Chapitre 11

Manuscrit H

 

Ramsès avait su que Nefret tiendrait à l’accompagner au Caire. Il n’essaya pas de l’en dissuader. Il connaissait ce regard dans ces yeux.

 

Sethos essaya de les dissuader :

— Vous perdez votre temps, Ramsès. Le groupe de Bachir ne peut pas réussir et je serais surpris que Russel ne soit pas déjà au courant de leurs projets. C’est bien du domaine du CID (Criminal Investigation Department, police criminelle), et il garde un œil sur les dissidents locaux.

— Nous ne pouvons être sûrs de rien, dit Nefret. Ne feriez-vous pas mieux aussi de prévenir Mr Smith de ce dernier développement.

— Comme je vous l’ai dit, nous sommes déjà au courant.
— Y compris du rôle supposé de Suzanne et de Nadji ?
Un éclat dans les yeux pâles fut le seul signe d’une légère incertitude.

— Ils n’ont pas quitté Louxor, dit Sethos. Et ils n’y arriveront pas. Selim surveille la gare et Sabir a prévenu les bateliers. Nous les retrouverons. C’est mon travail. C’est plus important que d’arrêter d’insignifiants révolutionnaires. Cependant, ajouta-t-il, si vous deviez rencontrer Mr Smith, prévenezle que la mission est presque accomplie.

— Smith et vous pouvez vous passer de moi, ditRamsès d’un ton brusque.

— Mon cher, quelle attitude négative ! répondit son oncle — qui, après un moment de silence, continua sans la moindre trace d’humour : Faites bien attention à vous. S’ils apprennent votre venue, ils peuvent essayer de vous empêcherde joindre Russel. Je doute qu’ils y réussissent mais…

— Ne vous inquiétez pas, dit Nefret en prenant le bras de Ramsès. Je serai là pour le protéger.

Ils arrivèrent à la gare de bonne heure et Daoud les accompagna, comme c’était la coutume. Tous trois rejoignirent Selim qui surveillait les derniers passagers au départ. Personne ne ressemblait aux deux disparus.

Assis en face de sa femme devant une table pour deux au wagon-restaurant, Ramsès ressentait un sentiment d’irréalité. Le mouvement du train ne gâchait pas l’ambiance agréable — lumières douces, lin blanc sur la table, service empressé. Il ne pouvait se rappeler la dernière fois où ils avaient ainsi dîné seuls, juste tous les deux, sans aucun visage familier autour et pas même le risque d’en voir un avant l’arrivée au Caire. Presque douze heures sans responsabilités, ni interruptions — la perspective était ensorcelante.

Comme c’était souvent le cas, Nefret lut dans son esprit :
— N’est-ce pas merveilleux !

Il prit la main qu’elle lui tendait et la leva jusqu’à ses lèvres, sans se soucier du serveur à côté d’eux.

 

— Je t’ai souvent fait endurer des heures bien difficiles, Nefret. Pourquoi t’encombres-tu encore de moi ?

— En fin de compte, tes qualités l’emportent sur tes défauts, répondit-elle avec ce rire enchanté qui lui était propre. Et je t’ai fait aussi passer quelques heures difficiles. Tu te rappelles la fois où je vous ai obligés David et toi à m’emmener avec vous chercher le Livre des Morts ?

— J’y pensais justement la nuit dernière. Et la fois où tu es entrée dans une pièce avec un assassin que tu as laissé te prendre en otage ?

 

— Vas-tu faire la liste de mes erreurs ?

 

— Juste pour équilibrer les miennes, dit-il en lâchant sa main pour prendre le menu que le serveur leur offrait.)

 

— D’un autre côté…

Certaines personnes auraient considéré que des souvenirs de tentatives de meurtres et autres catastrophes n’étaient guère appropriés pour un dîner, mais c’était il y a bien longtemps — durant leur folle jeunesse. Ils pouvaient même évoquer les années les plus sombres, quand ils avaient été séparés par leur entêtement borné et autres incompréhensions. Il avait fallu de longues années à Nefret pour cesser de se le reprocher. La culpabilité, comme sa mère le disait souvent, était un sentiment inutile. Pardonnez-vous et agissez mieux, conseillait-elle. Beaucoup de ses aphorismes donnaient envie de jurer quand elle les énonçait avec son assurance habituelle mais ils contenaient un fond de vérité.

Il ne voulait pas y penser au cours de la nuit — et Nefret pas davantage au vu de son attitude. A un moment, Ramsès s’entendit murmurer : « Je vois des choses merveilleuses » comme Carter l’avait dit dans des circonstances différentes. Le rire de Nefret fut le son le plus doux qu’il ait entendu depuis des années.

Auc un d’entre eux ne se réveilla avant que le train n’atteigne le Caire.
— Retour à la réalité, dit Ramsès.
— Zut, répondit Nefret avec un sourire. Allons-y. Droit au bureau de Russel.

— Il est encore tôt, dit Ramsès en regardant sa montre. Il ne sera pas là avant un moment. Nous avons le temps de prendre un agréable petit-déjeuner.

Ils le prirent sur la terrasse du Shepheard. Ce n’était pas l’endroit favori de Ramsès au Caire, mais c’était devenu une sorte de coutume et ils pouvaient toujours être assurés de trouver une chambre s’ils en avaient besoin. Le lever du soleil était assombri par l’inévitable et omniprésente poussière soulevée par les sabots des animaux, les pieds des humains ou les roues des véhicules. De l’autre côté de la rue, les jardins ombragésde l’Ezbekieh offraient le souvenir d’autres escapades. Il n’y avait que peu d’endroits au Caire qui étaient libres de telles réminiscences, mais Nefret aimaient beaucoup celles-ci.

— Tu te rappelles… commença-t-elle
— Oui, et je préférerais que tu n’en aies pas parlé.

— …cette horrible fille, continua-telle sans remord, qui t’avait attiré dans les jardins tard dans la nuit ? Tu n’as jamais voulu admettre si elle t’avait ou non embrassé avant de s’évanouir pour que tu la portes dans tes bras.

— Je n’avais que seize ans, protesta Ramsès.
— Alors ? L’avait-elle fait ?

— Oui. (Il sourit). C’était presque un baiser — ou du moins cela l’aurait été si nous n’avions pas été interrompu par un soi-disant assassin.

— Il y en avait toujours, dit Nefret en riant.
— Cela t’amusait, n’est-ce pas ? Cela t’amuse toujours.

— Et bien, pas toujours. Et puis s’en souvenir est meilleur que le vivre. Mais… Il y a quelque chose au Caire.

 

Ils restèrent un moment en silence à y réfléchir — quelque chose au Caire.

 

— Russel devrait être arrivé maintenant, dit Ramsès en se levant. Finis ton café, je vais téléphoner.

Il revint pour annoncer que Russel n’était pas encore là mais qu’il était attendu incessamment. — Il va me recevoir, dit-il.

— Nom d’un chien, j’espère bien, dit Nefret. Marchons un peu, veuxtu ? Ce n’est pas loin, après les jardins et tout droit vers le Sharia Mohammed Ali.

— Tu es sure ?
— Oui, dit-elle en glissant son bras sous le sien. Si nous rencontrons Bachir, je le gifle. — Il doit déjà être loin maintenant, dit Ramsès. Il n’a jamais été du bois dont on fait les héros.

Ils avaient presque atteint le Bab el Khalk et les immeubles administratifs quand un homme bouscula Nefret en passant. Ramsès se retourna avec une sèche réprimande quand il croisa deux yeux terrorisés, entre le turban et une barbe abondante. Bachir lui prit le bras.

— Courrez, haleta-t-il. Ils surveillaient si vous viendriez ici — Cour…

Ramsès entendit le claquement du fusil. Il se jeta sur Nefret, la poussant derrière une charrette remplie de sucre decanne. Un autre coup éparpilla des fragments verts jusqu’au milieu de la rue. Les piétons s’enfuyaient en hurlant. Sur le trottoir, le corps de Bachir gisait dans une mare de sang.

***

Les enfants savent toujours quand quelque chose ne va pas, quelle que soit la façon dont les adultes essayent de se comporter pour le leur cacher. Charla fit une scène quand elle découvrit que ses parents étaient partis sans même lui dire aurevoir. Mon sermon n’eut aucun effet sur elle, mais j’avoue que je le lui administrai sans conviction — parce que je pensais à autre chose. Il fallut les efforts combinés d’Emerson, David et Sennia pour réussir à la consoler. Un certain chantage entra aussi en jeu — une poignée de sucrerie, une visite à l’écurie et une partie de chat-perché, avec leur participation à tous les trois.

David John ressentait l’absence de ses parents aussi fortement que sa sœur et j’aurais quelques fois souhaité qu’il exprime sa peine aussi ouvertement qu’elle. Les caprices furieux de Charla étaient violents, mais ils passaient vite tandis que son frère avait tendance à ressasser. Une fois que nous eûmes consolé Charla, je partis à la recherche de David John.

Il n’était pas dans sa salle de jeu avec Elia, ni dans la cuisine avec Fatima. Il n’était pas avec Amira. Je le trouvai enfin dans le salon, lové dans un fauteuil, avec un livre.

— Estce l’un de tes cadeaux de Noël ? demandai-je.
— Non, réponditil. Ce n’est pas un cadeau de Noël Je les ai déjà tous lus.

Ce n’est que lorsqu’il me le tendit que je vis la couverture du volume. Le dessin montrait une femme légèrement vêtue fermement saisie par les bras musculeux d’un individu en robe de Bédouin. — Oh, mon Dieu ! m’écriai-je. David John, je t’ai déjà dit et redit de ne jamais te servir seul dans les étagères.

 

— Mais ce livre n’était pas sur les étagères, Grand-maman. Je l’ai trouvé sur la table et puisque je n’avais plus rien à lire…

 

C’était le roman populaire que j’avais jadis apporté à Margaret. Il était effectivement sur la table, je ne m’étais jamais souciée de le ranger.

 

Je réfrénai mon impulsion de l’arracher des mains de l’enfant. Il ne m’avait pas désobéi — littéralement parlant.

 

— L’as-tu trouvé intéressant ? demandaije tout en notant avec regret qu’il avait déjà lu une bonne moitié de ce foutu torchon.

 

— Plutôt, répondit David John. Il y a quelques parties que je n’ai pas bien comprises. Peut-être, Grand-maman, pourriezvous m’expliquer ce que la dame sous-entend quand elle dit… — Non, dis-je rapidement. Je crains aussi de ne pas pouvoir te permettre de finir ce livre, David John. Je n’aurais jamais dû le laisser traîner.

— Mais la dame est en grande souffrance, protesta-t-il. Je veux savoir la fin.
— Cela finit bien, dis-je en lui prenant le livre.
— Quelqu’un vient la sauver du cruel Sheikh ?
— Hum— oui.

