IX

 

Quand j’arrivai à l’école, le matin du jour où devait se tenir le banquet d’adieu pour Courge-Verte, le Porc-Épic m’aborda soudain et se lança dans de longues explications :

« Tu sais, l’autre jour, quand Ikagin était venu me demander que je te prie de partir sous prétexte que tu te comportais brutalement, je l’avais pris au sérieux et je t’avais parlé en ce sens, mais par la suite, j’ai entendu dire de ce type que c’était un escroc et qu’il avait fréquemment refilé des peintures sur lesquelles il avait imité la signature et le sceau de grands artistes : j’en ai conclu que ces racontars sur ton compte étaient pure sottise. Il espérait bien te vendre des rouleaux à suspendre ou des objets, mais comme tu n’as pas marché dans ses combines, il a compris qu’il n’avait aucun profit à tirer de toi et il a imaginé toutes ces fables. Je ne savais pas à quelle espèce d’individu j’avais affaire et je me suis montré grossier à ton égard. J’espère que tu accepteras mes excuses. »

Sans un mot de réponse, je pris les pièces de un sen et cinq lins qui se trouvaient toujours sur la table du Porc-Épic et les glissai dans ma bourse.

« Qu’est-ce que tu fais ?… Tu les reprends vraiment ? me demanda mon collègue, interloqué.

— C’est cela… je ne voulais rien te devoir et j’avais absolument décidé de te rembourser, mais à la réflexion, je me dis que je suis en droit d’accepter ton invitation. Voilà pourquoi je reprends cet argent. » Sans retenue, le Porc-Épic lâcha son énorme rire, Ha ha ha ! « Pourquoi ne l’as-tu pas repris plus tôt dans ce cas ?

— J’y ai souvent pensé… Allez, je le prends, je le prends, me disais-je, mais un je-ne-sais quoi m’empêchait de le faire et je l’ai laissé. Ces derniers temps, tu sais, quand j’arrivais à l’école, cela me serrait le cœur de voir ces pièces.

— Toi, tu es quelqu’un qui n’accepte pas de perdre ! me lança mon collègue.

— Et toi, tu es une sacrée tête de mule ! » répliquai-je. S’ensuivit alors cet échange :

« Tu es originaire d’où ?

— Je suis un Edokko.

— Ah, un Edokko, voilà pourquoi tu veux toujours avoir raison, je me disais aussi…

— Et toi, tu viens d’où ?

— Moi, je suis d’Aïzu{45}.

— Aïzu… Les gens d’Aïzu sont têtus, c’est connu. Iras-tu à la réunion d’adieu ce soir ?

— Bien entendu que j’irai, et toi ?

— Sans nul doute. J’ai même l’intention d’accompagner M. Koga jusqu’à son bateau, au moment du départ.

— Ces réunions d’adieu, c’est bien réjouissant, tu vas voir ! Ce soir, j’ai tout à fait l’intention de lever le coude !

— Bois comme il te plaira ! Pour moi, dès que j’aurai fini de manger, je rentrerai. Il n’y a que des idiots pour boire.

— Toi, tu cherches la querelle à tout bout de champ ! C’est bien les gens d’Edo, futiles et surexcités !

— C’est entendu comme ça… Peux-tu venir me chercher un peu avant la réunion ? J’ai des choses à te dire. »

Le Porc-Épic vint à ma pension comme promis. Ces derniers temps, chaque fois que j’apercevais Courge-Verte, j’éprouvais pour lui une immense pitié, et à présent que le jour de son départ était arrivé, je me sentais le cœur si gros que j’aurais voulu, si cela avait été possible, partir à sa place. J’avais pensé pour le moins prononcer un beau discours en son honneur au cours du banquet mais avec mon parler rapide de Tôkyô, ça n’aurait jamais marché. Voilà pourquoi j’avais prié le Porc-Épic de passer chez moi, car avec sa voix puissante, il était à mon avis le meilleur orateur qui pût contrer Chemise-Rouge.

