IV

 

Chaque membre du corps enseignant devait, à tour de rôle, assurer la responsabilité du service de nuit au collège. Seuls le Blaireau et Chemise-Rouge en étaient dispensés. Lorsque je m’enquis des raisons pour lesquelles ces deux personnes échappaient à cette tâche, obligatoire pour tous, l’on me répondit qu’un décret impérial les avait hissées, de par leur fonction, au rang de sônin{27}. Piètre explication. N’était-ce pas injuste que leur salaire fût plus élevé, leur charge horaire plus faible, et qu’au surplus on les exemptât du service de nuit ? Cette règle était fabriquée à la convenance de certains, et les deux privilégiés arboraient la tête de qui trouve cela normal. Un comble qu’ils osent s’en vanter. Sur ce sujet, je fis part au Porc-Épic de mon sentiment d’injustice mais, selon lui, aucun individu ne pouvait, à lui seul, venir à bout d’une injustice, quoiqu’il en eût. Un homme ou deux, la question n’était pas là, une chose était juste ou elle ne l’était pas. Le Porc-Épic illustra son point de vue par l’expression anglaise : Might is right ; je ne comprenais pas très bien son argumentation et il crut m’éclairer en me disant que le sens de ces mots étrangers était que le droit appartenait aux puissants. Si ce n’était que cela, je le savais depuis longtemps. Je n’avais pas besoin de la traduction du Porc-Épic. Le droit des puissants et le service de nuit étaient deux sujets bien distincts. Y avait-il vraiment quelqu’un pour croire que le Blaireau ou Chemise-Rouge étaient des puissants ? Néanmoins, trêve de discussion, le fait était que mon tour allait venir d’assurer la garde de nuit. Mon tempérament sensible et nerveux me rend inapte, depuis toujours, à bien dormir à moins de me trouver dans mon lit, avec mes propres affaires. Lorsque j’étais enfant, il ne m’est presque jamais arrivé d’aller passer la nuit chez un ami. À plus forte raison, je détestais l’idée de dormir dans une salle de surveillance. Cela me faisait horreur mais dans mon salaire de quarante yens, cette tâche était incluse. Il fallait bien que je m’y fasse.

Une fois les professeurs et les élèves externes rentrés chez eux, je me retrouvai bêtement oisif et seul, à ne savoir comment tuer le temps. La salle de surveillance était située à l’extrémité ouest des dortoirs, à l’arrière des classes. J’y entrai pour jeter un coup d’œil : les rayons du soleil déclinant donnaient en plein et la température était insupportable. À la campagne, même l’automne prend tout son temps pour arriver et la chaleur s’éternise. On m’apporta mon repas, le même que celui des pensionnaires, je le terminai mais je fus révolté tant cette nourriture était détestable. Comment ces garçons pouvaient-ils faire preuve d’une telle énergie tapageuse avec un ordinaire aussi pauvre ? En outre, ces repas avalés à toute vitesse et à quatre heures et demie de l’après-midi, c’est une espèce d’héroïsme ! Le dîner était fini mais le soleil était encore haut dans le ciel et il m’était impossible de me coucher. J’eus envie d’aller prendre un bain à la source thermale. Je ne savais pas très bien s’il était admis que le responsable de nuit sorte ou pas, mais il était certain que je ne pouvais endurer de rester là à broyer du noir comme un prisonnier à perpétuité. La première fois que j’étais venu à l’école et que j’avais demandé où était le professeur de service, le concierge m’avait répondu qu’il s’était absenté un moment pour quelques courses et j’avais trouvé cette attitude bizarre, mais à présent que c’était mon tour, je comprenais cela très bien. Il était juste de sortir. Je signalai donc au concierge que je sortais. « Vous avez sans doute quelques courses ?… — Non, aucune course, je vais prendre un bain à la source thermale. » Et je sortis résolument. Il était regrettable que j’aie laissé ma serviette rouge à la pension mais on m’en prêterait certainement une sur place.

