X

 

L’école eut droit à un jour de congé pour célébrer la victoire du Japon sur la Russie{57}. Une cérémonie était prévue sur le terrain de manœuvre de la ville et le Blaireau était chargé d’y emmener tous les élèves. Je devais également y participer, comme membre du corps enseignant. La ville entière était pavoisée aux drapeaux du Soleil-Levant, c’en était éblouissant. Les élèves de l’école étaient au nombre de huit cents et les professeurs de gymnastique avaient pour mission de les aligner en colonnes ; pour contrôler leur bonne marche, on avait imaginé de les séparer en compagnies et de placer dans les intervalles un ou deux professeurs. Ce plan en lui-même était parfait, mais dans la réalité il se révéla totalement inapproprié ; nos élèves n’étaient pas seulement insolents et puérils, on aurait dit qu’il en allait de leur réputation de collégiens s’ils ne bravaient pas la discipline et on aurait pu leur adjoindre autant de professeurs que l’on voulait, cela ne servait à rien. Ils chantaient les chants martiaux à leur fantaisie, sans attendre les ordres, et ils agrémentaient la fin du refrain d’énormes vociférations ou de cris de guerre. On aurait cru des bandes de rônins, ces samouraïs sans maître, qui parcouraient la ville. Quand ils ne hurlaient pas ou ne chantaient pas, ils ne cessaient de bavarder entre eux. Il est pourtant possible de marcher sans parler, mais les Japonais ont la parole dans le sang et toute remontrance était inefficace. Le simple bavardage est plutôt innocent, il tombe dans le mauvais goût quand il devient injurieux à l’égard des professeurs. Je pensais avoir mouché les pensionnaires quand ils avaient dû me présenter leurs excuses après notre affaire. Je me trompais en fait lourdement. Pour parler comme ma vieille propriétaire, je me fourvoyais du tout au tout. Les excuses des élèves n’étaient pas sincères. Ils s’étaient inclinés sur ordre du directeur, par pure convenance. Exactement comme ces commerçants qui se courbent devant vous mais ne cessent pour autant de vous tromper, les élèves pouvaient bien présenter leurs excuses, ils continueraient néanmoins leurs mauvaises plaisanteries. À la réflexion, le monde est peut-être composé uniquement de gens semblables à ces élèves. Quelqu’un vous demande pardon et dit qu’il est désolé, mais si vous prenez au sérieux ses excuses, ne va-t-il pas vous traiter comme un jobard ? Il vaut beaucoup mieux penser qu’il ne s’excuse que pour la forme et que vous, de même, ne lui accordez qu’un pardon de façade. Si vous désirez le faire accéder à un véritable repentir, la seule méthode est de le battre jusqu’à ce qu’il exprime un vrai regret.

Comme je marchais entre deux compagnies d’élèves, les mots « Friture » et « Boulettes de riz » me parvenaient sans cesse aux oreilles. Les collégiens étaient si nombreux qu’il m’était impossible de savoir qui les prononçait. Si même je l’avais su, les coupables se seraient défendus d’avoir jamais dit « friture » ou « boulettes », « Vous êtes tellement nerveux, professeur, que vous aurez imaginé entendre ces mots ». Une telle lâcheté perdure dans ce pays depuis l’époque féodale, il est donc vain d’espérer la guérir. Si je restais ici une année entière, il est possible que moi aussi je me mette à imiter ces gens et que je perde ma nature franche. À ce petit jeu-là, je ne serai pas le dindon de la farce. J’étais un homme, moi aussi. Ils avaient beau être des élèves, des enfants, ils étaient beaucoup plus grands que moi. La justice ne me donnerait pas tort d’user de représailles et de les punir. Mais je devais prendre garde en usant de méthodes ordinaires à ce que mes actes ne se retournent pas contre moi. Si je les accusais, ils ne manqueraient pas de protester avec éloquence de leur innocence avec des arguments préparés à l’avance. Puis, après s’être justifiés en apparence, ils se retourneraient contre moi pour m’attaquer. Si je voulais prendre ma revanche, il me fallait pour ma défense montrer clairement leur méchanceté. Sinon, aux yeux du monde, je risquais d’apparaître comme à l’origine d’une querelle, même si eux en étaient les instigateurs. Ce serait pire pour moi. D’un autre côté, si j’avais la paresse de les laisser faire, ils se croiraient tout permis désormais et, les termes sont peut-être grandiloquents, le monde s’en porterait plus mal. Il ne me restait d’autre moyen que d’agir à leur exemple, c’est-à-dire de les attraper sans me faire prendre. Déshonorant pour un Edokko. Déshonorant ou pas, si je devais rester ici plus d’un an à les subir, je ne suis qu’un homme après tout, je finirais par succomber. Mieux valait pour moi rentrer à Tôkyô et retrouver Kiyo. Dans cette retraite rustique, la corruption morale me guettait. Il était encore préférable de distribuer des journaux plutôt que de sombrer ainsi.