Je lui demandai pour commencer des éclaircissements sur l’affaire Madone, et il connaissait sur ce sujet plus de détails que moi. Puis je lui racontai l’incident sur les berges de la Nozéri, ce qui au passage m’amena à traiter Chemise-Rouge d’idiot. Le Porc-Épic me fit remarquer que j’appelais tout le monde idiot. Qu’aujourd’hui je l’avais lui-même traité ainsi. Que si lui était un imbécile, alors Chemise-Rouge ne l’était pas. Il tint à souligner que Chemise-Rouge et lui appartenaient à deux espèces bien distinctes. Je l’admis volontiers. En effet, je dirais plutôt que Chemise-Rouge est un abruti de poule mouillée et cette épithète fut du goût du Porc-Épic. Pour la force physique, mon collègue ne craint personne, mais pour la richesse de son vocabulaire, il ne m’arrive pas à la cheville. C’est peut-être sa province natale, Aïzu, qui veut ça.

Je lui expliquai ensuite comment Chemise-Rouge m’avait proposé d’augmenter mon salaire et de m’offrir des responsabilités plus importantes. Le Porc-Épic s’ébroua : « Ils veulent me chasser ! s’écria-t-il.

— As-tu l’intention de partir ? lui demandai-je.

— Si je dois démissionner, répliqua-t-il en se rengorgeant, superbe, j’entraînerai Chemise-Rouge dans ma chute ! » Je le pressai de m’expliquer comment il s’y prendrait pour faire chuter le sous-directeur. Il avoua qu’il n’y avait pas encore réfléchi. Le Porc-Épic est robuste, je crois, mais sa tête ne suit pas. Quand je lui annonçai enfin que j’avais refusé l’augmentation de salaire, il laissa éclater sa joie et me félicita chaudement. J’étais à coup sûr un digne enfant d’Edo.

Après quoi je lui demandai pourquoi il n’avait pas essayé de s’entremettre pour que Courge-Verte restât sur place : il savait bien que notre collègue ne voulait pas partir. Quand il avait appris toute l’histoire de Koga, me répondit-il, tout était déjà décidé, néanmoins il était allé parlementer deux fois avec le directeur, une fois également avec Chemise-Rouge, mais toute discussion s’était révélée vaine. À son sens, l’ennuyeux était que Koga s’était montré beaucoup trop conciliant en ces circonstances. Au moment où Chemise-Rouge l’avait convoqué, il aurait dû soit lui opposer un refus catégorique, soit se retirer en lui demandant un temps de réflexion, au lieu de quoi, comme il avait accordé son consentement sans barguigner, les larmes de sa mère ou sa propre intervention étaient restées sans effet. Lui, pour sa part, en était profondément navré.

Je fis observer que toute cette machination pour éloigner Courge-Verte devait être l’œuvre de Chemise-Rouge qui désirait s’accaparer Madone.

« Aucun doute là-dessus, approuva mon collègue. Il joue à l’innocent, mais il fomente des mauvais coups et si quelqu’un l’accuse, il vous sort la bonne parole de son sac à malices… Ah, c’est un sacré coquin ! Avec ce genre d’individu, il faut faire le coup de poing, il n’y a que ça qu’ils comprennent, poursuivit-il en retroussant ses manches pour me faire admirer ses biceps musclés. — Avec des bras pareils, est-ce que tu pratiques le jiu-jitsu ? » lui demandai-je. Il replia ses avant-bras en gonflant ses muscles et me pria de les tâter. Ce que je fis du bout de mon doigt : ils étaient aussi durs que les pierres ponces des bains publics.

