VIII

 

Je m’étais mis à soupçonner le Porc-Épic au retour de la partie de pêche à laquelle Chemise-Rouge m’avait invité. Et ce, d’autant plus qu’il m’avait demandé de quitter ma pension sans raison valable. Je m’étais alors conforté dans l’idée que c’était une canaille. D’un autre côté, lorsque au conseil des professeurs, il avait prôné, de manière inattendue pour moi, des sanctions sévères contre les élèves, j’avais trouvé cela étrange et son attitude m’avait plongé dans la perplexité. Ensuite la vieille Mme Hagino m’avait appris que le Porc-Épic avait voulu parler à Chemise-Rouge en faveur de Courge-Verte : admiratif, j’avais applaudi. En l’occurrence, ce n’était plus lui le méchant, mais Chemise-Rouge qui se révélait traître. Lui qui, de manière détournée, m’avait bourré le crâne de soupçons complètement infondés sous une apparence de vérité, il avait réussi à semer le trouble en moi ; toutefois, après l’avoir aperçu qui se promenait, si l’on peut dire, en compagnie de Madone le long de la Nozéri, je fus convaincu que c’était un vieux renard. Était-il réellement un escroc ou pas, je ne pouvais l’affirmer, en tous les cas il n’était pas digne de confiance. C’était un être à double face. On ne peut se fier à un homme à moins qu’il ne soit droit comme un jonc. C’est même alors un plaisir de se battre contre un homme franc. Alors qu’avec quelqu’un comme Chemise-Rouge, tout de suavité, d’amabilité, de raffinement, quelqu’un qui fait parade de sa pipe d’ambre, il faut rester sur ses gardes et même, me disais-je, ne pas engager la bagarre avec lui. De toute façon, si cela devait arriver malgré tout, je n’en retirerais jamais l’honnête réjouissance que procure le spectacle des lutteurs de sumô dans le temple d’Ékoïn. Par comparaison, je repensai à la dispute à propos du sen et demi qui s’était déroulée devant tous les professeurs éberlués : le Porc-Épic était, de loin, plus humain. Au cours du conseil, quand il dardait sur moi les regards brûlants de ses yeux en vrille, je le haïssais, mais en y réfléchissant après coup, cette attitude me paraissait préférable à celle de Chemise-Rouge, avec les cajoleries de sa voix mielleuse. À vrai dire, une fois la réunion terminée, j’avais cru que nous étions redevenus bons camarades et j’avais tenté de dire un mot ou deux à mon collègue, mais lui m’avait fusillé du regard sans daigner lâcher un mot ; furieux, j’avais laissé les choses telles quelles.

De ce jour, le Porc-Épic et moi n’avions pas échangé une parole. Les pièces d’un sen et cinq lins que je lui avais rendues étaient toujours sur la table. Couvertes de poussière, mais bien là. Moi, bien entendu, je n’y touchais pas et le Porc-Épic ne les aurait empochées pour rien au monde. Ces quelques sous étaient devenus une barrière entre nous. Même si j’avais envie de lui parler, les mots ne sortaient pas et lui restait muré dans son silence. Ces piécettes étaient comme une malédiction qui nous poursuivait tous deux. Les derniers temps, quand j’allais à l’école et que je voyais cet argent, c’était devenu pour moi une souffrance.

Ainsi le Porc-Épic et moi étions brouillés alors qu’avec Chemise-Rouge, les relations se poursuivaient dans les mêmes termes qu’auparavant, comme si de rien n’était. Le lendemain du jour où je l’avais rencontré près de la rivière Nozéri, il était arrivé très en avance à l’école, s’était installé à côté de moi et avait engagé la conversation, et comment ça se passe pour toi dans ta nouvelle pension… et si nous refaisions ensemble une partie de pêche à l’écrivain russe… et patati, et patata… Comme mes sentiments à son égard s’étaient plutôt refroidis, je lui fis remarquer que je l’avais rencontré deux fois la veille au soir.

« Oui, oui… À la gare. Dis donc, est-ce que tu rentres toujours à ces heures-là… Il était assez tard, hein ? » J’enfonçai le clou en précisant que je l’avais aperçu sur les berges de la Nozéri.