Dans certains cas, la prévarication est une nécessité. Je me voyais mal tenter d’expliquer à un enfant de cinq ans que le Sheikh n’était cruel que parce qu’il voulait… Ou que la souffrance de la dame ne voulait pas dire qu’il avait…

Hors de question !
— Pourquoi n’essaierais-tu pas d’écrire une fin de l’histoire ? suggérai-je.

— Hmmm, ditil en considérant cette idée, ses yeux bleus tout pensifs. Je n’ai jamais encore essayé la fiction. Ce pourrait être intéressant.

 

— Intéressant ? Absolument. Je suis sure que tu réussiras. Et pendant que tu t’y mettras, j’essaierai de te trouver autre chose à lire.

Je le laissai installé devant des crayons bien taillés et une pile de papiers, et je revins dans mon bureau pour mettre le livre en sécurité. Avant cela, je parcourus rapidement quelques pages, dans l’espoir que leur contenu n’était pas aussi catastrophique que ce dont je me rappelais.

Cela aurait pu être pire. Il y avait de trop nombreuses allusions à des yeux brûlants ou des regards passionnés mais, Dieu merci, je ne vis aucune référence anatomique. David John ne pourrait pas avoir compris grand chose. Je devinais pourquoi ce foutu livre avait tant attiré les gens aux goûts vulgaires. Je n’étais pas surprise qu’il se soit tellement bien vendu durant l’année.

Le genre de livre qu’on devait trouver dans toutes les bibliothèques.
Non, pensaije, c’est complètement ridicule.
Mais cela ne coutait rien d’essayer.

J’avais gardé une copie du mystérieux message. Je la pris dans le tiroir de mon bureau et me mis au travail.

***
— Ah, vous êtes là, dit Emerson, je cherchais…
— Oh, dis-je en sursautant avec un léger cri. Ne vous faufilez pas ainsi furtivement près de moi. — Je n’ai rien fait de tel, protesta Emerson d’un ton indigné. Je cherchais…
— Regardez cela, dis-je en lui tendant le papier sur lequel j’écrivais.

Le noble front d’Emerson se plissa tandis qu’il lisait. Il avait l’air plus épuisé que je ne l’avais jamais vu, les cheveux en l’air, la chemise débraillée. Une heure avec Charla produisait souvent cet effet.

— Quelle est cette ineptie ? demanda-t-il.
— Ce n’est pas une ineptie. C’est le mystérieux message. J’ai trouvé le code.
— «Le premier jour du premier mois, le taureau mourra. Le juge mourra. L’aigle… » mourra ?

— Je n’ai pas encore terminé, dis-je en vérifiant les nombres. (Je me mis à tourner les pages de La passion du Désert.) Oui— « mourra ».

 

Emerson ne se laissa pas convaincre facilement. Il lui fallut vérifier tous les premiers mots par luimême avant d’admettre la véracité de mon assertion.

— Comprenez-vous ce que cela veut dire ? demandaije tandis qu’Emerson contemplait l’horrible couverture de ‘La passion du Désert’ avec des sourcils hauts levés. Nous nous sommes trompés sur la nature de ce complot. Il s’agit du meurtre de sang-froid de trois personnes !

— Le taureau ? marmonna Emerson. Oh, bon Dieu. Lord Allenby ! Tout le monde l’appelle ‘le Taureau’, tant ses ennemis que ses admirateurs. Mais il y a des douzaines de juges… — Le juge doit être le roi Fouad. Son nom est dérivé du mot arabe.

 

— Oui, oui, dit Emerson en se tripotant le menton du doigt. J’aurais dû y penser. Je vais avoir du mal à y croire vraiment, Peabody. Attendez. L’aigle est l’un des symboles hachémites. Feisal d’Irak ? — Je le crois.

— Il est évident que ces absurdes pseudonymes ont été prévus à l’avance, dit Emerson. Ce qui ne laisse que le jour de l’agression à être délivré par le message final. Allons parler un peu avec mon frère.

Nous trouvâmes Sethos étalé sur le canapé de la véranda, respectueusement veillé par Fatima et le Grand Chat de Ré. Le chat s’était pris d’une passion pour lui, j’aurais dû savoir que c’était un mauvais présage.

— Cette enfant est le pire adversaire que j’aie jamais affronté, déclara-til. Sa façon d’attraper quelqu’un est courir sur lui, tête en avant. Margaret a noblement accepté de prendre la suite et… — Le message n’est ni un faux, ni du charabia, coupai-je parce que, à mon avis, le temps nous était compté. Je l’ai déchiffré.

Je lui tendis le papier. Pendant qu’il le lisait, ses yeux se plissèren t étroitement.
— Je ne peux pas y croire, dit-il simplement.
— Accusezvous Peabody d’avoir tout inventé ? demanda Emerson.
— Non. Elle n’aurait pas…
Il s’interrompit et se mordit la lèvre.
— Oh, si elle l’aurait fait — si elle avait trouvé une bonne raison de le faire.
— Merci, mon cher Emerson, dis-je, très flattée.

— Mais elle ne l’a pas inventé, continua Emerson. J’ai vérifié ses déductions — non pas, ajoutat-il hâtivement, que ce soit nécessaire. Il ne peut plus y avoir aucun doute. Vous nous avez menti— encore.

Margaret apparut à la porte de la véranda. Elle avait l’air épuisée et échevelée, mais il y avait de la couleur sur ses joues et elle souriait. Son sourire s’évanouit.

 

— Menti ? répéta-telle tandis que ses yeux allaient d’Emerson à Sethos. A qui a-t-il menti cette fois ?

 

— Ce n’était pas un mensonge ! s’écria Sethos d’un ton véhément. L’histoire que je vous ai racontée est vraie. Il y a dû y avoir une erreur.

 

— Il n’y a eu aucune erreur, dit Emerson, bras croisés, sourcils menaçants. Vous saviez depuis le début que ce message était vrai. Vous saviez que trois vies étaient menacées.

— Et de façon imminente, ajoutaije. Nous sommes aujourd’hui le vingt-neuf décembre. Le « premier jour du premier mois » doit se référer au premier janvier. Il ne nous reste que trois jours pour prévenir les victimes. Nous ne pourrons aller au Caire par le train avant demain, les autres moyens de transport seraient encore plus longs. Nous ne pouvons pas prendre le risque d’envoyer un télégramme. Il nous faudrait être très précis pour attirer une attention immédiate mais cela préviendrait aussi les assassins s’ils en interceptaient un.

— De quoi s’agit-il ? demanda Margaret.

Sethos avait essayé plusieurs fois de parler. C’était curieux de le voir continuer à caresser machinalement le chat tandis que sa physionomie d’ordinaire si impassible exprimait une série d’émotions contradictoires. Il explosa enfin :

— Nefret ! Nefret et Ramsès. Je les avais prévenus de faire attention à Bachir et à son groupe mais, si ceci est vrai, les conséquences pourraient être dramatiques — parce qu’ils n’ont pas que lui à redouter. Il faut les avertir.

— Pourquoi pas un aéroplane ? m’écriai-je. Vous en aviez obtenu un.

 

— Aucune chance, marmonna Sethos. Je serais peut-être capable de les arrêter, mais je dois y aller en personne.

 

— Vous n’irez nulle part, dit Emerson. Peabody, appelez Daoud.

Sethos prit vraiment très mal d’être enfermé. Il ne cessa de protester tandis que Daoud l’emportait dans sa chambre, avec l’instruction formelle de ne pas le laisser seul un moment. Il semblait dans un état d’agitation forcenée.

— Il fait semblant, dit Emerson. Cet homme est un acteur consommé.

— Il aime beaucoup Nefret, dis-je — et après un coup d’œil à Margaret qui avait été le témoin silencieux de toute la procédure, j’ajoutai : De façon platonique, bien entendu. Comme un oncle affectueux.

— Je ne vous ai pas demandé ce que tout cela signifiait, commença-t-elle.
— Si, vous l’avez fait. Deux fois. Je ne peux pas vous l’expliquer, même si j’étais sure que je pourrais vous faire confiance pour réfréner vos instincts journalistiques. J’espère ne pas devoir vous enfermer aussi.

— Je n’ai pas assez d’éléments pour spéculer, admit Margaret. Dites-moi seulement une chose. Il n’a cessé de clamer qu’il vous avait transmis tout ce qu’ « ils »lui avaient dit. J’ai une idée assez claire de qui « ils » sont. Pourrait-il avoir dit la vérité ?

Cela comptait pour elle. Elle n’avait pas sorti son carnet et ses mains étaient serrées l’une contre l’autre.

— C’est ce que j’ai l’intention de vérifier, dis-je.
***
Manuscrit H

— Il a risqué sa vie pour nous avertir, dit Ramsès. Et je l’ai traité de lâche.
Assis derrière son bureau, Russel fit un signe à l’un de ses assistants.
— Du café, ordonna-t-il. A moins que vous ne souhaitiez quelque chose de plus fort ? Ramsès secoua la tête. Nefret essuya une coupure sanglante sur sa joue.

— Quelque chose d’alcoolisé, demanda-t-elle calmement. Pour désinfecter ceci. Les rues du Caire sont peu hygiéniques.

La police était arrivée sur les lieux avec une promptitude remarquable. Les hommes de Russel étaient entrainés à répondre rapidement au bruit d’une fusillade, surtout aussi près de leur quartier général. Malgré tout, ils n’avaient pas retrouvé le tireur. Il avait abandonné son fusil dans la ruelle d’où il avait tiré avant de se perdre dans la foule.

Russel n’était pas le genre d’homme à perdre du temps en sentimentalité.

— Revenons à nos moutons, ditil. Vous dites qu’il y a deux conspirations différentes, l’une en Egypte et l’autre en Irak ? Chacune prétendant renverser son gouvernement sans effusion de sang ? Alors qui a tué Bachir? Un de ses lieutenants qui n’approuverait pas ses idées pacifistes ?

Ramsès ne pouvait pas lui reprocher de laisser paraître une note de scepticisme.

 

— Quelqu’un était en désaccord avec lui, dit-il. Violemment. Leur intention était peut-être de m’empêcher de vous dénoncer leur complot.

— Pourquoi diable s’en soucieraient-ils ? demanda Russel. Ce n’est même pas un vrai complot. Ils n’ont pas plus de chance qu’une boule de neige sur le c… (Il se frotta le menton.) Excusez-moi, Mrs Emerson.

— Vous avez exprimé très exactement mes sentiments, dit Nefret. Mais la mort de Bachir met un doute sur toute l’histoire.

 

— Vous dites que vous l’avez entendue de Todros.

 

La voix de Russel était soigneusement neutre. Il n’avait jamais complètement abandonné ses soupçons concernant David.