Plein d’admiration, je lui déclarai qu’avec des muscles de cette sorte, il pourrait faire valser cinq ou six Chemise-Rouge d’un seul coup. « Bien sûr que je le peux ! » répondit-il et, très satisfait, il fit rouler ses muscles sous sa peau en les contractant puis les relâchant plusieurs fois de suite. Spectacle fort émoustillant. Il se dit même apte à déchirer, simplement en bandant ses muscles, deux liens de fort papier tressé si on lui entourait le bras avec. Si ce n’était que du papier, je pensai pouvoir en faire autant, lui dis-je. « Essaie donc si tu t’en crois capable, vas-y ! » me provoqua-t-il. Si je ne déchirais pas le papier, ma réputation serait fichue, pensai-je. Je préférai ne pas essayer.

« Que dirais-tu de flanquer une dérouillée à Chemise-Rouge et au Bouffon, ce soir au banquet, une fois que tu aurais bien bu ? » lui proposai-je, moitié par plaisanterie. Le Porc-Épic soupesa un instant la question puis il déclara que non, ce soir ne lui paraissait pas une occasion opportune.

« Pourquoi donc ? insistai-je.

— Ce serait triste pour Koga. D’ailleurs, pour que je sois à même de les rosser pour de bon, je veux les prendre en flagrant délit car si le moment n’est pas bon, la faute retombera sur moi. »

Cette remarque me parut marquée au coin du bon sens. Le Porc-Épic semblait mieux doté que moi quant au jugement.

« Eh bien, prononce un grand discours d’éloge à la gloire de Koga, fais-le, toi, parce que moi, avec mon parler d’Edo trop léger, qui roule trop rapidement, cela manquerait de poids. Et puis quand je dois parler dans une occasion spéciale, mon estomac se noue, il me brûle, une boule me gonfle la gorge et pas un mot ne sort… J’aime mieux te céder ma place.

— Quelle maladie curieuse ! Ainsi, tu ne peux parler en public. Ce doit être très gênant.

— Ce n’est pas gênant du tout », lui répliquai-je.

Le temps était venu de nous mettre en route et, le Porc-Épic et moi, nous nous rendîmes ensemble au banquet. Il se tenait dans l’établissement Kashintei, qui passe pour le meilleur restaurant de la ville dans lequel pourtant je n’avais jamais mis les pieds. On racontait que la demeure avait appartenu à l’origine à un puissant vassal d’un seigneur local et que l’on s’était contenté d’ouvrir un restaurant dans ce bâtiment tel qu’il était, sans le transformer. Il offrait certes une apparence fort majestueuse. Selon moi, que la résidence d’un noble devînt un restaurant, c’était comme un habit militaire qu’on aurait transformé en sous-vêtement.

Lorsque nous arrivâmes, la plupart des convives étaient déjà là, deux ou trois groupes s’étaient formés et tous étaient installés dans l’immense salle de cinquante {46}. L’alcôve décorative était merveilleusement vaste, elle aussi, à la mesure de la pièce. Quand j’avais dormi à l’auberge Yamashiroya, j’avais trouvé grande l’alcôve de ma chambre de quinze , mais il n’y avait pas de comparaison avec celle-ci. Elle devait bien faire plus de trois mètres cinquante de largeur. À droite, on y avait placé un vase de porcelaine à motifs rouges dans lequel étaient disposées de longues branches de pin. Je ne savais pas pourquoi l’on avait choisi ce végétal mais je supposai que c’était pour une raison d’économie : le pin ne se fane guère avant plusieurs mois. J’interrogeai le professeur de sciences naturelles sur la provenance de cette porcelaine sétomono{47}. Il me répondit que ce n’était pas un sétomono. Mais un imari{48}. « Ah bon, repris-je, les imaris ne sont pas des sétomono ? » Le naturaliste s’esclaffa. J’appris par la suite que le terme sétomono n’était utilisé que pour les poteries fabriquées à Séto. Moi qui venais de Tôkyô, je pensais que c’était un mot générique s’appliquant à toutes les porcelaines. Au centre de l’alcôve était suspendu un rouleau sur lequel étaient calligraphiés vingt-huit idéogrammes chinois, chacun aussi grand que mon visage. Je les trouvai mal dessinés et je demandai au professeur de lettres chinoises pourquoi on avait ostensiblement accroché une calligraphie aussi mauvaise. Il me fit observer que cette œuvre était de la main du célèbre calligraphe, de Kaïoku{49} soi-même. Kaïoku ou qui l’on voudra, pour moi, je persistai à penser que c’était affreux.

