Chapitre 2

Manuscrit H (suite)

Ramsès sauta en arrière pour éviter les flammes qui léchaient déjà ses bottes. Le feu se trouvait entre eux et la porte. Il était certain qu’elle était fermée d’une façon ou d’une autre, et il ne croyait pas un seul instant que leurs agresseurs aient attendu assez longtemps pour répondre à un appel à l’aide.

— On pourrait peut-être y aller, dit-il à son père.

— Humph, dit Emerson dont le visage était devenu un masque démoniaque d’ombres noires et de lueurs rougeoyantes. Nous ne pouvons pas laisser brûler cet endroit, n’est-ce pas ? Votre mère n’apprécierait pas du tout un comportement aussi irresponsable.

T out en parlant, il avait saisi l’un des sacs à moitié plein et en vidait le contenu sur le feu. Ramsès ouvrit la bouche pour protester, puis il réalisa que — bien entendu — son père avait choisi une substance capable de calmer le feu sans le nourrir. Du sel.

Un nuage de fumée âcre s’éleva. Quelques flammèches crépitaient encore avec des étincelles limpides dans le tas blanc. Toussant et jurant, Emerson les piétina, ce qui laissa bientôt la pièce dans l’obscurité, à part le faible faisceau de la torche de Ramsès.

— Nous devons nous assurer que le marchand et sa famille n’ont pas été blessés, dit Emerson en avançant vers le fond du magasin.

Derrière le comptoir, une porte voilée d’un rideau menait à une pièce d’entrepôt d’où partait un étroit escalier. Les chambres du premier étaient vides, sauf une qui était sommairement bloquée par une cale en bois. Emerson l’enleva et ouvrit la porte. Il fut alors accueilli par les gémissements et les cris d’un groupe de personnes serrées les unes contre les autres dans le coin le plus éloigné.

— Je suis le Maître des Imprécations, aboya Emerson au dessus du tapage. (Il prit la torche des mains de Ramsès et la dirigea sur son propre visage.) Vous êtes sauvés. Les méchants hommes sont partis.

Cela prit un moment pour calmer la famille terrifiée — un homme et sa femme, une grand-mère âgée, et six enfants. Emerson dut saisir la vieille dame par les épaules et la secouer pour qu’elle cessât enfin de pousser des cris perçants.

— Doucement, Père, dit Ramsès un peu inquiet.

 

— Ah, dit la mémé en se calmant. Je reconnais bien les mains puissantes du Maître des Imprécations. Alhamdullilah, il nous a sauvés.

Ils ne savaient rien des hommes qui avaient surgi dans leur magasin alors qu’ils allaient fermer. Ils avaient été conduits à l’étage et enfermés. Les intrus avaient menacé de leur couper la gorge s’ils appelaient ou tentaient de se sauver.

Leur soulagement fut vite remplacé par un concert de grognements quand ils découvrirent l’état de leur magasin.

 

— Un plein sac de sel ! gémit le propriétaire. Il y en avait pour dix livres !

Le sac — à moitié plein — valait à peine le dixième du prix mentionné, mais Emerson fut généreux avec les pièces qu’il leur dispensa. Au fond, la famille réalisait un profit dans l’affaire, ainsi que leurs visagesréjouis l’indiquaient.

Comme Ramsès l’avait prévu, il n’y avait aucun signe de leurs agresseurs. Attirés par le bruit, les voisins venus proposer leur aide s’attardèrent volontiers en découvrant ce qui s’était passé. Plusieurs prétendirent avoir vu de sinistres silhouettes noires dans de longues robes, des affrits, qui couraient en quittant le magasin. Les descriptions précisaient de grandes dents et des yeux rouges.

En d’autres termes : personne n’avait rien vu. Emerson distribua quelques pièces de plus a ux enfants qui ouvraient de grands yeux dans la foule et tapota quelques têtes. Il fut incapable de disperser ses admirateurs avant que le marchand et Grandma n’aient raconté à tout un chacun de quel abominable danger ils avaient été sauvés par le Maître des Imprécations et le Frère des Démons. (Ramsès n’avait jamais été absolument certain que son sobriquet égyptien soit considéré comme un compliment.) Après avoir affirmé à l’auditoire que les méchants hommes ne reviendraient pas, ils purent enfin retourner vers le fleuve.

— Crénom, dit Emerson. Pourriez-vous en reconnaître quelques-uns ?

— Juste celui qui avait une cicatrice à la mâchoire — je l’ai vue quand son foulard a glissé. Mais je doute fort qu’ils restent à proximité pour être identifiés. Ils ont eu un comportement extrêmement brutal. Pensezvous qu’ils auraient vraiment tout laissé brûler avec ces pauvres diables enfermés à l’étage ?

