Chapitre 10

Nous étions dans la salon à attendre que le dîner soit annoncé quand Nefret entra. — Où sont David et Ramsès ? demandai-je. Nous allons bientôt dîner.

— Ils sont partis, dit Nefret en repoussant d’un geste brusque une mèche de ses cheveux en arrière.

 

Je suppose que nous étions tous un peu énervés— ou peut-être y avait-il eu quelque chose dans sa voix— mais Sethos la regarda les sourcils froncés, et Emerson se releva d’un bond.

— A cette heure ? demandaije. Qu’est-il arrivé ?
Nefret sortit un papier froissé de son chemisier et me le tendit.

— Rien, dit-elle. Du moins — je ne sais pas, Mère. Je n’ai pas réussi à l’arrêter. Il est allé trop vite. Il a sauté par la fenêtre et il est parti en courant. Je n’avais pas fini de m’habiller et… — Calmez-vous, ma chérie, disje en tendant le message à Emerson. Je suppose que ‘il’ se réfère à Ramsès. David était-il déjà parti ?

 

— Oui.

 

— Il dit qu’il est allé marcher ? dit Emerson. Curieux, mais pas inquiétant. Nefret, ma chérie, asseyez-vous et laissez-moi vous offrir un verre de— de quelque chose.

 

Sethos, le dernier à avoir lu le message, fit mine de parler, hésita puis referma la bouche. En le regardant, je dis :

 

— Emerson a raison Nefret. L’agitation n’est pas conseillée pour vous et je suis certaine que vous n’avez aucune raison de vous inquiéter.

Pendant un moment, je crus qu’elle allait jurer comme je l’avais fait plus tôt en entendant cette phrase absurde. Elle repoussa du geste le verre qu’Emerson lui apportait, prit une grande respiration et dit d’une voix contrôlée :

— Je préfèrerais du sherry, Père, si cela ne vous gène pas.
— Oh, dit Emerson. Oh, bien sûr.
Il me tendit le whisky et servit à Nefret ce qu’elle avait demandé.
— Avez-vous vu la direction que Ramsès a prise ? demandai-je déterminée à agir normalement.

— Pas vraiment. (Elle avait essayé de rester impassible mais, après une seule gorgée de sherry, elle explosa brutalement.) Pourquoi David se serait-il faufilé dehors sans nous parler ? Il savait bien que nous allions nous inquiéter pour lui ! Ramsès a dit qu’il allait seulement le rattraper et le ramener, mais il a emporté son couteau et il n’a pas voulu m’attendre ni vous demander de l’aide. Et puis il y a ces démons qui ont enlevé Margaret et qui sont partout, qui nous surveillent et… Et vous dites que je n’ai aucune raison de m’inquiéter ?

— Je vais aller les chercher, s’exclama Emerson.

— Où ? demanda Nefret. Ils pourraient être n’importe où depuis Gourna jusqu’au fleuve maintenant. Enfer et damnation ! J’aurais dû suivre Ramsès même les pieds nus et en combinaison. (Ses yeux étaient pleins de larmes.)

— Nefret, voyons. (Sethos se leva et vint vers elle.) Croyezmoi, vous n’avez aucune raison de… D’accord, d’accord, je ne le dirai pas. Je ne sais pas ce qui est arrivé à Ramsès et à David, mais je sais que Margaret reviendra bientôt. En fait, Margaret… (Il hésita.)

Une larme glissa doucement sur la joue de Nefret. C’était l’une de ces femmes qui peuvent pleurer en restant magnifiques, sans convulsions du visage ni yeux rougis. Elle levait ses yeux-là, brillants, bleus et confiants vers Sethos.

— Oh, mon Dieu, ditil. Margaret n’a pas disparu. Je sais précisément où elle est et je vous assure qu’elle va bien. Elle est furieuse, mais elle va bien.

 

Un silence de mort suivi cet aveu. Emerson fut le premier à récupérer et sa réaction fut caractéristique — un coup de poing violent qui envoya Sethos à terre.

— Ainsi, rugitil d’un ton furieux, c’était vous. Depuis le début, c’était vous.
***
Manuscrit H

— Non, dit David d’une voix déformée par le sang qui coulait de ses narines. (Il s’essuya de la manche.) Pas depuis le début. Ramsès…

 

— Désolé mais je n’ai pas de mouchoir à vous offrir. Le mien est devenu assez peu hygiénique. Faire saigner le nez de David avait un peu atténué sa colère, mais sa voix vibrait encore. David fouilla dans sa poche et sortit son mouchoir.

 

— Je comprends que vous soyez en colère. Mais si vous vouliez écouter…

 

— J’écoute. D’ailleurs je n’ai pas tellement d’autres options, non ? M’évader par la force ne serait pas une alternative très sensée.

 

— Vous avez vraiment une sale tête. Vous ne voulez pas vous asseoir ?

Il all a jusqu’à la porte et parla à quelqu’un au dehors. La porte s’entrouvrit à peine, et une main poussa à l’intérieur une jarre à oreillettes. Ramsès devint conscient de la tension de ses muscles crispés et de plusieurs points douloureux qui tourneraient bientôt en meurtrissures. Il souleva le récipient et but à la régalade. David s’assit sur le sol, jambes croisées. Il tendit une cigarette à Ramsès. Il fut d’abord tenté de refuser ce qui était à l’évidence une offre de paix, mais cela aurait été puéril. L’incrédulité avait remplacé sa colère. David était exactement comme il l’avait toujours été, avec sa physionomie avenante et soucieuse, ses doux yeux bruns et anxieux. Son meilleur ami, l’homme au monde en qui il avait le plus confiance…

— Alors ? dit-il, une fois que David lui eût allumé sa cigarette.
— Je vais tout vous raconter.
— Ce serait gentil de votre part.

— Je vous en prie, dit David en grimaçant, je préfère que vous me frappiez plutôt qu’utiliser ce tonlà avec moi. Ce n’est pas ce que vous pensez, Ramsès. Je ne savais absolument rien de toute cette affaire avant d’arriver au Caire. Vous m’en aviez dit un peu à Alexandrie, mais nous n’avions pas eu le temps de parler, il y avait toujours quelqu’un avec nous. Et vous étiez toujours avec moi. Ainsi que je l’ai appris plus tard, d’autres personnes attendaient une opportunité de me parler en privé avant que je ne quitte le Caire. Mais vous ne me laissiez pas seul une minute. Vous vous demandiez pourquoi ils s’étaient donné la peine d’enlever Gargery ? Ils espéraient juste que nous nous séparions pour partir à sa recherche — ce que nous avons fait. Dès que vous avez été hors de vue, l’un d’eux s’est approché. Vous vous rappelez cet homme qui avait pour nom Bachir ?

— Celui qui faisait partie du groupe de radicaux que nous avions infiltrés pendant la guerre ? Je pensais qu’il avait été déporté avec les autres révolutionnaires.

— Il l’a été. Bachir était son « nom de guerre ». Son vrai nom est Mohammed Fehmi et il vient d’une famille aisée. Après la guerre, quand il a eu fini son temps, ils l’ont laissé sortir, en partie grâce à l’influence de son père. C’est maintenant un membre influent de la société, et il travaille avec l’un des ministres. Pour faire court, ce qui était nécessaire parce que nous n’avions guère de temps, il m’a dit de but en blanc que lui et son groupe avaient planifié un coup d’état — sans effusion de sang. Ils en avaient marre de Fouad et de ses plans tortueux, et voulaient le remplacer par quelqu’un qui soutiendrait leurs aspirations et respecterait la constitution.

Les lèvres de Ramsès s’incurvèrent de façon expressive.
— Vraiment ?

— Je sais ce que vous pensez, dit David, mais je n’avais aucune raison de ne pas le croire, Ramsès. Il a insisté sur le fait qu’ils n’avaient blessé personne, et qu’ils n’avaient pas l’intention de le faire. J’ai accepté de garder le silence, du moins pour un temps. A ce moment-là, je ne connaissais pas encore toute l’histoire.

— Vous l’avez su quand nous en avons parlé durant la nuit.

— Oui, acquiesça David, etvous m’avez confirmé ce que Bachir avait dit. Il avait franchement admis que certaines personnes avaient perdu la tête après que Sethos eut volé leur précieux document et qu’il y avait eu une sacrée agitation pour le récupérer. Mais depuis, ils s’étaient contentés de vous surveiller de près, vous et votre famille.

Je voulais vous en parler, Ramsès, je le voulais vraiment mais — et bien, je ne suis pas aussi naïf que vous le pensez. Bachir avait offert à un âne stupide une belle carotte bien juteuse, mais il pouvait y avoir un bâton caché derrière son dos. J’avais besoin d’en savoir davantage sur leurs intentions et la meilleure façon de rester en bons termes avec eux était de le laisser croire que j’étais avec eux — et de plein cœur.

Vous l’êtes, pensa Ramsè s en remarquant que David évitait de le regarder— avec eux, et de plein cœur. Vous avez cru Bachirparce que vous vouliez croire à un coup d’état « sans effusion de sang » qui réaliserait vos vœux les plus profonds pour votre pays, qui apporterait son soutien à une cause qui vous est chère et pour laquelle vous vous avez combattu toute votre vie.

Ce ne serait pas sans effusion de sang, cependant. Les coups d’état ne le sont jamais. Certains ne les rejoignent que par un goût pervers pour la violence.