Bientôt le secrétaire Kawamura vint nous annoncer que nous pouvions nous installer et je m’assis à une bonne place où je pouvais m’appuyer le dos contre un pilier. Le Blaireau trônait à la place d’honneur, en face de la calligraphie de Kaïoku. Il était en habit traditionnel de cérémonie. À sa gauche avait pris place Chemise-Rouge, également en grande tenue. À sa droite, le héros du jour, Courge-Verte, qui avait lui aussi revêtu le costume japonais traditionnel. Moi, j’étais habillé à l’occidentale et les jambes trop étroites de mon pantalon me serraient tellement que je m’assis en tailleur tout de suite. Mon voisin, le professeur de gymnastique, portait un pantalon occidental noir et cela ne l’empêchait pas d’être assis selon les règles, sur ses talons. C’était un professionnel. On apporta les petites tables individuelles. Sur chacune, un cruchon de saké. Le responsable des cérémonies se leva et, en un bref discours d’ouverture, déclara que la réunion pouvait commencer. Il fut suivi par le Blaireau, suivi par Chemise-Rouge. Dans chacune de leurs allocutions d’adieu, les trois hommes, comme s’ils s’étaient donné le mot, furent unanimes à louer la valeur du professeur Courge-Verte, la bonté de son humanité. Ils dirent aussi combien ils éprouvaient de regret sincère à le voir s’en aller à présent. Que cette perte ne serait pas déplorée seulement dans l’école mais qu’individuellement aussi, ils ressentaient une grande tristesse à ce départ. Pourtant, comme leur collègue, en toute liberté, avait lui-même souhaité cette mutation, comment auraient-ils pu s’y opposer ? Telle était, en substance, la teneur de leurs discours. Ils avaient le culot d’ouvrir ce banquet d’adieu en débitant mensonge sur mensonge, sans en être gênés le moins du monde. En particulier Chemise-Rouge, qui se montra le plus flagorneur des trois. Il exprima sa profonde tristesse à l’idée qu’il perdait un ami personnel proche. Sa manière de parler avait une telle apparence de sincérité, sa voix était comme toujours si douce et si persuasive que quelqu’un qui l’aurait entendu pour la première fois aurait été pris à son jeu, sans aucun doute. C’est par cette éloquence doucereuse qu’il avait dû séduire Madone. Vers le milieu de son discours, le Porc-Épic, qui était assis dans la rangée opposée, cligna de l’œil dans ma direction. En réponse, ma mimique : « Mon œil, cause toujours ! » était sans ambiguïté.

À peine Chemise-Rouge s’était-il assis que le Porc-Épic, qui se rongeait d’impatience, se leva d’un bond. J’en fus si heureux que je l’applaudis bruyamment. Toute la rangée des convives, depuis le Blaireau, tournèrent leurs regards vers moi, ce qui m’embarrassa un peu. Mais j’étais impatient d’entendre ce qu’allait dire mon collègue :