Je pris tout mon temps aux bains, plongeant dans le bassin puis en ressortant à plusieurs reprises ; je me décidai à rentrer seulement à la tombée du soir ; je revins par le train et descendis à la gare de Komachi. De là, il n’y a que huit cents mètres environ jusqu’à l’école. Ce n’était pas grand-chose et je me mettais en route quand j’aperçus le Blaireau là-bas, qui croiserait bientôt mon chemin. Il avait peut-être prévu de prendre le train pour se rendre aux bains. Il avançait d’un pas rapide et quand nous nous croisâmes, il me fixa. Je le saluai. Le visage grave, il me demanda alors si, sauf erreur de sa part…, j’étais bien responsable du service de nuit, aujourd’hui ? « Sauf erreur de sa part ! » Deux heures auparavant, il m’avait lui-même notifié que c’était mon premier tour de garde. Qu’il me remerciait à l’avance de la peine que je me donnais. Lorsque l’on devient directeur d’école, faut-il pour autant user de façons de parler aussi tortueuses ? Irrité, je répondis abruptement que oui, j’étais bien de service. Comme j’étais de service, je rentrais justement à l’école pour y passer la nuit, bien sûr. Sur ce, je continuai ma route d’une allure indifférente. À peine avais-je atteint le carrefour de Tatemachi que cette fois, je tombai sur le Porc-Épic. Ce patelin riquiqui. Vous pouvez être sûr, dès que vous mettez le pied dehors, de rencontrer quelqu’un que vous connaissez.

« Tiens, toi, tu n’es pas de service de nuit ?

— Si, si.

— Lorsque l’on est de garde, il ne faut pas sortir sans motif, comme ça, c’est fâcheux.

— Pas du tout ! Ce qui serait fâcheux, ce serait de ne pas sortir, lui rétorquai-je en crânant.

— Mais si tu rencontres le directeur ou le sous-directeur, tu vas t’attirer de sérieux ennuis, reprit le Porc-Épic sur un ton qui lui était inhabituel.

— Je viens de voir le directeur. Il m’a félicité d’être sorti me promener, car le service de nuit serait intolérable par cette chaleur, sinon, a-t-il dit. »

J’en avais par-dessus la tête de cette histoire et je me dépêchai de regagner l’école.