J’avançais ainsi, en proie à ces pensées moroses, quand soudain, venant de la tête du cortège, il y eut une clameur. Au même moment, tous les rangs stoppèrent brutalement. Étrange ! Je sortis du rang sur ma droite pour voir un peu. Le carrefour des rues Ôtemachi et Yakushi était complètement bouché, plein à craquer de gens qui poussaient ou qui étaient poussés. Arrivant des lignes avant, le professeur de gymnastique s’époumonait à prôner le calme. Je lui demandai ce qui se passait, et il m’apprit qu’au coin là-bas, notre collège et l’École normale étaient entrés en collision.

J’avais entendu dire que dans toutes les provinces les collèges et les Écoles normales étaient comme chien et chat. Pourquoi, je ne le savais pas très bien, leurs caractères spécifiques étaient trop différents. Tout était prétexte à dispute. Peut-être que dans ces campagnes si peu vivantes, les élèves n’avaient rien d’autre à faire pour passer le temps. Comme je suis plutôt friand de bagarre, dès que j’entendis que l’on se battait, je courus de ce côté, en grande partie parce que cela m’amusait. Ceux qui étaient devant hurlaient : « Dégagez d’ici, espèces d’impôts locaux{58}, fichez le camp ! » Par derrière, d’autres criaient : « Pou-ssez ! Pou-ssez ! » J’avais du mal à avancer parmi tous les élèves qui bloquaient le passage et j’allais enfin atteindre le coin de la rue quand j’entendis un : « En avant, marche ! » lancé d’une voix haute et perçante. Immédiatement, ceux de l’École normale se mirent à avancer calmement. Sans doute un compromis avait-il été trouvé pour savoir qui devait passer en premier : à vrai dire, notre école avait cédé le pas. Il semble que l’École normale jouisse d’un prestige supérieur.

Les cérémonies célébrant la victoire furent très simples. Un général de brigade lut un discours de félicitations, le préfet en lut un autre. Toute l’assemblée cria : banzaï ! C’était fini. J’avais entendu dire que des réjouissances auraient lieu l’après-midi, en attendant j’avais le temps de rentrer à ma pension et de me mettre à répondre à Kiyo, une tâche dont je devais m’acquitter depuis longtemps déjà. Elle m’avait fermement recommandé cette fois de lui écrire avec davantage de détails et il me fallait sans faute lui donner satisfaction. Quand je sortis le papier et voulus me lancer, je ne sus par où commencer tant il y avait à raconter. Devais-je noter ceci ?… C’était ennuyeux. Et cela alors ?… Mais non, ça ne présentait aucun intérêt. Je tâchai de trouver quelque chose qui s’écrivît aisément et qui ne me posât pas de problème, mais qui en même temps donnerait du plaisir à Kiyo quand elle le lirait. Aucun sujet ne remplissait ces conditions. Je frottais mon bâtonnet sur la pierre à encre, humectais mon pinceau et contemplais le papier… Puis reprenais ma contemplation, trempais à nouveau mon pinceau et frottais encore une fois le bâtonnet. La même série de gestes vingt fois, toujours rien d’écrit. Je renonçai et refermai la boîte à encre. Après tout, c’était assommant d’écrire une lettre. Il aurait été bien plus simple d’aller directement à Tôkyô et de parler de vive voix à Kiyo. Elle se faisait du souci, bien sûr, mais écrire une lettre selon ses vœux était pour moi encore plus pénible que si j’avais dû jeûner trois semaines.