« Non, non, je ne suis jamais allé par là-bas. Dès que je sors des bains, je rentre chez moi », me répondit-il. Il pouvait essayer de dissimuler ses actes tant qu’il le voulait, le fait est que je l’avais vu. Sale menteur. Si un type pareil est sous-directeur de collège, moi je peux être recteur d’université. De ce moment, je n’accordai plus aucune confiance à Chemise-Rouge. Pourtant, je continuais à parler à cet homme dont je me défiais — alors que le Porc-Épic pour qui j’éprouvais de l’admiration, je ne lui adressais pas la parole. Le monde est étrange.

Un jour, Chemise-Rouge me demanda de passer chez lui car il avait quelque chose à me communiquer. Cela me contrariait de rater mon bain pour cela mais je me rendis à sa convocation vers quatre heures de l’après-midi. Bien qu’il fût célibataire, son rang de sous-directeur l’avait fait abandonner depuis longtemps les pensions de famille et il occupait une demeure pourvue d’un vestibule étourdissant. Il paraît que le loyer ne se montait qu’à neuf yens et demi. Si on avait à ce prix une maison pareille à la campagne, je me dis que je devrais faire venir Kiyo de Tôkyô, et je louerais ce genre d’habitation avec entrée somptueuse, pour son bonheur…

« Pardon ! » fis-je pour m’annoncer et le frère cadet de Chemise-Rouge vint m’ouvrir. À l’école j’enseignais à ce jeune homme l’algèbre et l’arithmétique, et c’était un mauvais élève. De plus, il avait beaucoup voyagé dans le pays et il avait acquis davantage de malice que les jeunes campagnards du cru.

Une fois en présence de Chemise-Rouge, je lui demandai ce qu’il me voulait. Sa Seigneurie me parla alors en ces termes, tout en me forçant à respirer les exhalaisons âcres de son éternelle pipe d’ambre :

« Depuis que tu travailles chez nous, les résultats sont bien meilleurs qu’à l’époque de ton prédécesseur et notre directeur est extrêmement heureux de ta présence parmi nous — étant donné que l’école te manifeste une telle confiance, je souhaiterais que de ton côté tu fasses de ton mieux.

— Ah, vraiment. Mais je ne peux faire plus que ce que je fais maintenant.

— Certes, ce que tu accomplis à l’heure actuelle est satisfaisant. Simplement, ce dont je t’ai parlé l’autre fois, eh bien… je serais très obligé que tu ne l’oublies pas.

— Que celui qui m’a aidé à trouver ma pension est un homme dangereux, c’est ce que vous voulez dire ?

— Tu ne devrais pas parler aussi crûment, sinon plus rien n’a de sens… mais bon, d’accord. Je crois que tu saisis bien le fond de ma pensée. Je peux te dire que dans la mesure où tes efforts présents se poursuivent, l’école de son côté, et crois-moi, nous sommes très attentifs, serait disposée d’ici quelque temps à améliorer sensiblement tes émoluments…

— Mon salaire ? Mon salaire me convient, mais bien sûr, je ne suis pas contre s’il augmente.

— Justement, par chance, l’un de nos enseignants va être muté et — bien entendu je ne te fais aucune promesse formelle avant de consulter notre directeur — il sera peut-être possible de transférer sur ton salaire une partie de ce qui lui revenait jusqu’à présent. Je répète que je dois en parler au directeur pour que nous arrangions les choses ainsi…

— Merci beaucoup. Mais qui s’en va ?

— Eh bien, comme cela sera rendu public sous peu, je pense pouvoir te dire qu’il s’agit de Koga.

— M. Koga ? Mais il a toujours vécu ici !

— Certes, il est originaire de la région mais certaines circonstances, en somme… eh bien, nous dirons que pour partie, il souhaite lui-même s’en aller.

— Et où va-t-il ?

— Dans la province de Hyûga, à Nobéoka{38}… Comme c’est un endroit très retiré, il touchera en compensation un salaire plus élevé.

— Qui va le remplacer ?

— Nous avons à peu près décidé du remplaçant. C’est grâce à ce changement que nous pourrons sans doute augmenter ton propre salaire.

— Parfait. Mais si vous ne pouvez pas m’augmenter, cela ne pose aucun problème.

— De toute façon mon intention est de me concerter avec M. le Directeur. Je pense qu’il partage mes vues, aussi se peut-il que nous te demandions bientôt d’intensifier tes efforts. Je te serais reconnaissant de t’y préparer dès maintenant.

