.

Il se mettait dans des états terribles au sujet de sa carrière. Ses commentaires du printemps précédent, au sujet de son succès à Tokyo, m’avaient un instant convaincu qu’il était satisfait de cette seconde gloire et que, de fait, il acceptait le déclin de sa notoriété en Amérique.

Mais des événements tout à fait insignifiants déclenchaient parfois ses colères.

Un après-midi, guidé par une envie de lire – il n’y avait que peu de livres au ranch –, j’ai farfouillé dans une armoire et y ai trouvé des épreuves en placard d’un recueil de Raymond Mungo. Installé sur un canapé, j’étais absorbé par la lecture quand Richard fit irruption dans la pièce. Il a rôdé un moment autour de moi avant de remarquer ce que je lisais.

« Tu sais ce qu’il dit à propos de l’un de mes livres ? » me demanda-t-il.

Et Richard de citer un commentaire légèrement défavorable de Mungo.

Là-dessus, il a commencé à faire les cent pas, rouspétant contre cette injustice. Il s’est rappelé les propos élogieux que Mungo avait jadis tenus sur un de ses premiers romans ; mais il n’y a fait référence que pour prouver sa perfidie.

Richard prétendait que ses travaux récents faisaient l’objet d’une conspiration, ses détracteurs utilisant ses premiers romans plus populaires comme armes. Il se plaignait que personne à New York n’ait fait le moindre effort pour lire ses premiers romans, pas plus qu’on n’avait daigné en rendre compte quand finalement ils avaient été publiés. Gonflé à bloc, il est sorti de la pièce comme un ouragan.

Décidément, ses crises de colère étaient imprévisibles. J’étais justement en train d’y repenser, quand, derrière moi, une porte a violemment claqué. Richard est entré comme une tornade. « Passe-moi ce bouquin ! » Je le lui ai tendu.

Il a déchiré les épreuves en deux. Puis il a réduit les pages en lambeaux et a jeté le tout sur la pelouse par la porte de devant. Une fois cette démonstration de force digne d’Atlas terminée, il s’est retiré dans son bureau. Dix minutes plus tard, il a réapparu, tenant entre les mains un autre exemplaire dédicacé du même bouquin. Il a lu la dédicace. Il a éclaté de rire. Il a déchiré le livre et l’a envoyé valser sur le gazon, aux côtés des épreuves déjà déchiquetées. Il est allé chercher du kérosène et a parachevé son œuvre dans un feu de joie.

Le soir même, il semblait avoir totalement oublié son petit autodafé. Il a évoqué pendant une bonne partie de la soirée les problèmes de censure auxquels il se heurtait dans un département d’une université de Californie du Nord. Chaque point de détail de l’affaire fut répété à satiété, citations du proviseur, de l’administration et des plaignants à l’appui.

« La prochaine étape à craindre, maintenant, c’est qu’ils mettent le feu aux livres », m’avertit-il solennellement, « exactement comme le firent les nazis. » Plus tard dans la nuit, il s’est calmé et m’a avoué qu’à cause de ses rêves effrayants, il n’arrivait plus à dormir. Dès l’instant où il perdait connaissance, ses rêves se mettaient en branle. Les cauchemars étaient insupportables. Jamais un écrivain ne m’a livré de si déchirantes confidences. A l’évidence, il souffrait vraiment et j’en fus profondément ému.

Richard m’avoua qu’on lui avait prescrit de la Stélazine. Le médicament l’assommait pour deux ou trois heures d’un sommeil sans rêve. J’en fus très surpris. Jamais à ma connaissance il n’avait consommé d’autres drogues que le café et l’alcool. A cette période, il buvait un à trois litres de vin à table et terminait fréquemment la nuit au whisky. Il fallait qu’il arrête impérativement d’ingurgiter de l’alcool avec ce médicament, lui dis-je, c’était du suicide. En outre, je lui fis part de mes doutes : à ma connaissance, la Stélazine n’était pas vendue comme somnifère. C’était un médicament prescrit contre l’anxiété dans le cadre de traitements de longue durée, et dont l’utilisation était accompagnée d’une interminable liste d’effets secondaires.