— Mon cher garçon, vous exagérez. La famille pouvait sortir par la fenêtre quand elle le voulait, et le feu n’était qu’une manœuvre pour nous distraire et nous empêcher de les suivre. S’ils avaient voulu nous blesser, il leur suffisait de nous sauter dessus dès que nous sommes entrés dans la pièce. Six contre deux me paraissait équitable. Globalement, je dirais que c’étaient vraiment les adversaires les plus incompétents que nous ayons rencontrés ces dernières années.

— Vous savez qui ils recherchaient, n’est-ce pas ?

 

— Il y a un nom qui me vient à l’esprit, admit Emerson. Mais par le diable, que pensez-vous qu’il ait bien pu encore inventer ?

* * *
*
Entre son inquiétude pour son mari et ses craintes pour les enfants, Nefret était incontestablement

mal à l’aise. Je lui prescrivis un verre de lait chaud, et j’y aurais glissé un soupçon de laudanum si elle ne m’avait pas surveillée de près.

 

— Vraiment, disje. C’est très mal de la part d’Emerson d’avoir prétendu que les enfants étaient en danger.

 

— Je devrais être avec eux, murmura Nefret.

— Si vous surgissiez à cette heure dans leur chambre, vous les inquiéteriez sans nécessité. La chienne est dehors devant leur fenêtre et j’ai envoyé Jamad monter la garde dans le couloir. Maintenant, venez dans le salon. Cela ne servirait à rien d’essayer de dormir avant qu’ils ne reviennent.

Personne ne dormait dans la maison. Les domestiques savaient ce qui se passait, comme toujours. Fatima s’activait, offrant de la nourriture et des boissons. Nefret accepta finalement de boire son lait, agréablement parfumé de cardamone et de muscade.

— Est-ce que Ramsès vous a parlé de mon idée que vous passiez l’hiver au Caire ? demandai-je pour la distraire avec un sujet moins angoissant.

Nefret acquiesça. Elle avait, à ma demande, endossé une confortable robe de chambre et des pantoufles. Je déposai un tabouret sous ses pieds et un coussin derrière son dos. Elle eut un faible sourire et repoussa une boucle de ses cheveux d’or loin de son visage.

— Oui, il m’en a parlé. Il est tiraillé, Mère. Et moi aussi. Nous aimons Louxor, et notre maison, et la famille. Mais je commence à me demander si nous ne serions pas plus…

— En sécurité, n’est-ce pas ? Il est exact que nous semblons vraiment attirer les personnes les moins recommandables, dis-je en sirotant mon whisky. (Le lait chaud est excellent pour certaines personnes, mais je ne connais rien de mieux que le whisky soda pour me calmer les nerfs.)

Les minutes passent lentement quand on s’inquiète pour ceux qu’on aime. Je fis un effort, et nous discutâmes de divers candidats pour renflouer notre équipe archéologique. Nous tombâmes d’accord sur le fait que deux d’entre eux sortaient du lot — Melle Malraux, et un jeune Egyptien, Nadji Farid. Nefret avait fait un effort elleaussi, mais tandis que l’horloge égrenait les secondes, elle devint silencieuse, et sa tête blonde s’inclina. Fatima somnolait dans sa chaise. Ayant fini mon verre, je me levai et quittai la pièce sur la pointe des pieds. La véranda était sombre, la porte fermée de l’intérieur. Je restai plantée un moment, à regarder au loin la bande sableuse illuminée par le clair de lune. Rien ne remuait sur la route jusqu’au fleuve. Puis je pris conscience d’une silhouette sombre devant la maison, à moitié dissimulée par les rosiers grimpants. Le brusque mouvement de ma tête appela une réponse immédiate.

— C’est moi, Sitt Hakim.
— Selim ? chuchotai-je. Que faites-vous là ?
— Je monte la garde, Sitt. Pourquoi ne m’avez-vous pas appelé ?

— C’est Fatima qui l’a fait, je suppose. Oui. Je suis désolée que vous vous soyez dérangé, ce n’était pas nécessaire.

 

Il répliqua par un des adages favoris de son père :

 

— Iln’y a aucun mal à se protéger d’un danger qui n’existe pas, Sitt. Cela serait une honte si nous manquions à notre devoir de vous protéger.

 

— Vous n’avez jamais manqué à votre devoir envers nous, Selim. Mais vous pourriez aussi vous installer confortablement. Venez me tenir compagnie.

 

J’ouvris la porte et il se glissa sans bruit à l’intérieur. Dans la légère lueur de la lune, je vis scintiller la lame du couteau qu’il portait à la ceinture.

 

Nous restâmes assis dans un silence amical, à attendre, jusqu’à ce qu’un bruit étouffé nous fasse tourner la tête vers la maison. A la vue de la forme blanche à la porte, Selim poussa un cri étranglé. — C’est Nefret, dis-je. Ma chérie, j’espérais que vous vous étiez endormie.

