VI

 

Je hais le bouffon. Il vaudrait mieux pour le Japon que l’on plongeât un individu de son genre au fond de la mer, une lourde pierre autour du cou. La voix de Chemise-Rouge me déplaît. Il a certainement fallu qu’il force beaucoup sa nature pour obtenir un organe aussi suave et artificiel. Il peut bien prendre toutes les poses qu’il veut avec la tête qu’il a. Pour tomber amoureuse de lui, il ne se trouvera jamais que sa Madone ! Néanmoins, il est sous-directeur et ce qu’il explique est difficile. En rentrant chez moi, je réfléchissais à ce qu’il m’avait dit et qui paraissait, jusqu’à un certain point, raisonnable. Il n’avait formulé aucune accusation précise et je ne pouvais pas être sûr de qui était visé mais il semblait bien que le Porc-Épic était l’homme dont je devais me méfier. S’il en était ainsi, il eût été plus viril d’énoncer des affirmations nettes. D’un autre côté, si Hotta était aussi mauvais enseignant, que n’avait-il été renvoyé plus tôt ? Ce sous-directeur, tout licencié ès lettres qu’il était, ne se montrait rien de moins qu’un pleutre. Un homme qui se permet des médisances dans le dos de quelqu’un sans oser le nommer ouvertement, qu’est-il donc sinon un poltron ? Les poltrons sont aimables et Chemise-Rouge témoigne, me semble-t-il, d’une sorte d’amabilité féminine. L’amabilité est une chose, la voix, une autre et même si je n’aime pas la sienne, il serait déraisonnable que je méconnaisse sa gentillesse. Quoi qu’il en soit, quel monde étrange où ceux pour qui vous ressentez une antipathie instinctive sont aimables et où des amis dont vous partagez les goûts se révèlent être des scélérats. N’y a-t-il pas là motif à dérision ? Peut-être est-ce la campagne, tout va à rebours de Tôkyô. Région hasardeuse. Vais-je voir le feu devenir glace, les pierres se changer en caillé de soja ? Cependant je n’arrivais pas à imaginer le Porc-Épic comploter avec les élèves en vue de ces méchantes farces. Étant le plus populaire des professeurs, s’il l’avait décidé, il aurait pu faire à peu près ce qu’il voulait, il est vrai — mais franchement, il n’avait nul besoin d’user de tels détours, il lui suffisait de me provoquer directement, il s’épargnait ainsi bien de la peine. Si j’étais une gêne pour lui, il pouvait me dire : « Tu dois partir, pour telle et telle raison » et c’était suffisant. Il n’est rien qui ne puisse se régler à l’amiable. S’il m’avait exposé son point de vue et que je l’aie accepté, je serais parti dès le lendemain. Ce n’est certes pas le seul endroit sur terre où je puisse gagner mon pain. Je devrais peut-être aller loin, mais je sais bien que je ne mourrai pas comme un chien sur le bord du chemin. J’aurais cru que mon collègue avait plus de bon sens.

Alors que je venais juste d’arriver dans cette petite ville, c’est lui, le Porc-Épic, qui m’avait offert une coupe de glace givrée. Accepter d’un tel individu à double face, ne serait-ce qu’une glace, c’est un déshonneur qui m’est insupportable. J’avais consommé une seule coupe de glace et pour cela, il avait payé la maigre somme de un sen et cinq lins{31}. Mais le sentiment d’être redevable d’un sen, voire d’un demi-sen à un imposteur me poursuivrait jusqu’à ma mort. Dès demain, quand j’irai au collège, je lui rendrai son argent. Il y a cinq ans, j’ai emprunté trois yens à Kiyo. Après tout ce temps, je ne les lui ai toujours pas rendus. Pour le motif non que je ne pouvais pas, mais que je ne le voulais pas. Kiyo n’avait d’ailleurs jamais pensé qu’elle me prêtait cette somme à titre temporaire — elle n’escomptait pas que je la lui rende. De mon côté également, je n’en avais nulle intention car cela aurait signifié que nous étions des étrangers, liés par des obligations sociales. Plus j’aurais éprouvé de soucis pour cette affaire et plus cela aurait voulu dire que je soupçonnais la pureté des intentions de Kiyo — ç’aurait été comme si j’avais suspecté que sa belle âme fût entachée de mesquinerie. Ne pas rendre cet argent ne signifiait pas pour moi que je profitais du sacrifice de Kiyo mais qu’au contraire je la considérais comme une part intime de moi-même. Je ne comparais en rien Kiyo et le Porc-Épic mais recevoir d’un étranger une faveur sans piper mot, fût-ce une simple glace ou une banale infusion de fleurs d’hortensia équivaut à considérer que cette personne occupe une certaine position sociale. Sa propre acceptation devient un signe de bonne volonté à son égard. L’on peut certes payer sa quote-part et ainsi effacer sa dette mais le sentiment de gratitude éprouvé en son cœur ne se rend pas en argent. Il est bien supérieur. Je ne suis qu’un simple particulier, je n’occupe ni rang ni fonction spécifiques mais je suis un homme libre et autonome. Lorsqu’un individu libre et autonome reconnaît la valeur d’un autre, cette reconnaissance est infiniment plus précieuse que, disons, un million de yens.