Il ne voulut pas en entendre parler et changea de sujet. Il n’acceptait pas de conseil d’autrui, pas même de ses amis du Montana les plus chers, comme Tom McGuane et William Hjortsberg, qu’il avait pourtant consultés au moment de l’histoire du fossé d’écoulement, sans d’ailleurs jamais tenir compte de leur avis.

J’ai décidé de limiter nos achats d’alcool, divisant par deux les quantités de vin, préférant acheter des demi-litres plutôt que les litres et demi d’almaden que Richard appréciait tant. Je me suis également mis à « oublier » d’acheter le brandy ou le whisky. En général, il n’aimait pas boire seul. Par conséquent, je m’absentais les après-midi et partais en excursions dans les canyons, coupant ainsi court à tout début de beuverie.

La baisse de consommation d’alcool jointe à une partie de pêche à la mouche lui apporta pour un temps un peu de répit.

Ces manœuvres n’étaient pas uniquement destinées à Richard, elles me concernaient également. Son instabilité était éreintante. Nous avions passé ensemble des journées et des nuits de folie, en Californie, mais je ne me doutais pas qu’il ait pu continuer sur cette lancée. J’avais cru naïvement qu’il se calmerait aussi quand je me serais retiré de la course.

Je n’étais pas le seul à le penser : nombre de ses amis étaient persuadés que les festivités cessaient quand ils se quittaient. Alors qu’en réalité, l’alcoolisme de Richard aidant, la fête battait son plein même quand les autres n’étaient plus là.

Je n’aurais pas pu tenir beaucoup plus longtemps. Heureusement, des visiteurs arrivèrent un jour, un Texan assez âgé, accompagné de ses fils adolescents. Ils avaient tous trois passé plusieurs années dans le Montana et réalisaient maintenant une sorte de tournée nostalgique des rivières à truites. Le Texan essayait d’écrire un roman et sollicitait des conseils de la part de Richard. A l’évidence, ils idolâtraient la littérature de Brautigan et connaissaient de bonnes histoires de truite. A leur contact, Richard se détendit, ses idées noires se dissipèrent.

C’est en présence des enfants que Richard se montrait dans les meilleures dispositions. Il racontait des blagues, posait des questions. Grâce à lui, les enfants se sentaient mis en valeur, ils faisaient partie de la bande. Richard pressait également le père de questions : où se trouvaient les trous d’eau les plus propices à la pêche ? Le Texan en connaissait un rayon, Richard tendait l’oreille aux anecdotes hilarantes concernant la vie à Livingston. Le Texan avait beau y avoir vécu plusieurs années, il y était toujours un étranger. Il prétendait qu’il fallait attendre deux hivers avant que les gars du coin vous acceptent. Il avait une conception burlesque et sceptique des us et coutumes du Montana.

Pendant leur séjour, ils procurèrent à Richard une compagnie et une distraction, et la vie redevint un vrai plaisir, presque comme au bon vieux temps. Détourné de ses préoccupations, il recouvra son humour contagieux. Son passé récent fut relégué aux oubliettes.

Le jour du départ, le Texan disparut après le petit déjeuner pour se rendre en cachette à un trou poissonneux des environs. Il en rapporta une truite géante. Il l’offrit à Richard avec, en cadeau, des directives précises pour accéder au « Trou en roue de chariot ».

Richard appréciait la pêche en tant que sport ; mais il relâchait habituellement ses captures et ne les conservait que rarement à des fins culinaires. Cependant, quand c’était le cas, il s’assurait qu’elles étaient jeunes et pouvaient tenir dans la poêle, vingt-cinq centimètres tout au plus.

Transporté de joie par ce double cadeau, et ému que le Texan lui ait révélé la situation du mythique « Trou en roue de chariot », Richard n’en était pas moins perplexe : qu’allait-il faire d’une truite de cette taille ?