— Comme je vous l’ai expliqué, répondit Ramsès, Mr Todros a prétendu avoir les mêmes idées que Bachir de manière à recevoir ses confidences. Je ne doute pas de l’authenticité de ce qu’il nous a raconté. Le complot contre Feisal vient d’une autre source, et j’avoue que je ne comprends pas ce dernier développement. Cependant, il y a quelqu’un qui pourrait être capable d’éclairer la situation.

— Oh, Dieu, dit Russel dont la moustache tomba. Pas ce bât… Pas lui. Ces gens des services secrets pensent toujours être au-dessus de la loi. Il ne me dira rien.

 

— A moi il parlera, affirma Ramsès en se levant. Allons-y, Nefret.

 

— Je vais vous faire escorter par mes hommes, dit Russel. Et je vous conseille fortement de quitter le Caire aussi vite que possible.

* * *
*
Emerson était presque aussi difficile à maintenir que Sethos. S’il avait eu à sa disposition un

aéroplane ou un cheval ailé, il serait parti immédiatement . Je savais qu’il n’y avait rien que nous puissions faire à part attendre l’express de nuit. Il y avait d’autres trains mais ils n’arriveraient pas plus tôt au Caire.

Je ne soulignai pas une autre évidence dont il avait parfaitement conscience. Ramsès et Nefret étaient arrivés au Caire depuis ce matin. Si une attaque avait été organisée contre eux, elle avait déjà eu lieu.

Ils avaient promis de nous télégraphier dès qu’ils auraient rencontré Russel. J’avais donc envoyé Hassan au bureau du télégraphe pour être sure que leur message me serait apporté dès réception. La journée s’écoula lentement, sans nouvelles, et le contrôle d’Emerson finit par craquer.

— Je ne supporterais pas de prendre le thé avec les enfants, marmonna-t-il.

 

— Vous devez le faire. Ils ne doivent pas savoir que quelque chose ne va pas. Nous ne partirons pas avant plusieurs heures. Allez vous rafraîchir un peu.

 

— Je me contrefiche de me rafraîchir ou pas.

 

Je n’eus pas le courage d’insister. Il se planta devant la porte de la véranda de façon à pouvoir surveiller la route qui venait du fleuve.

J’allai voir Sethos. J’eus d’abord à réveiller Daoud qui somnolait en travers du seuil. Comme il me l’indiqua, le prisonnier n’était pas enclin à la conversation, aussi il s’ennuyait. Sethos était assis au bord de son lit, la tête penchée vers ses mains serrées. Il releva vers moi un visage hagard.

— Des nouvelles ? demanda-t-il.

 

— Non. Je viendrai vous en informer tout de suite si c’était le cas. Sinon… Emerson et moi partiront pour le Caire cette nuit.

— Laissez-moi venir avec vous.
— Emerson n’acceptera jamais, et je dois dire que je partage ses doutes.
— Je les dissoudrai si je pouvais échanger quelques mots avec Smith. Je vous en prie, Amelia… — J’aurai quelques mots à dire…
— Attendez, me coupa Sethosen levant la main. N’est-ce pas la voix d’Emerson ?

Il n’y avait aucune erreur possible. Je courus jusqu’à la véranda. Emerson avait déchiré un télégramme qu’il agitait comme une bannière.

— Tout va bien, Peabody, hurla-t-il. Ils vont bien. Ils rentrent dès ce soir !
— Dieu en soit loué ! s’exclama Daoud.

Sethos arracha le télégramme de la main d’Emerson avant que je ne puisse le faire. Il eut le bon goût de le lire à voix haute : « Tout va bien. Restez à Louxor. Prendrons train nuit. » — Le style télégraphique de Ramsès commence à ressembler à celui d’Emerson, dis-je trop soulagée pour en vouloir à Sethos. Neuf mots.

 

— Dix, précisa mon beau-frère. Il a ajouté : « Tendresses ».

 

Inutile de le dire, nous étions tous réunis à la gare pour attendre le train le matin suivant — tous sauf Sethos.

— Ramsès peut ou non avoir obtenu des informations qui peuvent ou non prouver que Sethos nous a ou non délibérément trompés, fut le commentaire d’Emerson. Il restera sous clef jusqu’à ce que nous en soyons certains, d’une manière ou d’une autre.

Ainsi que nous l’avions espéré, Nefret et Ramsès étaient dans le train. Après les premiers cris de bienvenue et d’affectueuses étreintes, Ramsès hissa Charla sur ses épaules et je dis à Nefret : — Comment avez-vous reçu cette coupure sur la joue ? Avezvous d’autres blessures ? Et Ramsès ?

 

— Non, Mère, ditelle en m’entourant de son bras. Je vous expliquerai plus tard. Du moins si nous avons le temps d’un de vos conseils de guerre. Nous avons beaucoup à vous dire. — Et nous avons aussi… commençai-je. Bon Dieu ! Qui est-ce ?

 

En fait, je savais parfaitement qui c’était. Ce nez pointu, ces yeux rapprochés, cette bouche pincée… C’était bien Bracegirdle-Boisdragon, alias Mr Smith.

 

La bouche pincée s’incurva un peu dans le meilleur effort de Smith en guise de sourire. Il enleva son chapeau.

— Bonjour, Mrs Emerson.
— Crénom ! s’exclama Emerson. Que faites-vous ici ?
— Il est venu avec nous, dit Ramsès. Sur mon insistance.
— Je suis venu, dit Mr Smith, parce que je vous dois une explication.
— C’est sacrément vrai, dit Emerson.
— C’est sacrément vrai, répéta Charla.
— Emerson, je vous en prie, dis-je.

Ayant anticipé qu’un conseil de guerre serait nécessaire, j’avais demandé à Fatima de préparer les meubles dans le salon à cet effet. Quand Mr Smith vit les arrangements, il murmura : — Très impressionnant, Mrs Emerson. Où doisje m’asseoir ?

 

Je lui indiquai une chaise. Les autres prirent leurs places. Smith étudia les différents visages avec un air d’intérêt poli.

 

— Je présume que toutes les personnes ici présentes ont le droit d’être là ? demanda-t-il en regardant Margaret avec insistance.

 

— Certainement, répondisje d’un ton qui n’incitait pas à la discussion. Il ne reste qu’un témoin à faire comparaître. Daoud, voulez-vous lui dire de nous rejoindre.

 

Sethos entra la tête haute et la physionomie impassible. Il avait l’air d’un accusé qui s’attendait à une sentence sévère. A la vue de son supérieur, il eut une exclamation de surprise.

 

— Vous ? Ici ? Mais… mais…

— Ne bégayez pas, dis-je. Mr Smith, le premier point de notre affaire concerne notre ami commun ici présent. Il nous a dit que le soidisant message secret n’était qu’une suite de numéros sans signification. C’est faux. Hier, j’ai déchiffré le code et lu le message.

— Mère, s’exclama Ramsès. Ce n’est pas possible. C’est à dire — Comment ?

— J’ai juste trouvé le livre qui en était la clef, dis-je avec une petite toux modeste. Un simple coup de chance. Nous en discuterons une autre fois. Ce que je veux savoir de Mr Smith c’est qui a menti à qui ?

— Ah, je vois, dit Smith. La sincérité de notre ami est mise en cause. Il n’avait aucun droit de vous en dire autant mais puisqu’il l’a fait, je peux aussi bien le disculper. Il vous a bien dit ce qu’il croyait être la vérité.

La tension de Margaret se relâcha et elle poussa un long soupir. Sethos la regarda furtivement, puis il détourna le regard.

 

— Merci, ditil d’un ton sarcastique. Maintenant, monsieur, peut-être pourriez-vous me dire pourquoi vous m’avez menti à moi ?

 

— Vous connaissez les règles, répondit Smith. Nous vous avons dit ce que vous aviez besoin de savoir. Rien de plus.

— Je me fiche de vos satanées règles, aboya Emerson. J’ai besoin de tout savoir — Qui complote contre qui, pourquoi, et dans quel but. Et si vous mentionnez cette foutue règle du secret d’état, je vais vite m’énerver.

— Dieu nous en préserve, dit Smith d’un petit ton pieux. Très bien. Je m’étais préparé à rompre certaines règles dans le but de vous rassurer — et aussi d’éviter que vous vous plongiez dans de nouveaux ennuis.

— Nous vous écoutons, disje en prenant un crayon. (Smith s’apprêta à faire une objection, mais il décida sagement de s’en abstenir.)

— Il n’y avait qu’une seule conspiration, commença-t-il. Le groupe de Bachir et les mécontents d’Irak font partie du même complot, bien qu’aucun groupe ne soit conscient de l’existence des autres, ni même des réelles personnes qui sont derrière cette affaire. Les deux groupes ont été infiltrés par des hommes qui les utilisent afin d’atteindre leurs propres buts — des tueurs professionnels, entraînés aux techniques d’assassinat. Ce pauvre idiot de Bachir ne voulait de mal à personne. Y a-t-il encore des gens qui croient aux coups d’état dans effusions de sang ? Vraiment, ils ne devraient pas sortir sans être accompagnés d’un chaperon.

Quand Ramsès et sa femme ont décidé soudain de se rendre au Caire, les assassins se sont inquiétés. Ils savaient que le message était authentique et ils craignaient que vous ne révéliez la vraie conspiration. Ils vous ont suivis depuis votre arrivée,et vous n’avez fait aucun effort pour les éviter. Prendre un petit-déjeuner sur la terrasse du Shepheard.D’une manière ou d’une autre — et nous ne saurons jamais comment — Bachir a eu vent de leurs intentions, et il a essayé de vous en avertir. Il est devenu un martyr, pourrait-on dire, conclut Smith en hochant la tête vers Ramsès.

Nous offrîmes à la mémoire de Bachirun moment de silence. Il s’était repenti de son erreur de jugement et son geste avait peut-être sauvé les vies de Nefret et de Ramsès. Puis, Emerson demanda : — Mais pourquoi organiser ces trois meurtres ?

 

— Ne connaissez-vous pas la règle cui bono de toute enquête criminelle ? demanda Smith. A qui profite le crime ? Demandez-vous ce qui serait arrivé si ces crimes avaient été commis ? Son air de supériorité était vraiment crispant. Ramsès qui le détestait plus que tout autre homme au monde, répondit :

— L’Egypte et l’Irak se seraient retrouvés en plein chaos. La Grande Bretagne aurait été obligée d’intervenir. Peut-être avec une interventionmilitaire en masse et le rétablissement d’un mandat officiel.

— Exactement, dit Smith avec un hochement de tête appréciateur. Et qui en aurait profité ?

— Les patriotes et les impérialistes de Grande Bretagne, suggérai-je. Il y a toujours une majorité agitée de gens qui clament que les Européens ont le droit, sinon le devoir, de gouverner ceux qu’ils considèrent comme des inférieurs incapables de le faire eux-mêmes.