La nuit tomba très vite ensuite. Je fis appeler le concierge et nous bavardâmes deux heures environ dans la salle de surveillance. Bientôt j’en eus également assez de lui et je décidai de me mettre au lit, même si je ne dormais pas tout de suite. Je me déshabillai et passai mes vêtements de nuit, relevai la moustiquaire, repoussai la couverture rouge et après m’être laissé tomber bruyamment sur le postérieur, je m’allongeai. J’ai cette habitude de choir sur le derrière avant de m’allonger depuis que je suis enfant. Mauvaise habitude, m’a-t-on dit — lorsque je logeais au premier étage d’une pension à Ogawamachi, un étudiant en droit qui vivait au-dessous s’était plaint de ce comportement. En général les étudiants en droit sont de constitution plutôt faible mais ils ont la langue bien pendue et celui-ci pérora si longuement, avec des arguments si oiseux, que je finis par lui répondre que mon postérieur n’était pour rien dans le fracas qu’il entendait ; que l’architecture de cette pension était fautive ; que s’il désirait absolument entamer des pourparlers, il fallait qu’il s’adressât au propriétaire. Comme cette salle de surveillance était située au rez-de-chaussée, je pouvais à mon gré me jeter au sol et faire tout le bruit qu’il me plaisait. Je me laissai donc tomber avec toute l’énergie dont j’étais capable car je n’ai pas le goût à dormir autrement. Alors que j’étirais mes membres avec délices, je sentis quelque chose qui sautait sur mes deux jambes. C’était rêche, rugueux. Ce n’étaient donc pas des puces ; très étonné, j’agitai mes jambes une fois ou deux sous la couverture. Les choses râpeuses se firent d’un coup plus nombreuses et se mirent à grouiller sur moi ; je sentis cinq ou six d’entre elles sur mes jambes, deux ou trois sur mes cuisses, une qui s’écrasait juste sous mes fesses et quand une autre s’aventura jusqu’à mon nombril, l’affolement me saisit. Je me levai d’un bond, rejetai vivement la couverture en arrière et découvris alors, dans les profondeurs de ma literie, entre cinquante et soixante sauterelles qui s’ébattaient. J’avais éprouvé des sensations très inquiétantes tant que je ne connaissais pas la nature de ces choses sur moi, mais quand je compris que ce n’étaient que des sauterelles, la colère m’envahit. Espèces d’insectes sauteurs, vous pensiez me faire peur, à votre tour maintenant ! Je saisis mon polochon et frappai avec deux ou trois coups, mais l’adversaire était trop petit et mon attaque débordante de vigueur était d’autant plus inefficace. Je me résignai alors à me rasseoir et, comme on le fait lors des grands nettoyages quand on roule les nattes de jonc et que l’on bat les tatamis avec, je frappai avec mon oreiller, au petit bonheur dans toutes les directions. Non contentes d’être effrayées, les sauterelles étaient entraînées par la puissance du polochon et elles se mirent à voler frénétiquement, se cognèrent à moi et se collèrent un peu partout, sur mes épaules, sur ma tête, à la base de mon nez. Celles qui étaient accrochées, inutile de les frapper à coups d’oreiller, et celles-là, je les ôtai à la main puis les jetai loin de moi, le plus fort possible. Je me sentais exaspéré car j’avais beau projeter ces bestioles énergiquement, elles s’accrochaient à la moustiquaire dont le mince tissu s’agitait faiblement. Elles restaient tranquillement agrippées, telles quelles. Peu de risque qu’elles meurent. Après environ une demi-heure d’efforts, elles furent pourtant exterminées. J’allai chercher un balai et jetai leurs dépouilles. Le concierge fit alors son apparition et il me demanda « s’il se passait quelque chose ». Il se passe la chose incroyable, invraisemblable pour le monde entier, que l’on élève des sauterelles dans mon lit. Crétin. Je le réprimandai avec véhémence. Il tenta de piètres excuses, invoquant sa totale ignorance des faits. « L’ignorance n’est pas une excuse ! » Je jetai avec fureur le balai dans la véranda. Le concierge alla timidement le récupérer et repartit en l’emportant sur l’épaule.

Je ne perdis pas de temps et convoquai trois pensionnaires, comme représentants de l’ensemble des élèves. Six d’entre eux se montrèrent. Cela ne me faisait pas peur, qu’ils soient six ou même dix. J’entamai mon interrogatoire tel que je me trouvais, en vêtements de nuit, les manches roulées, prêt à l’action.

« Qu’est-ce qui vous a pris d’introduire ces sauterelles dans mon lit ?

— C’est quoi, m’sieu, des sauterelles ? » fit celui qui se tenait devant. D’un calme absolu, qui frisait l’insolence. Dans cette école, le directeur n’est pas le seul à manier les mots tordus, les élèves s’y essaient à leur tour, semble-t-il.

« Vous ne connaissez pas les sauterelles, bon, je vais vous en montrer », répondis-je. Malheureusement, je les avais balayées, il n’en restait pas une. J’appelai de nouveau le concierge et lui ordonnai :

« Rapportez-moi les sauterelles !

— Je les ai déjà jetées aux ordures, faut-il que je les ramasse ?

— C’est cela, ramassez-les immédiatement et rapportez-les. »

Le conciergerie se le fit pas dire deux fois ; il revint bientôt et me présenta une dizaine d’insectes sur une feuille de papier.

« C’est malheureux, mais il fait nuit et je n’ai pu trouver que ça. Demain, si vous voulez, j’en apporterai d’autres. »

Jusqu’au concierge, inepte. J’approchai un des insectes des élèves.