Tenant le monstre à bout de bras, il parcourait la maison en grommelant :

« On ne va jamais manger tout ça. Nom de Dieu ! que va-t-on en faire ? C’est le Parrain des Ruisseaux. »

Les mesures à prendre vinrent à bout de l’imagination de Richard, et le côté obsessionnel de sa paranoïa revint au galop. Il se lança dans une affabulation longue et compliquée de son meilleur cru, où il était question de la crucifixion de la « Truite Corleone » sur une barrière d’autoroute sous une vieille Fédora ; tout cela en guise d’avertissement pour les touristes, qui feraient mieux de se méfier s’ils ne voulaient pas passer la nuit avec les poissons.

Le « Parrain des Ruisseaux » fut finalement casé au congélateur, mais l’événement inspira Richard pour le reste de la journée. C’est en fin de compte Maria Hjortsberg, une des personnes qu’il appréciait le plus, qui en hérita, pour un grand dîner qu’elle donnait bientôt. La truite fut servie avec des épinards et Richard en fut ravi.

Siew-Hwa, une amie de Price Dunn et Richard, m’avait touché deux mots du mauvais esprit de compétition qui régnait sur la scène du Montana. Les récits de Siew-Hwa concernant les démonstrations phallocrates du Montana corroboraient les comptes rendus de Price. Price, dont le comportement viril remontait à une tradition sudiste, estimait que ces spectacles étaient grossiers et agressifs. Ce que je pus clairement constater au cours de mon séjour, c’est que, si Richard se prétendait membre d’une communauté machiste, les autres mâles ne semblaient pas particulièrement s’en préoccuper.

Le spectacle auquel j’ai assisté, en revanche, a été celui de différents artistes partageant leur vie entre famille et affaires, et dont le mode de vie était sans commune mesure avec l’isolement, l’ennui et l’état de frustration de Richard. Il me fut difficile de dégager ce que Richard pouvait bien avoir en commun avec ces gens, outre la gloire. Richard ne cachait pas son admiration pour les travaux de Tom McGuane et Jim Harrison. Pourtant, je ne vis que peu de rapports littéraires entre eux, hormis le fait que leurs héros étaient des solitaires.

Contrairement aux personnages de Richard, leurs héros étaient des hommes rudes et débrouillards qui s’adonnaient à des joutes machos.

Nulle part ailleurs, je n’ai rencontré une vie aussi déboussolée que celle de Richard dans son ranch. A l’exception peut-être de la fois où j’ai attendu Tom McGuane chez lui pour lui emprunter son tracteur. J’y suis resté deux heures pendant lesquelles Margot Kidler, sa ravissante épouse, m’a expliqué ses propres projets : introduire des notions de philosophie féministe dans les ranchs du Montana, sans que la demande locale pour ce type d’enseignement ait été explicitement formulée.

Les habitants du Montana n’étaient pas dépourvus d’un solide sens de l’humour. Je me souviens de ce barbecue au ranch McGuane. Brautigan avait entrepris un passage en revue, pimenté de moult détails ennuyeux, de toutes les informes améliorations qu’il avait apportées à sa propriété. Rien de tout cela n’était captivant, et tout le monde a fini par déguerpir, à l’exception du contremaître de McGuane, un vieux « rancher » du nom de Millard Lambert.

Il a écouté patiemment tout ce baratin. Quand il a jugé que Richard avait épuisé son stock de menus détails insignifiants concernant la plomberie, la toiture et les réparations, Millard a hoché la tête et a déclaré d’une voix calme :

« Ah ! ouais, on dirait que vous savez exactement ce que vous voulez, vous… mais vous savez », il a marqué une pause et a jeté un œil du côté du corral, « vous savez… avec un bon bulldozer vous abattez la maison d’un coup… ensuite, ouais, disons au printemps d’après, ce sera vachement chouette, une fois que les fleurs sauvages auront repoussé. »

Millard hochait la tête comme pour appuyer le bien-fondé de sa suggestion. Je n’ai pu m’empêcher d’éclater de rire. Tout ce qu’il venait de lui servir était épatant. Je me suis retourné vers Richard. Il dévisageait Millard avec une moue offensée. Brautigan a tourné les talons, et, indigné, a déguerpi, tandis que Millard est retourné voir le fils de McGuane qui s’entraînait au lasso sur un chevalet à scier le bois.