— Et qui d’autre ?
Ce fut, à ma grande surprise, Sethos qui s’énerva d’un seul coup :

— Les patriotes ne sont pas seuls en cause, ils sont seulement utilisés par les véritables instigateurs— c’est à dire ceux qui espèrent retirer de l’argent du contrôle britannique. Il y a le pétrole d’Irak, le coton et les denrées comestibles d’Egypte, et la main d’œuvre à bas prix dans les deux pays. Ce sont les financiers et les maîtres d’industries. Le groupe anonyme dont je parlais. Anonyme parce qu’ils ne seront jamais mis en cause. En fin de compte, tout cela est une affaire d’argent. C’est la seule chosedont ils se préoccupent. Ils sont indifférents aux vies qu’ils affecteront à celles qu’ils sacrifieront — bien qu’ils soient les vrais responsables de ces morts.

Smith apparu quelque peu abattu. Sethos avait court-circuité son discours et délivré le sien avec plus de passion qu’il n’en avait jamais démontré.

— C’est exact, dit-il en posant son menton sur ses mains croisées.
— Alors ces gens ne seront jamais déférés en justice ? dis-je.

— Jamais. Ni même identifiés. Ils n’ont jamais donné d’ordres directs. Ils ne discutent qu’en comités fermés, avec des allusions voilées.

 

— "Qui me débarrassera de ce prêtre turbulent ?" murmurai-je.

— Même pas aussi directement, Mrs Emerson, dit Smith. Mais leur message est parfaitement clair pour leurs subordonnés et cela met en route une chaîne d’ordres jusqu’à ceux qui dirigent les opérations sur le terrain. Même si nous réussissions à retrouver la trace des réels instigateurs, nous ne pourrions pas obtenir de quoi les accuser. Ils exprimeraient leur horreur, et nieraient avoir jamais voulu une telle chose.

— C’est un tableau diablement consternant, dit Emerson en mâchant sa pipe.

— Je trouve aussi, dit Smith— (et je vis une trace d’émotion traverser son visage impassible.) Tout ce que nous pouvons faire est de désamorcer, si possible, les conséquences dramatiques et arrêter quelques exécutants. Au moins, nous avons en vue deux d’entre eux : Malraux et Farid.

— Je suis désolée, dis-je en arborant un air de regret parfaitement hypocrite. Mais je crains que ce ne soit pas le cas. Suzanne et Nadji n’ont rien à voir avec cette histoire.

 

— Alors pourquoi se sont-ils échappés ? demanda Emerson. Et ensemble. Oh, non. Non ! (Il se frappa le front du plat de la main.) Ne me dites pas que c’est encore une paire de vos damnés…

— Mais si, dis-je. Ils se sont échappés — ensemble — pour se marier. Suzanne a fait de son mieux pour gagner son grand-père à cette idée, sans cependant lui demander franchement sa permission. Elle avait peur de s’y risquer, mais elle espérait que rencontrer Nadji et d’autres Egyptiens de valeur, de voir nos affectueuses relations avec eux, l’amènerait à dépasser ses préventions. Comme j’aurais pu le lui dire, c’était un espoir perdu d’avance. Quand il a insisté pour qu’elle rentre en Angleterre avec lui, elle n’avait pas d’autre choix que de s’enfuir avec son amoureux.

Ramsès referma la bouche, avala avec difficulté, et dit d’une voix maîtrisée :

 

— Pourriez-vous nous préciser, Mère, depuis quand vous êtes arrivée à cette remarquable déduction ? Allez-vous prétendre que vous saviez depuis le début que ces deux-là étaient amoureux ?

— Comme votre père l’a indiqué, j’ai une certaine réputation pour régler les affaires de cœur, dis- je modestement. La complète indifférence que ces deuxlà affichaient l’un envers l’autre était hautement significative. Ils ont fait de leur mieux pour être engagés en même temps. Nadji à cause de ses incontestables compétences et Suzanne grâce au carton à dessins qu’il lui avait remis. Qui d’autre aurait préparé avec elle une telle tromperie ? Vous trouverez votre artiste en Nadji, Cyrus.

— Tant mieux, dit Cyrus en me regardant éberlué.
— Où sontils ? demanda Nefret. Pourquoi n’avons-nous pas pu les trouver ?

— Ils sont sans doute chez l’un des amis de Nadji sur la rive ouest, dis-je. Vous pensiez qu’il ne connaissait personne ? Mais il se rendait souvent le soir dans les cafés à Louxor où il avait fait quelques connaissances.

Emerson, qui connaissait mes méthodes, cacha son sourire derrière sa main, sous le prétexte de rallumer sa pipe. Smith, qui aurait dû les connaître, me regarda d’un air sceptique : — Pardonnezmoi, Mrs Emerson, mais si j’ai bien compris, tout ceci n’est que de pure supposition et devra être prouvé.

 

Je ne pus m’empêcher d’être un peu désolée pour lui. Il avait désespérément tenté de trouver quelqu’un à punir. Cependant la vérité devait prévaloir. Et je n’aimais pas ses sous-entendus.

— Ce ne sera pas difficile à prouver, dis-je. Les habitués des cafés en question parleront librement s’ils sont assurés de le faire pour le bien des jeunes mariés. Ramsès pourra se charger de cette mission. «La parole du frère des Démons vaut plus que le serment d’un autre homme ».

— C’est l’un des aphorismes de Daoud, expliqua Emerson à Smith.

 

— Je vous remercie, dit Smith avec un rictus qui découvrit ses dents. J’espère que cela ne vous gêne pas si je reste à Louxor jusqu’à ce qu’ils soient retrouvés.

— Faites comme vous l’entendez, dis-je. Cependant, il me semble que vous seriez plus utile au Caire ou à Bagdad. Etes-vous absolument certain quevos hommes sont bien en position d’éviter ces assassinats ?

— Je n’y compterais pas tellement, grommela Sethos. Il y a eu, si je peux dire, quelques confusions au niveau de la bonne communication entre les niveaux dans le service.

Smith comprit l’accusati on implicite.
— Alors vous feriez peutêtre mieux de vous y rendre en personne. Le vol pour Bagdad… — Non. Je viens d’accomplir ma dernière mission sous vos ordres.

— Voyons, vous n’êtes pas sérieux ! s’exclama Smith. Je comprends que vous puissiez ressentir une certaine — hum — aigreur mais en tant que vétéran, vous savez que c’était nécessaire.

— Je suis un vétéran, admit Sethos calmement, mais depuis trop longtemps. Je vous offre donc ma démission, en présence de nombreux témoins. (Il se tourna vers Margaret qui l’écoutait la bouche ouverte.) Je l’avais déjà dit, mais cette fois je le pense réellement. Et Amelia ne me laissera jamais me renier encore une fois.

Margaret se redressa d’un bond et sortit en courant.
— Excusez-moi, dit Sethos en se lançant à sa poursuite.

J’avais pour règle de ne jamais interférer dans les moments d’intimité d’autrui, mais je voulais être assurée de pouvoir barrer une entrée de ma liste. J’allai donc jusqu’à leur porte entrebâillée et je les vis serrés dans les bras l’un de l’autre.

Je m’éloignai furtivement.
— Je crois que tout est réglé, dit Mr Smith qui semblait plus que prêt à partir.

— Si Suzanne et Nadji sont innocentés, alors qui nous espionnait et révélait nos activités ? demanda Nefret. Nous n’avons plus de suspects, Mère.

— C’était ce petit vaurien, bien entendu, Azmi.
— Quoi ? cria Emerson.

— Je vous avais dit, Emerson, que vous ne deviez pas lui apprendre à espionner et à rapporter. Ayant remarqué qu’il avait votre confiance, ils l’ont approché et ils l’ont payé pour tout leur rapporter. On ne peut pas vraiment le lui reprocher en fait, parce qu’il n’a jamais réalisé qu’il nous mettait danger. Je vais m’occuper de lui. C’est un enfant intelligent et il ne doit pas être trop tard pour lui instiller un peu de sens moral.

— Si quelqu’un peut y réussir, c’est certainement vous, Mrs Emerson, dit Smith. Bonne journée à tous.

A mon avis, il l’avait énoncé comme un compliment.
***

— Et bien, Peabody, dit Emerson. Il semble que vous soyez sur le point d’ajouter un autre scalp à votre ceinture.

 

Etalé en travers du lit, les mains derrière la tête, il me regardait donner à mes cheveux leurs cent coups de brosse du soir. La journée avait été longue mais je ne négligeais jamais cette tâche cependant. — C’est une métaphore absolument dégoutante Emerson.

 

— Alors une autre encoche à votre fusil ? suggéra Emerson. Mais il me manque un autre bandit en garde à vue.

Nadji et Suzanne avaient été retrouvés, juste où j’avais dit qu’ils seraien t — chez l’un des jeunes clients du café. Ils avaientdéjà été mariés par l’imam local. A toutes fins utiles, je les amenai à Louxor et servis de témoin tandis que le père Bennett les maria à nouveau. C’était un geste purement symbolique puisque (comme le bon père me le souligna piteusement) ils n’avaient accompli aucune des formalités préliminaires. Je promis que nous nous en occuperions, et ils pourraient aussi bien être mariés une nouvelle fois plus tard.

— Nous sommes devenus un peu blasés, je le crains, continua Emerson. Mais il est plus satisfaisant de conclure une affaire avec l’arrestation ou l’enterrement d’un coupable. — Alors soyez rassuré, mon chéri. Il y aura peut-être un coupable à arrêter.

 

— Qui ? demanda Emerson en s’asseyant brusquement. Je vous en prie, dites-moi que ce sera sir William Portmanteau.

— J’aimerais bien en avoir le pouvoir. Qu’il soit complice ou non, c’est exactement le genre d’hommes que Smith évoquait quand il parlait des forces anonymes, des hommes sans conscience. Nous ne pouvons pas l’arrêter mais soyez satisfait ! Il recevra une blessure douloureuse quand je lui apprendrai le mariage de Suzanne avec Nadji.

— Peut-être en fera-t-il une attaque qui lui sera fatale, dit Emerson avec espoir. Il ne mérite pas mieux. Qui alors ? Crénom, Peabody, je n’aime pas combattre des gens anonymes, je veux mettre les mains sur un bandit en chair et en os.

Il semblait si abattu que je fus presque tentée de tout lui raconter — mais je m’en abstins. Bien que je sois presque certaine de mes déductions, il aurait été injuste d’éveiller des espoirs et ensuite d’être obligée de ne pas les concrétiser. Je lui offris donc une consolation d’un autre genre. Emerson l’apprécia beaucoup.