« Voilà une sauterelle, grandes asperges que vous êtes, vous qui prétendez ne pas savoir ce que c’est ?… »

Un des pensionnaires qui se tenait tout à fait sur ma gauche, il avait la tête toute ronde, répondit :

« C’est pas une sauterelle, ça, c’est une locuste, s’pas ?

— Imbéciles. Sauterelle ou locuste, c’est pareil. Et n’utilisez pas ce s’pas en parlant à un professeur. Avec cette manie des s’pas à la fin de toutes vos phrases, le papa, il est baba, savez-vous pas{28} ? »

Je pensais lui avoir cloué le bec, mais lui :

« Mais, m’sieu, un papa n’est pas un baba, s’pas ? »

Ils étaient indécrottables…

« En tout cas, sauterelle ou locuste, pourquoi les avez-vous fourrées dans mon lit ? Est-ce que je vous ai demandé une chose pareille ?

— Nous, on n’a rien mis…

— Si ce n’est pas vous, comment sont-elles entrées ?

— Ben… Les locustes, elles aiment bien les endroits chauds, alors il se peut qu’elles soient entrées toutes seules.

— Andouilles. Comme si les sauterelles allaient d’elles-mêmes dans un lit ! Et c’est vous qui les y avez mises… Pour quelle raison avez-vous fait une chose pareille, avouez !

— On peut rien avouer puisqu’on n’a rien fait. »

Trouillards. S’ils n’avaient même pas le courage d’affirmer haut et fort ce qu’ils avaient accompli, mieux valait ne pas le faire du tout. À moins que je leur fournisse une preuve tangible, ils avaient bien l’intention de jouer effrontément l’innocence. Moi aussi, pardi, lorsque j’étais collégien, j’ai commis quelques mauvaises farces. Mais quand on cherchait le coupable, pas une seule fois je n’ai eu la couardise de me dérober. On a fait une chose ou on ne l’a pas faite, c’est tout. J’ai pu accomplir un certain nombre de tours pendables, mais je n’ai jamais joué l’innocent. Si j’avais voulu échapper à la punition par des mensonges, je n’aurais tout simplement pas commis mon méfait. Bêtise et punition vont de pair. C’est parce que la punition existe que les mauvaises farces ont du piment. Je ne crois pas qu’il existe un seul endroit au monde où l’on tolère l’existence d’individus assez vils pour ne pas vouloir payer le prix du châtiment de leurs méfaits. Il était sûr et certain que ces lascars, une fois diplômés et lancés dans la vie active, seraient de ceux qui empruntent de l’argent mais ne le rendent pas. Dans quel but sont-ils entrés au collège ? Pour mentir, frauder, commettre sournoisement des blagues minables et, leur diplôme en poche, se pavaner en s’imaginant qu’ils ont reçu une véritable éducation ! Racaille immonde.

Cela me répugnait de discuter avec des gens à l’esprit aussi nauséabond et je lançai :

« Si vous ne voulez pas avouer, ne le faites pas. Il est regrettable que vous qui êtes déjà collégiens, vous ne puissiez fâire la distinction entre l’élégance et l’abjection. » Sur ces mots, je renvoyai les six élèves. Moi-même, je ne suis certes pas raffiné ni dans mon langage ni dans mon allure, mais pour l’élégance des sentiments, je dépasse tous ces vauriens. Les six gaillards se retirèrent, imperturbables. Avec leurs airs, c’était comme s’ils m’étaient bien supérieurs, à moi, leur professeur. Cette impassibilité même était la marque flagrante de leur nature mauvaise. Cependant je n’aurais jamais pu faire preuve, moi, d’une telle audace.

