XI

 

Le lendemain quand j’ouvris les yeux, tout mon corps était endolori. Sans doute réagissait-il ainsi parce que j’avais perdu l’habitude de me bagarrer depuis longtemps. Allongé dans mon lit, je pensais que je ne pouvais même plus tirer fierté de mes anciens talents, quand ma vieille propriétaire apporta le Quotidien du Shikoku et le déposa près de mon oreiller. À vrai dire, je me sentais trop fatigué pour avoir envie de lire un journal, mais je songeai que je ne serais pas un homme si je me laissais décourager pour si peu et, roulant sur le ventre, j’ouvris le journal à la page deux. J’eus un choc. L’échauffourée de la veille y était relatée en détail. Que le journal traitât de cet incident n’était pas surprenant en soi, mais tel était à peu près le ton de cet article :

« Deux enseignants du collège, un certain professeur Hotta (?) et un jeune blanc-bec inconnu, fraîchement débarqué de Tôkyô, non contents d’avoir incité nos élèves, ces jeunes gens dociles et respectueux, à provoquer des troubles, ont pris la tête des collégiens présents sur les lieux et ils se sont lancés personnellement dans une attaque violente contre les élèves de l’École normale. » Puis le journaliste poursuivait : « Le collège de notre préfecture, un établissement où régnent la courtoisie et le respect des lois, jouit depuis toujours d’une réputation enviée dans tout le pays, mais à présent que les actes inconsidérés de ces Apaches ont porté atteinte au privilège que lui valait sa renommée, c’est notre cité entière qui en subit le déshonneur. Nous sommes en droit de réclamer vigoureusement qu’une enquête détermine les responsabilités. Nous osons espérer toutefois que les autorités compétentes prendront les mesures nécessaires, avant que nous-mêmes le fassions, pour infliger un châtiment exemplaire à ces fauteurs de trouble, et nous souhaitons qu’à l’avenir, ces individus ne puissent plus jouer aucun rôle dans le monde éducatif. »

Tous les mots de l’article étaient soulignés de noir, pour que la semonce fût plus visible, sans doute. Je bondis hors de mon lit en sacrant. Chose étonnante, toutes mes articulations qui me faisaient terriblement souffrir jusque-là, se délièrent quand je sortis du lit, et j’oubliai mon mal.

Je froissai le journal en boule et le lançai dans le jardin. Ce n’était pas assez pour assouvir ma fureur. Je le ramassai alors et le jetai aux cabinets. Les journaux impriment des mensonges sans limite. Qu’est-ce qui exagère ou bluffe le plus au monde ?… Ne cherchez pas, c’est le journal. Ce qu’avait raconté sur mon compte ce journal, c’est moi seul qui étais juge que l’on en parlât ou pas. En plus, ces façons… un jeune blanc-bec inconnu fraîchement débarqué de Tôkyô !… Connaissez-vous quelqu’un nommé : blanc-bec inconnu ? Méditez cette question ! Je porte un nom de famille parfaitement honorable et je suis également pourvu d’un prénom. Si l’on désire examiner ma généalogie, je peux la présenter avec chacun de mes ancêtres jusqu’à Tada Mitsunaka.

Comme je me débarbouillais, je sentis brusquement une douleur au menton. Je demandai à la vieille Mme Hagino un miroir et quand elle me l’apporta, elle me demanda si « j’avais vu le journal du matin, s’pas ? » Je lui répondis que je l’avais lu et que je l’avais jeté aux cabinets. Que si elle le voulait, elle pouvait le repêcher. Elle se retira, suffoquée. En examinant mon visage dans la glace, je vis qu’il était aussi tuméfié que la veille. C’est mon visage, après tout, et il est important pour moi. On me l’avait abîmé, et pire que tout, on m’avait appelé blanc-bec inconnu, c’était plus que je ne pouvais supporter.

Comme il aurait été ignominieux pour moi que l’on crût que je manquais à l’école parce que le journal m’avait intimidé, j’avalai mon petit déjeuner très vite et arrivai le premier au collège. L’un après l’autre, les professeurs faisaient leur apparition, chacun regardait mon visage et riait. Ils n’avaient pas à rire. Ce n’était pas eux qui m’avaient fait cette tête, je ne leur devais rien. Au bout d’un moment, le Bouffon entra :

« Superbes exploits hier ! Sont-ce là tes glorieuses blessures ? »

Je supposai qu’il se vengeait de mon coup de poing au banquet d’adieu, cependant ses sarcasmes m’irritèrent tant que je lui répliquai de cesser ses propos oiseux et d’aller plutôt sucer ses pinceaux. Il poursuivit alors :

« Je suis profondément navré. Ta souffrance est grande, assurément ?