— Vous voulez dire que j’aurai un nombre d’heures de cours plus important que maintenant ?

— Non, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, au contraire, tu auras peut-être moins d’heures…

— J’aurai moins d’heures et je devrai travailler davantage… C’est bizarre !

— C’est un petit peu bizarre, j’en conviens… Hum, hum… Il m’est difficile d’être plus clair maintenant, mais à vrai dire, cela signifie que nous voudrions peut-être te confier des responsabilités plus hautes.

Je n’y comprenais rien. Voulait-il dire, par « responsabilités plus hautes », que je deviendrais professeur principal de mathématiques ? Mais le Porc-Épic remplissait ces fonctions et je ne voyais pas le gaillard donner sa démission. En outre, comme c’était le professeur le plus populaire, l’école n’avait aucun intérêt à le transférer ou à le renvoyer. Le discours de Chemise-Rouge était obscur et ambigu, comme toujours. Ambigu ou pas, il n’avait plus rien à m’apprendre. Chemise-Rouge poursuivit alors une conversation à bâtons rompus. Il évoqua la fête d’adieu que l’on donnerait en l’honneur de Koga — à ce propos, est-ce que tu bois de l’alcool ?… Puis il fit remarquer que ce professeur était un homme d’honneur que tout le monde aimait. Pour finir, il sauta encore à un autre sujet et quand il me demanda si je composais des haïkus, je me dis que la situation avait assez duré et je répondis que « Non, je n’écrivais pas de haïkus. Au revoir. » Et je rentrai chez moi. Les haïkus, c’est l’affaire de Bashô{39} ou des patrons coiffeurs qui n’ont rien d’autre à faire{40}. Doit-on attendre des professeurs de mathématiques qu’ils se laissent prendre à la corde d’un puits{41} ou à des belles de jour ?

De retour à ma pension, je me plongeai dans une profonde méditation. Il se rencontre bien des hommes incompréhensibles de par le monde. Voici quelqu’un qui possède sa propre maison léguée par ses ancêtres, qui travaille dans une école à sa convenance et qui déclare être fatigué de son pays natal au point de partir dans des régions inconnues, étrangères, où il sera en proie à toutes sortes d’ennuis. Si encore c’était pour se rendre dans notre belle capitale, sillonnée de tramways, cela se comprendrait, mais que dire de Nobéoka, province de Hyûga ? Moi qui avais déjà envie de rentrer chez moi après moins d’un mois passé ici, où pourtant la liaison par bateau est commode. Nobéoka se trouvait tout là-bas là-bas, derrière des montagnes puis encore d’autres montagnes. D’après la description de Chemise-Rouge, il fallait d’abord voyager par bateau puis compter une bonne journée de voiture à cheval pour atteindre Miyazaki ; de là, il n’y avait pour rejoindre Nobéoka que le rickshaw, encore une journée. Rien qu’à entendre ce nom, impossible d’imaginer un endroit civilisé. J’avais l’impression qu’il devait être peuplé à parts égales de singes et d’hommes. Même Courge-Verte, un saint homme en quelque sorte, n’aurait pas l’extravagance de devenir compagnon et ami des singes.

Alors que j’étais à ces pensées, la vieille propriétaire m’apporta comme d’ordinaire mon dîner. Je lui demandai si ce jour-là encore, nous avions des patates douces. « Non non, dites-moi, aujourd’hui, c’est du caillé de soja ! » Bien le même genre de nourriture.

« Savez-vous, j’ai entendu dire que M. Koga s’en allait à Hyûga.

— C’est bien vrai, dites, le pauvre monsieur !

— Pourquoi, pauvre monsieur ? Puisqu’il a choisi d’y aller, il n’y a rien à redire.

— Il a choisi… Dites-moi qui donc ?

— Dites-moi qui donc… Lui-même, bien sûr ! M. le Professeur a été assez extravagant pour vouloir aller là-bas, n’est-ce pas ?

— C’est que, voyez-vous, je ne le crois pas. Vous vous fourvoyez du tout au tout.