Je regagnai mon lit et m’étendis, mais le remue-ménage précédent avait permis à des nuées de moustiques d’envahir l’intérieur de la moustiquaire qui vibrait de bzz-bzz incessants. C’était assommant de les brûler l’un après l’autre avec ma bougie de chevet et je préférai décrocher la moustiquaire ; je la pliai en longueur et la secouai au milieu de la pièce dans tous les sens avec une telle vigueur qu’un des anneaux servant à l’accrocher retomba très fort sur le revers de ma main. J’étais un peu calmé quand je retournai au lit pour la troisième fois, mais je ne réussis pas à m’endormir. Je vis à ma montre qu’il était dix heures et demie. Je me mis à songer dans quel misérable lieu je me retrouvais. Les professeurs de collège devaient-ils avoir affaire partout à de tels énergumènes ?… C’en était désolant. Comment les enseignants ne sont-ils pas une denrée en voie de disparition ? Il faut qu’ils soient dotés d’une patience à toute épreuve et même peut-être d’une certaine simplicité d’esprit. Ce métier ne me convenait décidément pas. Ces pensées m’entraînèrent vers Kiyo. C’est une vieille femme qui n’a ni éducation ni rang social mais dont la qualité humaine est rare. Jusqu’à ce jour je ne m’étais pas senti de gratitude particulière pour ses bienfaits mais à présent, solitaire dans ce lieu si écarté, je commençais pour la première fois à comprendre sa bonté. Si elle désirait des sasa-amé d’Échigo, j’irais jusque là-bas et je lui en rapporterais, elle le méritait bien. Kiyo me couvrait de louanges parce que j’étais — disait-elle — direct et sans convoitise mais sa nature était infiniment plus digne d’éloges que la mienne. Maintenant, que j’aurais eu envie de la voir !

Alors que je songeais ainsi à Kiyo, il y eut soudain au-dessus de ma tête d’énormes Boum ! Boum ! qui ébranlèrent le plafond comme si trente ou quarante personnes piétinaient le sol en battant ensemble la mesure. Puis retentit un incroyable cri de guerre, en proportion des piétinements. Alarmé, je bondis hors du lit, en me demandant ce qui se passait. Mais presque en même temps, je compris que c’étaient les élèves qui manifestaient ainsi violemment leur revanche. Tant que vous n’aurez pas avoué vos méfaits, ils ne seront pas effacés. Et vous en avez vous-mêmes conscience. Si vous possédiez un peu de sens moral, ne croyez-vous pas qu’il serait plus raisonnable de vous coucher et de demander pardon demain ? Au minimum, vous pourriez vous montrer discrets et dormir calmement. Au lieu de cela, non mais quel tapage ! Ce n’est plus un dortoir, c’est une porcherie ! Arrêtez toutes ces folies ! Vous allez voir de quel bois je me chauffe… Tel que j’étais, en vêtements de nuit, je grimpai quatre à quatre l’escalier jusqu’à l’étage. Alors, étrangement, tout le fracas que j’entendais jusqu’à cet instant au-dessus de moi disparut, il n’y avait plus de voix humaine, encore moins de bruit de pas. Étonnant. Comme les lampes étaient éteintes et que tout était sombre, je ne pouvais rien distinguer vraiment, mais je croyais sentir qu’il n’y avait personne. Dans ce long corridor qui traversait le bâtiment d’est en ouest, une souris n’aurait pu se cacher. L’extrémité opposée du couloir était faiblement éclairée par la lune. J’éprouvais une curieuse sensation. Depuis que je suis enfant, j’ai coutume de rêver beaucoup, de me lever en plein rêve et de proférer des paroles incompréhensibles, ce qui fait rire tout le monde. Une nuit, j’avais seize ou dix-sept ans, je rêvai que j’avais trouvé un diamant ; je m’étais levé d’un bond et j’avais secoué mon frère à côté de moi pour savoir ce qu’il en avait fait. Cette histoire m’avait valu d’être la risée de la famille pendant bien trois jours. Ce qui m’arrivait à présent, je me demandais si c’était du rêve aussi. Cependant les cris avaient été bien réels, me disais-je perplexe au milieu du corridor, quand venant du fond, de la partie éclairée par la lune, j’entendis : « Un, deux, trois, waaah !!!… » hurlé en chœur par trente ou quarante voix, et tout de suite après, comme tout à l’heure, il y eut un trépignement de pieds qui martelaient en rythme le plancher. Ainsi, je n’avais pas rêvé, tout cela arrivait réellement.