Peu après ce barbecue, Richard s’est remis à souffrir d’insomnies. Un matin, il m’a annoncé que la Stélazine lui avait permis de passer une bonne nuit, alors que je l’avais entendu rôder dans la cuisine une bonne partie de la nuit. Mais je ne demandais qu’à le croire, car je lui souhaitais un repos de l’esprit, fût-il illusoire.

L’après-midi, je suis revenu du travail, j’ai déjeuné avec lui, puis j’ai décidé de me détendre sur le canapé. Pendant que nous discutions, je me suis entraîné à faire quelques exercices de calligraphie italique. Richard déambulait dans la pièce. Il s’est soudain interrompu pour me demander ce que j’étais en train de fabriquer. « Je m’initie à un nouvel art », lui dis-je. « Vraiment ? Montre-moi. » Je lui ai tendu la feuille. Comme à mon habitude, j’avais inscrit des mots dont les lettres combinaient les difficultés que je devais travailler. Le hasard a fait que certains étaient tirés de notre conversation.

Richard a observé le bloc-notes et a reconnu un des mots qu’il avait prononcés. Il m’a grimacé un sourire, il a pointé le mot du doigt et a déchiré avec précaution les deux feuilles d’exercice. Sur ce, il m’a tendu le bloc vierge. Il a plié les feuilles en deux, avant de les déchirer à nouveau en deux, et s’est éclipsé.

Tout s’est déroulé si rapidement que j’en suis resté pantois. Qu’il ait détruit ces pages m’était bien égal – je m’apprêtais d’ailleurs à le faire moi-même –, mais cette bouffée de paranoïa m’a littéralement stupéfié.

Le soir même, à la maison, il s’est comporté comme si la scène n’avait jamais eu lieu. Il a commencé à discuter de choses et d’autres. J’ai fait une plaisanterie au sujet de ses missions « recherche/destruction » ciblées sur les belles écritures – la sienne était épouvantable –, et il est resté perplexe. J’ai compris qu’au cours de l’après-midi il avait traversé un passage à vide.

Les épreuves et la jaquette de Retombées de sombrero sont arrivées par la poste. L’ennui de Richard s’est dissipé. Apparemment, c’est à lui que revenait le dernier mot pour ce qui était de la jaquette, et je fus recruté pour collaborer à sa rédaction.

Deux longues soirées s’écoulèrent à écouter Richard s’obstinant à rédiger et rerédiger la description du roman. Il cherchait un ton particulier qui évitât le jargon hippie des années 60. Ce projet fut baptisé « déloufoquisation » de sa réputation littéraire.

Ce qui en disait long à la fois sur sa détermination et sa naïveté. Les jaquettes, on le sait, n’ont jamais convaincu les journalistes, et la plupart des critiques n’en tiennent pas compte. Dans l’esprit de Richard, le climat critique était entre ses mains. Il dédaigna le texte que l’éditeur Simon et Schuster lui avait fait parvenir.

Il commettait là une héroïque erreur de jugement : car le roman était un candidat bien improbable à sauver sa réputation auprès de la critique.

L’intrigue de Retombées de sombrero était mince, elle était en quelque sorte non réaliste, mais d’une façon peu accrocheuse, sans personnage particulièrement attendrissant. Le roman lui-même constituait une expérience intéressante, panachant une violence de bande dessinée et un décompte minuté de la rupture d’un couple, utilisant pour cela la technique de l’écran coupé en deux. Il me sembla qu’avec cette forme d’humour un peu forcé il n’avait que bien peu de chances de séduire ses fans de la première heure.

J’y décelais toutefois un détail fascinant : dans Retombées de sombrero, le héros, un « humoriste », déchire le faux départ d’une histoire, à la suite de quoi les bouts de papier continuent d’avoir leur propre vie, s’insinuent dans la réalité, fomentent une révolte. Sur un plan artistique, Richard reconnaissait qu’il ne pouvait plus maîtriser l’accueil réservé à sa littérature, ce que sur un plan plus personnel il n’admettait pas.

Au cours de notre travail sur la jaquette, il m’a apporté quelques éclaircissements sur la démarche suivie dans ses récents romans, le recours aux sous-titres, et le mélange des genres. Le Monstre des Hawkline fut baptisé « western gothique », Willard et ses trophées de bowling : « un mystère et quelques perversions », et Retombées de sombrero, « roman japonais ». Sa croyance dans les noms trahissait une volonté d’influencer la critique, comme si l’on pouvait modifier un objet en y accolant une étiquette.