— Du tout au tout ! Mais c’est Chemise-Rouge qui m’a raconté cette histoire. Si moi je me trompe, alors Chemise-Rouge est le plus grand menteur que la terre ait jamais porté…

— M. le sous-directeur a bien pu vous dire une chose et M. Koga dire de son côté qu’il n’avait pas envie d’aller là-bas, pas vrai ?

— Selon vous, les deux auraient raison, en somme. Madame, vous êtes admirablement équitable. Mais diable, que signifie tout cela ?

— Ce matin, la mère de M. Koga m’a rendu visite et m’a raconté les détails de cette affaire.

— Expliquez-moi donc un peu.

— Elle m’a raconté qu’après la mort de son mari, la situation de la famille n’était pas aussi bonne que nous le supposions et même qu’ils avaient de grosses difficultés. Alors elle est allée trouver le directeur et lui a fait valoir que son fils travaillait dans cette école depuis quatre ans et lui a demandé s’il accepterait de lui donner une petite augmentation…

— Oui, bien sûr.

— M. le Directeur lui a répondu qu’il allait y réfléchir. La mère de M. Koga a été alors rassurée et tout le monde a attendu l’augmentation, pensant que ça arriverait ce mois-ci ou le suivant. Soudain M. le Directeur a convoqué M. Koga et il lui a annoncé que malheureusement l’école n’était pas assez riche pour l’augmenter. Mais qu’un poste se libérait à Nobéoka et que le salaire là-bas étant de cinq yens supérieur, il avait pris toutes les dispositions pour que M. Koga, selon son souhait, puisse l’occuper. Il ne lui restait plus qu’à y aller.

— Ce n’était donc pas une discussion. C’était tout bonnement un ordre.

— Comme je vous le dis. M. Koga lui a assuré que, plutôt que de s’en aller là-bas, il préférait rester sur place même sans augmentation. Parce qu’il possédait sa maison et qu’il devait veiller sur sa mère. Mais le directeur lui a dit que tout était déjà organisé, qu’un remplaçant était prévu, que c’était trop tard.

— C’est incroyable de traiter les gens ainsi ! Donc M. Koga n’avait pas du tout envie de s’exiler. Je me disais aussi que c’était bizarre. Se retrouver dans les montagnes en compagnie des singes pour cinq yens de plus, il n’est pas bûche à ce point !

— Bûche, s’pas, dites-moi…

— Laissez… Ce n’est rien. Ainsi voilà les plans de Chemise-Rouge. Pas très propre, cette façon d’agir. Le coup de couteau dans le dos. Et il a le culot de me dire qu’il s’était arrangé pour augmenter mon salaire. Dans ces conditions, qui accepterait une augmentation… Pas moi, en tout cas.

— Professeur, votre salaire va augmenter, dites-moi ?

— On m’a proposé une augmentation mais j’ai décidé de la refuser.

— Comment, vous allez refuser, dites-moi…

— Certainement que je la refuse. Madame, sachez que Chemise-Rouge est un idiot. Et un lâche.

— Lâche ou pas, s’il vous propose une augmentation, restez tranquille et acceptez-la. Quand on est jeune, on a le sang chaud, c’est vrai, mais en vieillissant on réfléchit et on regrette de ne pas avoir été plus patient. Croyez-moi, c’est une vieille femme qui vous parle, vous vous repentirez un jour d’avoir gaspillé des avantages à cause d’un mouvement de colère. Si Chemise-Rouge a parlé de vous offrir une augmentation, prenez-la et dites merci.

— Vous êtes vieille, d’accord, ça ne vous donne pas le droit de vous mêler de mes affaires. Que mon salaire augmente ou diminue, je suis seul juge.

La vieille dame se retira sans ajouter un mot. Son époux se mit à déclamer son théâtre chanté d’une voix innocente et sans souci. Il me semble que ce genre de déclamation, avec ses modulations désagréables et compliquées, est un art qui obscurcit délibérément des textes très clairs quand on les lit. Comment le vieil homme pouvait-il psalmodier des chants pareils soir après soir… Je n’en savais rien. Mais ce n’était pas l’heure pour moi de songer à ce théâtre chanté. Je n’avais pas désiré particulièrement que mon salaire augmentât, mais jugeant qu’il était dommage de laisser filer de l’argent disponible, j’en avais néanmoins accepté le principe. Quant à extorquer en quelque sorte cette augmentation grâce à un arrangement financier qui obligeait un homme à être muté contre son gré, ce n’était pas mon genre et je trouvai cette manière d’agir tout à fait inhumaine. À quoi songeaient-ils donc de transférer jusqu’à Nobéoka quelqu’un qui avait clairement affirmé vouloir rester sur place ? Même Sugawara Michizane{42}, exilé pour raisons politiques, avait été relégué à Hakata seulement, et Kawaï Matagorô{43} lui-même, cet assassin, on lui avait permis de rester à Sagara. Quoi qu’il en soit, je ne serais pas en paix tant que je n’aurais pas rencontré de nouveau Chemise-Rouge pour lui notifier mon refus.