Ramsès savait ce que c’était que d’être écartelé entre des loyautés divergentes. Il avait eu à trahir sa famille, et même Nefret, quand il avait travaillé sous le manteau durant la grande guerre. Il avait détesté sa traitrise, ses supérieurs et surtout lui-même— comme David devait le faire aujourd’hui.

— Alors ? Qu’avez-vous décidé ? demanda-t-il.

 

David connaissait la moindre nuance de la voix ou de la physionomie de son ami. Il réagit à son ton adouci avec un regard direct et un sourire hésitant.

— Ce soir, quand j’ai entendu ce qui était arrivé à Margaret, j’ai décidé que j’avais sans doute été plus naïf que je le croyais. Bachirm’avait donné sa parole de ne rien faire, aussi je suis venu ici demander des explications. Il m’avait donné cette adresse au cas où j’aurais eu besoin de les contacter.

— Qu’ont-ils fait de Margaret ? demanda Ramsès en acceptant une autre cigarette. — Ils disent qu’ils ne l’ont pas prise.
— Vous les croyez ?

— Je ne sais plus que croire, dit David en se passant la main sur la figure. Sauf que j’ai commis la pire erreur de ma vie. Qu’allons-nous faire ?

 

— Je ne pense pas que vos petits copains vont me laisser repartir avec leurs plus profondes excuses.

— Vous parleriez, n’est-ce pas ? Vous préviendriez les autorités ?
Ramsès ne voulait pas mentir à David. Dans quel but le ferait-il ?
— Oui.

— Je savais que vous diriez cela. Je vais vous faire sortir de là, Ramsès. Je le jure. Je n’ai jamais voulu cela.

— Je sais, mais quelle importance maintenant. Comment pourrais-je vous le reprocher ? J’ai fait tant de folies moi-même. Peut-être devriezvous aller bavarder avec eux et découvrir ce qu’ils comptent faire— de nous deux.

— Ils n’ont aucune raison de ne pas me faire confiance, dit David lentement. Je n’ai pas voulu qu’ils vous maltraitent mais ils ne retiendront pas cela contre moi. Je n’ai pas eu l’opportunité de leur poser d’autres questions. (Il sourit ironiquement et se releva.) C’est aussi bien d’ailleurs, j’aurais peut- être dit ce qu’il ne fallait pas. Je reviendrai dès que je pourrai.

Il sortit avant que Ramsès ne puisse répondre. Il n’y avait pas besoin de réponse d’ailleurs, ni d’une poignée de main ou d’un quelconque autre signe d’accord. Ils se connaissaient tous les deux trop bien et depuis trop longtemps. David ne s’était certainement pas pardonné si vite, mais il réparerait son erreur et mettrait sa culpabilité de côté, jusqu’à ce qu’il puisse faire amende honorable.

Il avait laissé le paquet de cigarettes et la jarre d’eau. Ramsès but à nouveau, puis il se rinça les mains et le visage, et fit l’inspection de sa prison. La pièce n’avait pas été destinée à cet usage, bien qu’elle n’ait qu’une seule porte et que l’unique fenêtre soit barricadée — une coutume fréquente contre les voleurs. Quelqu’un l’avait récemment occupée, et brièvement à en juger par le peu d’affaires personnelles qui restaient.

Tout ceci ne lui apprenait rien de plus. Une chose était sure cependant. Ils ne pourraient se permettre de le relâcher. Pas alors qu’il savait où étaient leurs quartiers. Lui et David devraient donc trouver un moyen de s’évader. S’ils ne réussissaient pas à échapper à quelques assassins ordinaires, ils ne méritaient vraiment pas la réputation qu’ils avaient acquise. Ils devraient aussi libérer Margaret, en supposant qu’elle ne soit pas dans un autre de leurs repaires.

Le temps passa. Il enleva la boue séchée du cadran de sa montre et découvrit, comme il s’en était douté, qu’elle n’avait pas survécu à l’immersion prolongée. Les aiguilles immobiles semblaient l’accuser. Il soupira. Nefret allait s’inquiéter. Il lui causait trop souvent ce genre d’inquiétudes.

Certains auraient pu l’accuser de naïveté pour croire au retournement de David. Ils auraient tort. David ne pouvait pas le tromper, même s’il l’avait voulu. Ramsès connaissait trop bien son ami. «Qu’allons-nous faire ? » avait-il dit.

Ils avaient été trois jeunes aventuriers autrefois, toujours ensemble — David, Nefret et lui — stupides et inconscients. Nefret était aussi intrépide qu’eux. C’était elle qui lui causait des soucis alors. Ilse rappela la fois où elle les avait menacés pour qu’ils l’emmènent dans l’un des pires taudis du Caire, à la poursuite d’un manuscrit de valeur. Ils s’en étaient sortis de justesse — sains et saufs— avec le manuscrit. David aurait pu avoir la gorge tranchée cette nuitlà sans la présence d’esprit de Nefret et sa rapidité de réaction pendant qu’eux-mêmes restaient figés devant la femme qui les agressait. Le lien entre eux n’avait jamais été brisé.

Quand David revint, Ramsès faisait les cent pas dans la petite chambre. Avant qu’il ne puisse parler, son ami dit d’une voix sonore :

 

— Je vous ai apporté à manger. Asseyez-vous et laissez vos mains bien en vue. Si vous nous causez le moindre ennui, nous vous attacherons.

 

— Je ne causerai aucun ennui, dit Ramsès en s’asseyant sur le lit.

La porte avait à peine été entrebâillée, puis refermée. David tenait une assiette. Ramsès étudia son dîner sans enthousiasme. Du fuul, un plat populaire de haricots bruns écrasés et un morceau de pain. Aucun couvert n’avait été fourni mais il avait l’habitude de manger à la méthode arabe, aussi il plongea ses doigts dans le mélange peu ragoûtant et se força à en avaler une bouchée.

— Ils vont vous garder ici quelques jours, dit David en s’asseyant à côté de lui. Sans vous blesser, ce qui a été la condition de ma pleine coopération. Une fois leur dessein accompli, ils n’auront plus besoin de vous.

Il avait baissé la voix en parlant. Ramsès comprit que quelqu’un écoutait.
— Combien de temps ? souffla-t-il.

— Deux jours, trois au plus.Margaret n’est pas ici. J’ai pu fouiller toute la maison, ils ne m’en ont pas empêché.

 

— Ils peuvent l’avoir emmenée ailleurs. Si nous faisons un prisonnier, nous pourrons lui faire dire où elle se trouve.

En dépit de son besoin urgent de retrouver sa femme, le moral de Ramsès était déjà meilleur. Avoir David à son côté était aussi bon qu’une armée — meilleur en un sens. David était sa roue de secours, l’élément sensé du groupe, ainsi qu’il le démontra encore.

— Au risque de paraître brutal, dit-il, je ne me soucie guère de Margaret pour le moment. Nous aurons déjà du mal à nous sortir de là sans avoir besoin d’y ajouter un héroïsme inutile. Tenez. J’ai repris votre couteau.

Quelque chose se pressa contre la hanche de Ramsès et il changea souplement de position pour le dissimuler sous lui. Il n’avait pas découvert de trous indiscrets dans le mur, mais la serrure était grande et assez délabrée.

— Nous allons attendre jusqu’à ce que la plupart d’entre eux soient allés au dodo, continua David. Il ne restera que deux hommes de garde. Bachirest déjà reparti. J’ai accepté de rester ici. En fait, j’ai même refusé de partir quand ils m’ont dit que je le pouvais. Une offre sournoise, n’est-ce pas ?

— Un test, peut-être.

 

— Oui, c’est ce que j’ai pensé. Votre porte est verrouillée et ils ne me font pas assez confiance pour m’avoir donné une clef. Je devrais pouvoir la forcer, sinon il vous faudra la faire tomber. — Je vais avoir du mal à attendre, dit Ramsès en massant son épaule endolorie. Quelle heure estil ?

— Presque onze heures. D’ici une heure, les garçons devraient être couchés.
— Zut, grogna Ramsès. Nefret doit être de plus en plus frénétique.

— Sans même parler de vos parents, dit David. Tante Amelia va peut-être apparaître en brandissant son ombrelle.

— N’essayez pas de me réconforter, marmonna Ramsès. (Il essaya d’avaler une autre bouchée de son plat immonde. C’était froid et fade.) Ils ne retrouveront pas notre trace. Je me suis assuré — c’est vraiment intelligent de ma part— que personne ne pourrait me suivre.

— Je ferais mieux d’y aller et de coopérer d’une façon convaincante, dit David en tendant la main. Ils m’ont dit de ne pas vous laisser le plat.

 

— Ils ont peur que je colmate les trous dans le mur avec ce qui reste, sans doute ? Je vous le rends volontiers.

David reprit l’assiette et s’en alla sans rien ajouter. Ils œuvreraient ensemble, et s’il le fallait combattraient ensemble, comme le mécanisme bien huilé qu’ils étaient devenu. Ramsès sourit. Tout allait bien.

La clef tourna dans la serrure. Il n’avait plus rien à faire d’autre qu’attendre.
***
Emerson se penchait sur son frère, poings serrés, front furieusement plissé.

— N’oubliez pas surtout le code, dit Sethos qui restait prudemment allongé. On ne frappe pas un homme au sol.