J’avais la conviction que ce sen et demi qu’avait déboursé le Porc-Épic, je le lui avais rendu au centuple et qu’il aurait dû se sentir mon obligé. Que dans ces conditions il ait comploté dans mon dos, c’était le fait d’un homme sans foi ni loi. Eh bien, demain, je lui rendrai cette misérable somme et nous serons quittes. J’envisage même une rixe.

Au terme de ces réflexions, la fatigue s’empara de moi et je m’endormis enfin d’un profond sommeil. Le lendemain, avec ce plan en tête, je rejoignis à dessein l’école plus tôt que d’habitude pour attendre le Porc-Épic. Il tardait cependant à apparaître. Courge-Verte arriva. Puis le maître de lettres chinoises. Puis le Bouffon. Et enfin Chemise-Rouge mais, à la table du Porc-Épic, rien d’autre qu’un innocent bâton de craie. J’avais pensé lui remettre son argent dès que j’aurais mis le pied dans la salle des professeurs et j’avais gardé dans ma main les pièces de un sen et cinq lins, comme quand on se prépare à payer son entrée aux bains publics. En ouvrant la main, je constatai qu’elles étaient humides de sueur. Je me dis que le Porc-Épic ne pourrait accepter cet argent pas très net ; aussi je posai les pièces sur la table et soufflai dessus deux ou trois fois avant de les reprendre. À ce moment-là Chemise-Rouge s’approcha et s’excusa pour « les embarras » qu’il m’aurait causés la veille. « Aucun embarras, lui répliquai-je, au contraire, cela m’a donné bien faim ». Posant alors ses coudes sur la table du Porc-Épic et me collant presque sous le nez son visage large et plat — Qu’est-ce qui lui prend ? me dis-je —, le sous-directeur me demanda si je n’avais parlé à personne de ce qu’il m’avait confié la veille au retour de notre partie de pêche, c’était un secret !

Il était, me semblait-il, d’un tempérament anxieux, comme sa voix féminine l’indiquait. Non, je n’avais encore rien dit, il est vrai. Mes pièces serrées dans la main, j’étais pourtant prêt à le faire et avec cette injonction au silence que m’adressait Chemise-Rouge, je me retrouvais fort ennuyé. C’était bien lui, il se croyait tout permis. Il n’avait pas nommément désigné le Porc-Épic mais il pouvait difficilement se plaindre que j’aie déchiffré sa petite énigme. C’était tout à fait irresponsable de sa part, dans la position qu’il occupait. En vérité, à présent que la bataille était inévitable, il aurait dû m’épauler loyalement et se jeter dans la mêlée avec moi jusqu’au bout contre le Porc-Épic. Alors seulement il aurait justifié son titre de sous-directeur et son emblématique chemise rouge.

Quand je lui déclarai nettement que je n’avais pour l’instant rien dit aux autres mais que mon intention était de m’ouvrir à ce sujet auprès de Hotta, il montra une agitation extrême.

« Tu ne peux agir de façon aussi déraisonnable, ce serait très embarrassant. Je ne me souviens pas de t’avoir dit quoi que ce soit de précis sur le professeur Hotta. Non, vraiment, si tu fais montre de violence, je serai dans une position terriblement inconfortable. Tu n’es tout de même pas venu dans cette école pour semer le trouble… » Étrange question, hors du sens commun, à quoi je répondis qu’évidemment non, car un professeur recevant son salaire d’une école tout en y provoquant des troubles était certes bien gênant.

« Eh bien, reprit Chemise-Rouge. Que ce qui a été dit hier te suggère quelques réflexions. Ne le divulgue pas. » Il transpirait et sa requête ressemblait à une prière.

« Bon, c’est moi qui suis embarrassé à présent, mais si cela doit vous causer autant de gêne, c’est entendu », lui répondis-je.

« C’est bien vrai, tu ne diras rien ? » insista-t-il pour se rassurer. Je me demandais jusqu’où pouvait aller cette femmelette. Si tous les licenciés ès lettres lui ressemblaient, c’étaient des pas grand-chose. Sans la moindre honte, il m’adressait une demande incohérente et illogique. Puis il doutait de ma parole, un comble. Ne vous en déplaise, je suis un homme. Aurais-je la bassesse de jeter en douce au panier une parole donnée ?