Je ressortis tel que j’étais alors, dans mon pantalon large de toile rustique. Arrivé dans la vaste antichambre, je m’annonçai et cette fois encore, le frère cadet vint m’ouvrir. Quand il vit que c’était moi, son visage laissa clairement transparaître son sentiment… « Encore vous ? » En effet, c’était encore moi, et si nécessaire, je viendrai deux fois, trois fois. Et même à minuit, je frapperai à cette porte si bon me semble. Ce jeune homme commettait une erreur de jugement s’il pensait que je venais rendre hommage à son sous-directeur de frère. Au contraire, j’étais là pour refuser sa proposition d’avancement. Le garçon m’informa qu’il y avait un autre visiteur présentement, et je lui répliquai qu’il me suffirait de quelques mots d’entretien dans l’entrée. Il disparut dans la maison. Jetant un coup d’œil au sol, j’aperçus une paire de délicates sandales aux semelles tressées, à petit talon évidé. De l’intérieur de la maison me parvinrent des exclamations et des banzaï de joie. J’eus la certitude que le visiteur en question était le Bouffon. À qui d’autre que lui aurait pu appartenir cette voix aiguë et affectée et qui aurait pu porter ces sandales à l’artiste ?

Peu après, Chemise-Rouge apparut dans le vestibule, une lampe à la main. À son invitation « d’entrer, car il n’y avait que Yoshikawa » je répliquai que ce que j’avais à dire pouvait être fait sur place et que ce serait bref. Son visage était rubicond, on aurait dit Kintarô, cette figure de garçonnet aux joues rouges et rebondies. Il avait dû vider quelques verres avec le Bouffon.

« Vous m’avez dit tout à l’heure que vous vouliez augmenter mon salaire mais j’ai réfléchi depuis, j’ai changé d’avis et je suis venu vous annoncer que je refusais. »

Chemise-Rouge approcha sa lampe de mon visage pour mieux m’examiner mais il resta coi, bouche bée face à l’inattendu de cette situation. Il pensait peut-être qu’il était extraordinaire pour lui qu’il tombât sur le seul homme au monde capable de refuser une augmentation de salaire. Même en cas de refus, quelle nécessité avais-je de revenir lui dire si vite ? Ou bien encore une combinaison de ces deux raisonnements occupait ses pensées. Toujours est-il qu’il restait là, immobile, les mâchoires pendant de manière incongrue.

« Il est vrai que j’ai accepté cet après-midi, mais vous m’aviez dit que M. Koga était muté de son plein gré…

— J’ai dit que, pour partie, Koga désirait être transféré.

— Ce n’est pas vrai. Il veut rester ici. Même avec son salaire actuel, il préfère sa ville natale.

— Est-ce que tu tiens cela de Koga lui-même ?

— Non, ce n’est pas lui qui me l’a dit.

— Alors, de qui le tiens-tu ?

— C’est ma vieille propriétaire qui l’a entendu raconter de la mère de M. Koga, et elle me l’a rapporté à son tour.

— Ainsi donc, la vieille dame de ta pension t’a raconté cette histoire.

— Eh bien, oui.