Je repoussai le pinceau et le papier, roulai sur moi-même et regardai vers le jardin en me faisant un oreiller de mes bras, mais mon cœur était plein de Kiyo. Mes pensées vagabondèrent. Même à une si longue distance d’elle, je ne doutai pas qu’elle sût, d’une façon ou d’une autre, le souci sincère que je me faisais pour sa santé. Puisque ma sollicitude l’atteignait, une lettre n’était pas indispensable. Sans réponse de ma part, elle penserait que tout allait bien pour moi. Au fond, la correspondance écrite sert pour les cas de mort, de maladie ou d’événement imprévu.

Le jardin, dont la surface n’était guère que d’une dizaine de mètres carrés, n’offrait aucun relief décoratif ni plantation notable. Mais un mandarinier de haute taille, comme un point de repère, dépassait le mur mitoyen. Chaque fois que je rentrais chez moi, je le regardais. Pour quelqu’un comme moi qui n’étais jamais sorti de Tôkyô, un mandarinier portant des fruits est chose rare. Ces mandarines, vertes à présent, mûriraient peu à peu et embelliraient sans doute en prenant leur couleur orange. Maintenant le changement de couleur était déjà à moitié accompli. Ma vieille logeuse que j’avais interrogée à ce sujet m’avait dit qu’elles étaient extrêmement juteuses et sucrées. Elles seraient bientôt mûres, avait-elle ajouté, et je pourrais alors en manger autant que je le voudrais. Mon intention était d’en déguster un peu chaque jour. Elles seraient à point d’ici environ trois semaines. Il y avait peu de chances que j’eusse quitté ces lieux avant trois semaines.

Comme je réfléchissais à ces mandarines, le Porc-Épic fit irruption chez moi. Il désirait me parler. « Aujourd’hui, me dit-il, c’est la fête de la victoire et j’ai acheté de la viande de bœuf pour que nous festoyions dignement, toi et moi ! » Il sortit alors de sa manche de kimono un petit paquet enveloppé de feuilles de bambous qu’il ouvrit au milieu de la pièce. Moi qui dans ma pension étais nourri de patates douces ou de caillé de soja, à qui en outre on interdisait les nouilles ou les boulettes de riz, j’étais aux anges. Je réclamai à l’instant à Mme Hagino un poêlon et du sucre et nous mîmes la viande à cuire.

Le Porc-Épic, tout en se gavant de bœuf sans façon, me demanda si j’étais au courant de la liaison qu’entretenait Chemise-Rouge avec une geisha. « Bien sûr, lui répondis-je, je pense que c’est une de celles qui étaient au banquet d’adieu de Courge-Verte.

— Tu as raison. Moi, je viens seulement de le comprendre. Tu es très fin ! me complimenta-t-il. Ce type, poursuivit-il, qui a sans cesse à la bouche les mots de caractère raffiné ou de divertissement d’ordre spirituel, et qui en douce entretient des relations avec une geisha, c’est indécent. Si encore il montrait de l’indulgence pour les plaisirs des autres, passe encore, mais c’est lui qui a poussé le directeur à te signaler que fréquenter les boutiques de nouilles ou de boulettes de riz était préjudiciable à la discipline.

— Oui, ce drôle a l’air de croire que s’offrir une geisha est une récréation spirituelle alors que manger des nouilles à la friture ou des boulettes de riz sont des plaisirs purement matériels. Si c’était le cas, qu’il s’affiche au grand jour ! Non mais, quelles façons ! Dès que sa favorite a mis le pied dans le salon, il s’est empressé de se lever et de disparaître. Je ne peux pas souffrir ses manières de bluffer continuellement les gens. Si l’on contre-attaque, la main sur le cœur, il joue l’innocent ou bien il évoque la littérature russe, ou explique que haïku et nouvelle poésie appartiennent à la même fraternité poétique, c’est le champion de la poudre aux yeux. Un trouillard pareil, ça n’est pas un homme. Il est possible qu’il soit la réincarnation d’une dame de la cour. Ou plutôt son père était peut-être un de ces jeunes mignons qui servaient à Yushima{59}.