Entre-temps les deux places voisines avaient été occupées et Chemise-Rouge se hâta de regagner la sienne. Chez lui, tout est affecté, à commencer par sa façon de marcher. Dans la moindre de ses allées et venues, il s’arrange pour poser délicatement la semelle de ses chaussures afin qu’elles ne produisent aucun bruit. Que marcher silencieusement fût un motif de fierté, voilà qui était nouveau pour moi. À moins de s’entraîner pour devenir un voleur, marcher simplement est bien assez bon, je pense. Le clairon annonçant le début des cours sonna enfin. Le Porc-Épic n’était toujours pas arrivé. Je n’avais d’autre solution que de déposer les pièces sur sa table avant d’aller en classe.

Quand je revins à la fin de la première heure de cours qui s’était un peu prolongée, chaque professeur était là, à sa table et tout le monde bavardait. Le Porc-Épic était là également, arrivé je ne sais quand. J’avais cru qu’il s’était absenté mais il avait dû simplement être retardé. Dès qu’il m’aperçut, il me lança :

« Dis donc, à cause de toi, je suis arrivé en retard ! Je devrais te mettre à l’amende ! »

Je poussai alors le sen et les cinq lins et lui déclarai :

« Prends ça. C’est ce que tu avais payé pour la glace, l’autre jour à Tôrichô. » Il protesta en riant mais comme de manière inattendue, je restais distant, il se récria contre ce qui était pour lui une mauvaise plaisanterie et il balaya du bras la monnaie. Faudrait-il que je sois régalé de force par ce Porc-Épic ?

« Ce n’est pas une plaisanterie, je suis sérieux. Il n’y a aucune bonne raison pour que tu m’aies offert cette glace. Reprends donc ton argent. Rien ne t’en empêche.

— Si cela te gêne à ce point, je veux bien le reprendre mais pourquoi est-ce seulement maintenant que tu t’en souviens, d’un coup ?

— Maintenant ou n’importe quand, là n’est pas la question, je te le rends. Je n’ai pas envie de te devoir quoi que ce soit, c’est tout. »

Le Porc-Épic me considérait froidement et il eut un grognement de mépris. Si ce n’avait été la prière de Chemise-Rouge, j’aurais sur-le-champ déclenché une bonne querelle en exposant publiquement la bassesse de cet homme, mais j’avais promis de ne rien dire. J’étais dans une impasse. Était-ce juste que ce Porc-Épic grogne de mépris sous mon nez, moi qui bouillais de colère ?

« J’accepte le remboursement de la glace mais je te demande de quitter ta pension.

— Il est suffisant que tu acceptes mon argent. Quant à quitter ou non ma pension, cela me regarde.

— Tu n’es pas le seul en cause. Hier, ton propriétaire m’a rendu visite et il m’a demandé que tu t’en ailles. Ses raisons m’ont paru fondées. Mais je voulais vérifier ses dires ; c’est pourquoi, à mon tour, je suis allé le trouver ce matin et j’ai parlé avec lui en détail. »

Je ne comprenais pas un mot de ce que racontait le Porc-Épic.

« Comment pourrais-je deviner ce que mon propriétaire t’a raconté ? Et qu’est-ce que cette façon de décider pour moi ? Si tu as des raisons à me donner, c’est le moment de le faire. Mais dire d’emblée que mon propriétaire est dans son droit, c’est le comble de l’insolence, non mais franchement !

— Eh bien, puisque tu le prends ainsi, je vais te le dire. À ta pension, on ne supporte plus ta brusquerie. La patronne d’une pension n’est pas une servante, tout de même ! Tu ne crois pas que tu es allé un peu loin dans ton arrogance en lui demandant de t’essuyer les pieds ?

— Moi… Quand donc me serais-je fait essuyer les pieds par la patronne ?…

— Bon, cela s’est fait ou pas, mais de toute manière, tu les gênes. Ils disent qu’ils te louent la chambre pour dix ou quinze yens par mois et que pour ce prix il leur suffit de vendre un rouleau de peinture.

— Vantards ! Filous ! Pourquoi m’ont-ils logé, alors ?

— Ça, je n’en sais rien, toujours est-il qu’ils l’ont fait mais qu’ils en ont assez de toi, et qu’ils veulent que tu déguerpisses. Alors, mon vieux, vas-tu filer ?

— Ça va de soi. Même s’ils me suppliaient à deux mains, je ne resterais pas un moment de plus. Mais toi, tu es impardonnable de m’avoir recommandé d’entrer dans un endroit où les gens inventent n’importe quoi !

