V

 

« Cela te dirait de venir à la pêche ? » me proposa Chemise-Rouge. Cet homme a une voix si suave qu’elle me met mal à l’aise. On ne sait plus si l’on entend un homme ou une femme. Un homme doit avoir une voix d’homme. Spécialement lorsqu’il est diplômé de l’Université impériale. Moi qui ne sors que de l’École de physique, j’ai une voix nettement plus virile, aussi n’est-ce pas inconvenant, pour un vénérable licencié ès lettres, une voix pareille ?

Je me contentai d’une réponse évasive ; il revint à la charge avec une certaine insolence, insinuant que je n’avais peut-être jamais pêché ? Cela ne m’était pas arrivé souvent, mais quand j’étais enfant, j’avais attrapé trois carassins dans l’étang artificiel de Ko-umé à Tôkyô. Et puis une autre fois, c’était un jour de fête au temple de Bishamon, dans le quartier de Kagurazaka, j’avais failli attraper une carpe d’environ vingt centimètres, malheureusement, elle était retombée dans le bassin avec un grand plouf ! J’en ai encore du regret quand j’y pense, même aujourd’hui. Chemise-Rouge allongeait le menton vers l’avant et riait, Ho ho ho ! en minaudant. Il pourrait se dispenser de ses petites manières.

« Je pense, mon ami, que tu ne connais pas les vrais plaisirs de la pêche. Si tel est ton désir, je t’initierai » déclara-t-il, d’un ton plein de complaisance. Je n’avais nulle envie d’être initié. D’autant plus que tous ces pêcheurs et ces chasseurs sont des gens sans compassion. S’ils avaient du cœur, trouveraient-ils du plaisir à tuer des êtres vivants ? Un poisson ou un oiseau sont, sans nul doute, plus heureux de vivre que de mourir. Pêcher ou chasser pour sa survie est chose particulière mais que des gens qui vivent dans l’abondance ne puissent bien dormir à moins d’avoir tué quelque créature vivante me semble un luxe odieux. Telle était mon opinion mais mon interlocuteur est licencié ès lettres et beau parleur ; n’étant pas de taille à argumenter avec lui, je restai muet. Il s’imagina faussement que j’avais capitulé et reprit : « Je vais donc t’initier, n’est-ce pas ? Si tu es libre, pourquoi pas aujourd’hui même ? Nous avions projeté d’y aller avec Yoshikawa, mais à deux seulement, c’est un peu triste, ce sera plus drôle si tu te joins à nous… » Il me forçait la main.

Yoshikawa est le professeur de dessin, celui que j’ai surnommé le Bouffon. Pour je ne sais quelle raison, il ne cesse, du matin au soir, d’entrer et sortir de chez Chemise-Rouge et il le suit partout. On ne les dirait pas collègues. Ce serait plutôt comme un maître et son serviteur. Là où va Chemise-Rouge, immanquablement le Bouffon s’y rend aussi ; je ne m’étonnais donc pas qu’ils aillent pêcher ensemble, mais pourquoi proposaient-ils à quelqu’un d’aussi peu aimable que moi de se joindre à eux, alors qu’ils se suffisaient ? Probablement par orgueil de spécialistes qui aiment à exhiber leur talent de pêcheurs. Mais je ne suis pas de ceux qui s’extasient à ce genre d’exploits. Même si l’on pêchait deux ou trois thons devant moi, je n’en serais pas béat pour autant. Je suis un homme après tout et même si je suis particulièrement gauche, je crois qu’en laissant pendre ma ligne, j’attraperais bien quelque chose. Mais si je n’acceptais pas maintenant la proposition de Chemise-Rouge, il supposerait immédiatement, avec son esprit mal tourné, que c’était en raison de ma maladresse et non de mon peu de goût pour cette activité. Ayant retourné ces considérations, je répondis : « Allons-y. » Les cours terminés, je rentrai chez moi, achevai mes préparatifs puis j’allai à la gare attendre Chemise-Rouge et le Bouffon. À la descente du train, nous nous dirigeâmes ensuite ensemble jusqu’à la plage. Le batelier était seul et son bateau, long et étroit, était d’une forme que je n’avais jamais vue à Tôkyô. J’inspectai longuement l’intérieur de la barque mais ne découvris aucune canne à pêche. Sans cet instrument, je ne voyais pas comment l’on pouvait pêcher et j’interrogeai le Bouffon qui m’expliqua « qu’au large, on n’utilisait pas de cannes et que l’on se servait exclusivement de fil… ». Il parlait en professionnel averti, tout en se caressant le menton. J’aurais été bien avisé de me taire avant d’être réduit au silence de façon si humiliante.