— Relevez-vous immédiatement !
— Je n’y tiens pas — si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
La porte s’ouvrit et Fatima passa la tête à l’intérieur :
— Le dîner est… (Voyant Sethos au sol, elle se précipita vers lui.) Est-il encore malade ?

— Non, je l’ai frappé, grogna Emerson entre ses dents serrées. Et je compte recommencer s’il s’avise seulement de cligner de l’œil.

— Oh ! Il ne va pas le faire, s’écria Fatima. Ne le frappez plus.
— Il vaut mieux qu’il reste conscient pour répondre à nos questions, dis-je.
Tout en gardant lesyeux fixés sur son frère, Sethos s’assit et se frotta le menton.

— Vous n’avez pas besoin de m’interroger, Amelia, marmonna-til d’une voix indistincte. J’ai l’intention de tout vous dire, du moins si mes blessures me le permettent. On dit que le whisky est souverain pour guérir les mâchoires douloureuses.

Devant son air sardonique, Emerson recommença à rugir.

 

— Servez-le, dis-je impatiemment. Et laissez-moi ajouter, Sethos, que les plaisanteries ne sont plus de mise. Qu’avez-vous fait de Margaret ?

Bien en tendu, cher lecteur, j’avais eu le temps de réfléchir. La nuit de Noël, Sethos s’était arrangé pour rendre Margaret folle de rage et incité Kevin à la laisser rentrer seule. Je n’y avais pas pensé sur le moment, mais je ne pouvais pas me le reprocher. La vision rétrospective est toujours plus utile que l’observation directe. Et il y avait autre chose que je n’avais pas réalisé sur le moment…

— Daoud ! m’écriai-je. Est-ce que Daoud est impliqué là-dedans ?

 

Fatima, qui s’était immédiatement précipitée pour apporter un whisky à Sethos, poussa un petit cri de protestation.

 

— Mais oui ! Il y était prêt et bien disposé, dit Sethos. N’aviez-vous pas dit que vous aimeriez bien pouvoir reprendre Margaret ?

 

— Peabody ! s’exclama Emerson. L’avez-vous fait ?

 

— Nom d’un chien, disje. J’ai dit quelque chose de ce genre mais c’était… juste l’expression d’un regret, et absolument pas un ordre.

— Vous ne pouvez attendre de Daoud qu’il comprenne de telles distinctions, dit Sethos. « Qui me débarrassera de ce prêtre turbulent ? »fut suffisant pour les sbires d’Edouard II. (NdT : Sethos se trompe, il s’agit d’Henri II)

— Mais qu’est-ce que ce foutu Edouard II vient faire dans cette histoire ? demanda Emerson un peu perdu. Et cessez de ricaner, vous !

— Je vous demande pardon. (Le sourire narquois de Sethos retourna dans les limbes.) Daoud a gardé quelques doutes, je crois. Vous avez dû remarquer qu’il s’était soigneusement tenu loin de vous ces derniers jours. Il ne faut pas le blâmer. Il n’a agi ainsi que pour réponde à vos souhaits.

— Je ne le blâme pas, disje. Pas plus que le chauffeur qui, je n’en doute pas, a suivi les ordres de Daoud en se cachant. Où a-til emmené Margaret ? Pas chez lui, Khadija me l’aurait dit.

— Daoud et moi avons décidé de ne pas courir ce risque, admit Sethos. Margaret est chez l’un de ses innombrables parents, un homme sourd et quelque peu simple d’esprit dont la femme, une horrible vieille peau, s’est disputée avec toutes les autres villageoises. Elle a été bien payée pour s’occuper de Margaret, et je crois savoir que ma chère femme jouit de tout le confort possible.

— Vous ne le savez pas ? disje horrifiée. Vous n’avez pas été la voir ?

— Et bien, vous voyez, j’avais imaginé un plan, dit Sethos en s’installant confortablement contre le mur. Il m’est apparu que Margaret avait besoin que je la courtise à nouveau. Bien qu’elle ne veuille jamais l’admettre, elle est terriblement romantique au fond. Vous aviez souligné qu’elle pouvait m’en vouloir de ne pas avoir été héroïque, comme le sauveur…

— Allez-vous me reprocher cela ? demandai-je.

— Pas du tout, ma chère Amelia. Vous aviez fait une réflexion pleine de bon sens et je me suis appliqué à la suivre. J’avais l’intention d’organiser un sauvetage en bonne et due forme, épée à la main — du moins si j’avais pu en trouver une — pour l’enlever de haute lutte à ses ravisseurs.

— Bon Dieu ! s’exclama Emerson. Etes-vous en train de prétendre que l’enlèvement de Margaret n’a rien à voir avec — l’autre affaire ?

— Exactement, dit Sethos. J’ai dû vous le dire pour réconforter Nefret. Il est possible que David ait eu vent de mon geste impulsif et qu’il soit parti, comme un chevalier d’antan, délivrer la princesse captive.

— Oui, c’est possible, dit Nefret pleine d’espoir. David a de la famille à Gourna. Ils l’aiment tous beaucoup et ils lui font confiance.

— Je vais allez les retrouver, dit Emerson en sursautant.
— Et délivrer la pauvre Margaret, ajouta Nefret indignée.
— Le dîner est servi, dit Fatima

Je me pris la tête à deux mains parce que je commençais à trouverque la situation s’égarait un peu entre la confusion et les hypothèses hasardeuses.

— Emerson, attendez, disje. Nous devons d’abord en discuter.
— La dîner est servi, insista Fatima. Que dois-je dire à Maaman ?

Il était manifestement nécessaire que quelq u’un garde la tête froide. Ils étaient tous prêts à se précipiter dans des quêtes insensées dans n’importe quelles directions, pendant que Maaman pleurerait dans sa soupe et que Sethos…

Je n’en avais pas fini avec Sethos.

— Nous ferions aussi bien de commencer par dîner, dis-je fermement. Non, écoutez-moi, Nefret. Ramsès et David peuvent déjà être sur le retour. Toute action prématurée ne ferait qu’embrouiller la situation.

Comme de coutume, j’eus le dernier mot. Nous nous assîmes et Fatima servit la soupe. Nefret en prit une cuillerée et reposa son couvert.

 

— Elle n’est pas bonne ? demanda Fatima.

— Elle est excellente, mais je n’ai pas très faim. (Nefret croisa mon regard inquisiteur et eut un faible sourire.) Non, Mère. Je n’ai aucune prémonition. Si j’en avais eu, je ne serai pas assise ici. Il ne court aucun danger imminent. Je veux juste le voir. Pour en être sure.

— Je comprends, ma chérie, dis-je gentiment. Nous nous en occuperons bientôt. Mais avant, il reste quelques points qui méritent d’être clarifiés.

J’attendis jusqu’à ce que Fatima enlève les assiettes à soupe et apporte le poisson. Le délai avait eu pour premier dessein de la faire sortir de la pièce mais il y en avait un second que j’avais, bien entendu, prévu. Sethos semblait avoir perdu sonbel appétit. Il fixa d’un œil fixe son poisson qui lui renvoyait le même regard atone (de ses yeux blancs et vitreux), jusqu’à ce que je m’adresse à lui.

— Vous nous avez embrouillés avec votre habileté habituelle, dis-je, avec cette histoire intarissableconcernant Margaret. Je ne doute pas qu’elle soit parfaitement exacte. Vous ne mentez jamais sur ce qui peut facilement être vérifié. Cependant, ce n’est pas ‘toute’ la vérité, n’est-ce pas ? Tout ce que vous nous avez raconté, depuis le début, n’était qu’invention. Il n’y a qu’une seule possibilité logique qui explique toutes nos mésaventures. Vous les avez organisées vous-même. Je vous prie de ne pas me faire perdre mon temps en le niant. C’était vous, depuis le début, c’était vous.

— Je le savais, grogna Emerson. Par le Tout-puissant, je le savais.

 

Ce ne fut pas la furieuse grimace d’Emerson qui brisa les défenses de Sethos, mais la déception et l’inquiétude de Nefret.

 

— Joli travail, Amelia, c’est sans bavure, dit-il avec un soupir. Je vais parler. La vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

— Commencez par le début, dis-je, et ne vous arrêtez pas avant la fin.
***

— Le fameux message était un faux, dit Sethos. Du charabia. L’homme à qui je l’avais soi-disant volé est à notre solde. Il est aussi à celle de l’opposition et, à ce que j’en sais, à celle d’une douzaine au moins d’autres personnes. Si vous vous demandiez pourquoi ils avaient retrouvé si vite ma trace — et vous avez dû le faire — c’est par lui. Il est vendu à tout le monde. Et il m’a désigné, comme on lui avait demandé de le faire.

Nos services étaient sur le coup aussi. Chacun suivant l’autre. La prétendue attaque contre moi à la gare de chemin de fer fut arrangée. Mon infortuné collègue se cassa la jambe quand je le poussai hors du quai,mais le train était déjà arrêté et ils l’ont ressorti parfaitement vivant. Après cela, les seules personnes qui étaient à mes trousses, et aux vôtres, étaient celles de l’opposition. Je leur ai fait mener une jolie danse, ainsi qu’on me l’avait demandé. Mon but en cela, comme Amelia l’a certainement deviné, était de découvrir qui ils étaient— pas seulement les assassins engagés mais surtout ceux qui les manœuvraient. Tôt ou tard, si leurs sous-fifres échouaient, l’un ou l’autre d’entre eux serait forcé dese montrer ouvertement. Du moins, c’est ainsi que nous raisonnions.