— Jeunes mignons de Yushima, que veux-tu dire ? me demanda le Porc-Épic.

— Eh bien, des hommes pas particulièrement virils… Eh ! Ne mange pas ce morceau, il n’a pas assez cuit. Sinon, tu vas attraper le ver solitaire.

— Ah, tu crois, non… Il est bien comme ça. Bon… et il semble que ce soit au Kadoya, à Sumita, que Chemise-Rouge rencontre secrètement sa geisha.

— Kadoya… C’est un hôtel ? lui demandai-je.

— Oui, un hôtel et un restaurant. Je vais aller m’assurer que ce lascar pénètre bien dans l’hôtel avec la geisha et je pourrai alors l’humilier ouvertement.

— T’assurer, dis-tu, tu comptes veiller toute la nuit ?

— Oui. Tu vois, en face de l’hôtel Kadoya, il y en a un autre qui s’appelle Masuya. Je vais louer une chambre là, au premier étage, je ferai un petit trou dans la cloison de papier qui donne sur la rue et je surveillerai les alentours.

— Viendra-t-il au moment où tu monteras la garde ?

— Il finira bien par venir. Je ne m’attends pas à ce que ça marche en une nuit, et j’ai prévu de veiller deux semaines.

— Tu seras rudement fatigué. J’ai dû veiller mon père pendant la semaine qui a précédé sa mort. Après quoi, j’étais mou comme une loche.

— Ce n’est pas grave si cela doit m’affaiblir un peu. Mais laisser un coquin pareil en liberté, ce n’est pas un service à rendre au Japon, et je me ferai l’instrument de la justice divine.

— Magnifique. Si telle est ta décision, je me mets à ton service. Allons-nous commencer la garde dès cette nuit ?

— Ce n’est pas possible ce soir, je n’ai pas encore pris mes dispositions avec l’hôtel Masuya.

— Quand nous y mettons-nous, alors ?

— Très prochainement. Je te ferai savoir quand tout sera prêt et tu pourras venir m’aider.

— Entendu. Quand tu veux. L’organisation, ce n’est pas mon fort, mais pour la bagarre, je me défends. »

Comme nous discutions avec le Porc-Épic de nos plans d’extermination contre Chemise-Rouge, la vieille Mme Hagino fit son apparition et annonça qu’« un jeune monsieur de l’école demandait après M. Hotta, et que, s’pas, il était allé d’abord chez M. Hotta, mais que le professeur n’y était pas, et il avait pensé que peut-être, on le trouverait ici, s’pas ? » Agenouillée à l’entrée de ma chambre, elle attendait une réponse. Le Porc-Épic se rendit dans le vestibule et revint un instant après.

« Voilà, cet élève m’a demandé si nous ne voulions pas prendre part aux réjouissances en l’honneur de la victoire. Il paraît qu’aujourd’hui une troupe importante de danseurs venant de Kôchi{60} s’est déplacée tout spécialement jusqu’ici pour exécuter des danses particulières. Il ne faut pas les rater, semble-t-il, parce que c’est une occasion rare de les voir. Nous y allons ensemble ? » Le Porc-Épic avait l’air très désireux de voir ce spectacle et il paraissait tenir à ma compagnie. Moi, j’avais déjà vu des danses en quantité, à Tôkyô. Chaque année, à la fête de Hachiman, c’était l’usage de dresser une scène mobile dans les rues, et je connaissais bien la danse Shiokumi et beaucoup d’autres aussi. Je n’avais nulle envie de contempler les stupides exhibitions rustiques des p’tits gars de Tosa{61} mais le Porc-Épic se montrait si pressant que finalement je changeai d’idée ; je me résolus à l’accompagner et nous sortîmes ensemble. L’élève qui était venu prévenir le Porc-Épic n’était autre que le jeune frère de Chemise-Rouge. C’était louche.