Le batelier manœuvrait sa rame avec une lenteur extrême mais son expérience était admirable car lorsque je me retournai, je vis que la plage avait bien rapetissé et que nous étions loin de la côte. La pagode à cinq étages du temple Kôhakuji émergeait comme une épingle au-dessus de la forêt. De l’autre côté, l’île d’Aojima paraissait flotter. On dit que personne n’y habite. Maintenant je voyais bien qu’en effet il n’y avait que des rochers et des pins. On ne peut certes vivre uniquement au milieu de roches et de pins. Chemise-Rouge ne cessait de s’extasier sur la beauté du paysage. Le Bouffon le trouvait « sublime ! » Sublime ou pas, je ne sais trop, mais sans aucun doute, c’était plaisant. À me retrouver sur cette immense étendue marine, à sentir le vent salé qui soufflait sur moi, je me sentais tout requinqué. J’avais faim.

« Regardez ce pin, le tronc est absolument droit, et les branches au-dessus s’étalent comme un parasol, on le dirait peint par Turner ! » dit Chemise-Rouge au Bouffon.

« Un vrai Turner. Les courbes en sont exquises, parfaites. Turner ! » répondit l’artiste d’un air gourmand de connaisseur. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’était Turner mais, songeant que je ne me porterais pas plus mal en continuant de l’ignorer, je me tus. Le bateau contourna l’île sur la droite. Il n’y avait pas la plus petite vague. Il était difficile d’imaginer que l’on flottait sur l’eau tant la mer était calme. Je devais ce plaisir à Chemise-Rouge. J’aurais eu bien envie, si c’était possible, d’accoster sur l’île et je demandai en montrant un rocher si le bateau pouvait s’arrêter de ce côté. « Ce ne serait pas impossible, mais il n’y a pas grand-chose à pêcher si près de la côte », objecta Chemise-Rouge. Je n’ajoutai rien. « Mon cher sous-directeur, que diriez-vous d’appeler désormais cette île “l’île de Turner” ? » C’était une proposition, saugrenue, du Bouffon. Chemise-Rouge fut d’avis que cette idée était fort intéressante et il l’approuva en ces termes : « Nous autres, nous la nommerons toujours ainsi à présent. » Si d’aventure j’étais inclus dans ce « nous autres », cela me laissait indifférent. Pour moi, qu’elle s’appelât Aojima me convenait parfaitement. Le Bouffon reprit : « Et si nous installions sur ce rocher une Madone de Raphaël… Cela ferait un sujet de tableau extraordinaire !

— Ne parlons pas de Madone ! Ho ho ho ho !… » gloussa Chemise-Rouge avec un petit rire ambigu.

« Il n’y a personne ici. Aucun danger », fit le Bouffon en jetant un coup d’œil de mon côté ; il détourna la tête avec un sourire équivoque. Son attitude me froissa. Je n’avais rien à voir, moi, avec une Madone, ou une Dragonne ; il pouvait bien installer ce qu’il voulait sur son rocher ; mais qu’il ne se souciât pas de ce que les autres entendaient du moment que c’était pour eux incompréhensible me semblait une conduite indigne. Un comportement de rustre. Et il avait le culot de se vanter, avec un curieux accent du terroir, d’être comme moi, un fils d’Edo ! Je supposai que Madone était le sobriquet d’une geisha que fréquentait Chemise-Rouge. Que celui-ci désirât admirer sa geisha favorite sous un pin, dans une île déserte, me paraissait plutôt inconvenant. Mais si le Bouffon réalisait du motif une peinture à l’huile et qu’il l’exposât dans une galerie, grand bien lui fît !

« Ici, c’est un bon endroit », dit le batelier. Il cessa de ramer et jeta l’ancre. Comme Chemise-Rouge l’interrogeait sur la profondeur, il répondit quelle était de six brasses à peu près.

« Pas assez profond pour attraper des daurades ! » dit Chemise-Rouge en lançant son fil dans l’eau. Était-il assez expert pour s’imaginer ramener des daurades royales ! Le Bouffon, tout de suite :

« Avec la dextérité de notre sous-directeur, et cette mer d’huile, il y aura de belles prises ! » Sur ces flatteries, il déroula aussi son fil et le jeta dans la mer. Il est vrai qu’à part ces plombs fixés à l’extrémité du fil pour lui donner du poids, il n’y avait rien d’autre. Pas de flotteur. Pêcher sans flotteur, c’est comme prendre la température sans thermomètre. Je pensais que, pour ma part, c’était hors de mes possibilités mais ils m’interpellèrent :

« Tu n’essaies pas, toi ? Est-ce que tu as un fil ? » À ma réponse que j’avais bien du fil en quantité mais pas de flotteur, on me rétorqua que la pêche avec flotteur c’était bon pour les amateurs.