— Je suis impardonnable, dis-tu, mais n’est-ce pas plutôt toi qui es insupportable ? »

Le Porc-Épic ne me le cède en rien pour la fureur naturelle, et nos voix rivalisaient d’intensité. Dans la salle, tous les professeurs étaient à l’affût de ce qui allait se passer et ils nous contemplaient bêtement, les mâchoires pendantes. Comme j’estimais n’avoir aucun motif de honte, je me plantai au milieu de la pièce et les dévisageai tous, l’un après l’autre. Ils parurent alors étonnés sauf le Bouffon qui riait, faisant mine de trouver la scène drôle. Je le fixai en agrandissant mes yeux sur sa longue face de gougourde sèche — tu cherches la bagarre, toi aussi ?… — D’un coup il redevint sérieux et reprit une attitude décente. Il avait l’air un peu inquiet. Peu après le clairon retentit. Le Porc-Épic et moi interrompîmes notre dispute et nous regagnâmes nos classes respectives.

L’après-midi devait se tenir le conseil au cours duquel seraient arrêtées les mesures contre les pensionnaires qui s’étaient permis leurs insolences, durant mon tour de garde, l’autre nuit. Je n’avais pas la moindre idée sur le déroulement de ce genre de conférence, mais je supposai que le corps enseignant se réunissait, que chacun exposait son point de vue, à sa guise, et qu’ensuite le Directeur prenait un peu au hasard les décisions qui lui convenaient, en arbitre conciliant. « Arbitrer » est le mot qui convient lorsque la situation ne permet pas de trancher clairement entre, disons, le blanc et le noir. Mais dans la situation présente, personne ne pouvant douter de l’inconduite des élèves, la tenue de cette réunion était une perte de temps. Il n’y avait aucune possibilité d’exposer sur cette affaire une opinion différente. Des circonstances aussi lumineuses auraient dû inciter le directeur à prendre des mesures disciplinaires sans délai. Il avait totalement manqué d’esprit de décision. Si tels sont les directeurs en général, on pourrait aussi bien les nommer « mollassons impuissants ».

Le conseil avait lieu dans une salle étroite, tout en longueur, située à côté du bureau directorial et qui ordinairement servait de réfectoire. Une vingtaine de chaises recouvertes de cuir noir entouraient une longue table — cela rappelait un peu les restaurants à l’occidentale dans le quartier étudiant de Kanda. À une extrémité siégeait le directeur et Chemise-Rouge avait pris place à ses côtés. Il semblait que les autres s’asseyaient à leur guise sauf le professeur de gymnastique qui, par humilité, occupait l’extrémité opposée. Ne connaissant ces conventions que grosso modo, je me glissai entre le professeur de sciences naturelles et le maître de chinois. En face, je constatai que le Porc-Épic et le Bouffon étaient côte à côte. Sans parti pris, tout dans le visage du Bouffon faisait penser à de la camelote. Alors que celui du Porc-Épic ne manquait pas de saveur, je devais en convenir, même si j’étais en froid avec lui. Lors des funérailles de mon père, au temple Yôgenji à Kobinata, il y avait un rouleau accroché dans un salon, sur lequel était peint un personnage à qui mon collègue ressemblait beaucoup. J’avais interrogé un prêtre sur cette figure et il m’avait expliqué que c’était Idaten, une divinité bouddhique, à l’apparence monstrueuse. Et aujourd’hui justement le Porc-Épic était en colère, il ne cessait de rouler des yeux avec véhémence et de temps à autre dardait sur moi son regard tourbillonnant. Ce n’était nullement pour m’effrayer et comme je déteste être battu, à mon tour j’élargissais mes yeux et le scrutais hardiment. À dire vrai, mes yeux ne sont pas beaux, mais pour la taille, je ne crains pas la comparaison.

« Vos yeux sont si grands que vous pourriez faire un bon acteur ! » avait même coutume de me dire Kiyo.

Le directeur demanda : « Eh bien, tout le monde est là ? » et le secrétaire Kawamura entreprit de compter les participants. Il manquait quelqu’un, remarqua-t-il, qui pouvait bien être l’absent ? C’était Courge-Verte qui manquait, moi je le savais. J’ignore si entre lui et moi des affinités ont été nouées dans une existence antérieure, mais il m’a suffi de voir son visage une fois pour ne plus jamais l’oublier. Dès que j’entre dans la salle des professeurs, son visage me saute aux yeux et même sur le chemin de l’école, son image s’impose à mes pensées. À l’établissement de bains, je me retrouve souvent dans le bassin d’eau chaude, face à son visage gonflé et pâle. Quand je le salue joyeusement, en retour il incline la tête avec une déférence qui me serre le cœur. Il n’est personne au collège plus paisible que lui. S’il rit fort rarement, il ne prête pas langue aux commérages. Je connaissais le mot de « sage » pour l’avoir lu dans des textes, mais je croyais que c’était en somme un terme de dictionnaire et qu’il ne pouvait s’appliquer à un homme vivant, jusqu’à ma rencontre avec Courge-Verte. Là, je compris avec admiration que ce mot possédait une pleine réalité.