***

En consultant ma liste de « Choses à Faire » au petit-déjeuner, je pus barrer plusieurs entrées. Sethos et Margarets’étaient réconciliés, du moins pour le moment. Avec deux personnalités aussi autoritaires, l’avenir serait sans doute agité mais je ne m’en inquiétais pas trop. La situation de Suzanne et de Nadji était aussi sur le point d’aboutir à une conclusion satisfaisante, et une seule étape restait à franchir. Il n’était pas dans mes habitudes de laisser les tâches déplaisantes à autrui, aussi je me rendis au Château immédiatement après le petit-déjeuner.

Cyrus se précipita à ma rencontre.

— Que diable faisiez-vous ? demanda-til. Vous m’avez laissé me dépatouiller seul avec ce vieux fou de Portmanteau qui me rend marteau. Même Kat ne peut plus le supporter et vous savez combien elle est pourtant patiente.

— Je viens justement régler ce problème, dis-je en brossant la poussière qui maculait mes pantalons. Dites-lui que je veux le voir.

Il mit un certain temps à apparaître et lorsqu’il nous rejoignit au salon, je constatai qu’il s’était réconforté au brandy. Katherine était avec moi. Ayant appris mon arrivée, elle n’avait pas attendu pour se plaindre de son hôte encombrant

— Ce n’est pas un gentleman, Amelia, il refuse de comprendre mes allusions pour qu’il déménage à l’hôtel et son langage…

 

L’irruption de sir William la força à s’interrompre. Il avait abandonné tout semblant d’amabilité. Le visage rouge et négligé, il ne perdit pas de temps avant de passer à l’offensive.

 

— Alors, Mrs Emerson, qu’avez-vous à dire ? Vous m’aviez promis de…

 

— Je sais où ils sont, dis-je en élevant la voix pour couvrir la sienne. Ils sont parfaitement sains et heureux.

 

Si mes derniers mots atteignirent les oreilles de sir William, ils n’entrèrent cependant pas dans son cerveau.

 

— Où estelle ? Pourquoi ne l’avez-vous pas ramenée ici ? Bon Dieu, quand je remettrai la main sur cette fille…

— Vous n’avez plus aucune autorité sur elle, dis-je. C’est une femme mariée dorénavant. — Quoi ? haleta Katherine. Ces deux-là ? Mariés ?
— Et bien, dit Cyrus, tout va bien alors.

Le visage rouge de sir William était devenu violet et il glougloutait comme un dindon. Je le dévisageai — avec, j’ai le regret de l’avouer davantage de curiosité que de compassion, jusqu’à ce que sa respiration devint si laborieuse qu’il fut forcé d’arrêter de parler. Je le poussai dans un fauteuil.

— Je ne vous conseillerais pas le brandy parce qu’il est évident que vous en avez déjà abusé. Je pourrais vous mener voir Suzanne mais il est évident que vous ne feriez que les gêner, elle et son mari. Le vin est tiré, sir William, et vous ne pouvez plus rien y faire. Votre seule option est de sortir de cette maison, de traverser le fleuve et de retourner au Caire aussi vite que possible. Peut-être (cela semble invraisemblable mais pourquoi pas) peutêtre qu’avec le temps vous retrouverez assez de bon sens pour tenter de restaurer de bonnes relations avec votre petite-fille.

— Jamais, siffla-t-il. Reniée. Rayée de mon testament. Pas un sou.
— Je vais envoyer les domestiques préparer vos bagages, dit Katherine qui sortit à la hâte.

— Et je crains de devoir proposer un avis différent du vôtre, Amelia, dit Cyrus les yeux pétillants. Je crois qu’il a besoin d’un petit coup de brandy, et même un grand coup.

 

***

Avec le départ de nos chers hôtes qui devenait imminent, nous nous retrouvâmes au centre d’un tourbillon de mondanités. Selim et Daoud organisèrent une magnifique fantasia, et nous célébrâmes à l’américaine le réveillon du nouvel an, au cours d’un grand bal au Château. Cyrus avait fait venir à grands frais un orchestre du Caire. Après une valse énergique au bras d’Emerson, j’eus besoin de reprendre mon souffle et je rejoignis Katherine qui, assise à une table, dégustait une pâtisserie. Elle me lança un regard coupable, puis éclata de rire.

— Prise sur le fait, ditelle en indiquant son assiette bien remplie. Mais sinon, j’ai fait attention, Amelia.

 

— Un excès occasionnel n’a jamais fait de mal à personne, dis-je. Vous semblez aller beaucoup mieux, Katherine. Vous êtes plus forte…

 

— Et plus sage, je crois. Cyrus dit qu’il est temps de prendre de bonnes résolutions pour la nouvelle année…

Ses yeux suivirent un jeune couple enlacé dans une valse tourbillonnante — Nadji et Suzanne, à la santé desquelles nous avions bu le meilleur champagne de Cyrus. Ils devaient travailler avec Cyrus pour le reste de la saison, Nadji en tant qu’artiste de l’équipe et Suzanne comme assistante de Jumana.

— Le misérable comportement de sir William m’a fait réaliser mes propres préventions, dit Katherine. Comme la caricature de mes pires attitudes. Regardez ces deux-là— si merveilleusement heureux — et j’aurais affirmé autrefois que leur mariage était condamné dès le début.

— Ils auront certainement des difficultés à surmonter, admis-je, y compris leur différence de religion. Mais le mariage est toujours une loterie, Katherine. J’ai connu des gens qui semblaient parfaitement assortis — famille, origine, religion et nationalité — et qui malgré cela étaient horriblement malheureux.
— Alors vous croyez qu’ils ont une chance ?

— Bien entendu. Et comment vivre sans prendre de risque ?
Elle se mit à rire et croqua un autre morceau de son gâteau glacé au sucre.

— Ce sera ma résolution, alors. Prendre quelques risques modérés, et laisser les autres tenter leur chance.

 

— Ah, dis-je. Excusez-moi, Katherine. Je viens juste de me souvenir que je voulais faire quelque chose.

 

Jumanadansait avec Sethos qui, à mon avis, la serrait de trop près. Elle ne semblait pas s’en offusquer. Quand la valse se termina, je demandais à la fille de m’accorder quelques minutes. — La prochaine danse est pour Ramsès, dit-elle en consultant son carnet.

 

— Il attendra. Je ne vous retiendrai pas longtemps. Vous êtes amoureuse de Bertie, n’est-ce pas, il n’est pas seulement un ami pour vous. Ne le niez pas. Pourquoi ne l’épousez-vous pas ?

Jumana devint toute pâle, puis son visage s’enflamma.
— Comment le savez-vous ? haleta-t-elle.

— La détection de ce genre de sentiment fait partie de mes talents, répondis-je. Pourquoi ne l’épousez-vous pas ?

 

— Je ne peux pas, réponditelle en me regardant droit dans les yeux. Cela briserait le cœur de sa mère. Elle s’est montrée bonne pour moi. Je ne veux pas accepter une place où je serai mal accueillie. — La fierté, disje en secouant la tête. C’est d’un bien triste réconfort quand on est malheureuse, Jumana. Pourquoi ne pas tenter votre chance ? Qui sait, vous pourriez avoir une agréable surprise.

Ramsès arriva pour réclamer sa danse et je laissai partir Jumana avec l’agréable sentiment que les choses s’arrangeaient parfaitement. Je pris la précaution supplémentaire de dire quelques mots à Bertie et, bien entendu, avant lafin de la soirée, nous eûmes une autre paire d’amoureux à féliciter. Le regard fier de Cyrus faisait plaisir à voir, ainsi que l’affectueuse étreinte de Katherine à Jumana. Les jeunes fiancés semblaient ébahis, mais ils s’en remettraient.

En fin de compte, ce fut une soirée parfaitement satisfaisante. La touche finale fut délivrée par le télégramme que nous trouvâmes à notre retour à la maison. Mr Smith avait été aussi bref qu’Emerson l’aurait été, mais plus original : « Mal vaincu. Bien prévalu. Bonne année. »

J’avais toujours pensé que l’homme était susceptible d’un humour rudimentaire. ***

Nos réunions familiales furent d’autant plus poignantes que nous savions que ce serait les dernières. La dernière partie d’échec de David John (perdue par David), le dernier petit livre de Charla (pour ses grands-parents anglais), le dernier délicieux thé de Fatima, les dernières visites à la Vallée des Rois.

David ne pouvait rester éloigné de la Vallée. Il emmenait son matériel de dessin et regardait l’enlèvement de chaque objet avec des yeux attentifs. La foule autour de la tombe était devenue une véritable gêne et j’en aurais été désolée pour Howard s’il n’avait pas eu un si horrible comportement avec nous. En fait, personne ne pouvait blâmer les curieux. Le nettoyage de la tombe avançait rapidement. Les unes après les autres, les pièces les plus étonnantes étaient convoyées le long du chemin jusqu’à la tombe de Seti II. Howard avait fait à ses admirateurs la concession de ne pas recouvrir les objets.

Ta ndis que nous revenions après l’une de ces visites, Ramsès me prit à part.
— Il y a un point que je voudrais discuter avec vous, Mère.
— Je parie que je le connais.
— Vraiment ?

— Mon cher garçon, on est toujours relié à ceux que l’on aime. Vous pensez à David, et vous souhaiteriez lui obtenir le droit d’entrer dans la tombe de Toutankhamon. Je me suis torturé l’esprit dans le même but, mais en vain. Je me suis même abaissée jusqu’à écrire à Howard, de ma plume la plus amicale, pour l’inviter pour le thé. N’en dites rien à votre père.

— Il vous aurait dit que vous perdiez votre temps, dit Sethos en émergeant de la maison.

Il avait le regard satisfait et complaisant d’un chat qui vient d’avaler un bol de crème. J’en déduisis qu’il avait été avec Margaret. Il s’installa confortablement dans un fauteuil, joignit les doigts et me regarda avec des yeux ronds.

— Pourquoi avez-vous fait cela ? (Je le lui expliquai.) Ah, charmante idée. Vous vous humiliez pour aider David. J’espère cependant que vous n’avez pas directement posé la question à Carter ? — Mon Dieu, non, disje. Je voulais amener la chose graduellement. Tant pis ! Du moins, j’ai essayé.

 

— Très bien, dit Sethos. Le thé est-il prêt ?

 

Il se conduisit comme un vrai gamin en se chamaillant avec Charla pour les biscuits glacés. Ensuite, lui et Margaret partirent dîner ensemble à Louxor.

 

— Je l’empêcherai de faire des bêtises, assura-t-il en roulant sa moustache.

 

— Pas si je rencontre O’Connell, dit-elle. Il est bien en avance sur moi et je ne veux pas le laisser s’en vanter.