« Quand tu sens de toi-même que ton fil a atteint le fond, tu contrôles avec ton index les mouvements de la ligne à partir du bord de la barque et dès que ça mord, tu le perçois dans ta main ! — Tiens, justement, j’ai quelque chose ! » s’écria le sous-directeur qui remonta son fil d’un mouvement rapide. Je crus qu’il ramenait une prise. Mais il n’y avait rien.

« L’amorce s’est échappée ! » Et toc, bien fait pour lui.

« Mon cher sous-directeur, c’est tout à fait dommage, mais ce poisson devait être énorme… Si même vous, avec toute votre dextérité, vous l’avez laissé échapper, aujourd’hui il nous faudra redoubler de vigilance ! Après tout, un poisson qui file, ce n’est rien… C’est toujours mieux que ceux qui se contentent de fixer leur flotteur ! Exactement comme si l’on ne pouvait pas rouler sur une bicyclette sans freins… » Le Bouffon égrenait ainsi ses paroles fielleuses. L’envie me démangeait de lui flanquer une taraudée. J’appartiens aussi au genre humain, me semble-t-il, et notre sous-directeur n’a tout de même pas loué la mer entière. Elle est assez vaste pour tous. Allons, me dis-je, une bonite au moins aura peut-être l’obligeance, par respect pour moi, de se laisser prendre ! Je lançai donc mon fil à la mer et le manœuvrai à ma fantaisie, du bout des doigts.

Un moment s’écoula puis des frémissements agitèrent ma ligne. Ça y est, pensai-je. C’est sûr, c’est un poisson. Si ce n’était pas quelque chose de vivant, cela ne frétillerait pas ainsi. J’ai réussi. Je remontai mon fil à gestes rapides. « Holà ! Tu as une prise… La jeunesse nous pousse dehors, décidément ! » s’écria le Bouffon, en manière de sarcasme. À ce moment, il ne restait dans l’eau qu’environ trente centimètres de fil. Je m’appuyai sur le côté de la barque et je pus observer, accroché au bout du fil, une sorte de poisson rouge, mais rayé, qui se balançait à droite, à gauche. Je tirai encore un peu, et il flotta tout près de la surface de l’eau. Intéressant. Quand je le soulevai complètement hors de l’eau, il eut des soubresauts et je reçus en pleine figure une giclée d’eau salée. J’arrivai finalement à le saisir mais impossible d’ôter l’hameçon. La main qui avait touché le poisson me sembla toute visqueuse. Ah, l’horrible sensation ! Énervé, je lançai le poisson toujours accroché à son hameçon au fond de la barque. Il ne tarda pas à mourir. Chemise-Rouge et le Bouffon me regardaient, interloqués. Je plongeai mes mains dans l’eau, les lavai énergiquement puis les approchai de mes narines. Elles empestaient encore le poisson. C’était assez pour moi, j’avais perdu toute envie de pêcher et de saisir un poisson, quel qu’il fût. D’ailleurs, les poissons n’avaient certainement pas envie non plus d’être saisis. Je me hâtai d’enrouler mon fil.

« Pour un premier assaut, c’est un exploit ! s’exclama le Bouffon avec sa dérision habituelle, mais ce n’est qu’un golki.

— Golki, dites-moi, ça ressemble à Gorki, l’homme de lettres russe ! s’écria Chemise-Rouge.

— Oui, tout à fait, c’est comme Gorki, l’écrivain russe » s’empressa d’opiner le Bouffon.

Ah bon, Gorki, c’est un littérateur russe, et Maruki, c’est un photographe de Shiba, et c’est parti, mon kiki… Quelle sale manie il a, Chemise-Rouge. À toujours employer des mots étrangers avec leur prononciation occidentale, c’est comme s’il parlait entre guillemets. Chacun sa spécialité, que diable ! Moi qui suis professeur de mathématiques, quelle différence pourrais-je bien établir entre un Gorki et un kaki ? Un peu de discrétion serait la bienvenue. Mais si l’on me parle des Mémoires de Benjamin Franklin et de son Pushing to the Front, je sais de quoi il s’agit. Chemise-Rouge apporte de temps en temps à l’école une revue à couverture rouge, intitulée, je crois Littérature impériale, qu’il lit respectueusement. Quand j’avais interrogé le Porc-Épic à ce sujet, il m’avait confirmé que la plupart des mots étrangers de notre sous-directeur sortaient de là. Littérature impériale mérite aussi le blâme.