Étant donné l’étroitesse de nos liens, j’avais remarqué dès que j’étais entré dans la salle du conseil que Courge-Verte était absent. À vrai dire, j’avais bien compté, en moi-même, m’asseoir à côté de lui. Le directeur déclara que Koga arriverait certainement bientôt et, déballant des documents autocopiés{32} enveloppés dans un fusaka violet, ces petits carrés de soie dont on se sert à la cérémonie du thé, il se mit à les lire. Notre élégant sous-directeur commença d’essuyer sa pipe d’ambre à l’aide d’un mouchoir de soie. C’est sa manie, à cet homme. Qui a l’air de convenir parfaitement à cette Chemise-Rouge. D’autres professeurs chuchotaient entre eux. Ceux qui étaient désœuvrés, par contenance, faisaient mine d’inscrire quelque chose sur la table avec leur crayon, du côté gomme. Le Bouffon adressait parfois la parole au Porc-Épic, lequel ne se donnait pas la peine de lui répondre. Il se bornait à grogner des Mmm ou des Ah et, de temps en temps, il me lançait un regard menaçant. Je lui rendais la pareille, à tous les coups.

Celui que tout le monde attendait, Courge-Verte, entra enfin, l’air désolé et, avec beaucoup de politesse, il s’excusa auprès du Blaireau que des empêchements l’aient conduit à ce retard.

« À présent, que la réunion commence ! » annonça le Blaireau qui fit d’abord distribuer par le secrétaire Kawamura les feuillets autocopiés. Je lus sur mon document que le premier point portait sur les mesures à arrêter, le second sur le respect de la discipline et qu’il y avait encore deux ou trois sujets. Le Blaireau, pompeux comme à son ordinaire, nous gratifia du discours suivant — on aurait cru entendre une allégorie vivante de l’Éducation :

« Chaque fois qu’une faute est commise dans notre école, que ce soit par un membre du corps enseignant, que ce soit par un élève, je ne peux la ressentir que comme un manquement à ma propre force morale, et quand surviennent des incidents, la honte rougit mon front, moi, votre directeur, d’avoir failli à mon devoir. Hélas, vous le savez, des troubles ont eu lieu récemment et il me faut vous présenter à vous tous, messieurs, mes excuses les plus sincères. Cependant, ce qui est fait est fait, personne n’y peut plus rien. À présent nous devons décider quelles mesures prendre, et comme vous êtes au courant des événements qui se sont déroulés, je vous demanderai à tous d’exposer en toute franchise votre opinion pour que je puisse adopter la meilleure solution possible. »

En écoutant le discours de notre directeur, j’étais plein d’admiration pour son éloquence mais ce beau parleur de Blaireau méritait bien son surnom, je devais rester méfiant ! Si le directeur se sentait tellement responsable, si la faute lui était imputable personnellement en raison d’un défaut de son caractère, n’aurait-il pas mieux valu qu’il ne prît aucune sanction contre les élèves et qu’il donnât sa démission tout de suite ? Cette fastidieuse séance n’aurait pas eu lieu d’être. Le simple bon sens est suffisant pour comprendre toute l’affaire. J’accomplis paisiblement ma garde de nuit. Les élèves chahutent. Ce n’est la faute ni du directeur, ni de moi-même mais uniquement des élèves. Si le Porc-Épic fait partie du complot, qu’on le chasse en même temps que les élèves, voilà tout. Il faudrait chercher longtemps sur terre pour trouver quelqu’un qui voudrait absolument endosser les erreurs d’autrui et qui clamerait partout : C’est ma faute ! C’est ma faute ! Un Blaireau, néanmoins, est susceptible de telles bizarreries… Après avoir débité ce discours absurde, le directeur nous passa en revue d’un air satisfait de lui-même. Personne toutefois n’ouvrit la bouche. Le professeur de sciences naturelles contemplait des corbeaux perchés sur le toit de la première classe. Le maître de chinois pliait puis dépliait sa feuille autocopiée. Le Porc-Épic tenait son regard rivé sur moi. Si j’avais su que cette réunion serait aussi stupide, je m’en serais volontiers dispensé, et je serais resté chez moi à faire la sieste.

Agacé, je m’apprêtais à me lever pour me lancer dans une belle harangue quand je m’interrompis car je vis que Chemise-Rouge commençait à parler. Il avait posé sa pipe et discourait tout en s’essuyant le visage à l’aide d’un mouchoir de soie rayé. Il avait dû le chiper à Madone. Les hommes usent plutôt de mouchoirs de lin blanc.