— Que j’aie mal ou non, c’est ma figure, et ça ne te regarde pas ! » répondis-je, furieux.

Il regagna sa place de l’autre côté de la pièce sans cesser pour autant de fixer mon visage et se mit à chuchoter je ne sais quoi en riant avec son voisin, le professeur d’histoire.

Le Porc-Épic fit ensuite son apparition. Son nez était devenu violacé et il était si enflé qu’on avait l’impression que du pus aurait coulé si on l’avait pressé. C’est peut-être de la fatuité de ma part, mais je jugeai que son visage avait été bien plus maltraité que le mien. Comme nos tables sont côte à côte, je voisine avec le Porc-Épic et la malchance veut en outre que nous soyons placés juste face à l’entrée de la salle. Belle réunion de deux drôles de visages. Chaque fois que l’un des professeurs s’ennuyait, il n’avait qu’à nous regarder. Tous disaient des lèvres : « Comme c’est fâcheux ! » mais le cœur n’y était pas et je suis sûr qu’ils se moquaient de nous. Sinon, quelle raison auraient-ils eu de pouffer ainsi en chuchotant entre eux ? Quand j’entrai dans la salle de classe, les élèves m’accueillirent par des applaudissements. Deux ou trois crièrent même : « Vive notre professeur ! » Je ne savais pas si c’était sincère ou pour rire. Alors que le Porc-Épic et moi étions devenus le point de mire, Chemise-Rouge s’approcha de nous sans nous regarder particulièrement : « Quelle catastrophe, cette histoire ! Je suis profondément désolé pour vous. J’ai discuté de cet article avec le directeur et nous avons décidé de demander au journal qu’il publie un rectificatif, ne vous faites pas de souci ! Tout cela est arrivé par la faute de mon jeune frère, qui a demandé à Hotta d’intervenir, et j’en suis vraiment navré. J’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur car croyez bien que je ne ménagerai pas mes efforts pour essayer de régler au mieux cette affaire. » Il allait jusqu’à présenter des demi-excuses.

À la troisième heure, le directeur sortit de son bureau et vint nous confier, l’air très soucieux, combien il était embarrassant que le journal eût publié un article pareil. Et qu’il souhaitait qu’il n’y eût pas d’autres complications. Pour moi, je ne me faisais strictement aucun souci, car j’avais prévu qu’au cas où l’on voudrait me renvoyer, je serais le premier à adresser ma démission. Mais si je renonçais à mon poste sans qu’il y ait faute de ma part, ces bluffeurs de journalistes se rengorgeraient d’autant plus. Je résolus alors d’obliger le journal à faire paraître un rectificatif, et de mon côté de continuer coûte que coûte mon travail au collège, comme d’habitude. Je me dis que je passerais au siège du journal en rentrant chez moi pour discuter de cette question, puis, comme l’école avait déjà entrepris des démarches pour faire publier un désaveu, m’avait-on dit, j’y renonçai.

À un moment où le directeur et le sous-directeur étaient libres, nous leur avions expliqué tout ce qui s’était réellement passé. Tous deux avaient convenu que nous étions dans le vrai et que le journal avait publié cet article intentionnellement, en raison de quelque animosité vis-à-vis de notre collège. Chemise-Rouge vint dans la salle des professeurs et il défendit notre conduite auprès de chaque enseignant. Il proclamait haut et fort que c’était son frère qui avait invité le Porc-Épic, et qu’en somme lui-même était en faute. Tout le monde faisait chorus, le journal était dans son tort, c’était un scandale, et quel malheur pour nous deux.

Sur le chemin du retour, le Porc-Épic me mit en garde :

« Tu sais, avec Chemise-Rouge, ça sent mauvais ! Si nous ne nous méfions pas, il nous roulera.

— Ça a toujours senti mauvais, ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il n’est pas net !

— Je crois que tu ne te rends pas compte, reprit-il. Hier, son frère est venu exprès nous relancer, c’était une ruse pour nous impliquer dans la bagarre. » En effet, je n’avais pas imaginé que cela pouvait aller si loin. Le Porc-Épic avait l’air rude mais il était plus intelligent que moi, et je l’admirai.

« Il nous a poussés au feu comme ça, puis il a filé au journal et s’est arrangé pour faire écrire cet article ! Sûr, c’est un coquin !

— L’article aussi, c’est du Chemise-Rouge ? Là, je n’en reviens pas. Mais les gens du journal croient ce que raconte Chemise-Rouge aussi facilement que ça ?

— Pas besoin de le croire. Il suffit qu’il ait un ami bien placé.