« Notre directeur et surtout notre sous-directeur viennent d’exprimer leur grand regret de voir partir M. Koga. Mais moi, messieurs, mes sentiments sont à l’opposé et j’irais jusqu’à dire que mon plus grand espoir est que M. Koga quitte notre ville le plus vite possible. Nobéoka est certes un lieu extrêmement retiré, ce qui entraîne certains désagréments matériels en comparaison d’ici. Pourtant, d’après ce que j’ai entendu dire, dans cette contrée rustique les mœurs sont restées simples, les enseignants comme les étudiants se comportent honnêtement, selon les manières de l’ancien temps. Je ne peux croire que là-bas se pratiquent des flatteries sucrées et sans âme ou que des bellâtres fomentent des machinations pour piéger des hommes d’honneur. Voilà pourquoi je suis sûr que toi, qui possèdes une nature conciliante et un cœur pur, tu seras accueilli chaleureusement dans ces lieux éloignés. Pour ma part, je te félicite du fond du cœur de cette mutation. Pour conclure, mon souhait est que lorsque tu seras installé à Nobéoka, tu rencontres une femme de ta qualité qui devienne pour toi une digne compagne et que tu fondes avec elle, dès que possible, une famille prospère. Que ton bonheur puisse faire mourir de déshonneur certaine écervelée infidèle et inconstante ! » Le Porc-Épic se racla énergiquement la gorge à deux reprises puis il se rassit. Cette fois encore j’avais bien envie d’applaudir, mais craignant que tout le monde me dévisageât, je m’en abstins. Après le Porc-Épic, Courge-Verte se leva. Il ne se contenta pas de parler de sa place, il alla jusqu’à l’extrémité de la grande salle et s’inclina cérémonieusement devant chacun des professeurs. Puis il parla ainsi :

« Il y a quelque temps, j’ai émis le désir de me rendre dans le Kyûshû pour des motifs personnels et je voudrais vous remercier, vous tous qui avez eu la gentillesse d’organiser en mon honneur ce magnifique banquet d’adieu. Sachez que je vous en suis infiniment reconnaissant. Je tiens en particulier à témoigner ma gratitude à M. le directeur, à M. le sous-directeur et à tous ceux qui m’ont adressé leurs bons vœux ce soir. Leurs paroles resteront gravées dans mon cœur. Même lorsque je serai rendu à destination, très loin de vous tous, j’ose espérer que vous ne m’oublierez pas non plus et que mon souvenir vous accompagnera dans le futur. » Puis il se prosterna littéralement avant de regagner sa place. Je ne peux concevoir jusqu’où peut aller la bonté de Courge-Verte. Il remerciait avec respect le directeur et le sous-directeur, eux qui l’avaient justement roulé dans la farine. Son discours n’était d’ailleurs absolument pas de pure forme. Tout, son comportement, ses mots, son visage, témoignaient chez lui d’un sentiment de gratitude sincère. Quand des gens de l’espèce du Blaireau ou de Chemise-Rouge s’entendaient être remerciés par un saint homme comme Koga, n’auraient-ils pas dû être pris de pitié et rougir de leur conduite ? Ils se bornaient à écouter paisiblement ses remerciements.

Les discours terminés, divers bruits de bouche se firent entendre de tous côtés. Moi aussi j’entrepris de goûter à mon potage, mais il était infect. Parmi les hors-d’œuvre, il y avait du pâté de poisson, mais si désagréablement noirâtre que c’était sans doute la variété la plus grossière. Quant au sashimi, en principe de fines lamelles de poisson non cuisiné, il était taillé si épais que c’était comme si l’on mordait dans des quartiers de thon cru. Pourtant tous mes voisins avaient l’air de se régaler. Sans doute n’avaient-ils jamais eu l’occasion de déguster de la cuisine à la mode de Tôkyô.

En peu de temps les bouteilles de saké tiède circulèrent plus fréquemment et l’animation grandit d’un coup dans toute l’assemblée. Le Bouffon, en habitué de la souplesse dorsale, s’inclina devant le directeur pour qu’il lui offrît une coupe de saké. Répugnant personnage. Courge-Verte, lui, avait entrepris de faire le tour des invités pour boire à la ronde avec chacun d’entre eux. Il se donnait bien du mal. Quand il fut en face de moi et qu’il me demanda la permission de porter un toast, assis bien correctement sur ses talons et tirant sur les plis de son ample pantalon, je me sentis obligé à mon tour de prendre une posture plus convenable, malgré la gêne de mon costume occidental, et je lui tendis une coupe.