« Lorsqu’à mon tour, j’ai appris que les pensionnaires s’étaient montrés turbulents, je me suis senti profondément honteux comme sous-directeur d’avoir été négligent, et aussi que mon influence morale auprès de ces jeunes gens n’ait pas été suffisante. Que de tels incidents aient pu advenir signifie qu’une faille existe quelque part. Bien sûr, à observer l’affaire simplement, l’on pourrait croire que les élèves seuls ont eu tort mais si l’on considère la vraie nature des faits, il est possible qu’en réalité, la responsabilité incombe à l’école. Aussi, au lieu que nous soyons conduits, comme une analyse superficielle le laisserait penser, à châtier sévèrement les élèves, il serait préférable que nous nous en abstenions pour le bien futur de tous. Ne peut-on penser que ces jeunes gens pleins de sève ont pu succomber, sans véritablement distinguer le bien du mal, à quelque espièglerie, accomplie dans une demi-conscience ? Les décisions finales sont du ressort de notre directeur, et je ne voudrais pas interférer, mais je souhaiterais, dans la mesure du possible, qu’il tienne compte de ces circonstances atténuantes et qu’il se montre aussi clément que faire se peut. »

Le directeur-Blaireau est un beau discoureur mais Chemise-Rouge le seconde à la perfection, une paire du même acabit ! Il ressortait de leur exposé que si les élèves avaient commis des débordements, ce n’était pas leur faute, mais la nôtre. À ce compte, pourquoi ne pas déclarer que si un fou flanque une rossée à quelqu’un, c’est la victime qui a tort ? Il ferait beau voir ! Si ces garçons débordent à ce point d’énergie, qu’ils aillent sur un terrain de sports et qu’ils se battent entre eux mais prétendre qu’ils ont introduit des sauterelles au fond de mon lit dans une « demi-conscience » me paraît intolérable. Avec ce genre de raisonnements, ils pourraient aussi bien me couper le cou durant mon sommeil, mais être libérés puisqu’ils auraient agi dans une « demi-conscience » !

Je songeais ainsi et j’aurais voulu prendre la parole mais à condition que mon discours fût suffisamment éloquent pour surprendre mon auditoire. Or je me connaissais et je savais bien que lorsque j’étais aveuglé par la colère, à peine avais-je articulé deux ou trois mots que je me trouvais incapable de poursuivre. Le Blaireau et Chemise-Rouge m’étaient inférieurs sur le plan humain, c’est entendu, mais ils avaient la parole facile et ils ne se priveraient pas de me prendre en défaut si mes mots n’étaient pas opportuns. Je résolus de préparer mentalement le plan de mon discours et je commençai à former des phrases en moi-même. Mais j’eus alors la surprise de voir le Bouffon se dresser brusquement, de l’autre côté de la table. Quel culot, pour un type de son genre, de prétendre exposer ses opinions ! Il s’exprima dans le style ridicule dont il était coutumier :

« Il est certain que pour nous autres, enseignants qui prenons à cœur notre métier, la récente affaire des sauterelles ainsi que celle des hurlements sont de ces événements funestes qui provoquent en nous de justes appréhensions quant à un avenir prospère pour notre école, et nous qui sommes chargés d’éduquer, nous devons nous interroger sur notre propre conduite et faire appliquer avec vigueur une moralité sans faille dans tout l’établissement. À propos des opinions qui ont été émises à l’instant par notre directeur et notre sous-directeur, elles me paraissent véritablement justifiées et pour ma part, je les approuve absolument et sans réserve. C’est pourquoi je suis d’avis que les décisions soient prises avec la plus grande magnanimité. »

La harangue du Bouffon était pleine de mots, sans doute, mais vide de sens ; truffée d’expressions chinoises, elle était incompréhensible. J’avais seulement bien saisi les mots « j’approuve absolument et sans réserve… ».

Si je n’avais pas compris la signification des paroles du Bouffon, j’étais pourtant extraordinairement irrité et je me levai pour parler sans avoir bien en tête mon plan.