— Il aurait un ami au journal ?

— Aucune importance qu’il en ait ou pas. On invente des mensonges, on les fait passer pour la réalité, et voilà, on vous écrit l’article illico.

— Lamentable. S’il s’agit vraiment d’une machination de Chemise-Rouge, nous risquons tous les deux de perdre notre travail avec cette histoire.

— Les choses peuvent mal tourner et nous serons bien embêtés.

— Dans ces conditions, je présente dès demain ma démission et je rentre à Tôkyô, non mais… Pas question de rester dans un endroit aussi nauséabond même si on me suppliait.

— Si tu remets ta démission, cela ne gênera en rien Chemise-Rouge.

— C’est vrai, tu as raison. Qu’est-ce qui pourrait bien l’embêter ?

— C’est très difficile de confondre un filou aussi rusé, qui s’arrange toujours pour ne laisser aucune preuve.

— C’est vraiment contrariant. On pourrait aussi nous accuser de calomnie. Ça me démoralise. Je me demande quelquefois si le ciel est juste ou non.

— Écoute, laissons passer deux ou trois jours pour voir la tournure des choses. Si ça empire, il ne nous restera plus qu’à l’attraper à Sumita.

— Tu veux dire, laisser l’affaire de la bagarre en plan ?

— Oui. Il nous faut l’attaquer à son point sensible.

— Tu as sans doute raison. Je ne vaux rien pour tirer un plan. Je m’en remets à toi pour tout. Mais au moment voulu, je ferai ce qu’il faut. »

Sur ces mots, le Porc-Épic et moi, nous nous séparâmes. Si les suppositions de mon collègue au sujet de Chemise-Rouge se révélaient exactes, alors cet individu était un fier saligaud. Il était bien trop malin pour qu’on pût le démasquer grâce à notre cerveau. La seule méthode efficace avec lui était d’user de la force. Pas de doute, la guerre n’est pas près de disparaître du monde. Même pour des questions personnelles, il faut recourir à la force.

Le lendemain, j’attendis avec impatience le journal, et quand je l’examinai, je n’y trouvai ni rectificatif ni désaveu. Une fois arrivé à l’école, j’allai m’en plaindre au Blaireau qui me répondit que cela paraîtrait sans doute le lendemain. Certes, le désaveu envoyé par l’école était publié le jour suivant, en minuscules caractères de moins de trois millimètres de côté. Mais de son côté, le journal n’écrivait pas un mot pour rectifier sa première version, bien entendu. Je retournai parlementer avec le directeur et sa réponse fut que l’on ne pouvait rien entreprendre de plus. Décidément notre directeur, malgré sa tête de Blaireau et la vanité de ses redingotes, dispose de bien peu de pouvoir et d’influence. Même pas capable de contraindre un journal de province à s’excuser d’avoir publié un article mensonger. La colère me saisit, et je déclarai que puisqu’il en était ainsi, j’irais moi-même discuter avec le rédacteur en chef.

« Ne fais pas cela ! Sinon, ils écriront les pires horreurs sur toi ! Une fois que quelque chose est paru dans un journal, que ce soit vrai ou pas, on ne peut plus rien y changer. Crois-moi, il faut en prendre son parti, c’est la seule voie raisonnable. » Son prêchi-prêcha rappelait le sermon d’un bonze. Si vraiment les journaux sont tels, qu’on les anéantisse au plus vite, pour le bien de tous ! Ce jour-là, à la faveur des explications du Blaireau, j’ai compris pour la première fois qu’être attaqué par un article de journal et être mordu par une tortue molle offraient beaucoup de ressemblances : l’un comme l’autre ne vous lâchait plus.

Trois jours plus tard, l’après-midi, le Porc-Épic vint me trouver, dans un état d’extrême agitation.

« Le moment est enfin venu ! Je vais mettre à exécution le plan dont je t’ai parlé ! » Je lui répondis que j’étais prêt à me joindre à lui sur-le-champ. Mais mon collègue secoua la tête en m’objectant qu’il valait mieux rester à l’écart.

« Pourquoi ? lui demandai-je.

« Est-ce que le directeur t’a convoqué pour te demander de lui remettre ta démission ?

— Non. Et toi ?

— Oui. Il m’a fait appeler aujourd’hui dans son bureau et m’a annoncé qu’il était désolé, mais que la situation l’obligeait à me demander de quitter l’école.