« Je regrette beaucoup que vous nous quittiez si vite alors que nous venons seulement de faire connaissance. Quand partez-vous au juste ? Je veux à tout prix vous accompagner jusqu’au bateau », lui dis-je. Il me répondit de ne surtout pas me donner tout ce tracas pour lui. Il avait beau dire, j’étais bien décidé à lui faire mes adieux le jour de son départ et même pour cela à prendre un congé à l’école.

Au cours de l’heure suivante, le désordre envahit la salle du banquet.

Deux voix pâteuses bredouillaient :

« Holà ! Une coupe !

— Je vous ai demandé à boire, dites… »

Tout cela m’ennuyait plutôt et je sortis pour me rendre aux lieux d’aisance. Je contemplais le jardin à l’ancienne sous le ciel étoilé quand le Porc-Épic me rejoignit.

« Alors, qu’as-tu pensé de mon discours de tout à l’heure ? Il était bien envoyé, non ? » Mon collègue paraissait très excité. Je lui répondis que dans l’ensemble cela m’avait beaucoup plu, mais qu’un passage me satisfaisait moins.

« Et lequel donc ?

— Tu as bien dit qu’à Nobéoka il n’y avait pas de bellâtres qui fomentaient des machinations, etc. ?

— Oui.

— Bellâtre, ça ne suffit pas.

— Alors, qu’aurais-je pu dire ?

— En plus de bellâtre… voyons, aigrefin, charlatan, chattemitte, saltimbanque, polatouche, espion, à-la-niche-cabot…, par exemple…

— Mais je ne suis pas capable de sortir tout ça. Dis donc, tu as l’injure facile ! Et puis tu en connais, du vocabulaire ! C’est curieux qu’avec ce talent tu ne puisses parler en public.

— Ce sont les mots qui me viennent à la bouche quand je me dispute. Mais pour un discours, rien ne sort.

— Ah bon. C’était rudement bien trouvé. Tu ne veux pas me les redire une fois ?

— Oh, tant que tu veux… Donc, je disais, bellâtre, aigrefin, charlatan… »

Je fus interrompu par l’irruption bruyante de deux hommes qui titubaient sur la véranda.

« Hep, vous deux ! Partez pas comme ça !… Pouvez pas partir tant qu’on est là… On va boire ! Charlatan ?… Ça, c’est rigolo… Charlatan. Allez, on boit ! » Ils s’agrippaient de tout leur poids au Porc-Épic et à moi-même. En réalité, ils avaient dû vouloir aller se soulager aux lieux d’aisance et en chemin ils s’étaient accrochés à nous, l’ivresse leur ayant fait oublier leur destination première. Dès que quelque chose de nouveau leur apparaît, les ivrognes, semble-t-il, oublient immédiatement ce qu’ils ont en tête.

« Eh, messieurs ! On vous a attrapé un charlatan !

Qu’on le fasse boire ! Qu’on le saoule, le charlatan ! Essaie pas de filer, toi ! »

J’avais tenté de m’échapper, mais ils me coinçaient contre le mur. Je jetai un coup d’œil circulaire dans la grande salle et vis que sur les petites tables il ne restait pas un seul plat qui n’ait été entamé. Il y avait même des gens qui, non contents d’avoir terminé leur ration, avaient entrepris une expédition à dix ou quinze mètres de leur territoire. Le directeur était-il déjà parti, en tout cas on ne le voyait pas.

« Le salon est par là ? » Sur ces mots, trois ou quatre geishas entrèrent dans la salle. J’étais assez surpris, mais, immobilisé contre la cloison, je me contentai d’observer les événements en silence. À ce moment, Chemise-Rouge qui, jusque-là, était resté adossé contre l’alcôve, sa pipe d’ambre à la bouche, l’air content de lui, se leva soudain et quitta la pièce. L’une des geishas entrait alors et quand ils se croisèrent, elle sourit et le salua. C’était la plus jeune et la plus jolie. J’étais trop loin pour entendre mais les paroles qu’elle lui adressa étaient sans doute de simples « bonsoir ». Il sortit en affectant de l’ignorer et partit, semble-t-il, pour ne pas revenir. Je supposai qu’à l’instar du directeur, il rentrait chez lui.