« Cessez ce tapage, nous sommes en pleine nuit ! » vociférai-je d’une voix qui rivalisait en force avec les leurs. Je fonçai dans le couloir. Mais toute cette partie était obscure et mon seul repère était le fond du corridor, éclairé par la lune. À peine avais-je parcouru quelques enjambées que sur mon chemin, en plein milieu du couloir, quelque chose de grand et de dur heurta mon tibia. La douleur retentit jusque dans mon crâne et je sentis tout mon corps projeté vers l’avant. Pestant intérieurement, je me relevai mais je n’arrivais plus à courir. J’avais beau le vouloir, mes jambes ne m’obéissaient plus. Très contrarié, j’essayai malgré tout d’aller jusqu’au bout, à cloche-pied sur ma bonne jambe quand, d’un coup, les bruits de voix et de pieds cessèrent et le silence se fit. J’en conviens, chacun de nous possède en lui une part de couardise, mais à ce point-là, cela dépasse les bornes. Je n’avais plus affaire à des hommes mais à des porcs ! « Je ne partirai pas d’ici avant d’extirper ces gredins d’où ils se terrent et de les obliger à s’excuser. » Fort de cette décision, je voulus inspecter le dortoir mais quand j’essayai d’ouvrir une des portes, impossible. Était-elle fermée à clef ou bien des tables ou d’autres meubles avaient-ils été placés derrière pour la bloquer, tous mes efforts pour la pousser ne servirent à rien, la porte résistait. J’essayai alors l’autre porte, en face, celle qui était située au nord. Même chose. Ivre de rage, je m’acharnai par tous les moyens pour la faire céder et attraper ces méchants drôles quand de nouveau au bout du couloir, à l’est cette fois, les cris de guerre et les trépignements reprirent. « Ils se sont donné le mot, c’est une conspiration entre ceux de l’ouest et ceux de l’est pour me faire tourner en bourrique… » La situation m’était claire, mais que devais-je faire ? Aucune bonne idée ne me venait. Pour être franc, je dois avouer que mon intelligence n’est pas à la hauteur de mon courage. Dans ces circonstances, je ne savais tout bonnement pas comment m’en sortir. Je ne le savais pas, mais il n’était pas question pour moi de me retirer battu. Abandonner la place ainsi, ce serait le déshonneur. Il ne serait pas dit qu’un fils d’Edo se fût montré poltron. Qu’une bande de morveux qui se moquaient de moi pendant ma garde de nuit m’aient réduit à aller pleurnicher seul dans mon lit sous prétexte que je ne savais comment les affronter, ce serait là une humiliation à laquelle je ne survivrais pas. Moi, dont les ancêtres étaient des vassaux directs du Shôgun. Qui tous appartenaient à l’ancienne famille des Minamoto, descendant en droite ligne de l’empereur Seiwa{29} ; j’avais donc parmi mes aïeux un noble samouraï, du nom de Tada Mitsunaka. J’étais de beaucoup plus haute extraction que ces paysans de rien. Mon seul regret est que ma tête ne suit pas. Je suis bien ennuyé mais je suis incapable de me sortir de ce guêpier. Empêtré oui, mais pas battu. La raison de mon incertitude réside dans une honnêteté, chez moi, excessive. Mais si l’honnêteté ne vainc pas dans le monde, quoi d’autre le fera ? Pensez-y bien ! Si je ne vaincs pas cette nuit, je vaincrai demain. Si je ne vaincs pas demain, ce sera pour le jour suivant. Si je n’y arrive toujours pas, je demanderai à ma pension qu’on m’apporte des repas et je resterai ici jusqu’à la victoire finale. Ma décision fermement mûrie, je m’assis en tailleur au milieu du couloir et attendis l’aube. Les moustiques pullulaient autour de moi mais je n’y prenais pas garde. En effleurant la jambe qui avait été heurtée tout à l’heure, je m’aperçus qu’elle était humide. Je devais saigner. Que mon sang coulât, si le ciel le voulait ! Bientôt pourtant, exténué par toutes ces aventures, je sombrai dans le sommeil. Une sorte d’agitation près de moi me tira de mon assoupissement — Diable, qu’était-ce encore ?… Je bondis sur mes pieds. Sur ma droite, la porte près de laquelle je m’étais assis était à moitié ouverte, deux élèves se tenaient là, devant moi. À peine eus-je le temps de reprendre mes esprits que j’agrippai la jambe de celui qui était à portée de main et la tirai aussi fort que je pus. Il s’écroula sur le dos. Bien envoyé ! L’autre en resta ébahi et avant qu’il ait dit ouf, je sautai sur lui, le saisis aux épaules et lui administrai quelques bonnes bourrades. Il en fut tout étourdi, les yeux papillotant.