Je suppose qu’il était inévitable que je subisse à nouveau une crise de malaria après toute cette agitation. Je n’avais pas eu l’intention de me mettre ainsi à votre merci, mais je n’avais pas beaucoup d’autres choix, et il était devenu évident qu’ils se seraient intéressés à vous dans tous les cas. D’un côté, cela nous arrangeait aussi parce que cela focalisait la chasse. Mes nouvelles instructions furent de rester planqué et d’attendre.

Il s’arrêta pour prendre une gorgée d’eau.

 

— Bravo, dit Emerson d’un ton sec. Et pendant que vous restiez planqué, ils se sont jetés sur le pauvre Gargery.

— Cela ne faisait pas partie du plan, insista Sethos. Je ne sais pas pourquoi ils s’en sont pris à lui, mais il n’a pas été blessé. Si vous réfléchissez, vous admettrez que personne de votre famille n’a été atteint— uniquement des individus comme le vieil homme qu’ils ont dû prendre pour moi.

Il regarda subrepticement sa montre et je le vis froncer les sourcils.

— Comme je le disais, le message était un faux. Nous savions déjà ce qu’ils comptaient faire et pris les mesures nécessaires pour les en empêcher. La seule raison qui nous a fait monter cette histoire était l’espoir d’en savoir davantage avant d’agir.

— Que comptaient-ils faire ?
Sethos hésita, mais très brièvement.

— Je peux aussi bien vous le dire puisque j’ai déjà vidé presque tout mon sac. Ils devaient déposer Feisal d’Irak et le remplacer par Sayid Talib qui veut instaurer une république — à ce qu’il prétend en tout cas — et mettre la fin au mandat britannique. Le commissaire britannique aurait été renvoyé, ainsi que votre amie, miss Bell. Elle a l’illusion que les Irakiens l’adorent mais beaucoup d’entre eux sont ulcérés de l’influence qu’une femme, étrangère et hérétique, a sur leur roi. Ils ne pensent pas beaucoup mieux de Feisal luimême d’ailleurs, et la chère femme est partiellement responsable du mépris dans lequel ils le tiennent. A chaque pas qu’elle fait dans ce palais comme si il lui appartenait, les actions du roi baissent. (Il but à nouveau, plus longuement, et soupira.) Vous savez tout, ditil. C’est un complot, tout un complot et seulement un complot.

***

 

Manuscrit H

L’attente était infernale. Ramsès marcha en long et en large, travaillant méthodiquement à assouplir les nœuds de ses muscles douloureux, et combattant l’envie stérile et insensée de faire quelque chose, n’importe quoi, qui le ramènerait auprès de sa femme. Il aurait juré avoir attendu au moins trois heures avant d’entendre enfin un léger grattement. Il marcha jusqu’à la porte.

— David ? souffla-t-il dans le trou de la serrure.
— Oui.
— Comment cela se présente-t-il ?
— Donnez-moi cinq minutes.

Forcer les serrures était le genre de choses utiles qu’ils avaient apprise s durant la guerre. David n’avait pas les outils nécessaires et le procédé était plus ardu que les romans le suggéraient généralement. Ramsès alla chercher son couteau qu’il sortit de sous le matelas, le glissa dans son fourreau et revint vers la porte. Les grattements continuaient mais il ne pouvait plus attendre.

— Je vais enfoncer la porte, chuchota-t-il. Poussez-vous de devant.

 

— Je n’y suis que depuis soixante secondes, répondit calmement David. Contrôlez votre impétuosité, voyons. Elle a toujours été votre pire défaut, je crois… Ah, voilà.

La porte s’ouvrit complètement et Ramsès vit pour la première fois le couloir dans lequel il avait été poussé. Des toiles d’araignée pendaient du plafond, de la poussière jonchait le sol marqué de traces de pas. Sur le sol gisait également le corps d’un homme dans une galabieh défraîchie.

— J’ai dû m’en débarrasser, dit David à voix basse. Et n’y pensez même pas, Ramsès, nous devons nous attarder ici le moins possible. Il y a un autre type devant la porte principale. Par là. Ramsès s’était demandé s’il devait interroger l’homme au sujet de Margaret. David avait lu en lui, comme toujours. Et il avait raison, comme toujours.

Cette partie de la maison correspondait au quartier des domestiques. Une porte au fond du couloir ouvrait dans un salon, meublé dans le style européen du siècle dernier. Des éclats s’effritaient sur les bas-reliefs qui encadraient les miroirs poussiéreux et les restes fanés de panneaux peints. Du plâtre tombé craquait sous leurs pas. La pleine lune scintillait à travers les volets cassés.

— Pourquoi pas une autre porte ? murmura Ramsès.

— Elles sont toutes chaînées, verrouillées, barricadées. Croyez-moi, celle-ci est notre meilleure chance. (Il montrait une double porte trop décorée.) Je passe devant, chuchota-til en tirant l’une d’entre elles.

Les gonds rouillés émirent un grincement sinistre et David se glissa dans l’entrebâillement. Ramsès s’approcha pour regarder dans l’entrée. Un escalier à double révolution montait au premier étage, et une pauvre lampe éclairait faiblement la pièce. Un homme se tenait devant la porte. Il portait des vêtements européens : un pantalon, une chemise et des bottes. Il avait dû dormir mais le grincement rauque l’avait réveillé. Ses yeux clignotaient dans la lumière.

C’était la partie la plus risquée de toute l’affaire. En reconnaissant David, l’homme ne crierait pas, mais il allait certainement dire quelque chose comme : « Que faitesvous ici ? » et il ne s’exprimerait pas à voix basse. David n’avait que quelques secondes pour le faire taire, et il ne pouvait pas risquer que le bruit d’une lutte attire trop les autres. Ramsès resta aux aguets, la main sur son couteau, prêt à bouger dès que David le ferait.

David bondit et jeta le garde à terre, le bâillonnant de la main. Ils roulèrent l’un sur l’autre, le garde essayant de se libérer, David essayant de garder sa main en place. Ramsès se pencha sur eux, attendant une ouverture. Les corps enchevêtrés se contorsionnaient. Il ne voulait pas se tromper d’homme.

Le garde libéra enfin un de ses bras et frappa en avant. David émit un grognement et tomba sur le dos, l’autre homme sur lui.

 

— Vous attendez quoi au juste ? haleta David.

Le large dos du garde offrait une cible facile et vulnérable mais Ramsès ne put se résoudre à le tuer de sang-froid. Il asséna un violent coup de la poignée de son couteau sur la tête nue, assez fort pour l’assommer. David termina le travail avec quelques coups de poings méthodiques. Puis il se releva en respirant lourdement et déverrouilla la chaîne qui cliqueta et retomba. Il tira les verrous. Une voix coléreuse s’éleva en haut de l’escalier, demandant ce qui se passait.

La porte ne s’ouvrait pas. La clef n’était pas dans la serrure. Ramsès revint vers l’homme inconscient et fouilla rapidement dans ses poches. Il trouva enfin la clef attachée à une ficelle autour de son cou. Il l’inséra à la hâte et la tourna.

Des pas résonnaient déjà dans les escaliers. David se précipita pour ouvrir la porte. Le temps des précautions était terminé, la vitesse serait maintenant leur seule chance. La poursuite s’organisait derrière eux. David trébucha et Ramsès mit un bras autour de sa taille, l’entraînant plus loin. Ils atteignirent la rue et tournèrent à droite.

Il n’y avait personne en vue, pas même une charrette derri ère laquelle ils auraient pu se dissimuler. Des pas lourds courraient derrière eux. Loin, très loin devant, Ramsès vit scintiller les lumières du Winter Palace. Haletants et accrochés l’un à l’autre, ils se mirent à courir vers elles.

***

 

*

La première chose à faire, décidaije, était de retrouver Margaret. C’était aussi la seule chose en notre pouvoir puisque nous n’avions aucune idée de ce qu’étaient devenus les garçons (comme je les appelais toujours.) Ils n’étaient pas encore rentrés lorsque nous fûmes prêts à partir, aussi je donnai pour instruction à Fatima de leur annoncer — s’ils revenaient, ou plutôt quand — où nous étions allés tout en leur ordonnant de rester à la maison.

Nefret avait ôté sa robe vaporeuse et ses chaussures de soirée et j’avais e nfilé des pantalons et une veste— et bien entendu ma ceinture d’accessoires. Nous ne pouvions pas savoir ce que nous allions devoir affronter. Quand nous nous rendîmes à l’écurie, Emerson y était déjà. Les chevaux étaient prêts et sellés.

Il était tard, le village de Gourna était sombre et endormi. La maison devant laquelle nous nous arrêtâmes ne montrait aucun signe de vie. Emerson nous assura que c’était pourtant bien l’endroit : il avait reconnu la description que Sethos avait faite de son propriétaire.

Nous descendîmes de cheval et Sethos ouvrit la bouche pour la première fois depuis qu’il avait terminé son histoire.

 

— Je suppose que vous n’accepteriez pas de me laisser y aller en premier ? Je pourrais cueillir Margaret et…

Emerson lui lança une grossièreté et je répondis froidement :
— Ça suffit ! Votre effronterie dépasse les bornes. Allez-y, Emerson, réveillez ces pauvres gens.