Avec l’apparition des geishas, la salle s’emplit soudain de gaieté, les exclamations de bienvenue qui fusaient de tous côtés étaient si sonores que l’on aurait cru des cris de guerre. Certains invités entamèrent alors des jeux de devinettes. Ce faisant, ils poussaient des vociférations bruyantes qui rappelaient celles que hurlent les participants à ces concours où, tout en restant assis l’on dégaine son sabre le plus vite possible. Près de moi, d’autres jouaient à la mourre japonaise, ce jeu dans lequel gestes et mots se répondent. Quand ils agitaient avec enthousiasme leurs deux mains en l’air, ils accompagnaient leurs mouvements de Yo ! et de Ha ! Ils étaient beaucoup plus experts dans leurs gesticulations que ces marionnettes du Dark Theatre{50}. Dans l’autre coin, un homme voulait qu’une geisha lui servît à boire mais, en remuant son cruchon, il s’aperçut qu’il était vide et il réclama alors qu’on lui en apportât un autre. L’effervescence et le brouhaha étaient à présent insupportables. Dans cette agitation, seul Courge-Verte ne savait que faire : la tête baissée, il ruminait de tristes pensées.

C’était en son honneur que se déroulait ce banquet, mais personne n’avait l’air de se soucier de son départ. Tous ne songeaient qu’à s’amuser et boire. Isolé dans son coin, sans se divertir à rien, il était seul dans cette compagnie à être malheureux. Plutôt qu’un banquet d’adieu pareil, il aurait mieux valu ne rien faire.

Au bout d’un moment, chacun s’était mis à pousser la chansonnette en un chœur de voix rauques et discordantes. L’une des geishas s’installa devant moi avec son shamisen{51}, prête à m’accompagner, mais je lui dis que je ne chantais pas et qu’elle le fasse donc elle-même :

Battez tambours

Ran ran ranpataplan

Frappez les gongs

Ding dong ding dong

L’enfant perdu

Est revenu !

À mon tour

Je bats tambour,

Ran ran ranpataplan

Je frappe le gong

Ding dong ding dong

L’homme que j’attends

Viendra sûrement !

Elle débita sa romance en deux souffles et parut exténuée. Si c’était aussi fatigant, que n’avait-elle choisi quelque chose de plus simple ?

Alors, surgi d’on ne sait où, le Bouffon s’assit à côté d’elle :

« Petite Suzu, celui que tu voulais rencontrer est parti, juste comme tu le rencontrais, malheureuse jeune fille… » À son habitude, il déclamait ses paroles à la manière d’un conteur professionnel. Se donnant une contenance modeste, la dite Suzu répondit : « Je ne vois pas ce que vous voulez dire. » Mais le Bouffon, sans tenir compte d’elle, poursuivit, d’une voix dissonante qui voulait imiter celle des récitants de gidayu{52}, par un extrait du drame Asagao Nikki{53} :

« Par hasard je l’ai rencontré mais…

— Voulez-vous cesser, je vous prie ! » s’écria la jeune femme en lui donnant du plat de la main une tape sur le genou. Le Bouffon s’épanouit de joie. Cette geisha était celle qui avait salué Chemise-Rouge. Le Bouffon faisait aussi partie de ces imbéciles heureux qui prenaient plaisir à être taquinés par une geisha.

« Suzu, j’ai envie de danser sur l’air de Kiinokuni{54}. Joue-le pour moi ! » demanda-t-il. Voilà qu’en plus, il se mettait en tête de danser.