Lorsque nous pénétrâmes dans l’enceinte du spectacle, cela me fit penser au temple Ékôïn à l’époque des tournois de sumô ou bien aux cérémonies bouddhistes du temple Honmonji : de tous côtés flottaient des étendards ou de longues banderoles fichés un peu partout et un entrelacs de cordes et de filets retenait de multiples bannières — comme si les drapeaux du monde entier avaient été empruntés pour l’occasion. Toute l’étendue du ciel était ainsi plus gaie qu’elle ne l’avait jamais été. Du côté est de la place avait été dressée une scène provisoire sur laquelle se dérouleraient sans doute ces fameuses sauteries de Kôchi. À droite de la scène, à une cinquantaine de mètres à peu près, un enclos protégé de stores en bambous abritait des compositions d’art floral. Chacun s’extasiait, pour moi, c’était dépourvu de tout intérêt. Exulter d’avoir tordu ainsi des plantes ou des roseaux, c’est comme s’enorgueillir d’un amoureux bossu ou d’un mari boiteux.

Depuis le côté opposé à la scène, on tirait des feux d’artifice sans discontinuer. Au milieu des feux, un ballon fut lâché. Il portait les mots : « Vive l’Empire ». Il flotta gracieusement au-dessus des pins, vers le donjon, puis il retomba en direction de la caserne. Il y eut ensuite une détonation, et un projectile, semblable à un gros gâteau de riz noir, s’éleva en sifflant comme s’il allait percer le ciel d’automne. Il explosa juste au-dessus de ma tête en libérant des gerbes de fumée verte ; celles-ci s’épanouirent comme les baleines d’un parapluie qu’on déploie puis elles envahirent lentement tout le ciel. Un autre ballon s’éleva. Sur celui-ci, les caractères « Vive l’Armée et la Marine » étaient écrits en blanc sur un fond rouge. Porté par le vent, il flotta en direction de la ville thermale puis du côté du village de Aïoï. Peut-être retomba-t-il dans l’enceinte du temple dédié à Kannon.

La cérémonie du matin n’avait pas attiré grand-monde, mais à présent la foule était dense. J’étais étonné de voir tant de gens grouiller dans ce coin de campagne. Dans le tas, on remarquait peu de visages intelligents, mais pour le nombre, on ne pouvait manquer d’être impressionné. Bientôt les si célèbres danseurs de Kôchi allaient commencer leur danse. Quand j’avais entendu parler de « danse », j’avais trop vite imaginé quelque chose dans le style de l’école de Fujima, mais j’étais complètement dans l’erreur.

La scène était occupée par trois rangées de dix hommes, un serre-tête fièrement noué à l’arrière. Ils étaient vêtus d’un pantalon bouffant serré aux genoux. Ce qui me stupéfia, c’est que chacun de ces trente hommes tenait en main un sabre nu. Entre chaque rangée, la distance était de moins de cinquante centimètres et il n’y avait guère plus de place à droite et à gauche de chacun des hommes. Un homme seul se détachait, à une extrémité de la scène, à l’écart des autres. Celui-ci portait le même pantalon que ses compagnons, mais il s’était dispensé du serre-tête, et à la place du sabre, un tambour était suspendu à son torse. C’était le même genre de tambour que l’on utilise lors de la « Danse des lions ». Le musicien lança d’abord des Ya ! et des Ha ! d’une voix indifférente, puis il se mit à entonner un chant curieux tout en battant le rythme sur son tambour. Je n’avais jamais entendu de musique aussi étrange jusqu’alors. On ne se tromperait pas beaucoup en la décrivant comme un mélange de ces adresses comiques du Nouvel An et de ces ballades mélancoliques que psalmodient les pèlerins.