— C’est un déni de justice ! Notre Blaireau a dû se tambouriner sur le ventre un peu trop fort et ses tripes sont toutes chamboulées. Tu sais bien que nous sommes allés ensemble à la cérémonie de la victoire, que nous avons regardé ensemble ces danseurs de Kôchi avec leurs sabres qui brillaient, et que nous sommes entrés tous les deux dans la mêlée pour tenter d’arrêter cette bagarre. Si le directeur veut des démissions, par équité, il devrait les exiger de nous deux. Pourquoi donc ces écoles de campagne sont-elles conduites en dépit du bon sens ? Cela me met hors de moi.

— Il y a encore Chemise-Rouge en coulisse. Au point où nous en sommes arrivés maintenant, nous ne pouvons plus travailler ensemble, lui et moi, mais que tu restes ici, toi, ne constitue pour lui aucun obstacle.

— Mais moi, penses-tu que je pourrais travailler avec Chemise-Rouge ? Il est bien présomptueux s’il croit que je ne constitue aucun obstacle !

— C’est parce que tu es trop simple et direct qu’il pense pouvoir te manœuvrer à sa guise, même si tu continues ton travail ici.

— De mieux en mieux ! Mais qui voudrait travailler avec lui ?

— De plus, Koga est parti et peut-être s’est-il passé quelque chose, mais la personne qui doit le remplacer n’est pas encore arrivée. Si nous disparaissons tous les deux en même temps, il y aura tellement de trous dans l’emploi du temps des élèves qu’il lui sera bien difficile d’organiser les cours.

— Il s’imagine sans doute que je vais lui servir de bouche-trou temporaire ? Qu’il aille au diable, je ne me laisserai pas prendre à son jeu ! »

Le lendemain, à l’école, j’entrai dans le bureau du directeur et entamai la discussion.

« Pourquoi ne m’avez-vous pas demandé de remettre ma démission ?

— Hé ?… » Le Blaireau était stupéfait.

« Y a-t-il une raison pour demander la démission de Hotta et pas la mienne ?

— L’école a certains besoins qui…

— Ce sont de mauvaises raisons. Si vous n’avez pas besoin de me renvoyer, pourquoi devez-vous le faire pour Hotta ?

— Je pense ne pas avoir à vous donner d’explications…, disons que je considère que le départ de Hotta était devenu inévitable alors que je ne vois pas la nécessité de votre démission. »

C’était bien un blaireau, habile à esquiver l’essentiel, et tout à fait maître de lui. Je n’étais pas de taille à argumenter contre lui.

« Dans ces conditions, je démissionne à mon tour. Vous aviez peut-être cru que je resterais tranquille après le renvoi de Hotta, mais figurez-vous que je ne suis pas aussi insensible.

— Tout cela est bien ennuyeux. Si Hotta s’en va et si vous nous quittez aussi, comment pourrions-nous assurer les cours de mathématiques au collège ?…

— Je n’ai rien à y voir, que vous puissiez ou non les assurer.

— Allons, on n’est pas si égoïste ! Il faut tout de même songer un peu à la situation de l’école. D’autre part, si vous démissionnez après moins d’un mois passé ici, votre future carrière en sera sérieusement affectée. Je vous conseillerais d’y réfléchir avec soin.

— Peu importe ma carrière, le devoir envers un ami est plus important.

— Certes, certes… Ce que vous dites est parfaitement vrai et respectable, mais considérez un peu mon point de vue. Si vous persistez à vouloir donner votre démission, je n’insisterai pas davantage, mais laissez-nous au moins le temps de trouver un remplaçant. Quoi qu’il en soit, rentrez chez vous, réfléchissez encore et vous changerez peut-être d’avis. »

Changer d’avis, certainement pas, j’avais au contraire les meilleures raisons du monde de ne pas le faire, mais comme le visage du Blaireau blêmissait puis rougissait tour à tour, je fus pris de pitié et je me retirai en déclarant que je réfléchirais encore. Je ne dis pas un mot sur ce sujet à Chemise-Rouge, car comme nous étions décidés à l’abattre à tout prix, mieux valait l’exécuter une fois pour toutes.

Je racontai au Porc-Épic tous les détails de mon entretien avec le Blaireau et mon collègue me dit que c’était, à grands traits, ce qu’il avait imaginé. Si j’attendais le bon moment pour remettre ma démission, cela ne gênerait pas le déroulement des plans que nous avions bâtis. Je fis comme disait le Porc-Épic. Il semblait plus perspicace que moi, et je décidai de suivre ses conseils en tout.