Le lendemain serait le dernier jour. David, Sennia et Gargery devaient prendre le train le surlendemain, et débuter leur long voyage de retour. Nous avions invité nos plus chers amis à prendre le thé l’après-midi afin de leur dire au-revoir. Quand je demandai à Sennia comment elle souhaitait occuper sa matinée, elle choisit une dernière visite au «roi Tout’ »comme elle avait pris l’habitude de l’appeler. Le visage heureux de David exprima son approbation et Gargery tint pour assuré qu’il était invité. Même Emerson condescendit à nous accompagner. Il abandonna l’idée d’y aller en automobile. Le morceau que j’avais enlevé avec l’aide de Nefret semblait être indispensable au bon fonctionnement de cet engin.

Margaret fut la dernière à nous rejoindre à l’écurie où les chevaux étaient sellés. Elle avait ajouté une jolie écharpe et plusieurs bracelets d’argent à son ensemble pantalon kaki, et je vis que ses joues étaient légèrement maquillées.

— Où est — hum — Anthony ? demandai-je.
— Il est parti de son côté. Lequel puis-je emprunter ?
— Cet âne, répondit Emerson en la juchant en selle sans cérémonie.
— Je préfèrerais un cheval à un âne, dit Margaret avec un regard mécontent.

— Je resterai avec vous, dis-je. Et avec Sennia et Gargery qui ont également un âne. Ne sera-ce pas charmant ?

Après une chevauchée assez poussiéreuse, nous trouvâmes le parc aux ânes bondé d’animaux, charrettes et voitures légères. Nous étions partis tôt, sachant que la foule se bousculerait de plus en plus au cours de la journée.

Nous arrivâmes juste à temps pour voir un magnifique objet sortir de la tombe — le splendide trône incrusté que Rex Engelbach nous avait décrit. Mr Mace marchait à côté de lui, le visage plissé d’un regard anxieux comme un père veillant les premiers pas deson fils. Je présumai qu’il avait pris des mesures préliminaires pour stabiliser les incrustations mais que l’opération restait délicate. Quand il revint de la tombe d’entrepôt, il souriait de soulagement et je lui criai de chaleureuses félicitations.

Il y eut une accalmie avant que l’objet suivant n’apparaisse, mais l’activité restait intense malgré tout. Des importuns discutaillaient avec les gardes, essayant de passer outre ; différents messagers apportaient des lettres, et plusieurs télégrammes ; les touristes photographiaient tout ce qui bougeait ; les journalistes erraient en cherchant quelqu’un à interroger. L’un d’eux reconnut Sennia et voulut lui parler— Dieu seul sait de quoi— mais Emerson intervint avec son énergie habituelle et renvoya l’importun.

J’avais apporté des rafraîchissements et j’étais sur le point de réunir mon groupe pour proposer un déjeuner rapide quand Howard apparut, attirant ainsi un regain d’intérêt parmi les spectateurs. Ignorant les questions que lui hurlaient diverses personnes, il se dressa les mains sur les hanches, le regard scrutateur. Qui ne risque rien n’a rien, pensai-je et j’agitai mon ombrelle.

Personne ne fut plus étonné que moi quand Howard me fit signe d’approcher, à la manière d’un potentat acceptant de recevoir un pétitionnaire. Décidant que je n’étais pas en position de faire la difficile, je passai à travers les gardes et le rejoignis. Howard subissait le contrecoup de ces derniers jours, son visage était profondément ridé et ses yeux soulignés de bistre.

— Tout a l’air de bien se passer, dis-je amicalement.

 

— Oui, c’est vrai. Aucun problème pour le moment. Hum — Est-ce que Mr Todros est avec vous ?

— En fait, il se trouve que oui, dis-je en tentant de cacher mon ahurissement.
— On m’a donné l’ordre — hum— j’ai décidé— de lui permettre de dessiner l’un des objets.

Tenant pour acquis (ou ne se préoccupant pas le moins du monde que ce ne soit pas le cas) qu’il avait été inclus dans le geste d’appel d’Howard, Emerson m’avait suivie.

 

— Lequel ? demanda-t-il.

 

— Celui qu’il veut, répondit Howard — qui ajouta avec une colère soudaine : mais pas dans la tombe !

 

— Bien sûr que non, disje. Vous avez trop de travail. Pourquoi pas dans la tombe d’entrepôt ? Comme Emerson, je réalisai que nous devions saisir le taureau par les cornes avant qu’Howard ne changeât d’avis.

— D’accord, dit-il d’un ton hargneux. (Il prit un crayon dans sa poche, et gribouilla un mot à l’arrière d’un télégramme.) Donnez ceci à Lucas. Et dites à Todros que je le tiendrai pour responsable du moindre dommage !

Je donnai un coup de coude à Emerson pour le prévenir de ne pas répliquer à cette remarque injuste, puis je pris le message de la main réticente d’Howard.

 

— Vite ! dis-je à Emerson tandis que nous repartions en hâte. Où est David ?

Nous eûmes du mal à nous débarrasser de la horde des journalistes. Ils étaient si avides de nouvelles qu’ils encerclaient tous ceux qui parlaient à Howard. Emerson les envoya au diable et je prétendis qu’Howard allait donner une conférence de presse. Aussitôt ils se précipitèrent vers la tombe comme une meute de chacals affamés autour d’un terrier. Je rejoignis les autres et les entrainai plus loin. Dès que nous fûmes à une distance raisonnable, je prévins David de la bonne nouvelle. Le regard que m’adressa ce cher garçon m’aurait mis les larmes aux yeux — si j’avais été une personne sentimentale.

— Vous avez amené votre matériel à dessin, je présume ? demandai-je.
— Oui, mais…

— De quoi d’autre avez-vous besoin ? demanda Nefret. Je vais retourner vous le chercher à la maison.

— De la peinture et des pinceaux…
— Je comprends. Vous venez avec moi, Margaret ?
Margaret accepta aussitôt. Elle semblait aussi heureuse et excitée que nous tous.

Le reste d’entre nous alla jusqu’à la tombe de Seti II. L’aire dégagée devant la tom be semblait la scène d’un indescriptible chaos : des objets qui attendaient d’être traités gisaient sur des tables ou des tréteaux, des planches pour construire les caisses d’emballage étaient entreposées contre les murs, du papier et divers matériaux trainaient un peu partout. A l’intérieur de la tombe dont la grille était ouverte, on pouvait voir une demi-douzaine de caisses déjà prêtes et plusieurs ateliers de travail. Même de l’extérieur, l’odeur d’acétone, de colle ou autres produits chimiques prenait à la gorge.

Lucas ne fut pas surpris de nous voir.

— Je me demandais quand Carter arrêterait de vous bouder, ditil. Comme vous le voyez, c’est plutôt la panique ici, mais je serai heureux de vous aider. Seriez-vous intéressé par un objet en particulier, Mr Todros.

Les yeux de David étaient déjà fixés sur lui— le coffre peint. Il était posé sur une table à un mètre dans le corridor. Lucas fronça les sourcils.

 

— Juste l’extérieur alors. L’intérieur est dans un état catastrophique et Mace n’a pas encore commencé à s’y attaquer. Je préfèrerais ne pas le bouger.

 

— Vous avez raison, disje tout en dressant le cou pour mieux voir. J’ai remarqué que vous aviez utilisé de la paraffine pour stabiliser l’extérieur.

 

— Le bois commençait à se fendiller et la peinture às’écailler, dit Lucas. Nous avons dû prendre des mesures immédiates.

— Il n’y a rien qui vaille la paraffine, affirmai-je.
— Elle fait du bon travail et elle relève même les couleurs.

— Nous allons vous laisser travailler, dis-je tout en ajoutant que quelqu’un viendrait sous peu apporter le reste du matériel de peinture de David.

 

Le cher garçon n’écouta même pas nos arrangements. Assis sur un siège pliant, il avait déjà commencé son dessin, perdu dans un monde intérieur.

— J’espère qu’il pourra le finir aujourd’hui, dis-je à Emerson. Il y a quelque chose de curieux dans cette histoire. Le ressentiment d’Howard est encore fermement en place. Il a reçu des ordres pour laisser David travailler.

— Lacau peut-être ? suggéra Ramsès.

 

— Carter se moque du service des antiquités, dit Emerson avec un reniflement de dédain. Il n’accepte des ordres que d’une seule personne.

 

— Lors Carnarvon, dis-je. Sa complaisance serait encore plus inexplicable.

 

Nous atteignîmes le fond de l’oued et, en tournant sur le chemin principal, nous y trouvâmes Sethos, assis sur un rocher. Il fumait une cigarette.

 

— Où étiez-vous ? demandai-je.

 

— Ça et là, ditil d’un ton traînant. N’est-ce pas l’heure de manger ? Sennia vient de m’informer qu’elle était affamée.

Après avoir récupéré Sennia et Gargery, nous trouvâmes une jolie petite tombe vide. Assis en cercle autour du panier de pique-nique, je laissai Sennia en explorer le contenu et nous tendre différents sandwiches.

— Où est Margaret ? demanda Sethos en acceptant le sien — au fromage.

 

— Elle et Nefret sont retournées à la maison chercher le matériel de peinture de David, dis-je. Howard lui a permis de copier un objet de la tombe.

— Vraiment ?
— Je pense que nous devrions rentrer après le déjeuner, dit miss Sennia. Gargery semble fatigué.

— Quoi ? dit Gargery en se redressant et en rattrapant fermement le sandwich qu’il avait failli laisser tomber. Fatigué ? Moi ?

 

— Je veux attendre le retour de Nefret, dis-je. Cela peut prendre un moment. Pourquoi vous et Gargery ne rentreriez pas avec Emerson, Sennia ?

 

— Je les ramènerai, dit Sethos en fourrageant dans le panier. Que me recommandez-vous, Sennia, tomate ou poulet ?

Il suivit son avis, choisit un sandwich au poulet et se rassit pour le manger.
— Il y a encore de la teinture derrière vos oreilles, dis-je du coin des lèvres.
Sethos me sourit et continua à manger.

Tous trois partirent après le repas, tandis que Ramsès, Emerson et moi attendions Nefret. Je n’avais pas été la seule à avoir deviné l’explication du comportement étrange d’Howard — ou alors Ramsès m’avait entendue.

— Lequel d’entre eux était-il ? demanda-t-il.

 

— Le messager le plus dépenaillé qui avait un vocabulaire particulièrement grossier, je pense. Vous savez qu’il a toujours tendance à en faire trop.

 

— Bon Dieu, s’écria Emerson. Vous pensez qu’il a… que Sethos était le… Comment diable a-t-il réussi à contrefaire un télégramme de Carnarvon ?

— Comme il vous le dirait certainement, il a ses méthodes. Je ne pense pas qu’il souhaite que David soit au courant. Ses principes sont tellement rigides qu’il pourrait trouver qu’Howard a été dupé de façon déloyale.