La mélodie était terriblement languide et flasque comme de la gelée sucrée au plus fort de l’été, mais les Bokobon ! rythmés du tambour maintenaient une cadence soutenue. En accord avec les battements du tambour, les sabres nus des trente hommes jetaient des éclairs, et si prodigieuse que fût la dextérité des danseurs, moi qui n’étais qu’un spectateur, je me sentis glacé. Imaginez qu’à moins de cinquante centimètres de vous, devant, derrière, à droite, à gauche, un homme en chair et en os fasse tournoyer, tout comme vous d’ailleurs, un sabre à la lame nue et bien effilée : si les mouvements ne suivent pas le rythme à la perfection, vous pouvez blesser ou être blessé. Si encore les exécutants s’étaient contentés d’agiter leurs sabres dans tous les sens, ce n’aurait pas été tellement dangereux, mais, par moments, ces trente hommes frappaient du pied et pivotaient d’un coup sur le côté. Ou bien ils tournaient sur eux-mêmes. Ou encore ils mettaient un genou à terre. Si votre voisin était en retard ou en avance d’une seconde sur la cadence, c’est votre propre nez qui pouvait valser. Vous pouviez aussi décapiter votre compagnon. Les hommes étaient certes totalement maîtres de leurs sabres, mais ces lames devaient être maniées dans un espace extrêmement limité et en plus dans la même direction et à la même vitesse que celles de tous les autres. Cette exhibition était ahurissante, et les danses de Shiokumi ou de Sekinoto ne l’égalaient en rien. On m’a raconté que cette aisance était le fruit d’un entraînement long et rigoureux, en particulier pour que les gestes suivent exactement la mesure. La plus grande difficulté est réservée au maître du tambour avec ses Bokobon ! indispensables pour rythmer l’ensemble. Chaque déplacement de pied, chaque mouvement de main, chaque torsion du bassin de ces trente danseurs, c’est lui, l’homme au tambour, qui les déclenche avec ses battements. On pourrait croire que son rôle est des plus reposants, à lancer ses Ya ! et ses Ha ! avec indolence, alors qu’en réalité il supporte la responsabilité principale et que son travail, curieusement, est le plus complexe.

Le Porc-Épic et moi étions plongés dans une admiration sans réserve devant le spectacle de cette danse, lorsque soudain, une énorme clameur retentit à une cinquantaine de mètres et tous les gens qui jusqu’alors étaient occupés à contempler paisiblement les différentes manifestations s’ébranlèrent brusquement en vagues qui se déplaçaient sur la droite et sur la gauche. « Ils se battent ! Ils se battent ! » cria quelqu’un, et tout de suite, se frayant un chemin dans la foule, apparut le jeune frère de Chemise-Rouge : « Monsieur, venez vite, il y a de la bagarre, ceux du collège veulent se venger pour ce matin et ils ont recommencé à se battre contre l’École normale, dépêchez-vous ! »

À peine avait-il terminé qu’il était de nouveau happé dans la marée humaine et qu’il avait disparu.

« Encore ces gosses ! Toujours à me déranger… S’arrêteront-ils donc un jour ? » s’écria le Porc-Épic qui s’appliqua autant qu’il le pouvait à esquiver la foule qui fuyait. Je supposai qu’il ne se contenterait pas d’assister simplement à la bagarre et qu’il allait tenter de la faire cesser. Bien entendu, je n’avais nulle intention de m’enfuir. Au contraire, je m’élançai derrière le Porc-Épic pour rejoindre le théâtre des opérations. Quand nous arrivâmes, la bataille était générale. Il y avait peut-être cinquante ou soixante élèves de l’École normale, mais l’effectif des nôtres était certainement d’un tiers supérieur. Les élèves de l’École normale avaient conservé leurs uniformes alors que les collégiens s’étaient changés après la cérémonie et ils avaient revêtu pour la plupart l’habit japonais, ce qui au premier coup d’œil permettait de distinguer l’ennemi. Mais les jeunes gens se battaient en une mêlée si confuse que l’on ne voyait trop par où s’y prendre pour les séparer. Un moment, le Porc-Épic resta à contempler d’un air sombre cette situation chaotique puis il se tourna vers moi : « On ne peut vraiment faire grand-chose. Ce serait embêtant si la police arrivait. On doit se lancer et les séparer. » Sans répondre, je plongeai à l’instant dans ce qui me parut être le plus chaud de la bagarre.