La réduction de la durée d’action de ses histoires représentait l’un de ses « trucs ».

Willard était censé se dérouler en vingt-quatre heures, Retombées en une heure. Il prévoyait que son prochain roman s’étendrait sur une minute. Son espoir secret était le suivant : que cet effort soit accueilli comme un tour de force, et qu’on le considère du coup comme un virtuose.

A cette période, il abordait par le biais de l’écriture des sujets plus graves : la violence, la haine irréfléchie, la rancœur et la perte de l’innocence, les maladies sexuelles modernes. Thèmes qu’il abordait avec le style qu’on lui connaissait : ironie, métaphores surprenantes, juxtapositions d’images. Mais ces genres exigeaient soit une épaisseur psychologique des personnages, soit une audacieuse intrigue dramatique, ce à quoi, compte tenu de son style, il n’eut pas recours.

Aux yeux de certains écrivains, ces romans constitueraient des expériences de grande valeur, comme le rappela Ishmael Reed après la mort de Brautigan. D’un point de vue plus personnel, on peut considérer qu’ils reflétaient son état d’esprit en cette période difficile.

Marc Chénetier écrit :

« Ses phrases aspirent à l’autonomie – comme si elles voulaient s’assurer de leur propre survie tandis que le contexte alentour s’effondre. »

Ses phrases se firent plus lapidaires. Il assembla ses romans en blocs temporels dont les chapitres représentaient des instants immuables qui retenaient l’attention, comme des statues en prose.

D’un point de vue artistique, l’effondrement du sens se traduit par le choix du bagage littéraire et les « luttes et tensions internes » – qui, comme le souligne Chénetier, sont le sujet même de Retombées de sombrero.

Dans la réalité, en revanche, Brautigan n’arrivait pas à admettre que ses ventes de livres étaient en chute libre et que sa popularité l’abandonnait.

Ses commentaires m’apprirent que ses séjours au Japon lui avaient apporté ce qu’il pouvait lui arriver de pire : regonfler son orgueil sans toutefois lui fournir de nouvelles sources d’inspiration.

Un de mes amis qui l’accompagna à Tokyo me dit qu’il comptait des romanciers, des intellectuels et des artistes d’avant-garde parmi ses admirateurs japonais. Rien de comparable avec son statut en Amérique.

Il avait beau dédaigner ouvertement tout propos intellectuel sur son œuvre et mépriser les articles critiques, cette situation le minait. Lui qui avait obtenu une gloire aussi soudaine que météorique, à la fois grâce à un travail énorme sur cinq romans et à une bonne part de chance, s’estimait au-dessus de tout apparat critique.

Dans le Montana, au contact indirect d’Hollywood, il s’enticha d’un nouveau leitmotiv : dépasser l’univers limité de l’édition. L’industrie du film considérait son travail selon des critères de popularité et d’argent. Et comme les instances littéraires le négligeaient, il prétendit embrasser une carrière de scénariste.

Je me souviens de cette soirée où nous étions en train de travailler sur sa jaquette. Fort de son nouveau public au Japon, me dit-il, du scénario en cours et des romans qu’il allait pouvoir monnayer auprès d’Hollywood, il s’était maintenant fixé un nouvel objectif : gagner un million de dollars.

« Un million de dollars », rabâchait-il, comme hypnotisé. « Je vais me faire un million de dollars dans l’année. »

Richard étant absorbé par son livre, je saisis l’occasion pour avancer la date de mon départ. Comme il avait besoin de quelqu’un pour surveiller les travaux d’irrigation que j’avais confiés à une société locale, il appela Price Dunn en Californie et lui demanda de prendre le premier avion pour le Montana.

Après coup, je m’en voulus de ne pas avoir informé Price de l’instabilité mentale de Richard. Puis je me dis qu’ils étaient amis de longue date, que Richard éprouvait un immense respect pour Price et que sa présence bienveillante lui ferait le plus grand bien.