— C’est le cas, dit Emerson avec un sourire absolument ravi. Excellent ! Je vais devoir féliciter mon très cher frère. Pour une fois, il a mis ses douteux talents au service d’une bonne cause. Et le meilleur de tout, continua-til, c’est que Carter finira par apprendre qu’il a été trompé — mais seulement lorsqu’il sera trop tard pour changer quoi que ce soit.

Il éclata de rire de bon cœur, et Ramsès se joignit à lui. J’avoue que je me permis moi-même un léger gloussement.

Nous nous étions résignés à une longue attente mais nous fûmes agréablement surpris quand Nefret revint une bonne demiheure avant que nous ne puissions raisonnablement l’espérer. Elle était accompagnée de Selim — qui portait le chevalet de David et ses peintures.

— Comment avezvous pu revenir aussi vite ? m’exclamai-je en me hâtant à sa rencontre. J’espère que vous n’avez pas épuisé ces pauvres chevaux ?

— Non, dit Selim en grommelant quelque chose.
— Je vous demande pardon ? dis-je. Selim, parlez plus fort.
— Nous sommes venus en automobile, aboya Selim.

— C’est vraiment une journée magnifique, s’écria Emerson avec une exclamation ravie. Vous avez enfin réussi à la réparer, Selim.

— Oui, dit Selim en évitant soigneusement de me regarder.
— Allons-y, Selim, dis-je un peu vite. Mr Lucas nous attend.

— Je suis désolée, Mère, chuchota Nefret tandis que nous nous hâtions. J’ai pensé que l’urgence de la situation excusait la trahison.

 

— Vous avez eu raison, dis-je avec un soupir. Je suppose que dans chaque vie, un peu de pluie doit tomber.

 

Ramsès avait une ouïe excellente. Je crus l’entendre étouffer une exclamation.

Bien entendu, Emerson insista pour conduire l’automobile au retour. Ce qui laissa au reste d’entre nous le choix de se débrouiller avec les chevaux et les ânes qui restaient. Nous laissâmes Asfur pour David. Il ne partirait pas tant qu’il resterait de la lumière pour travailler.

Le crépuscule était tombé et nos autres hôtes rassemblés avant le retour d’Asfur, au pas, avec David cramponné à une boîte couverte qu’il tenait aussi tendrement que si cela avait été un bébé. Il la tendit à Ramsès tandis que Jamad emmenait Asfur. Quand il leva le couvercle, il y eut un unanime cri d’admiration — sauf celui de David qui était un cri de désespoir.

— Il a coulé — là et encore là— Je savais que c’était encore mouillé, mais je ne pouvais pas attendre que ce soit sec… Zut !

 

— C’est réparable, dis-je. Ou vous pourrez le refaire. David, c’est magnifique ! Vous avez su rendre les couleurs et la vivacité de la scène comme aucun autre ne le pourrait.

 

— C’est sacrément vrai, s’exclama Cyrus. Félicitations, mon garçon. L’Illustrated London News sera absolument enchanté.

 

David leva les yeux de la peinture qu’il inspectait toujours.

 

— Je ne compte pas le proposer à l’ILN, monsieur. Pas sans la permission officielle de Mr Carter.

D’ailleurs, j’ai cherché à le voir avant de partir afin de le remercier…
— Crénom, dit Emerson.
— Monsieur ?
— Hum — aucune importance. Continuez.
— Et bien, malheureusement, Mr carter est déjà rentré chez lui, dit David.

— Ah, vraiment ? dis-je. Nous le remercierons pour vous, David. Et— hum — vous n’avez aucunement besoin de sa permission pour vendre ceci à l’ILN, vous savez. Les droits que Carter et Carnarvon se sont octroyés sont extrêmement contestables.

— Oh, mais je ne pourrais pas le faire avant qu’il ne m’y autorise, s’exclama David et un sourire heureux illumina son visage. L’important est que cela ait été fait, vous ne croyez pas ? Je l’ai fait. Et fait,je ne voudrais pas m’abaisser en essayant de monnayer une tâche aussi merveilleuse.

— C’est une sacrée chance que David s’en aille demain, dit Emerson un peu plus tard, une fois nos hôtes partis et David retourné dans sa chambre finir ses bagages. Il aurait tenu à rendre visite à Carter en personne. Quel foutu ennui que ces foutus principes !

— Ce qui importe vraiment pour lui c’est le travail en lui-même, dit Sethos. Il l’a fait et c’est quelque chose qu’il gardera toujours.

— Oui, dit Emerson. C’est vrai. Au fait— hum— bravo. Voulez-vous un autre whisky-soda ? ***

Nous les vîmes partir tôt le matin suivant, au milieu des larmes et des rires, avec l’assurance que nous les retrouverions bientôt. David portait la boîte qui contenait sa peinture comme si elle avait été en verre filé.

— Portez-vous bien, disje en l’embrassant une dernière fois.
— J’ai reçu bien plus que je ne le méritais, tante Amelia.

— Vous avez reçu exactement ce que vous méritiez, David. Notre amour sincère, un vœu devenu réalité et, peut-être, une petite leçon qui vous aidera à être plus réfléchi.

— Je le serai, dit David sincèrement. Vous pouvez compter là-dessus.
Quand nous nous retrouvâmes pour le thé ce même jour, Emerson grommela :

— La maison est bien trop calme. L’enfant me manque déjà. (Je lui envoyai un petit coup de coude.) Mais je vous ai, mes chéris, pour me consoler.

 

— Je présume qu’il ne s’agissait pas de moi, dit Sethos. Margaret et moi allons aussi vous quitter avant peu, mais j’espère que vous pourrez supporter cette idée avec courage.

 

— Il parlait de nous, expliqua Charla d’un ton emphatique. Venez jouer avec moi au tir à l’arc, Grand-papa.

 

— Ou aux échecs, dit David John.

 

Pris entre Charybde et Scylla, Emerson opta pour le tir à l’arc. Lui et Charla partirent ensemble pendant que David John installait son échiquier. Je demandai à Sethos.

 

— Maintenant que vous avez pris votre retraite, que comptez-vous faire ?

 

— Je vais essayer d’écrire des romans fantastiques, répondit-il. David John m’a promis sa collaboration.

 

David John — qui comptait prendre Sethos comme adversaire — mordit à l’appât. — Voulezvous voir la fin que j’ai rédigée pour le livre que Grand-maman n’a pas voulu me laisser terminer ? demanda-til plein d’espoir.

 

— Rien ne me ferait plus plaisir, répondit Sethos avec une sincérité évidente. (Tout serait préférable pour lui à une nouvelle défaite humiliante aux échecs contre un adversaire de cinq ans.) David John partit en courant à la recherche de son manuscrit.

 

— Je ne voudrais pas paraître inhospitalière, dis-je mais avez-vous déjà prévu une date pour votre départ ?

— Cela dépend de vous, Amelia.
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire.

— Non ? Je vous ai vue surveiller de près chaque message du courrier. Je pense savoir ce que vous manigancez et je ne voudrais pas rater cela.

 

— Bon Dieu, dis-je quelque peu perturbée.

 

— Bon Dieu, dit Sethos un peu après— il venait de lire la première page du manuscrit de David John et semblait estomaqué.

 

***

 

En fait, j’attendais réellement un message et le délai qu’il mettait à arriver commençait à m’inquiéter. Qu’est-ce que ce diable d’homme attendait ?

 

La lettre tant espérée arriva enfin par porteur spécial dans l’après-midi. Nous étions dans la véranda quand je la lus et je fus incapable de réprimer un cri de triomphe.

 

— Ah ! Je le savais !

Emerson se mit plutôt en colère quand je dus m’expliquer. Cependant la perspective d’une action immédiate suffit à le distraire de ce qu’il qualifia de « foutue réticence » de ma part. Nous nous organisâmes pour partir peu après le diner afin de prendre le passage qui traversait le plateau vers la Vallée des Rois. La lune était brillante et nous connaissions chaque détour du chemin. Ce n’était pas le cas de Margaret, aussi je l’avais convaincue de rester à la maison.

Quand nous atteignîmes le sommet du gebel au dessus de Deir el Bahari, je prévins tout le monde d’avancer doucement et de ne plus parler. Nous n’allâmes pas loin avant d’entendre les bruits que j’avais espérés : des voix basses et les grommèlements maussades de plusieurs chameaux. Evitant les sombres formes qui s’étaient agglutinées en rond au bord de la falaise au dessus de la Vallée, j’appelai mes troupes à mon côté.

— Nous ne pouvons pas attendre jusqu’à ce qu’ils commencent à remonter les caisses emballées, chuchotai-je. Nous devons les arrêter maintenant, avant que les objets ne courent le risque d’être endommagés.

Grâce à mon informateur, nous étions arrivés au moment propice. Il y eut une explosion et un éclair de flamme suivis de cris violents dans l’oued en dessous.

 

— Maintenant ! criai-je en brandissant mon ombrelle.

 

Je me ruai à la rencontre des bandits.

Ce fut une bataille aussi brève qu’efficace grâce à l’effet de surprise. Les voleurs s’apprêtaient à descendre dans l’oued quand nous leur tombâmes dessus. Réalisant que mes alliés avaient la situation bien en main, je partis à la poursuite d’un homme qui s’enfuyait vers les crêtes du terrain inégal.

— C’est inutile, sir Malcolm, criai-je. Vous êtes bel et bien pris. Acceptez votre défaite et faites-y face comme un homme.

L’arrivée de Sethos mit fin à toute idée de résistance que sir Malcolm pourrait avoir eu en vue. Nous le ramenâmes sur ce qui avait été la scène de la bataille. Les soi-disant voleurs étaient recroquevillés sur le sol, surveillés par Ramsès. Parmi eux, je reconnus Aguil et Deib ibn Simsah.

— Des dégâts ? criai-je à Emerson qui était descendu pour inspecter.
— Un énorme trou de plusieurs mètres dans l’oued. Bravo, vous autres, ajouta-t-il en arabe.

Il remonta, escaladant la pente aussi facilement qu’une chèv re des montagnes. Les voleurs avaient exactement suivi le plan que Sethos avait imaginé. Un premier groupe était descendu pour tenter de neutraliser les gardes devant la tombe de Seti II, après avoir créé une explosion pour les attirer. Mais les gardes, qui avaient été prévenus, les attendaient. Nous, au sommet de la falaise, nous devions nous occuper du second groupe qui attendait près des chameaux pour emporter le produit du pillage.

Sir Malcolm s’assit de lui -même sur le sol. Il avait perdu sa perruque et son crane, nu comme un œuf, luisait sous la clarté des étoiles. Je me tenais devant lui avec mon ombrelle dressée, tandis que son domestique était accroupi à ses pieds.

— Pris la main dans le sac, s’exclama Emerson d’un ton satisfait.
— Pris à faire quoi? rétorqua l’autre.

Sir Malcolm n’était pas homme à se laisser facilement intimider. Il avait eu le temps de reprendre sa respiration et d’inventer une excuse.