Ce ne fut pas le vieil homme qui apparut à la porte mais sa femme, et son accueil fut à la hauteur de sa réputation. Brandissant un bâton, elle se mit à crier et à nous insulter. Même la vue d’Emerson ne la dompta pas.

— Mais nous ne sommes pas des voleurs, hurla-t-il pour couvrir ses cris. Nous ne vous voulons aucun mal. Taisez-vous, femme, et écoutez le Maître des Imprécations.

 

Il lui arracha son bâton des mains et l’agrippa fermement par le bras. Elle continua à gigoter et à couiner jusqu’à ce que je m’approche, ombrelle à la main.

 

— Ça suffit maintenant, disje d’un ton sévère. Sinon j’userai de ma magie pour vous transformer en chèvre.

 

Les gens croient parfois les choses les plus absurdes. Mon ombrelle était bien connue en Egypte et fort redoutée des plus superstitieux. Fort heureusement, la vieille femme en faisait partie.

Elle nous laissa entrer sans plus de difficulté dans la chambre où Margaret était enfermée. Soit elle ne dormait pas encore, soit la dispute l’avait réveillée, mais elle était debout, brandissant une jarre qui avait dû contenir un breuvage quelconque. Il me sembla normal d’être la première à entrer. Pendant un moment, je crus qu’elle allait lancer sa jarre sur moi.

Elle ne le fit pas cependant en voyant Emerson derrière moi. Margaret n’avait jamais mâchés ses mots. Elle ne fit pas plus cette fois-ci.

— Ainsi vous avez finalement décidé de vous montrer ! s’exclama-t-elle. Cette fois vous êtes allée trop loin, Mrs Emerson. Je vais brocarder votre perfidie à la une de tous les journaux de ce monde.

— Jolie réplique, disje d’un ton approbateur. Cependant, je vous assure que votre accusation est inexacte. Asseyezvous et nous allons…

 

— Mère… me coupa Nefret d’un ton péremptoire.

 

A mon avis, sa voix portait une certaine critique. Il était évident que Ramsès et David n’étaient pas là. « Je vais faire aussi vite que possible, » promis-je.

Margaret reposa son récipient et croisa les bras. Elle portait la même robe, maintenant froissée et marquée de transpiration, que lors de notre soirée. C’était par pur défi parce que plusieurs autres vêtements étaient pendus à des cintres ou jetés sur les chaises. Leur vue me fit tressaillir, ils étaient de ceux qu’on trouvait dans les magasins pour touristes — cousus de perles et trop chargés de galons dorés ou argentés. Sethos devait les avoir achetés lui-même mais, après mes commentaires sur sa façon peu attrayante de s’habiller, Margaret les avait pris pour une nouvelle provocation de ma part, et m’en voulait en conséquence.

Une rapide inspection de la chambre m’assura que la vieille sorcière avait mérité son argent. La pièce était propre et bien pourvue, même si rien n’était luxueux. Il y avait un panier de figues et de raisins sur la table, et une bassine de toilette.

— Je n’ai pas ordonné votre enlèvement, commençai-je.

— On avait dit au chauffeur de s’arrêter sur la route, rétorqua Margaret, les yeux étincelants d’indignation. Et dès qu’il l’a fait, Daoud est monté et il m’a saisie. A qui d’autre que vous obéirait- il ? Ne mentez pas !

— Je ne mens jamais (sauf, ajoutaije en mon for intérieur, quand c’est absolument nécessaire.) Daoud a fait ce qu’il croyait être mon désir mais en réalité, il a été manipulé par un autre individu. Je m’écartai de la porte. Il y eut une rapide agitation derrière moi et Emerson revint en tenant son frère par le col. Il le projeta dans la pièce.

 

— Vous ! s’exclama Margaret, les yeux écarquillés.

 

AvecEmerson qui bloquait la porte, Sethos n’avait aucun moyen de s’enfuir. Il affronta donc sa femme avec son inimitable sourire.

 

— Mes intentions… commença-t-il.

— Je me fiche de vos intentions ! hurla Margaret. Ne recommencez pas avec cette fable comme quoivous êtes poursuivi par de mystérieux ennemis. Je n’y ai pas cru quand Amelia me l’a raconté. Je n’y croirai pas davantage maintenant. Vous ne m’avez pas enlevée pour ma sécurité !

— Non, avoua Sethos. Je l’ai fait… Et bien c’était parce que je pensais…
Pour une fois, sa langue agile le trahissait. Mon regard passa de lui à Margaret.
— Il avait prévu de vous délivrer de la plus romantique manière, Margaret.
Le visage de Margaret se figea en une profonde réflexion.
— Me délivrer ? De ce vieil homme décrépit et son octogénaire de femme ?

— Oh, j’aurais arrangé quelque chose de bien plus dramatique, dit Sethos d’un ton plus gaillard. (Les premiers signes étaient très encourageants. Elle ne lui avait rien jeté à la figure, pas même des insultes.)

Aucun des deux ne sembla savoir que dire d’autre. Ils se regardèrent, muets.
— Rassemblez vos affaires, Margaret, dis-je.

Elle prit son sac de soirée, jeta un regard féroce sur les robes brodées et sortit de la pièce la tête haute, sans un regard sur Sethos.

 

Les choses avançaient plutôt bien pour eux, pensai-je. Je souhaitais seulement pouvoir résoudre aussi facilement le reste.

 

*** Manuscrit H

Ayant enfin atteint la sécurité des brillantes lumières et de la foule grouillante, Ramsès s’écroula sur les marches de l’hôtel et chercha à reprendre son souffle. Il réussit péniblement à proférer quelques mots haletants :

— Ça va ?
— Oui, répondit David en hochant la tête. Et vous ?
— Oui. Je me demande… Pourquoi… ils ne nous ont pas tirés dessus ?

— Je ne sais pas. (David essuya son visage ruisselant avec sa manche.) Vous voulez boire quelque chose ?

— Pas le temps, dit Ramsès en se relevant. Nous devons prévenir la police.
— Je croyais que vous vouliez rassurer Nefret le plus vite possible.
— C’est vrai, mais ils vont…

— … s’enfuir, termina David. Nous ne pourrons pas l’empêcher. Le temps que nous allions à la zabtiyeh, que nous convainquions l’homme de garde que le problème est sérieux et qu’ils envoient assez d’hommes là-bas, les autres auront déjà disparu.

Le raisonnement étai t irréfutable. Les policiers n’étaient jamais pressés d’agir. Ils insisteraient pour avoir l’aval d’Aziz, qui devrait d’abord être tiré de son lit. Il ne faudrait pas longtemps aux autres pour ramasser leurs affaires et décamper.

— Quelle heure est-il ? demanda Ramsès.
— Minuit et demi. Allons-y.

Fort peu de gens traversaient le fleuve à cette heure mais certains bateliers s’attardaient cependant, espérant convaincre quelques touristes d’aller naviguer au clair de lune ou ramener les derniers résidents attardés jusqu’à la rive ouest. Tous s’avancèrent à leur rencontre, se querellant déjà pour savoir qui obtiendrait la course, mais le premier à les atteindre fut Sabir, le fils de Daoud, qui repoussa tous les autres de son bras puissant. Il agrippa David presque brutalement.

— Enfin vous voilà, sains et saufs. Alhamdullilah !

David se libéra en riant et Sabir se jeta sur Ramsès — qui réalisa avoir davantage de meurtrissures douloureuses qu’il ne l’avait cru. Bien que Sabir ne soit pas aussi grand que son père, il avait sa puissante musculature et des bras endurcis par le maniement des rames et des voiles.

— Oui, Dieu peut être remercié, ditil une fois libéré de l’affectueuse étreinte de Sabir. Est-ce que vous nous cherchiez ?

 

— Oui, ils m’ont dit d’attendre. Venez vite. Nur Misur pleure ; le Maître des Imprécations jure ; la Sitt Hakim met des balles dans son révolver et…

 

— Je préfère ne pas entendre la suite, dit Ramsès. Allons-y vite.

Sabir était l’un des rares à posséder un bateau avec un moteur hors -bord, aussi ils firent la traversée en un temps record. Ils trouvèrent Selim qui les attendait sur la rive avec les chevaux. Il les avait vus approcher et ses cris avaient rameutés d’autres hommes. Ramsès et David durent endurer d’autres étreintes amicales et des cris de grâce à Allah — que Ramsès était enclin à approuver. Que ce soit Dieu, la Chance ou le Sort, il était parfaitement prêt remercier quelqu’un.

— Comment avez-vous su où nous étions ? demanda-t-il à Selim tandis que Risha le poussait à l’épaule.

— Nous ne savions rien, dit Selim simplement. Quand la famille a découvert que vous n’étiez pas à Gourna où ils ont retrouvé Margaret, ils nous ont envoyés, Sabir et moi, interroger les bateliers pour savoir si l’un d’eux vous avait fait traverser. Ensuite, nous avons attendu.

Selim, qui appréciait les effets dramatiques, voulut arranger une procession pour les ramener et ce fut un peu difficile d’obtenir qu’ils la précèdent au lieu de la suivre. Les torches s’allumèrent, des chants d’actions de grâce s’élevèrent, et le flot les raccompagna en courant derrière eux. David et Selim prirent un petit galop mais Ramsès laissa Risha filer à pleine vitesse. Maintenant qu’il y était presque, il ne pouvait plus attendre pour la revoir.