Finalement le Porc-Épic remit sa démission, fit ses adieux à tous les professeurs, et alla s’installer à l’hôtel Minatoya, près du port. Mais à l’insu de tous, il déménagea et il loua une chambre au premier étage, en façade, à l’hôtel Masuya, dans la ville thermale. Puis il déchira légèrement la cloison de papier pour pouvoir épier la rue. Je pense que j’étais le seul dans le secret. Les visites clandestines de Chemise-Rouge se feraient forcément de nuit. Mais le début de la soirée était risqué pour lui, car des élèves ou d’autres pouvaient le remarquer et l’on ne pouvait guère l’attendre avant neuf heures passées. Les deux premières nuits, je montai la garde en compagnie de mon collègue jusqu’aux alentours de onze heures, mais aucun signe de Chemise-Rouge. La troisième nuit, nous veillâmes de neuf heures à dix heures et demie, sans succès. Je crois qu’il n’y a rien de plus grotesque que de regagner sa pension en pleine nuit, tout penaud d’avoir échoué. Au bout de la quatrième ou cinquième nuit, la vieille Mme Hagino commença de montrer quelque inquiétude et m’objecta que « se baguenauder des nuits entières, s’pas, pour un homme marié… vaudrait-il pas mieux s’en abstenir, dites-moi ? — Mes sorties nocturnes ne sont en rien ce que vous imaginez. Au cours de ces expéditions, je me fais l’instrument de la justice divine. »

Néanmoins, après une semaine de veille sans le moindre résultat tangible, je me sentis bien découragé. Par nature, je suis pressé, et si quelque chose m’enthousiasme, je suis capable de m’y tenir une nuit entière. Toutefois, cette ardeur ne dure jamais longtemps. J’avais beau être le bras armé des dieux, cela ne changeait rien au fait que j’en avais assez. La sixième nuit, je sentais poindre l’ennui et la septième j’aspirais à m’en aller et me reposer. À l’opposé, le Porc-Épic est très opiniâtre. Du crépuscule à minuit passé, il restait l’œil rivé dans l’ouverture de la cloison, à scruter la zone éclairée par une lampe à gaz ronde, suspendue à l’entrée de l’hôtel Kadoya. Quand je le rejoignais dans la chambre, il me détaillait ses statistiques : combien de clients ce jour, combien restaient passer la nuit, combien parmi eux étaient des femmes, etc. J’étais surpris. Si je me laissais aller à dire que notre visiteur n’avait toujours pas l’air de faire son apparition, il me répondait : « Si, il finira bien par venir ! », mais de temps en temps il croisait les bras et soupirait. Je me sentais de la pitié pour lui, car si jamais Chemise-Rouge ne se montrait pas en ces lieux, de sa vie le Porc-Épic n’aurait plus l’occasion de lui administrer le châtiment divin.

Le huitième soir, je quittai ma pension vers sept heures et me rendis d’abord à l’établissement thermal où je me baignai longuement, puis j’achetai huit œufs en ville. C’était ma tactique pour contrer la torture des patates à laquelle me soumettait ma vieille logeuse. Quatre œufs dans chaque poche de mes deux manches, mon habituelle serviette rouge sur l’épaule, les bras croisés sous mon kimono, je grimpai l’escalier de l’hôtel Masuya et fis coulisser la cloison mobile de la chambre du Porc-Épic.

« Il y a de l’espoir, il y a de l’espoir ! » Son visage semblable à la terrible divinité Idaten avait subitement retrouvé de la vivacité. Jusqu’à la veille au soir, j’étais désolé pour lui quand je le voyais, sombre et mélancolique, mais à la vue de son visage animé, je me sentis soudain tout joyeux et avant même de l’interroger, je m’écriai :

« Hip, hip, hip, hourra !

— Ce soir, vers sept heures, Kosuzu, tu sais, cette geisha, est entrée au Kadoya.

— Avec Chemise-Rouge ?

— Non.

— Alors, c’est raté.

— Elles étaient deux geishas à entrer ensemble… Mais je pense qu’il y a de l’espoir.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? Mais il est malin, le bonhomme. Il envoie les geishas en éclaireur et il se glissera dans l’hôtel peut-être plus tard.

— Oui, c’est possible. Il est déjà neuf heures, n’est-ce pas ?

— Exactement neuf heures douze minutes, me répondit mon collègue après avoir tiré de sa ceinture une montre en nickel. Eh ! Éteins la lampe à pétrole ! S’il voit les ombres de nos deux têtes avec nos cheveux en brosse sur la cloison de papier, cela lui mettra la puce à l’oreille ! Les vieux renards sont méfiants ! »

Je soufflai sur la lampe posée sur une table laquée et l’éteignis. Les étoiles diffusaient une faible lumière à travers les cloisons de papier translucide. La lune n’était pas encore sortie. Le Porc-Épic et moi, nos visages collés contre la cloison, retenions notre souffle. L’horloge murale sonna la demie de neuf heures.