Là-bas, le vieux professeur de chinois tordait sa bouche édentée en susurrant :

« Ne m’entends-tu pas, ô Denbei ! Toi et moi avons été si proches…{55} » mais il s’interrompit pour demander à une jeune fille : « Et après ?… » Tous les vieillards perdent plus ou moins la tête. Une geisha s’était agrippée au professeur de sciences naturelles et l’invitait à entendre une chanson qui « venait de sortir. Écoutez de toutes vos oreilles ! ». Dans sa chanson, il était question d’une jeune fille coiffée à la dernière mode, habillée à l’européenne avec des rubans blancs ; elle montait à bicyclette, jouait du violon, son anglais n’était pas parfait mais elle savait : « I am glad to see you. » L’homme de sciences trouva ce refrain fort drôle et admira la phrase anglaise.

D’une voix tonitruante, le Porc-Épic héla une geisha afin qu’elle l’accompagnât au shamisen, car il voulait exécuter la danse du sabre. La jeune fille, stupéfaite de son ton brutal, ne lui répondit pas. Mais lui, sans s’arrêter à ces détails, s’avança au milieu de la pièce, son stick en guise de sabre :

« Déchirant sous mes pas

mille monts, mille collines

couronnés de nuages… »{56}

Ainsi, chantant et dansant, il dévoilait pour nous des talents cachés. Le Bouffon de son côté avait dansé Kiinokuni, puis Kappore, et encore Daruma. À l’exception d’un pagne, il était presque nu et, un petit balai en feuilles de palmes sous le bras, il arpentait la pièce de long en large en entonnant le chant qui débute par : « Le Japon et la Chine ont rompu leurs négociations… » Vraiment, il déraillait.

Je me sentais plein de pitié pour Courge-Verte qui, l’air malheureux, avait conservé sa tenue correcte depuis le début. Je me dis que même s’il s’agissait de son propre repas d’adieu, il n’avait pas d’obligation à supporter le spectacle d’un fou en pagne qui dansait demi-nu alors que lui-même restait en tenue de soirée. Je me rapprochai de lui et lui suggérai que nous rentrions. Courge-Verte objecta : « C’est aujourd’hui mon banquet d’adieu, il serait tout à fait impoli de ma part que je me retire avant les autres, mais vous-même pouvez rentrer, si vous le souhaitez, je vous en prie, ne vous sentez pas obligé de rester.

— Pourquoi vous souciez-vous d’eux ? Si c’était un banquet d’adieu, passe encore, mais regardez-les tous. C’est un spectacle de fous. Allez, venez donc ! » Je le pressai tant qu’il accepta de me suivre. Au moment où nous sortions, le Bouffon surgit en agitant son balai :

« Notre invité d’honneur nous quitte, c’est inadmissible ! Vous n’allez pas rentrer maintenant, au moment des négociations nippo-chinoises ! » Il nous barrait la sortie avec son balai. Toute ma rage contenue jusqu’alors éclata et je hurlai :

« Si les Japonais négocient avec les Chinois, toi, prends ça, sale Chintock ! » en lui assenant sur le crâne un bon coup de poing. Il resta tout étourdi deux ou trois secondes, incapable de réagir puis : « Holà ! C’est pas bien du tout, ce que vous avez fait ! Me porter un coup, vraiment, quelle infamie ! La honte ne vous submerge-t-elle pas d’avoir osé toucher le précieux Yoshikawa, moi-même… Nous sommes au cœur des négociations nippo-chinoises… » Il ne cessait de débiter des propos sans queue ni tête. Le Porc-Épic, attiré par le tumulte, interrompit sa danse du sabre et s’approcha par derrière. Quand il comprit que l’affaire était aussi insignifiante, il saisit brutalement l’énergumène par le cou et le tira en arrière.

« Ouille ouille… Nippo-chinois… Aïe Aïe ! Quelle violence ! » Il s’agitait en se tortillant mais le Porc-Épic l’agrippait d’une main ferme sur le côté et finalement le Bouffon se laissa tomber mollement. Ce qui se passa ensuite, je n’en sais rien. Courge-Verte et moi nous séparâmes sur la route du retour. Quand je rentrai chez moi, il était un peu plus de onze heures.