 

— J’étais venu ici pour la même raison que vous, professeur. Parce que je suspectais une tentative de vol contre la tombe.

— C’est un mensonge, hurla Emerson.
— Prouvez-le.

— Je peux le prouver, disje en retenant Emerson. N’est-ce pas Mr Gabra ? (Le domestique de sir Malcolm se releva.) Puis-je vous présenter le lieutenant Gabra de la police de Louxor, sir Malcolm. Il est ici avec la permission de son chef, l’inspecteur Aziz et il a assisté, sans être vu, à toutes les conversations que vous avez eues avec Aguil et Deib— ces misérables idiots sans moralité qui ont accepté de travailler avec vous bien que vous soyez responsable de la mort de leur frère.

— Non, cria sir Malcolm, le visage aussi blanc que le crane. Sa mort était un accident. Cet abruti n’a pas tenu compte de mes instructions.

 

— Eh bien, dis-je très satisfaite. Vous avez déjà avoué cela.

Gabra parla pour la première fois. Il portait toujours la même galabieh rapiécée mais sa posture avait changé, et il se tenait désormais bien droit, comme l’homme compétent et courageux qu’il était réellement.

— C’est ce qu’il a dit à Aguil et à Deib, ditil. La bombe était un galop d’essai, comme on dit. Farhat était supposé l’emmener à bonne distance et l’amorcer, pour prouver qu’il savait le faire. En fait, il a prouvé que non.
— Homicide par négligence, dis-je en réfléchissant.

— Vous ne pouvez pas m’en accuser, bredouilla sir Malcolm. (En dépit de l’air frais de la nuit, la sueur dégoulinait sur son visage.) Farhat n’était qu’un imbécile arrogant.

— Peut-être ne le pourrais-je pas, admis-je avec regret. Mais il y a assez de charges évidentes pour vousaccuser d’une tentative de vol du trésor de Toutankhamon. Emmenez-le avec les autres, lieutenant, et félicitation pour ce travail rondement mené.

***
— Il s’en sortira, dit Sethos, quel que soit le prix que cela lui coûtera.
A moitié couché dans un fauteuil incliné, les jambes étendues, il leva son verre en guise de salut.

— Je le crains aussi, grogna Emerson. C’est un homme riche et un aristocrate anglais tandis que Gabra, aux yeux de ces crétins de l’administration, n’est qu’un "indigène".

 

— Voulez-vous que je publie cette histoire ? demanda Margaret.

 

— Il réclamerait jusqu’à votre dernier penny en dommage et intérêt, dit son mari d’un ton traînant. Je ne pourrais pas payer cela.

 

— Nous avons au moins la satisfaction de savoir que sir Malcolm a été profondément humilié, disje. Le bruit va circuler. Je doute qu’il puisse revenir en Egypte de sitôt.

— S’il le fait, je lui donnerai la raclée qu’il méritait, gronda Emerson — qui tourna sa colère contre son frère. Et en parlant de raclée, je me sens tenté de m’occuper de vous. Pourquoi nous avoir raconté tout ce galimatias ?

— Il fallait bien que je vous dise quelque chose, dit Sethos en tortillant sa moustache comme un bandit de bas étage.

— Grrr, rugit Emerson. Je suppose que vous n’essayez pas volontairement de m’énerver ? Je veux bien comprendre que vous suiviez des ordres et que vous aviez été dupé sur la vraie nature de la conspiration mais, si vous croyiez réellement que ce code était un faux, pourquoi avez-vous laissé Ramsès perdre des jours et des joursà essayer de le déchiffrer ? Pourquoi l’avoir apporté ici aussi ?

— Ce n’était qu’une excuse, dis-je. Votre frère a tenu à revenir ici parce qu’il était malade, seul et effrayé.

Mes paroles tombèrent comme des pierres dans un silence soudain. Margaret retint sa respiration et les yeux saphir d’Emerson s’adoucirent. Sethos baissa la tête sur ses mains croisées, tandis qu’une rougeur fonçait ses joues mates.

— Je ne vois pas pourquoi vous devriez en avoir honte, dis-je. Tout le monde aurait agi ainsi — mais oui, Emerson, vous aussi.

 

— Mais je ne voudrais pas non plus l’admettre, marmonna Emerson. Laissez-le tranquille, Peabody.

 

— Une chose encore, dis-je en sortant une petite liste de ma poche. (Le papier était quelque peu défraîchi par de fréquentes manipulations.) L’homme dans le souk…

 

— Quel homme ? demanda Ramsès.

— Auriezvous oublié ? Moi pas. Le gentil monsieur qui a donné de l’argent à Charla le jour où elle s’est sauvée au Caire avec Ali, le safragi. C’était vous, dis-je en pointant le doigt vers mon beaufrère, vous deviez surveiller l’hôtel — pour nous voir. Nous— votre famille.
Sethos redressa la tête et leva ses mains en l’air.

— Amelia, je vous en prie, vous avez gagné. Mon humiliation est complète. Oui, j’ai ressenti un irrésistible besoin de vous voir, de savoir que tout allait bien pour vous. Quand j’ai vu Charla sortir en sautillant, seulement accompagnée de ce safragi inconscient, je les ai suivis.

— Lui donner de l’argent pour qu’elle se rende malade avec des sucreries n’était que l’une de vos petites plaisanteries, je suppose, dit Ramsès— mais il n’avait pas accusation dans la voix, juste une touche d’amusement.

— Je ne pensais pas qu’elle se rendrait malade. Je l’ai fait parce que… Parce que j’avais envie de lui faire plaisir.

 

Comme son « humiliation », ma revanche était complète. Sethos était finalement bel et bien réformé ! Je décidai qu’il avait assez souffert et je changeai de sujet.

 

— Qu’allez-vous faire maintenant ? demandai-je.

— Je vais rentrer en Angleterre, accompagné par ma Beauté, dit Sethos avec un hochement de tête vers sa femme — qui roula des yeux et lui sourit. Je vais humblement demander à ma fille de me pardonner et apprendre à connaître mon petit-fils. La vie est courte. Autant en profiter.

— Et je veillerai à ce qu’il fasse ce qu’il a promis, dit Margaret gaiement. Mais nous reviendrons pour voir Carter ouvrir la chambre funéraire. J’aimerais bien finir par écrire quelque chose là-dessus ! ***

 

— La maison semble bien vide maintenant que tout le monde est parti, dit Emerson avec un soupir.

 

C’était une parfaite ouverture mais ni Ramsès ni Nefret n’eut le courage d’en tirer parti. Comme d’habitude, la corvée retombait sur moi.

 

— J’ai regardé dans les derniers journaux, dis-je. Il y a plusieurs jolies maisons à louer à Roda el Maadi.

— Quoi ? dit Emerson en se redressant avec un sursaut.
— Vous vous êtes décidés, n’est-ce pas ? demandai-je à Ramsès.
— Oui. Père, nous…

— Alors vous feriez mieux de vous atteler à la tâche de trouver une maison appropriée si vous voulez vous y installer avant avril.

— Oh, dit Ramsès en se passant la main dans les cheveux. Vous le saviez !
— Bien entendu. Je suis très heureuse pour vous, mes chéris.

— Que… (Emerson était un peu lent à comprendre parfois, mais c’était quelque chose qu’il attendait depuis longtemps.) Quoi ? Nefret est… Vous êtes…

 

— Oui, Père, dit Nefret qui vint s’agenouiller à côté de son fauteuil pour lui prendre la main ? Je vous en prie, dites que vous êtes heureux vous aussi.

 

Bouleversé, Emerson leva la main de Nefret jusqu’à ses lèvres.

 

L’enfant serait une fille. J’en avais parlé avec Abdullah la nuit précédente.

***
— Et bien, Peabody, dit Emerson. J’espère que vous êtes contente de vous ?

A vrai dire, c’était le cas. Nous venions de nous retirer dans notre chambre après plusieurs whiskys soda pour célébrer la nouvelle (et un verre de lait chaud pour Nefret) et d’affectueux bonsoirs. Emerson, déjà torse nu, s’assit sur une chaise pour retirer ses chaussures.

— Vous l’êtes, n’est-ce pas ? répéta Emerson. Je vois sur votre visage un petit sourire satisfait. Depuis quand le saviezvous ? Pourquoi ne me l’aviez-vous pas dit ?

 

— Je le savais depuis quelques temps. Il y a des indications qui… Mais c’était leur petit secret, Emerson.

 

— Cela ne vous avait jamais arrêtée auparavant.

 

Je tournai la tête. Lentement, avec préméditation, Emerson retira sa chaussure, la souleva d’une main et la jeta, d’un tir précis, sur une lampe des plus horribles.

 

— Mais enfin, Emerson, m’exclamai-je. Qu’est-ce qui vous prend ?

— Toute cette année, dit Emerson en se relevant et avec une voix qui roula comme un grondement de tonnerre, vous m’avez trompé, Peabody, vous avez œuvré derrière mon dos, vous ne m’avez jamais mis dans vos confidences. J’en ai assez ! Je ne le supporterai pas une minute de plus !

— Mais, Emerson…
— Pas un mot de plus ! hurla Emerson.
Il traversa la chambre d’un seul bond et m’arracha à mon siège pour me serrer contre lui.

— Et bien, disje quand je retrouvai ma respiration, J’attends depuis des mois que vous fassiez cela, Emerson. Avez-vous enfin décidé que je n’étais pas devenue fragile ?

 

— J’ai décidé, dit Emerson en me portant jusqu’au lit, que vous étiez immortelle. «L’âge est sans influence… et le temps n’atteint pas votre infinie diversité. »

— De la poésie, Emerson ! m’écriai-je.
— Shakespeare, dit-il fièrement. Je connais un autre poème, ma chérie.
— Puisje l’entendre ?
— «Le peu d’utilité d’un roi sans emploi… marié à une épouse âgée… »

Je lui jetai l’oreiller à la tête. Après un court intervalle animé, il s’arrêta pour me dire le souffle court.

— Vous ne m’avez pas laissé finir, Peabody. Comment est-ce déjà ? «Il n’est pas trop tard pour atteindre un nouveau monde. » Pourrionsnous prendre l’Amelia pour naviguer ensemble sur le fleuve ? Ne serait-ce pas comme « Poussez les rames et souquez ferme afin de creuser des sillons profonds » ?

— « Pour pouvoir atteindre les Iles Bienheureuses » continuai-je rêveusement. — « Et retrouver le grand Abdullah (NdT : Achille dans le texte original) que nous connaissions ».

 

— Vous faites un horrible galimatias de Tennyson, Emerson.

 

— C’est l’intention qui compte, Peabody. «Le battement uni de deux cœurs héroïques. » Voilà ce que nous sommes. « Nous attaquons, cherchons trouvons, sans jamais renoncer ».

 

F I N