« Crois-tu qu’il viendra ? S’il ne fait pas son apparition cette nuit, moi, j’abandonne.

— Pour moi, je continuerai tant qu’il me restera de l’argent.

— Il te reste combien encore ?

— J’ai payé, y compris pour aujourd’hui, cinq yens et soixante sens. Je vais régler ma note chaque soir pour pouvoir quitter les lieux dès qu’il le faudra.

— C’est une bonne précaution. L’hôtelier ne s’en montre pas trop surpris ?

— Non, pas spécialement. Ce qui me pèse le plus, c’est de ne pas m’éloigner de cette cloison.

— Tu fais la sieste dans la journée ?

— Oui, je me repose dans la journée, mais être confiné comme ça sans pouvoir sortir, c’est dur.

— C’est une rude tâche que d’administrer la justice divine. Si, comme l’a dit Lao Tseu, “Vaste est le filet du Ciel. Ses larges mailles n’échappent rien…”{63}, ce serait idiot que Chemise-Rouge, lui, s’échappe !

— Je suis sûr qu’il finira par venir cette nuit !… Dis donc, regarde, regarde ! » La voix de mon compagnon s’était faite toute petite et mon cœur se mit à battre. Un homme coiffé d’un chapeau noir se distinguait dans le halo de la lampe du Kadoya, mais il continua son chemin vers l’obscurité. Ce n’était pas lui. Grosse déception. Par-dessus le marché, l’horloge de la réception, sans se soucier de nous, sonna dix heures. Allons, pour cette nuit encore, ça paraissait raté.

Tout devint de plus en plus calme. On percevait distinctement les tambours qui résonnaient depuis le quartier de plaisir. La lune apparut soudain au-dessus des montagnes qui entourent Sumita. Les rues s’éclairèrent. J’entendis alors, venant d’en bas, des voix. Comme je ne pouvais pas passer la tête par la fenêtre, il m’était difficile de les localiser exactement, mais elles semblaient se rapprocher peu à peu. Je percevais le son clair des sandales à petits talons qui frappaient le sol. En jetant un coup d’œil en biais, je pus finalement me rendre compte que deux silhouettes étaient toutes proches.

« Tout va bien à présent. Nous nous sommes débarrassés du gêneur. » Aucun doute n’était permis, c’était la voix du Bouffon.

« Rien que de la force et pas d’astuce, ça ne donne rien ! » Cela, c’était Chemise-Rouge.

« C’est comme l’autre, il ressemble bien à un Edokko ! C’est pourtant un petit jeune homme intrépide qui n’est pas dénué d’un certain charme.

— Et ces façons qu’il a eues de refuser l’augmentation de salaire et de vouloir démissionner. À mon avis, il est malade des nerfs ! »

J’aurais souhaité ouvrir la fenêtre, sauter de l’étage et leur démolir le portrait, mais je réussis, non sans peine, à me contenir. Les deux compères, avec de grands Ha ha ha ha ! passèrent sous la lampe à gaz du Kadoya et pénétrèrent dans l’hôtel.

« Bon.

— Bon.

— Ils sont venus.

— Enfin.

— Ça y est, je peux me sentir tranquille.

— Et cet animal de Bouffon qui m’a appelé petit jeune homme intrépide !

— Quant au gêneur, c’était de moi qu’il s’agissait. Quelle arrogance ! »

Nous devions prendre nos amis par surprise sur le chemin du retour. Mais nous n’avions pas la moindre idée du moment où ils quitteraient l’hôtel. Le Porc-Épic descendit à la réception et expliqua que comme il se pourrait bien que nous soyons obligés de partir dans la nuit pour affaires, ce serait très aimable si on laissait la porte non verrouillée. À y repenser maintenant, je me dis qu’il est étonnant que le patron de l’hôtel ait accepté. En général, ce sont plutôt des voleurs qui feraient ce genre de demande.

Attendre l’arrivée de Chemise-Rouge avait été pénible. À présent, attendre sa sortie l’était encore davantage. Nous ne pouvions pas nous allonger, et faire le guet constamment par la déchirure de la cloison était tuant, cela me mettait dans tous mes états et jamais de ma vie je ne m’étais senti aussi mal. Plutôt que cette attente, je suggérai au Porc-Épic de faire irruption au Kadoya et de prendre Chemise-Rouge en flagrant délit. D’un mot il repoussa ma proposition. Si nous tentions de pénétrer de force, me dit-il, les gens de l’hôtel nous traiteraient de monte-en-l’air et ils nous barreraient la route. Si nous expliquions nos raisons et demandions à rencontrer nos hommes, on nous répondrait qu’ils n’étaient pas là, ou bien on nous conduirait dans une chambre inoccupée. Si même nous parvenions à nous introduire à l’insu de tous, comment nous y prendrions-nous pour savoir, parmi les dizaines de pièces de cet hôtel, dans laquelle les cueillir ? Le seul plan raisonnable était d’attendre leur sortie, même si c’était ennuyeux. En fin de compte, il avait raison et nous dûmes supporter d’attendre jusqu’à cinq heures du matin.