J’ai appris peu après que cette amitié vieille de vingt ans s’était achevée en une scène digne des plus mauvais feuilletons télévisés.

J’ai laissé les clés de la Dodge au bureau de location de voitures de l’aéroport de Bozeman, à l’attention de Price et de la nouvelle petite amie de Richard, qui devaient arriver de San Francisco.

J’étais heureux de déguerpir.

Deux semaines plus tard, j’ai reçu une série de coups de fil grinçants de Richard, tard dans la nuit. Price l’avait trahi. Leur amitié était brisée à jamais.

Il s’est embarqué dans une histoire incohérente, Price « l’abandonnant » au ranch, et mettant en pièces le véhicule de location. Richard prétendit que cet incident avait « presque mis en péril » son amitié avec Peter Fonda. Ce qui s’était réellement passé n’était pas clair, si ce n’est qu’il traversait manifestement une de ses phases maniaco-alcooliques, se lançant dans des coups de fil tardifs, inventoriant ses doléances sur le ton monocorde qu’il empruntait pour ce type d’événement.

Par recoupements avec la version de Price et d’autres amis à qui Richard s’était adressé, je suis parvenu à reconstituer ce qui s’était vraiment passé. Avant ce voyage, Price ne connaissait pas Maria, la nouvelle fiancée de Richard, qui s’est rapidement révélée quelqu’un de têtu et d’indépendant.

Elle avait trouvé quelqu’un le vendredi pour la descendre à Livingston. Sur le coup de six heures du soir, Price s’est rendu en ville pour aller la chercher. Il l’a retrouvée dans un bar, entreprise par plusieurs cow-boys du coin. Price lui a intimé de rentrer avec lui. Elle était saoule, et ses admirateurs ne tenaient pas vraiment à ce qu’elle leur fausse compagnie. Price n’était pas inconscient au point de provoquer toute une bande de cow-boys en virée du vendredi soir. Il a donc décidé de prendre son mal en patience. Pas question non plus d’appeler Richard et de lui expliquer le topo : que sa fiancée était occupée avec une poignée de vachers, et qu’ils seraient donc un peu en retard.

Sur ces entrefaites, une fille qui avait des vues sur Price a détourné un moment son attention. Quand il a réapparu, la promise de Richard s’était rincé le palais sur le compte de suffisamment de prétendants pour qu’il juge bon de la séparer du reste des admirateurs. Il essaya de la dessaouler à grand renfort de café avant d’entreprendre le chemin du retour.

Au ranch, fou de rage, Richard rongeait son frein. Il avait sorti tous les vêtements de Price de sa chambre et les avait balancés dehors, sur la pelouse.

Price et la fille se sont retranchés chez un voisin pour y passer la nuit.

Au matin, Price s’est changé, a fourré ses anciens vêtements dans le coffre de la voiture de location, et, sans guère y prêter attention, a oublié les clés dans une poche de pantalon.

Richard a refusé de lui adresser la parole. Price a décidé qu’il en avait assez de cette hystérie. Mais voilà, la voiture était fermée à clé, les clés enfermées dans le coffre arrière.

Price a pris un burin. Il a percé un trou dans la tôle du coffre. Puis il est parti pour l’aéroport, a rendu la voiture et s’est envolé pour la Californie. L’agence de location a facturé un coffre neuf à Peter Fonda. Furieux, Fonda s’est plaint auprès de Richard, qui a payé la facture.

Le plus remarquable, dans cette histoire, c’est que Richard n’a jamais admis sa jalousie. Son arrogance lui interdisait tout bonnement de tolérer l’idée que Price pouvait lui avoir volé sa fiancée. Pas plus qu’il ne pouvait envisager qu’elle avait trouvé la vie plus excitante en ville que « Chez Brautigan ».

En guise de remerciement pour ma collaboration à la jaquette, j’ai reçu un exemplaire de Retombées de sombrero, avec, sous l’autographe de Richard, l’annotation : « Le Faust du Montana ».

Ce geste d’orgueil démesuré et de délire olympien m’a laissé pantois. Price, à qui j’ai rapporté tout cela, m’a fait ce simple commentaire : « Richard est devenu fou. »