« Bien. Maintenant, venez dans ma chambre ! » leur ordonnai-je. Ils ne firent ni une ni deux et me suivirent docilement, en bons lâches qu’ils étaient. Le jour s’était levé depuis un moment déjà.

Une fois dans la salle de surveillance, j’entamai un interrogatoire musclé, mais un porc reste un porc, même si on le rudoie.

« J’sais pas ! » était leur seul argument, ils n’avouaient rien. Peu à peu les pensionnaires descendirent l’un après l’autre et se rassemblèrent dans ma chambre. Tous avaient l’air endormi, les paupières gonflées. Tas de mauviettes ! Pour une nuit sans sommeil, un homme digne de ce nom fait-il si piètre figure ? Je leur commandai d’aller se débarbouiller et de revenir se défendre, mais pas un ne bougea.

Toutes ces questions sans réponse avec une cinquantaine d’élèves duraient depuis une bonne heure quand inopinément surgit le Blaireau. J’appris plus tard que le concierge l’avait fait appeler, lui signalant qu’il se faisait beaucoup de tapage à l’école. Comme s’il était nécessaire de déranger le directeur pour des broutilles. Aucune fierté ! C’est bien pour ça que ce type reste concierge de collège.

Le directeur écouta toutes mes explications et prêta aussi l’oreille aux propos des élèves. Puis il leur dit qu’ils se rendent à l’école comme à l’ordinaire en attendant qu’il statue sur leur cas. Qu’ils se rafraîchissent vite et qu’ils déjeunent pour ne pas être en retard aux cours. Qu’ils se pressent ! Il se contenta ensuite de leur annoncer qu’ils pouvaient disposer. Coupable indulgence. À sa place, je n’aurais pas hésité à tous les renvoyer sur-le-champ. Avec un responsable aussi mou, pas étonnant que des élèves se permettent tant d’insolences envers le professeur de garde. En plus, il se tourna vers moi et me dit :

« Vous êtes certainement très fatigué après tous ces soucis… Que diriez-vous d’une journée de repos ? »

Je répondis tout de go :

« Je n’ai pas eu le moindre souci. Tant que j’aurai un souffle de vie, ce genre d’incidents, même répétés chaque soir, ne m’affectera en rien. Je suis apte à assurer mes cours. Si une nuit sans sommeil devait m’empêcher de travailler, je rendrais à l’école la part de mon salaire indûment perçue. »

Je ne sais pas exactement ce que pensa le directeur mais, après avoir considéré un moment mon visage, il me fit observer que j’étais particulièrement enflé. Pour ça, c’était vrai, je me sentais la tête lourde et mon visage entier me démangeait. Bien entendu, les moustiques s’étaient déchaînés. Tout en me grattant la figure nerveusement, je déclarai qu’un visage enflé ne gênait pas le fonctionnement de la bouche ni le bon déroulement de mes cours. Le directeur rit et loua ma vigueur. En réalité, ce n’était pas un éloge, il me ridiculisait.