Dès que nous vîmes les deux silhouettes sortir du Kadoya, le Porc-Épic et moi fûmes à leurs trousses. Il n’y avait pas encore de train à cette heure-là et les deux hommes devaient regagner notre ville à pied. Au sortir de Sumita, il y a une allée d’une centaine de mètres bordée de cèdres, avec, à droite et à gauche, des rizières. Au-delà, on rencontre de temps à autre des chaumières et un chemin surélevé coupe à travers champs jusqu’à la ville. Une fois hors de Sumita, nous pouvions attraper nos hommes n’importe où, mais il valait mieux si possible les surprendre dans l’allée de cèdres, loin des habitations, et nous les suivîmes sans être vus. Dès que nous fûmes hors de la ville, nous prîmes le galop et à la vitesse d’une violente bourrasque, nous les rattrapâmes. Au bruit soudain, l’un des deux, effrayé, se retourna, c’était Chemise-Rouge. La main du Porc-Épic s’abattit sur son épaule. Le Bouffon, terrifié, avait l’air de vouloir s’enfuir mais je le contournai et lui bloquai le passage.

« Comment quelqu’un qui occupe un poste de sous-directeur peut-il passer la nuit au Kadoya ? attaqua immédiatement le Porc-Épic.

— Y a-t-il un règlement qui interdise aux sous-directeurs de le faire ? » Chemise-Rouge parlait comme à son habitude, très poliment. Son visage avait un peu pâli.

« Ne disiez-vous pas qu’il était préjudiciable à la discipline d’entrer dans une boutique de nouilles ou de boulettes de riz ? Et ce même homme, si pointilleux, va passer la nuit à l’hôtel avec une geisha ? »

Le Bouffon semblait guetter l’occasion de prendre la fuite, aussi je me plantai devant lui, lui barrai la route et criai, plein de colère :

« Alors, ce petit jeune homme d’Edo, c’est qui ?

— Non, il ne s’agit pas de toi, absolument pas ! »

Il avait encore l’effronterie de se trouver des faux-fuyants. À ce moment-là, je pris conscience de ce que je tenais, au fond de mes manches. Pour éviter le choc de mes œufs pendant ma course, je les avais maintenus sans cesse. Je plongeai soudain une main au fond de ma manche, saisis deux œufs et les jetai en hurlant sur le visage du Bouffon. Les œufs s’écrasèrent et les jaunes lui dégoulinèrent copieusement sur le nez. Le Bouffon, complètement ahuri, s’écroula sur le postérieur en laissant échapper une exclamation de terreur avant d’appeler à l’aide. J’avais acheté ces œufs pour me nourrir et je ne les avais pas mis dans mes poches dans l’intention de me battre avec. La rage m’avait fait les lancer sans savoir vraiment ce que je faisais. C’est seulement en voyant le Bouffon culbuter en arrière que je compris l’efficacité de ces œufs et, ivre de succès, je lui balançai en pleine figure les six œufs restants.

« Prends ça, cochon ! Attrape, animal ! » Son visage était totalement barbouillé en jaune.

Tandis que je lançais mes œufs, le Porc-Épic était encore dans le feu de sa controverse avec Chemise-Rouge.

« Avez-vous une preuve que j’aie emmené une geisha à l’hôtel Kadoya et que j’aie passé la nuit avec elle ?

— J’ai vu, de mes yeux vu, votre favorite entrer au Kadoya à la tombée de la nuit. Vous ne pensez quand même pas me rouler ?

— Il n’y a aucune nécessité de vous rouler. Yoshikawa et moi sommes descendus à l’hôtel cette nuit. Qu’une geisha y soit entrée ou pas dans la soirée, que voulez-vous que j’en sache ?

— Silence ! » Le Porc-Épic lui cloua le bec d’un coup de poing. Chemise-Rouge chancela. « C’est une violence, un acte de brutalité. Il est illégitime de recourir à la force contre quelqu’un avant que les plaidoiries aient été exposées.

— Illégitime, tiens ! » Le Porc-Épic le boxa encore un coup.