« Pour moi, je suis absolument et sans réserve contre le Directeur… euh ! lançai-je, puis je restai coi. … Des mesures aussi incohérentes et absurdes, ça me répugne tout à fait…, repris-je et l’assemblée entière éclata de rire. Les élèves sont totalement dans leur tort. Si nous ne les forçons pas à présenter des excuses, ils recommenceront. Autrement, il ne faut pas hésiter à les renvoyer, c’est ce qui convient. Ils ont été extrêmement insolents et ils ont insulté un nouveau professeur… » et je me rassis. Le chargé de sciences naturelles, à ma droite, prit alors la parole. Ce que les élèves avaient fait, certainement, n’était pas bien mais un châtiment trop sévère n’aurait-il pas des effets contraires ? « C’est pourquoi j’approuve pleinement l’opinion de notre sous-directeur qui préconise des mesures d’indulgence », expliqua-t-il. Faibles arguments. Celui de chinois, à ma gauche, était d’avis que l’on réglât les choses à l’amiable. Celui d’histoire était lui aussi d’accord avec le sous-directeur. Maudits soient-ils, à se mettre tous de son côté ! Je n’avais rien à faire avec cette collection d’individus s’ils s’imaginaient qu’une école se dirigeait ainsi. Pour moi, j’étais résolu : soit les élèves présentaient leurs excuses, soit je démissionnais, et si le point de vue de Chemise-Rouge l’emportait, j’étais prêt à regagner à l’instant ma pension et à emballer mes affaires. Je savais bien que je n’avais pas l’art de subjuguer cette clique de mon éloquence, et même si j’en avais été capable, je ne désirais plus entretenir la moindre relation avec ces gens. Dès lors que je ne serais plus là, que m’importait ce que deviendrait cette réunion ! Si j’ouvrais à nouveau la bouche, à tous les coups on rirait de moi. Je ne dis pas un mot de plus.

À ce moment le Porc-Épic qui, jusqu’alors, s’était contenté d’écouter les autres en silence, se dressa sur ses pieds d’un air résolument batailleur. J’avais imaginé qu’il s’était mis du côté des Bouffon, Chemise-Rouge et compagnie — puisque nous allions nous battre, qu’il fasse donc ce que bon lui semble ! — quand il lança, d’une voix à faire trembler les vitres des fenêtres :

« Je suis en désaccord total avec le sous-directeur et vous tous, messieurs. Pour m’expliquer, je dirai que de quelque point d’où l’on examine cette affaire, il est impossible de perdre de vue le fait que cinquante pensionnaires ont traité de manière insultante un professeur nouvellement arrivé et que leurs actes avaient pour but de le ridiculiser. Notre sous-directeur semble considérer que les causes de ces troubles sont à rechercher dans le caractère de l’enseignant, mais pour ma part, je suis au regret de déclarer tout net que cette façon de parler me paraît malheureuse. Lorsque le professeur en question accomplissait son service de nuit, il était dans notre école depuis peu seulement et il ne connaissait les élèves que depuis une vingtaine de jours. Ce court laps de temps n’était pas suffisant pour que les collégiens fussent en mesure d’apprécier sa personnalité et ses connaissances scientifiques. Si ces jeunes gens avaient eu des raisons valables pour mépriser ce professeur, il y aurait lieu en effet de tenir compte de circonstances atténuantes, mais accorder de l’indulgence à des élèves insolents qui se permettent de ridiculiser sans motif précis un nouvel enseignant serait, je pense, saper le prestige de notre école. L’éducation, dans son esprit, ne signifie pas uniquement la transmission de connaissances académiques, mais aussi l’exaltation des valeurs de noblesse, de sincérité, d’esprit chevaleresque et, par là même, la tentative d’extirper les habitudes d’insolence, de légèreté, voire de grossièreté. Si, effrayés des réactions possibles ou d’une aggravation des troubles, nous temporisons, croyez-vous qu’un jour nous pourrons corriger ces mauvais penchants ? Notre devoir premier, nous qui sommes des éducateurs, est d’interrompre le cours naturel de ces tendances pernicieuses. Si nous fermons les yeux cette fois, à mon sens, nous n’aurions alors jamais dû exercer le métier de professeur. Pour moi, les mesures appropriées à la situation consisteraient à infliger une sévère punition à chacun des pensionnaires, lesquels devraient en outre, publiquement, présenter des excuses au professeur mis en cause. » Sur ce, il se rassit résolument. Personne ne dit mot. Chemise-Rouge avait recommencé à essuyer sa pipe d’ambre. Moi, j’étais extraordinairement heureux. C’était comme si ce Porc-Épic avait dit exactement les mots que j’aurais voulu prononcer. Comme je suis quelqu’un d’assez simple, ma figure manifestait clairement que j’étais plein de gratitude et que j’avais oublié notre querelle et je tentai de saisir le regard de mon collègue quand il s’assit, mais il m’ignora superbement.

Un instant plus tard, il se leva de nouveau. « J’aurais aimé ajouter une petite chose que j’ai oublié de dire tout à l’heure. Il semble que la nuit où il était de surveillance, ce professeur ait quitté l’école pour se rendre aux sources thermales, ce qui à mes yeux est inexcusable. Seul responsable à l’école, il a profité du fait que personne ne l’avait arrêté pour prendre la liberté, et c’est parfaitement déplorable, de sortir pour se rendre aux bains. La question des élèves à part, sur ce point particulier, mon souhait est que notre Directeur manifeste sa réprobation quant à cette irresponsabilité. »