La maison était complètement éclairée d’un bout à l’autre. Nefret sortit en courant, les bras tendus. Il stoppa Risha, sauta à terre et se rua vers elle.

 

* * * *

 

— Maintenant racontez, demanda Selim. Que vous est-il arrivé ?

Personne ne pouvait penser à aller se coucher. Le retour des disparus nous avait tous rassurés, et même Daoud se sentait mieux. Nous nous étions arrêtés chez lui en revenant de Gourna, pour l’avertir que nous savions tout et que nous ne le blâmions de rien. Khadija ne fut pas aussi indulgente.

— Ainsi c’est pour cela que tu te prétendais malade ? Daoud, tu es vraiment le plus stupide…

Mais quand elle entendit parler de la disparition des garçons, elle cessa de réprimander son mari et voulut nous accompagner avec lui à la maison. Espérant contre tout espoir que Ramsès et David seraient enfin rentrés, nous les laissâmes suivre à pied (apportant, j’en étais certaine, le fameux onguent vert dont Khadija tenait la recette de sa famille nubienne.)

Nos espoirs furent déçus, aussi je pris des mesures immédiates. J’envoyai Daoud et Selim commencer une enquête auprès des bateliers du fleuve. Ce fut Sabir qui localisa celui qui avait fait traverser les garçons. (L’homme ajouta que le Frère des Démons n’avait pas payé son passage et que l’argent lui était dû.)

— Alors qu’attendons-nous ? demanda Emerson après avoir entendu le rapport de Sabir. Ils sont quelque part à Louxor et je vais…

 

— Fouiller toute la ville ? le coupaije. Le batelier les a perdus de vue dès qu’ils ont grimpé les escaliers du quai.

Mes arguments raisonnables n’eur ent aucun effet sur Emerson qui arpentait nerveusement la véranda, heurtant les tables à chaque passage et affolant le chat. Ce fut Nefret, la seule sans doute à en avoir le pouvoir, qui réussit à le calmer.

— Je ne veux pas vous perdre aussi, Père. Laissons-leur un peu de temps.

Elle n’aurait pas été si calme si l’une de ses prémonitions l’avait tourmentée, pensai -je. Je ne pourrais jamais oublier la fille affolée qui nous avait un jour suppliés de la croire et sauvé ainsi Ramsès des mains de son pire ennemi (et d’une mort certaine.) Elle fut la première à savoir qu’ils revenaient. Elle se rua vers la porte et quelques minutes après, nous entendîmes les cris et vîmes les torches illuminées. Il m’est impossible de décrire nos sentiments — mais je ne doute pas que tout lecteur sensible les imaginera sans difficulté.

*** Manuscrit H

David souffrait du contrecoup que Ramsès avait redouté. Il avait reçu les étreintes affectueuses et les exclamations de soulagement comme du sel sur des blessures ouvertes. Lèvres serrées, front plissé, il resta les bras croisés sans répondre à Selim. Il laissait cela à Ramsès.

La folle agitation qui avait suivi leur arrivée n’avait pas donné à Ramsès le temps de réfléchir à ce qu’il allait dire. Fatima ne cessait de s’agiter en apportant des assiettes de nourriture, Khadija les avait tartinés tous deux de son fameux onguent vert et chacun hurlait à pleins poumons. Le bras enroulé autour de sa femme, savourant la douceur rassurante de sa présence, Ramsès repoussa son explication en demandant ce qui était arrivé à Margaret. La voir tranquillement assise dans un coin du salon était un poids de moins sur sa conscience.

— Il semble que sa disparition n’avait rien à voir avec — hum — l’autre affaire, répondit sa mère. Un certain individu avait jugé bon de mettre la main dessus à des fins personnelles. Mais laissons cela pour le moment. Nous sommes impatients d’entendre votre histoire.

Sethos, assis non loin de sa femme, arborait un air innocent qui ne trompa pas Ramsès un seul instant. Salaud, pensa-til. Si cela n’avait pas été vous…

 

L’histoire ne pouvait plus être repoussée. Il espérait passer rapidement sur la première partie, en donnant le moins de détails possible.

 

— Il n’y a pas longtemps, les conspirateurs ont contacté David et il a très intelligemment fait semblant d’adhérer à leur cause pour…

— Non, Ramsès, dit son ami en relevant la tête. Je ne veux pas que vous me trouviez des excuses. (Il fit face aux autres.) J’ai volontairement coopéré avec eux, sans prévenir ni Ramsès, ni personne. J’ai trahi votre confiance.

Un frémissement de surprise parcourut l’auditoire et Ramsès enchaîna vite :

— Ils lui avaient promis de ne rien tenter ni contre nous, ni contre nos amis. La disparition de Margaret a amené David à penser qu’ils avaient trompé sa confiance. Il est allé hier soir à Louxor pour demander une explication. Je l’ai suivi et j’ai été assez bête pour me faire prendre. Je serais encore prisonnier si David n’avait pas été là. Il a risqué sa vie pour me libérer.

Comme Ramsès l’avait su, sa mère fut la première à rompre le silence étonné. Elle se leva, alla vers David et mit son bras autour de ses épaules affaissées.

— David a risqué sa vie pour vous libérer, ditelle, comme il l’a déjà fait d’innombrables fois. Je comprends. David, ne vous reprochez rien. Vous n’êtes pas le seul ici à avoir fait une erreur de jugement. L’erreur est humaine, et le pardon…

— Pour l’amour de Dieu, Peabody ! s’exclama Emerson. Epargnez-nous ce genre de commentaires. David, mon garçon — Hum — Que diriez-vous d’un whisky soda ?

Les yeux humides d’émotion, David accepta le verre que lui tendait Emerson.
— Monsieur… commença-t-il.

— Tout va bien, se hâta de dire Emerson. (Il supportait mal d’exprimer ses sentiments en public.) Maintenant donnez-nous un peu plus de détails sur tout cela. Vous semblez vous être battus.

— Il y a eu une escarmouche à un moment, dit Ramsès. David a dû forcer le verrou de la pièce où j’étais enfermé et assommer l’homme devant ma porte — tout cela en faisant le moins de bruit possible pour ne pas réveiller les autres. Nous avons rencontré un autre garde devant la porte principale. Il a cru que David était l’un d’eux assez longtemps pour qu’il puisse l’atteindre et le terrasser. Puis à nous deux, nous l’avons mis hors d’état de nuire, mais cela a fait un sacré raffut et le temps que nous ouvrions la porte, ils étaient tous à nos trousses. Je ne pense pas avoir jamais couru aussi vite de toute ma vie ! A partir du Winter Palace, nous savions que nous étions saufs. Sabir nous cherchait et… Vous savez le reste.

— C’était à côté du Winter Palace ? demanda son père en se penchant en avant. Où exactement ? Ramsès le lui expliqua, puis il continua :
— Nous aurions peutêtre dû aller directement à la police, mais…

— Ce n’était pas urgent, dit Emerson en comprenant aussitôt. Les oiseaux se seraient envolés. Mais nous devrions quand même aller y voir.

 

— Il faudrait des heures, dit sa femme. Cela peut attendre demain matin, et le reste aussi. Comme Ramsès, elle avait vu que David était sur le point de s’effondrer, autant d’émotion que d’épuisement physique. Elle lui prit fermement le bras.

 

— Venez, mon cher garçon. Un petit verre de lait chaud vous enverra directement au lit.

Il y aurait un soupçon de laudanum* dans le lait, pensa Ramsès en souriant intérieurement. Plus tard, Nefret ne lui offrit pas de lait, et elle refusa aussi de le laisser entrer dans le lit avant qu’il ne se soit débarrassé de l’onguent vert de Khadija. Il avait certainement des vertus thérapeutiques, mais ses taches partaient difficilement sur les draps.

* * *
*
Le matin suivant, nous nous sentions comme les rescapés d’un naufrage qui avaient enduré de

longues heures de désespoir avant de découvrir, contre tout espoir, qu’ils avaient tous survécu. J’en remerciais le ciel, à genoux près du lit, tandis qu’Emerson me regardait en marmonnant. Il fut ensuite temps de se mettre au travail. Tirant un papier de ma poche, j’annonçai au petit-déjeuner :

— J’ai fait une petite liste.

 

Plusieurs sourires me répondirent, y compris celui de David qui pourtant semblait encore se morfondre.

— Très bien, Peabody, lança Emerson avec bonne humeur. Quel premier point avez-vous prévu ? — Informer l’inspecteur Aziz et lui demander de fouiller l’endroit suspect.

— C’est absolument grotesque, dit Emerson en écrasant violemment son œuf dur. J’ai l’intention de fouiller moi-même ce foutu endroit. Vous pouvez venir aussi si vous voulez.

 

J’en avais fermement l’intention, bien entendu. L’œil d’une femme, comme je le disais souvent, était bien plus observateur que celui d’un homme.

 

— Ensuite, continuai-je, nous devrons tenir un conseil de guerre.

 

Poussé par Fatima, David avait commencé à attaquer son petit-déjeuner, mais il reposa sa fourchette.

 

— Je ne vous ai pas encore dit ce que j’avais appris de cette conspiration, tante Amelia. Vous ne m’en avez pas laissé le temps la nuit dernière.

 

— Chaque chose en son temps, David, dis-je en levant un doigt pour le sermonner. « Rien ne sert de courir… » Du moins, je l’espère.