Les deux hommes pêchèrent ensuite avec acharnement et, au bout d’une heure environ, ils avaient ramené quinze ou seize poissons. Amusant, ils avaient beau pêcher, ils n’attrapaient que des golkis. Pas la moindre daurade, quelque envie qu’ils en aient.

« Aujourd’hui, c’est la fête de la littérature russe ! » lança Chemise-Rouge à son compagnon.

« Si avec tous vos talents vous n’attrapez que des golkis, que pourrais-je bien espérer pêcher de mon côté, je me le demande !… » répondit le Bouffon. J’interrogeai le batelier sur ces poissons. Il me dit qu’ils étaient pleins d’arêtes, sans goût et immangeables. On s’en servait uniquement comme engrais. Mes deux collègues pêchaient avec tant d’ardeur pour de l’engrais. Je me sentis empli de compassion à leur égard. Pour moi, une seule prise avait suffi et, renversé au fond du canot, je contemplai depuis un certain temps le vaste ciel. C’était, de loin, beaucoup plus élégant.

À un moment, les deux hommes se mirent à parler à voix basse. Je n’entendais pas très bien et n’avais pas envie d’entendre. En regardant le ciel, je songeais à Kiyo. Si j’avais de l’argent, quel plaisir ce serait d’emmener Kiyo avec moi dans de beaux endroits comme ici. Un paysage, si merveilleux fût-il, la présence du Bouffon me le gâchait. Bien que Kiyo ne fût qu’une vieille femme au visage tout ridé, je n’aurais pas eu honte de l’emmener partout avec moi. Alors qu’un type comme ce Bouffon, je ne le supportais pas à mes côtés, en voiture à cheval, en bateau ou même au Ryô-un-kaku{30} à Asakusa. Si j’avais été sous-directeur et Chemise-Rouge un simple enseignant comme moi, il y a tout à parier que ses flatteries auraient été pour moi et ses sarcasmes pour l’autre. On raconte que les gens d’Edo sont légers et certes, quand un Bouffon comme lui parcourt la campagne en répétant partout avec son accent rustique de pacotille : « Je suis un vrai fils d’Edo ! », les campagnards finissent par penser que tous les Edokko sont légers et que la légèreté est un attribut de tout Tôkyôïte. Comme je songeais ainsi, les deux compagnons se mirent à pouffer. Je ne saisissais pas le sens exact de ce qu’ils disaient car leurs paroles étaient entrecoupées de rires mais des bribes me parvenaient :

« Non, c’est vrai ? — Si, si, je vous assure… — Il ne le savait pas ? Il est bien à plaindre ! — Incroyable… — Sauterelles… Je vous le certifie ! »

Je ne prêtai pas une oreille très assidue à leurs conciliabules mais quand j’entendis le Bouffon prononcer le mot « sauterelles », malgré moi, je devins soudain plus attentif. Je ne sais pourquoi, il avait claironné le « sauterelles » que, bien sûr, je saisis nettement, alors qu’il baissa la voix pour la suite. Sans faire le moindre mouvement, j’essayai d’entendre le reste de leur conversation.

« Encore ce Hotta ?… — C’est bien probable… — Friture… Ha ha ha ! — a été fomenté… — Des boulettes de riz aussi ? »

Je saisissais seulement des fragments de leurs paroles mais d’après les « sauterelles », « friture », « boulettes »… je présumai que j’étais au centre de cet entretien secret. S’ils voulaient parler, pourquoi ne le faisaient-ils pas à haute voix ? Mais si cela devait rester confidentiel, pourquoi m’avaient-ils invité ? Ils me dégoûtaient. Sauterelles ou sandalettes… Ce n’était pas moi qui étais à blâmer. Le directeur-Blaireau avait déclaré que pour le moment, il se chargeait lui-même de toute l’affaire, et de mon côté, je ne bougeais pas, par égard pour ses pouvoirs. Cette espèce de Bouffon n’avait rien à voir là-dedans. Il aurait mieux fait de rester tranquille à sucer ses pinceaux. Je finirais bien, tôt ou tard, par régler moi-même mes problèmes, cela ne m’inquiétait pas. En revanche, les mots « Encore ce Hotta » et « fomenté » m’inquiétaient davantage. Signifiaient-ils que Hotta avait fait en sorte que les troubles soient plus conséquents ? Ou que Hotta avait agi avec les élèves pour me persécuter ?… Je ne savais que penser. Comme je contemplais le ciel bleu, je m’aperçus que l’éclat du soleil diminuait peu à peu et qu’une brise fraîche se levait. Semblable à la mince fumée des bâtonnets d’encens, un nuage s’était formé au fond du ciel limpide et à peine s’était-il étiré paisiblement qu’il réapparut au-dessus de notre barque, nous enveloppant comme un voile de brouillard.