— Désolé, mais ce n’est pas tout à fait exact. D’après ce que tu viens de me dire, tu crois sur parole ta vieille logeuse mais tu n’accordes pas foi aux dires de ton sous-directeur, mon interprétation n’est pas erronée ? »

J’étais bien embêté. Pas de doute, ces licenciés sont très forts. Ils vous titillent et vous acculent dans vos derniers retranchements. Combien de fois ai-je entendu mon père me répéter que j’étais un écervelé, un tête en l’air… Je crois qu’en effet, j’avais agi à l’étourdie. À peine avais-je entendu Mme Hagino que je m’étais précipité impulsivement sans même chercher à connaître de Courge-Verte ou de sa mère les détails de la situation. À présent, il m’était malaisé de parer aux coups de ce bretteur chevronné. J’avais du mal à faire face à cette attaque frontale mais, dans mon cœur, j’avais déjà jugé Chemise-Rouge comme un individu de mauvaise foi. Ma vieille propriétaire était, c’est certain, regardante et âpre au gain, mais elle n’était pas menteuse et ne possédait pas la duplicité de Chemise-Rouge. Aussi me bornai-je à répondre : « Il est possible que ce que vous m’avez dit soit vrai. Néanmoins je suis au regret de ne pas accepter cette augmentation de salaire.

— De plus en plus étrange. Tu es venu ici tout exprès m’annoncer que tu avais trouvé une raison qui t’empêchait d’accepter ton augmentation de salaire, et lorsque je te démontre que cette raison est mauvaise, tu t’obstines cependant… J’avoue avoir du mal à saisir…

— Il vous est peut-être difficile de comprendre. Mais je refuse.

— Si cela doit te déplaire si fort, je ne te forcerai pas davantage, mais si en deux ou trois heures tu changes d’avis comme une girouette, sans bonne raison, il me semble que la confiance que nous placions en ton avenir en sera ternie.

— Confiance ou pas, cela m’est parfaitement égal.

— Tu ne devrais pas parler ainsi. Rien n’est plus important que la confiance dont on crédite une personne. Ainsi par exemple, imaginons que ton propriétaire…

— Ce n’était pas mon propriétaire, c’était sa femme.

— Peu importe que ce soit l’un ou l’autre. Même en admettant que ce que t’a raconté cette vieille dame soit juste, ton augmentation de salaire ne serait pas acquise sur une diminution du revenu de Koga. Il s’en va à Nobéoka. À sa place, un autre prend son poste. Mais ce remplaçant accepte un salaire inférieur à celui de Koga. Cette différence t’est destinée et tu n’as donc pas besoin de te sentir coupable. Pour Koga, aller à Nobéoka constitue une promotion. Son remplaçant a accepté depuis le début un salaire plus bas, ce qui nous permet de t’augmenter. Ne penses-tu pas que c’est le meilleur arrangement possible ? Bon, si tu persistes à refuser, tant pis, mais je crois que tu devrais rentrer chez toi et réfléchir encore un peu. »

Ma tête n’est pas fameuse, j’avoue, et dans des situations de ce genre où mon interlocuteur déploie toute l’ingéniosité de son éloquence, je suis rapidement réduit à quia et je bats en retraite, confus de m’être fourvoyé, mais ce ne fut pas le cas cette nuit. Dès mon arrivée dans cette ville, j’ai ressenti de l’aversion pour Chemise-Rouge. Il est vrai qu’un temps j’ai vu en lui un homme à la gentillesse quasi féminine mais quand j’ai compris qu’il était rien moins que gentil, j’ai éprouvé par réaction une antipathie féroce. C’est pourquoi il a beau user d’une logique imparable et d’arguments vigoureux, me réduire au silence de toute sa prestance de sous-directeur, son jeu me laisse indifférent. Parce que quelqu’un est habile dans la discussion, cela ne signifie pas qu’il soit un homme de bien. Pas davantage que celui qui ne sait pas tenir tête à l’autre en parole soit mauvais. Les apparences donnaient mille fois raison à Chemise-Rouge, mais la façade extérieure, si brillante soit-elle, n’entraîne pas l’amour. Si l’argent, le pouvoir ou la logique pouvaient acheter le cœur des hommes, les usuriers, les policiers ou les professeurs d’université seraient les plus aimés. Avec ses raisonnements de sous-directeur de collège, pensait-il toucher mon cœur ? C’est l’amour ou la haine qui font marcher l’humanité. Pas les raisonnements.

« Ce que vous dites est tout à fait vrai, mais moi, cette augmentation de salaire me déplaît — voilà, c’est ainsi, je la refuse. Réfléchir encore me ferait aboutir à la même conclusion. Au revoir. » Je pris congé sur ces mots. La Rivière du Ciel{44} était suspendue au-dessus de moi.