« Arrêtez-vous ! Arrêtez-vous ! Ces violences sont une insulte à la réputation de notre école ! Cessez, je vous prie ! » hurlai-je à pleine voix tout en essayant de forcer ce qui semblait être la ligne de front, mais il m’était très difficile d’y parvenir. À peine avais-je réussi à progresser de quelques mètres dans la mêlée que je me retrouvai coincé, dans l’impossibilité d’avancer ou de reculer. Juste devant moi, un assez grand gaillard de l’École normale luttait au corps-à-corps avec un collégien de quinze ou seize ans. « Arrêtez ! Ça suffit comme ça ! » m’époumonais-je, et saisissant le grand gars par les épaules, je m’échinais à le tirer en arrière quand quelqu’un — qui donc ? — s’accrocha à mes jambes par dessous. Surpris par cette attaque soudaine, je lâchai prise et tombai sur le côté. Quelqu’un chaussé de souliers durs me grimpa sur le dos. Je me redressai sur les mains et les genoux et envoyai dinguer mon assaillant qui atterrit sur ma droite. Je me relevai et aperçus la haute stature du Porc-Épic, à cinq mètres de là, bloqué au milieu des élèves, qui clamait « Cessez, je vous dis, cessez de vous battre ! » tandis qu’il était ballotté et tiraillé.

« Ça ne sert à rien ! » lui criai-je, mais il ne m’entendit pas et je n’eus pas de réponse.

Tout à coup une pierre siffla dans les airs et m’atteignit au menton et en même temps quelqu’un par derrière se mit à me frapper le dos à coups de bâton. On entendit une voix qui criait :

« Il y a des profs parmi nous ! Tabassez-les ! » Et une autre : « Ils sont deux. Un grand et un petit. Jetez-leur des pierres ! »

« Quoi ! Bande d’effrontés, vous allez finir ! Tas de culs-terreux ! » Et le plus proche des élèves de l’École normale, je le bourrai de coups sur la tête. Une autre pierre siffla. Celle-là me rasa le crâne avant de retomber derrière moi. Je ne savais pas ce qu’il en était avec le Porc-Épic. Je n’avais plus d’autre solution. Mon intention première avait été de faire cesser cette bagarre, mais on m’avait bastonné, lancé des pierres, et je n’étais pas assez niais ni assez lâche pour reculer piteusement. De quoi aurais-je eu l’air ? Je suis petit, c’est vrai, mais j’ai fait mes classes dans la capitale, et pour cogner, je peux vous en remontrer. Je me mis alors à frapper à coups redoublés sur tout ce qui bougeait, et j’encaissais pas mal aussi lorsque l’on entendit : « La police ! La police ! Déguerpissons ! » Jusqu’à présent, c’était comme si j’avais nagé dans la semoule tellement j’étais entravé dans mon corps, mais brusquement je retrouvai toute ma liberté de mouvement : d’un coup, amis et ennemis avaient déserté. Ils ont beau être des paysans, ils n’en sont pas moins des maîtres de la retraite. Encore mieux que le général Kouropatkine{62}.

J’essayai de voir ce qu’il était advenu du Porc-Épic et je l’aperçus un peu plus loin en train de s’essuyer le nez, sa veste en soie aux armoiries familiales en lambeaux. Il avait dû recevoir un coup de poing sur le nez et il saignait abondamment. Il n’était vraiment pas beau à regarder, avec son nez gonflé et cramoisi. Je portais un kimono doublé à petits motifs épars et bien qu’il fût couvert de boue, le dommage n’était pas aussi grave que pour le Porc-Épic. Cependant mon menton me cuisait douloureusement. Le Porc-Épic m’informa que je saignais bien.

Les quinze ou seize policiers arrivés sur les lieux n’avaient aucun élève à arrêter — ils avaient opéré une retraite dans la direction opposée. Les seules arrestations qu’ils effectuèrent furent celles de mon collègue le Porc-Épic et de moi-même. Nous déclinâmes notre identité et leur racontâmes la scène de a à z mais ce n’était pas suffisant, il nous fallut nous rendre jusqu’au poste de police ; là, nous recommençâmes à exposer toute l’affaire au chef de police. Après quoi, je rentrai à ma pension.