« On rentre ?… » lança brusquement Chemise-Rouge, comme si cette idée le traversait soudain, et son comparse d’acquiescer :

« C’est exactement le bon moment ! — Vous allez peut-être rencontrer Madone ce soir ?… » ajouta-t-il. Le sous-directeur lui répliqua de ne pas dire d’âneries, que cela pourrait prêter à confusion. Penché à ce moment-là sur le côté de la barque, il s’était un peu raidi.

« Hé hé hé… il n’y a pas de problème ! Même si l’autre entend… » rétorqua le Bouffon en se tournant vers moi. Je lui décochai en pleine figure un regard sans ambiguïté. Comme s’il était ébloui, il eut un mouvement exagéré de recul et grommelant un : « Ça me désarme… », il se gratta la tête en rentrant les épaules. Grotesque filou.

Notre barque avançait en direction de la côte ; la mer était toujours aussi paisible. « On dirait que tu n’aimes pas la pêche ! » me dit Chemise-Rouge et je répondis qu’en effet, je préférais rester allongé à regarder le ciel. Je jetai vivement à l’eau ma cigarette à demi consumée ; elle tomba avec un léger sifflement juste au-dessous de la godille puis réapparut dans les remous.

« Depuis ton arrivée, tous tes élèves sont heureux. J’espère que tu poursuivras tes efforts », reprit-il, abordant cette fois un sujet bien éloigné de la pêche.

« Mais non, ils ne sont pas tellement heureux.

— Si, si, ce n’est pas un compliment, vraiment heureux, n’est-ce pas, Yoshikawa ?

— Ce n’est plus du bonheur, c’est du délire… » ricana le Bouffon. Étonnant comme la moindre des paroles de ce type me porte sur les nerfs.

« Néanmoins, si tu n’y prends garde, il y a des risques…, continua Chemise-Rouge.

— Quels que soient les risques, je reste déterminé », répondis-je. En vérité j’étais parfaitement décidé, ou bien à donner ma démission, ou bien à ce que chacun des pensionnaires s’excusât. C’était la seule alternative.

« Si tu le prends comme ça, il est difficile de t’aider… En tant que sous-directeur, je parle pour ton bien. Comprends-le.

— Notre sous-directeur est plein de sympathie pour toi. Moi-même, malgré mon peu de poids, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que ton séjour dans notre collège dure le plus longtemps possible — étant donné que nous sommes l’un et l’autre fils d’Edo, nous devons nous entr’aider, je pense. »

Ces paroles du Bouffon étaient humaines et dignes. Pourtant, plutôt que d’être son obligé, j’aurais préféré me pendre.

« Sais-tu qu’en réalité, les élèves t’ont bien accueilli malgré certaines circonstances particulières ? Bien que tu puisses avoir quelque motif de colère, je crois que tu devrais te contenir et prendre ton mal en patience. Quant à moi, je t’assure que j’agis au mieux de tes intérêts, poursuivit Chemise-Rouge.

— Vous parlez de “circonstances particulières”, au juste, que voulez-vous dire ?

— Ce serait un peu trop compliqué, au fur et à mesure tu comprendras bien toi-même. Il n’est pas nécessaire que je t’explique davantage à présent, la situation s’éclaircira d’elle même. D’accord, Yoshikawa ?

— Oui, en effet, c’est bien compliqué. Tu ne peux pas tout comprendre en un jour ou deux. Sans t’en dire plus, la situation s’éclaircira d’elle-même, oui, oui… » Le Bouffon répétait presque mot pout mot les paroles du sous-directeur.