Étonnant, ce type ! À peine avait-il défendu quelqu’un qu’il s’empressait de dévoiler ses négligences, même si elles étaient involontaires. Je savais qu’un responsable de nuit était sorti de l’école avant moi et, croyant que c’était l’habitude, je m’étais permis d’aller aux bains, mais les observations du Porc-Épic me firent admettre que j’avais eu tort. Rien à dire si l’on m’attaquait sur ce point. Je me levai donc aussitôt et déclarai : « Il est parfaitement exact que je suis allé prendre un bain alors que j’étais de service de nuit. C’était tout à fait mal de ma part. Je vous demande pardon. » Quand je me rassis, tout le monde riait de nouveau. Je ne peux ouvrir la bouche sans déclencher les rires. Misérables ! Si vous étiez dans votre tort, auriez-vous le courage de demander publiquement pardon, comme je l’ai fait ? Vous pouvez rire, pour cacher votre hypocrisie !

Le directeur annonça alors que comme il ne semblait pas que d’autres opinions seraient exposées, il prendrait bientôt sa décision, après avoir mûrement réfléchi. Finalement, la conclusion de tout cela fut que les pensionnaires furent consignés à l’école pendant une semaine et qu’ils durent venir s’excuser auprès de moi. S’ils ne l’avaient pas fait, j’étais décidé à démissionner et à rentrer chez moi, ce qui m’aurait peut-être évité les désagréments dont je parlerai plus tard, mais à ce moment, j’acceptais ce compromis. Le directeur prolongea alors le conseil avec une nouvelle harangue d’où il ressortait que pour corriger les mauvais penchants des élèves, les professeurs devaient prêcher l’exemple. Qu’en premier lieu, il serait bon que les enseignants ne fréquentassent pas des lieux publics tels que des restaurants. Que bien entendu, il faisait exception des occasions spéciales comme les réunions d’adieu mais qu’il souhaiterait que l’on n’allât pas seul dans des établissements de bas étage — par exemple, des boutiques de nouilles ou des échoppes de boulettes de riz… À ce point du discours, tout le monde repartit à rire. Le Bouffon lança au Porc-Épic : « Friture ! » en clignant de l’œil à son adresse mais celui-ci resta impassible. Attrape ça !

Pour moi, je suis un peu faible du cerveau et je ne comprenais pas très bien ce que voulait dire le Blaireau. Si un professeur de collège ne devait pas fréquenter de boutiques où l’on sert des nouilles ou des boulettes de riz, je me disais que cette fonction ne convenait absolument pas à un gourmand invétéré de ma sorte. Que cette particularité fût attachée à ce travail, admettons… mais dans ce cas, ne vaudrait-il pas mieux spécifier d’entrée de jeu que le collège recherchait une personne détestant les nouilles et les boulettes de riz ? J’avais reçu ma nomination sans interdit particulier, et ensuite on m’avait dit : « Attention, ne mange pas de nouilles, ne mange pas de boulettes de riz ! » N’était-ce pas bien tard, de la part des autorités, de me l’interdire maintenant, à moi qui n’ai d’autre divertissement que les plaisirs de bouche ? Je subissais là un rude coup. Justement, Chemise-Rouge reprit la parole à ce moment-là :

« Les professeurs de collège se situent naturellement aux échelons supérieurs de la société, ils ne peuvent par conséquent se borner à rechercher des jouissances matérielles ; s’adonner à ces plaisirs bas risquerait d’entraîner chez eux une corruption des mœurs. Néanmoins les hommes restent les hommes, et s’ils n’avaient aucune distraction, il leur serait difficile de supporter de vivre dans un lieu aussi rustique et retiré que notre petite ville. Voilà pourquoi des parties de pêche, des lectures de classiques ou encore la composition de poésies de style nouveau ou de haïku{33}, tous ces divertissements raffinés d’ordre spirituel sont hautement recommandables… »

Chemise-Rouge osait s’en donner à cœur joie en profitant de mon silence. Si une promenade en mer avec récolte de poisson-engrais, un golki se transformant en homme de lettres russe, sa geisha favorite qu’on installerait sous les branches d’un pin, un vieil étang, un crapaud qui plonge, ploc !{34} sont des divertissements spirituels, un régal de friture ou de boulettes de riz l’est tout autant. Au lieu de conférer ce titre ronflant à ces passe-temps futiles, il ferait aussi bien de rester chez lui à faire la lessive de sa chemise rouge. La colère me submergea tellement que je lançai :

« Les rencontres avec Madone sont-elles aussi des divertissements d’ordre spirituel ? »

Cette fois, personne ne rit. Tous se regardaient du coin de l’œil, l’air gêné. Quant à Chemise-Rouge lui-même, il baissa la tête avec une expression de souffrance. Bien fait. Je fus pris de pitié cependant quand je m’aperçus qu’à mes paroles, Courge-Verte était devenu encore plus pâle que d’habitude.