 

Ramsès et Nefret étaient assis côté à côte, se tenant la main sous la table.

 

— Je vais aussi à Louxor, annonça Nefret d’un ton qui ne laissait pas de place à la moindre discussion ; (Elle ne voulait plus le quitter des yeux.)

Margaret portait l’une de mes tenues de jour, une jolie robe vert Nil avec des broderies tissées et joliment coupée qui lui allait fort bien. Après qu’elle eut enlevé son horrible robe brune, j’avais ordonné à Fatima d’en faire des chiffons.

— Puisje retourner à l’hôtel ? demanda-t-elle timidement.

— Non, dis-je. Nous emballerons vos affaires et les ramènerons ici avec nous. Je veux que vous assistiez à notre conseil de guerre. Et vous, continuai-je en fixant sur Sethos un regard sévère, venez avec nous. Et vous resterez avec nous.
— Oui, Amelia, répondit-il docilement.

En temps normal son acquiescement rapide (tout comme celui de Margaret) aurait éveillé mes pires soupçons. Je pensais cependant qu’ils feraient tous les deux ce que j’avais ordonné, mais je préférais garder un œil sur mon beau-frère — au cas où.

Nous n’eûmes aucune difficulté à retrouver la maison suspecte ou maudite. C’était l’une des onéreuses bâtisses qui avaient été construites pendant la période extravagante de l’avant-guerre. Plutôt que perdre du temps, j’avais envoyé un message à l’inspecteur Aziz, en lui demandant de nous y retrouver. Nous étions nous-mêmes une force suffisante si nous avions rencontré une résistance. Il ne semblait pas que ce fusse le cas. Ainsi que plusieurs autres, la maison avait un air abandonné, comme si elle était inoccupée depuis longtemps. Les massifs de fleurs étaient mal taillés et négligés, les volets clos des fenêtres souvent cassés.

Emerson monta les marches et ouvrit la porte d’un coup de pied. Une forte odeur de moisissure et de décomposition nous prit la gorge — mais c’était tout. Une fouille rapide nous prouva que les oiseaux s’étaient incontestablement envolés, laissant derrière eux de la nourriture décomposée, quelques vêtements épars et d’autres tristes évidences de leur manque d’hygiène. Une fois certains que nous ne risquions aucune surprise, nous divisâmes nos forces pour une fouille plus en détail, afin d’examiner chaque morceau de papier ou pièce de vêtement. Nous étions encore occupés à cela quand l’inspecteur Aziz arriva. Son appel nous fit redescendre dans l’entrée où il se tenait, bras croisés, en arborant une expression critique.

— Votre message n’était pas très détaillé, Mrs Emerson, dit-il. Pourquoi êtes-vous entrés illégalement dans cette maison ?

 

— Nous ne sommes pas coupables d’une intrusion illégale, dit Emerson. Nous sommes juste entrés parce que la porte était ouverte.

 

— Ne le taquinez pas, Emerson, dis-je.

Ramsès et David étaient venus ici chercher Margaret, expliquai-je, puis étaient venus le dire au reste d’entre nous. Tandis que je parlais, l’expression sévère d’Aziz se transforma en une résignation morose.

— Je commence à connaître vos habitudes, Mrs Emerson, aussi j’accepte le fait que vous ne m’en direz pas davantage. Vous auriez dû m’en faire part immédiatement.

 

— Cela aurait signifié vous faire sortir du lit au milieu de la nuit, inspecteur. Et sans motif valable. Les mécréants ont pris la fuite dès que Ramsès et David se sont échappés.

 

— Qui étaient-ils ? demanda Aziz.

 

— C’est ce dont nous ne sommes pas encore certains, dis-je. Sauriez-vous par hasard à qui appartient cette maison ?

— Non, mais je peux le découvrir. Pensezvous qu’il soit responsable ?
— J’en doute, dit Ramsès. La maison était vide, aussi ils s’y sont installés.

Nous laissâmes Aziz mener ses propres recherches. C’était un homme consciencieux. Je regrettais de le tromper, mais c’était absolument nécessaire.

Nous nous arrêtâmes à l’hôtel suffisamment longtemps pour empaqueter les affaires de Margaret dans sa valise. Les hommes me laissèrent m’en charger, sauf pour les notes et les papiers qu’Emerson fourra dans un sac. J’avais l’intention de les regarder de près avant de les rendre à leur propriétaire.

En revenant à la maison, nous trouvâmes Sennia et Gargery dans la véranda, tous deux bouillonnants d’indignation. Sennia se jeta sur Ramsès et enroula ses bras autour de lui. — Fatima me l’a dit ! Pourquoi pas vous ? Je serais partie vous chercher.

 

— C’est très gentil à toi, dit Ramsès en lui rendant son étreinte, mais tu n’aurais pas pu nous aider, Sennia. Personne ne savait où nous étions.

 

— J’aurais pris le Grand Chat de Ré pour suivre votre piste, dit Sennia.

Je regardai le chat qui était étalé en travers du canapé, profondément endormi. Il prenait beaucoup plus de place qu’il ne le devrait, sa queue touffue étalée et ses longues pattes rejetées. La conviction de Sennia comme quoi il serait un jour le sauveur de Ramsès ne me semblait pas prête à se réaliser.

— Fatima n’aurait pas dû vous ennuyer, dit David, embrassé à son tour.

 

— Quelqu’un d’autre le lui aurait dit de toute façon si Fatima ne l’avait pas fait, dis-je. Comme vous le voyez, Sennia, tout va très bien.

Avant que nous nous réunissions pour notre conseil de guerre, je me rappelai une tâche que j’avais oubliée et écrivis une brève note à Cyrus pour l’informer du retour de Margaret saine et sauve. Ensuite, j’invitai tout le monde à me suivre dans le salon où Karim avait installé plusieurs chaises qui faisait face à la grande table que j’avais l’intention d’utiliser comme bureau. Je m’y installai, arrangeai mes papiers et déclarai la réunion ouverte.

Pour informer Selim et Daoud qui n’y avaient pas assisté, je décrivis d’abord nos recherches dans la maison.

— J’avais espéré que les mécréants auraient oublié quelque chose qui nous donnerait un indice sur leurs intentions, continuai-je. Malheureusement, ils n’ont laissé que quelques débris sans aucune information. Nous en savons un peu plus cependant au sujet de leur conspiration — c’est à dire détrôner le roi Feisal et mettre fin…

David eut le manque de courtoisie de m’interrompre. Yeux écarquillés, il cria :

 

— Feisal ? Mais pas du tout ! C’est Fouad qu’ils veulent contraindre à abdiquer. Et c’est Zaghloul qui sera fait…

— Quoi ? m’écriai-je. Mais ce n’est pas…
— Je savais que quelqu’un mentait, hurla Emerson. Bon Dieu si…
— Ce n’est pas moi ! s’exclama Sethos. Je vous jure que…

— Ca suffit, criai-je assez fort pour couvrir toutes les voix qui parlaient en même temps. Taisezvous tous ! Quelqu’un nous a certainement trompés mais ne sautons pas trop vite aux conclusions. Ce pourrait être un mensonge des informateurs de David.

— Mais pourquoi Bachirm’aurait-il menti ? demanda David. Il se fiche complètement de l’Irak et de Feisal, et cela se comprend, il ne s’intéresse qu’à la cause nationaliste égyptienne. — Il est complètement stupide s’il imagine vraiment que son petit plan marchera, s’écria Sethos d’un ton véhément.

 

— Il a raison, dit Margaret.

 

Elle était bien la dernière dont j’aurais attendu un soutien pour son mari. La mâchoire de Sethos en tomba. Les joues un peu rouges, Margaret continua :

 

— Il est bien plus probable que la cible soit l’Irak. La situation politique y est instable et les richesses naturelles importantes. Le pétrole est une marchandise de valeur.

 

— Merci, dit Sethos qui avait récupéré. J’admets que je n’ai pas la réputation de toujours dire la vérité mais Margaret a soutenu ma thèse avec son habituelle efficacité. Quel intérêt aurais-je à mentir ? — A première vue, je ne vois pas, admis-je.

— Ce qui ne prouve absolument rien, dit Emerson avec un regard méfiant envers son frère. Ses raisons dépassent souvent la logique rationnelle. Cependant… il restera innocent jusqu’à preuve de sa culpabilité.

— Nom d’un chien, dis-je en consultant ma liste. Au lieu d’avoir avancé, nous sommes dans une confusion encore pire. Le seul pointpositif de tout cela est que nos adversaires n’ont pas rompu leur parole. L’enlèvement de Margaret n’a rien à voir avec eux. Quant à Ramsès et David — hum — ils…

— … N’ont eu que ce qu’ils méritaient, dit Ramsès. C’était stupide de se jeter ainsi dans la gueule du loup. Je crains cependant que nous ne puissions plus compter sur leur bienveillance désormais.

— Effectivement, il faudra en tenir compte, admis-je. Cela nous aiderait cependant de savoir exactement qui « ils » sont.

 

Nous nous regardâmes les uns les autres, comme Cortes l’avait certainement fait sur la côte du Darien (Isthme de Panama). Mais certaines eaux sont plus sauvages que le vaste Pacifique. — Peutêtre qu’ils sont plusieurs, proposa Daoud d’un ton hésitant.

— C’est une bonne idée, Daoud, dit Sethos. Je ne doute pas un seul moment de la parole de David, et son groupe de révolutionnaires n’a probablement rien à voir avec le mien — sinon j’en aurais entendu parler.