« Si ces “circonstances” sont aussi complexes, j’aurais autant aimé me passer de ces ennuis, mais c’est vous qui avez soulevé le problème…

— Certes, tu as raison. J’ai commencé à parler et il ne serait pas honnête de te laisser dans l’incertitude. Eh bien, poursuivons un peu. Excuse-moi de te rappeler que tu viens juste d’être diplômé, que tu débutes comme enseignant et que tu n’as pas d’expérience. Or dans une école, il y a toutes sortes de circonstances face auxquelles la spontanéité et l’innocence de la jeunesse ne suffisent pas.

— Si ma franchise ne marche pas, quoi d’autre marcherait ?

— Eh bien, justement, ce genre de paroles, aussi directes, cela prouve ton manque d’expérience !

— Il est clair que je n’ai pas d’expérience et mon curriculum vitae mentionne bien que j’ai vingt-trois ans et quatre mois.

— Voilà précisément pourquoi certains, que tu ne soupçonnes pas, pourraient profiter de toi.

— Si je suis droit et honnête, je n’ai pas peur que l’on profite de moi.

— C’est entendu, tu n’as pas peur. Tu n’as pas peur, mais tu peux te faire surprendre. Ton prédécesseur à ce poste a connu quelques mésaventures qui l’ont conduit à démissionner et c’est pour cela que je te demande d’être prudent. »

Je m’avisai que le Bouffon était bien discret durant cet échange et me retournant, je m’aperçus qu’il se tenait à l’arrière du bateau et qu’il discutait pêche avec le batelier. La conversation était nettement plus simple sans lui.

« Mon prédécesseur, par qui s’est-il fait “surprendre” ?

— Si je nommais la personne, ce serait attenter à son honneur, je ne peux rien dire. D’autre part, je ne veux m’aventurer à parler sans preuve tangible. Quoi qu’il en soit, je n’aimerais pas que nos efforts pour t’aider dans ton travail aient été vains, aussi je te le répète, sois prudent.

— Je ne peux pas être plus prudent que je le suis déjà. Si je ne fais rien de mal, que peut-il m’arriver ? »

Chemise-Rouge émit son habituel Ho ho ho ! Je n’avais pas l’impression d’avoir dit quoi que ce soit de risible. Je tenais fermement que mes convictions actuelles étaient et seraient toujours valables. Tout bien considéré, je me dis que la grande majorité de l’humanité vous exhorte au mal. On dirait que pour les gens, il est impossible de réussir dans la société à moins d’être malhonnête. S’ils rencontrent un homme droit et sincère, ils le méprisent en le traitant de « jeunot » ou même de « gosse ». Ne vaudrait-il pas mieux que les professeurs de morale des écoles et des collèges n’enseignent pas à leurs élèves à ne pas mentir et à être honnêtes ? Ils devraient oser résolument exposer à l’école les méthodes du bien mentir, les techniques de la méfiance, les moyens de posséder les autres, et ce non seulement dans l’intérêt général, mais pour le bien des individus. Le grand rire Ho ho ho ho ! de Chemise-Rouge, c’était un rire contre ma simplicité. Que faire dans un monde où l’on rit de la simplicité et de la franchise ? Kiyo, elle, dans une circonstance pareille, ne rit pas. Elle m’écoute et m’admire. Kiyo est largement supérieure à Chemise-Rouge.

« Bien entendu, c’est très bien que tu ne fasses rien de mal. Pourtant même si toi-même ne commets aucune mauvaise action et que tu ne distingues pas le mal chez les autres, tu t’exposes aux pires ennuis ! Il peut t’arriver de rencontrer une personne à l’esprit ouvert qui te paraît sincère, et qui t’aide même à te loger avec gentillesse, et pourtant, tu ne devrais jamais te départir d’une certaine prudence… Oh, il commence à faire froid. C’est déjà l’automne, il y a sur la plage un brouillard de couleur sépia. Que c’est beau ! Eh, Yoshikawa ! Regarde cette vue sur la plage… » Chemise-Rouge interpella le Bouffon d’une voix forte. Celui-ci, comme de bien entendu :

« Oh, un tableau d’une rare beauté ! Si j’en avais le loisir, que j’aimerais le fixer sur ma toile ! Vraiment qu’il est regrettable de l’abandonner ainsi… » Il s’empressait de flatter le sous-directeur.

Une lampe s’alluma au premier étage de la pension Minatoya et, au moment où le sifflet aigu du train résonnait, la proue de notre barque qui s’était enfoncée dans le sable s’immobilisa. La patronne de l’auberge salua Chemise-Rouge. Je sautai par-dessus bord et poussai un cri énergique quand je touchai le sable.