« Pour des coquins endurcis comme toi, voilà les arguments qui parlent ! » Et il le frappa à coups redoublés. Au même moment, je n’y allais pas de main morte avec le Bouffon. Au terme de l’assaut, la paire d’amis se recroquevillait au pied d’un cèdre. Étaient-ils hors d’état de bouger ou bien complètement hébétés, ils ne manifestaient en tout cas aucune velléité de fuite.

« Tu as eu ton compte ? Sinon, on te ressert ! » Chemise-Rouge reçut de chacun de nous un rabiot de coups de poing.

« Merci, ça me va comme ça, répondit-il.

— Et toi, tu en veux encore ? » Cela s’adressait cette fois au Bouffon.

« C’est suffisant, je vous assure.

— Vous êtes de satanés coquins, tous les deux, et nous nous sommes faits les messagers du ciel pour vous punir. Qu’à l’avenir cette leçon vous incite à plus de décence. Nul ne doit échapper à la justice, et vous pas plus que quiconque, même si vous êtes éloquents pour vous défendre », déclara le Porc-Épic. Les deux hommes restèrent silencieux. Peut-être étaient-ils trop épuisés pour ouvrir la bouche.

« Je ne cherche ni à me sauver ni à me cacher. Je serai à l’hôtel Minatoya, près du port, jusqu’à cinq heures, aujourd’hui. Si vous avez quelque chose à me dire ou si vous voulez envoyer la police, vous me trouverez là-bas », reprit le Porc-Épic. J’enchaînai : « Moi non plus, je ne me sauve pas et je ne me cache pas. J’attendrai avec Hotta, au même endroit. Si cela vous chante de prévenir la police, je vous en prie, faites. » Sur ces mots, nous partîmes à grands pas.

J’étais de retour à ma pension un peu avant sept heures du matin. Dès que je fus dans ma chambre, je me mis à emballer mes affaires. La vieille Mme Hagino, surprise, me demanda :

« Où avez-vous l’intention de vous rendre, dites-moi ?… » et je lui répondis que j’allais à Tôkyô chercher ma femme. Je réglai mon compte et montai dans le premier train pour le port. Quand j’arrivai au Minatoya, je trouvai le Porc-Épic endormi dans une chambre au premier étage. Je voulais rédiger sans plus tarder une belle lettre de démission, mais je ne savais trop ce qu’il convenait d’écrire. Je notai donc :

« En raison de circonstances personnelles particulières, je rentre à Tôkyô et je vous présente ma démission. Meilleures salutations. » J’adressai ce pli au directeur et le postai.

Le vapeur partait à six heures du soir. Le Porc-Épic et moi étions exténués et nous ronflâmes tout notre saoul. À notre réveil, il était deux heures de l’après-midi. La servante interrogée nous répondit que personne de la police n’était venu.

« Et voilà, ils n’ont pas porté plainte, ni Chemise-Rouge, ni le Bouffon ! » L’un comme l’autre nous partîmes d’un énorme rire.

Le soir même, le Porc-Épic et moi quittâmes cette terre maudite. Plus le bateau s’éloignait de la côte, plus je sentais mon cœur s’alléger. Un train direct nous amena de Kôbé à Tôkyô, et en atteignant la gare de Shimbashi, nous étions comme des prisonniers qui retrouvent la liberté. Le Porc-Épic et moi nous séparâmes là, et je ne l’ai plus jamais revu depuis.

J’ai oublié de parler de Kiyo. À peine avais-je mis le pied à Tôkyô que sans prendre le temps de passer à ma pension, je filai droit chez elle avec tous mes bagages.

« Kiyo, c’est moi, je suis revenu !

— Botchan, c’est bien vous… Comme je suis heureuse que vous soyez revenu aussi vite ! » Les larmes lui coulaient le long des joues. Moi aussi, j’étais si heureux que je lui dis que je ne retournerais jamais à la campagne, que j’aurais une maison à Tôkyô où nous vivrions ensemble.

Peu de temps après, par l’intermédiaire d’une relation, j’obtins un poste d’aide-technicien dans les tramways municipaux. Mon salaire était de vingt-cinq yens par mois, le loyer de la maison de six yens. Cette maison, sans vestibule pourtant, paraissait combler de bonheur Kiyo. Malheureusement, cette même année en février, elle attrapa une pneumonie et elle mourut. La veille de sa mort, elle m’avait appelé près d’elle et m’avait dit :

« Botchan, quand je mourrai, je vous en prie, pour le repos de mon âme, faites que je sois inhumée dans votre caveau de famille. Ainsi, Botchan, je pourrai vous attendre heureuse dans la tombe. »

Voilà pourquoi Kiyo repose au temple Yôgenji, à Kobinata.