— Deux conspirations isolées ? demanda Ramsès en levant les sourcils. N’est-ce pas un peu beaucoup, même pour nous ?

— Nous pouvons commencer sur cette présomption, dis-je. (Je pris une feuille de papier vierge et inscrivit en tête : « Choses à Faire »). Bachir est le seul dont nous connaissions le nom. Nous devons le faire rechercher.

— Je ne crois pas qu’il soit dangereux, dit Ramsès. C’est un garçon mou, un exécutant et non un chef. Ses hommes ne nous ont même pas tiré dessus. Mais je suppose que nous devrions prévenir les autorités à son sujet.

— Il faut voir Thomas Russel, disje en écrivant. C’est un homme efficace. Nous pourrons le laisser faire. Combien de temps avons-nous, David ?

— Ils m’avaient dit qu’ils garderaient Ramsès deux ou trois jours. Je croyais que c’était aussi un mensonge, et que le délai aurait été allongé, jour après jour. Mais maintenant… (Il haussa les épaules.) Je ne sais plus.

— Ils peuvent avancer leurs projets, disje. Nous ne devons pas attendre. Quelqu’un doit aller au Caire. Et je suis bien évidemment…

 

— Non, pas vous ! dirent plusieurs personnes en même temps.

— Et pas David, dit Ramsès en souriant à son ami. Je sais que vous brûlez de vous confesser, David, mais je ne vous laisserai pas faire. Nous devons autant que possible vous tenir en dehors de cette affaire. Je suis bien évidemment la personne qu’il faut, Mère. Russel a confiance en moi. — Très bien, disje. Maintenant pour la seconde conspiration…

A ce moment, Fatima entra en trombe :
— Mr. Vandergelt est ici, annonça-telle. Il est avec…

Elle fut brutalement repoussée par sir William Portm anteau. Le ‘Père Noël’ bienveillant avant disparu. Cheveux et barbe hérissés, yeux mauvais, visage livide, il me rappela le magicien d’Oz dans les charmants livres de Mr Baum.

— Où est-elle ? cria-til. Qu’en avez-vous fait ? Vous et votre indigène…

 

Il s’avança devant Daoud qui recula d’un air affolé. A son avis, sir William était devenu fou et les fous, comme tout le monde le sait, ne pouvaient être combattus parce qu’ils étaient bénis de Dieu. — Je vous prie de m’excuser, Amelia, dit Cyrus en essayant de retenir son hôte. Je n’ai pas pu l’arrêter. Il est complètement déchaîné.

 

— C’est ce que je vois. Asseyez-vous et taisez-vous, sir William.

Je n’avais pas crié. J’avais juste employé le ton de voix dont j’ai l’habitude d’user avec les personnes récalcitrantes. Sir William, bien entendu, fit exactement ce que j’avais dit. Il était à bout de souffle.

— Je suppose que vous faisiez référence à Suzanne, dis-je. Où est-elle ?

 

— Non, gémit Emerson, ne nous dites pas qu’elle a disparu elle aussi !

 

***

 

La gentillesse attentive de Nefret et son calme professionnel réussirent à calmer sir William. Elle resta devant lui, les doigts sur son poignet pour prendre son pouls tandis que Cyrus expliquait.

Le soir précédent, Suzanne était revenue d’Abydos avec son grand-père. Personne ne l’avait dérangée ce matin parce qu’elle avait semblée extrêmement fatiguée. Quand l’une des servantes s’était finalement aventurée dans sa chambre, elle n’avait trouvé aucun signe d’elle. Personne ne s’était alarmé au début, mais les premières recherches avaient démontré que la jeune fille n’était ni dans la maison ni dans le jardin.

— Et ce n’est pas tout, ajouta Cyrus. Nadji a disparu lui aussi.

 

Ce nom réveilla la colère de sir William. Il arracha sa main de celle de Nefret et s’écria passionnément :

— Il l’a emmenée contre sa volonté !
— Pour quoi faire ? demanda Emerson très étonné.

— Pour obtenir une rançon ! grogna sir William. Ou pour une autre raison que je préfère ne même pas imaginer. Vous savez comment sont ces gens ! Pleins de convoitise envers les femmes blanches…

— Foutaises ! hurla Emerson le visage presque aussi rouge que celui de sir William. Vous n’êtes qu’un misérable vieux…

 

— Voyons, Emerson, disje. Nous n’avons pas besoin des hurlements de deux hommes furieux qui s’injurient.

 

— Elle ne serait jamais partie sans au moins un mot d’explication, insista sir William. Nous devions rentrer ensemble en Angleterre, elle et moi.

 

Nefret le repoussa en arrière sur sa chaise tandis qu’il s’agitait pour se relever.

 

— Vous allez avoir une attaque ou un choc cardiaque si vous continuez ainsi, dit-elle fermement. Et cela n’aidera pas vraiment Suzanne, n’est-ce pas ?

Je n’avais jamais douté que sir William soit sincèrement attaché à sa petite fille. Je n’avais jamais douté non plus qu’il la regardât surtout comme une part de lui-même — sa propriété en quelque sorte — et il ne s’intéressait qu’à lui-même ou à ses propriétés. L’injonction de Nefret eut au moins l’effet de le calmer et un petit verre de brandy, fourni par Emerson, y aida également. A ma demande, Cyrus put alors terminer son explication.

— Quand Kat a regardé dans sa chambre, elle découvert que Suzanne avait emporté une valise avec des articles de toilette, ses bijoux et quelques vêtements. Maintenant comment a-t-elle quitté les lieux? Nous ne le savons pas. Le gardien à la grille ne l’a pas vue.

— Et Nadji ? demandai-je.

— La même chose, dit Cyrus avec un coup d’œil à sir William. Ses habits et ses possessions personnelles ont disparu, mais personne ne l’a vu partir. Nous avons regardé partout, questionné les bateliers et les hommes du village. Puis sir William s’est mis dans la tête qu’ils — hum — qu’elle pouvait être venue chez vous.

La solution était évidente mais je ne l’évoquais pas puisqu’elle aurait rendu sir William encore plus furieux.

 

— Ramenez-le au Château et gardez-le, dis-je à Cyrus. Il ne sert à rien. Nous allons mener une enquête et vous informerons dès que possible.

— Sitt Hakim, se hâta de dire Daoud une fois qu’ils furent repartis. Je n’y suis pour rien. — Je sais, Daoud. L’explication est…

— … évidente, coupa Sethos les yeux étincelants. Nous nous demandions qui parmi nous pouvait rapporter à nos adversaires. Ces deuxlà sont les seuls étrangers du groupe. J’ai toujours eu un doute envers cette jeune femme. Elle est Française et la France a des intérêts en Syrie.

— Je ne peux pas croire qu’une fille aussi frivole soit un agent des services secrets français, s’exclama Nefret.

 

— Au contraire, Nefret, les services secrets adorent employer de jolies jeunes femmes, dit Sethos sombrement.

 

— En tout cas, ce n’était pas une vraie artiste, ça c’est sûr, marmonna Emerson. Son carton à dessins avait peutêtre impressionné Peabody, mais quelqu’un d’autre devait le lui avoir fourni.

— On pourrait aussi trouver le même style d’arguments contre Nadji, dit David. C’est un intellectuel et un Egyptien, juste le genre de personne susceptible d’être attiré par la cause nationaliste. Il peut même avoir organisé l’attaque contre lui fin d’écarter les soupçons.

— Et ils ont disparu ensemble la nuit dernière ? ajouta Ramsès. Juste après notre évasion à David et à moi. Est-ce vraiment une coïncidence ?

 

— Ils ne peuvent quand même pas travailler ensemble, grogna Emerson en fourrageant dans ses cheveux.

— Pourquoi pas ? demanda Ramsès. Suzanne n’a pas pu quitter le Château sans aide. Elle n’est pas sportive et, selon Katherine, elle portait une valise. Un jeune homme fort a dû l’aider à passer par dessus le mur.

— Oui, dit Sethos d’un ton pensif. Il y a plusieurs endroits où ce mur peut être escaladé par un homme agile.

 

— Vous en savez quelque chose, grommela Emerson.

— C’est vrai, répondit son frère d’un ton aimable. Mais le fait qu’ils se soient enfuis ensemble conforte mon hypothèse. Ils ont dû travailler en équipe. Je vous avais dit que différents groupes étaient impliqués.

— Vous nous avez dit beaucoup de choses, disje d’un ton sévère parce que son sourire outrecuidant était exaspérant à l’extrême. Etes-vous sûr de ne pas avoir oublié quelques informations qui pourraient éviter de nouveaux désastres ? Si vous aviez avoué avoir enlevé Margaret, David ne serait pas allé à Louxor et Ramsès ne l’aurait pas suivi. Ce n’est que grâce à Dieu et à leurs dons exceptionnels qu’ils sont revenus sans dommages. Pas grâce à vous !

— Je le mérite, je suppose, admit Sethos. Mais soyez honnête, Amelia, je ne pouvais pas savoir que David était embringué dans un complot, sinon j’aurais agi différemment.

 

— C’est vous qui le dites, remarqua Emerson avec un regard noir envers son frère. Avez-vous autre chose à ajouter ?

 

— Non, dit Sethos d’un air parfaitement sincère. Je vous en donne ma parole.