 

— Selim ? demanda-telle en l’apercevant malgré l’obscurité. J’aurais dû prévoir que vous viendriez. Tout va bien, Mère, ils seront bientôt là.

Je ne lui demandai pas comment elle le savait. Bien que je l’aimasse tendrement, je la trouvais parfois un peu étrange. Depuis l’enfance, elle avait toujours su quand Ramsès courait un danger imminent — « une peur, un pressentiment, un cauchemar »comme elle me l’avait une fois exprimé. Leur lien était si fort qu’il ne l’avait jamais déçue, et il s’était démontré si souvent exact que je m’étais mise à y croire, comme je croyais aussi à mes rêves concernant Abdullah.

Elle s’installa tranquillement, mains croisées sur les genoux, regard tourné vers l’écran de la fenêtre à côté d’elle. Mes yeux n’étaient plus ce qu’ils avaient été, et je fus la dernière à apercevoir sur la route les deux hautes silhouettes qui arrivaient à grands pas.

— Ils n’ont rien, dit Selim avec un soupir de soulagement.

 

— Ah, vous êtes là, dit Emerson en nous voyant. Selim aussi ? Parfait. Apportez de la lumière et — hum — peut-être un peu de whisky en guise de remontant. Vous en avez besoin, je parie.

— Tu ne t’inquiétais pas ? demanda Ramsès qui mit le bras autour de Nefret.
— Oh, pas du tout, répliqua-t-elle en lui échappant pour aider Fatima à allumer les lampes.

Ramsès la regarda un peu pensif, puis il entra dans la maison d’où il ressortit en rapportant un plateau et des verres.

 

— Tout va bien ici ? demanda Emerson en s’installant dans un fauteuil confortable et en étendant ses longues jambes.

 

— Aucun étranger à moins d’un kilomètre, répliqua Selim en caressant sa barbe. Nous nous en sommes assurés. Vous n’avez pas eu d’ennuis ?

 

— Oh, pas du tout, disje en imitant Nefret. Emerson, qu’avez-vous fait à vos nouvelles bottes ? Et le bas de votre pantalon est déchiré. Et…

— Je vous raconterai tout dès que vous cesserez de vous agiter, Peabody. (Il prit le verre que Ramsès lui tendait, le remercia d’un hochement de tête et se lança dans son récit.) Personne n’a été blessé et les dommages sont minimes, dit-il en conclusion. Globalement, nous avons bien travaillé cette nuit.

— Vous les avez laissés s’enfuir, dis-je.

— Voyons, Peabody, ne soyez pas si critique, dit Emerson avec un regard de reproche. Nous ne pouvions pas courir après ces vauriens sans être sûrs qu’il n’y avait plus de danger pour les lieux ou ses occupants.

— Je vous demande pardon, Emerson, disje. Vous avez raison. Mais c’est vraiment dommage que vous ne puissiez pas les reconnaître. Et je ne dirais quand même pas que vous avez bien travaillé.

— Si vous voulez bien m’excuser, répliqua mon mari d’un ton d’extrême politesse, vous oubliez l’essentiel, Peabody. Nous avons appris cette nuit quelque chose de très important. Nous savons ce que veulent ces gens. Ou bien devrais-je dire qui ?

— Vous pourriez dire à qui, Emerson.

Personne ne prononça le nom à haute voix, mais nous savions tous à qui il pensait. De toutes nos relations, la plus à même d’attirer l’attention de personnes peu recommandables était le demi-frère d’Emerson, Seth, plus connu sous son « nom de crime » de Sethos. Avant que je ne le reforme, il avait longtemps été le chef d’un réseau criminel de voleurs d’antiquités. Il m’avait assuré avoir abandonné cette profession, mais il pouvait avoir été incapable de résister à la tentation si un trésor avait croisé son chemin. Et si le trésor était assez important, un rival pouvait s’être interposé. Son rôle actuel d’agent des services secrets britanniques pouvait aussi l’avoir mis en danger. L’espionnage faisait partie d’un monde souterrain sombre et troublé, dont les membres n’étaient pas liés par les ordinaires règles d’usage en société.

Selim était l’un des rares à connaître l’identité de Sethos et sa fonction. Il avait rencontré le frère rebelle d’Emerson dans des circonstances qui avaient rendu impossible de lui cacher la vérité, même si nous n’avions pas eu une totale confiance en sa discrétion. Sa physionomie affable se crispa pensivement et il dit, le front plissé :

— Alors, qu’a-t-il fait pour encourir la colère de ces gens ? Et qui sont-ils ?

 

— Vous avez bien cerné le problème, Selim, dis-je. Malheureusement, nous ne pouvons répondre à aucune de ces deux questions.

 

— Il y a une autre question, dit Selim qui avait apprécié mon compliment. Pourquoi ont-ils pensé qu’il viendrait ici ?

 

— Effectivement, c’est un fait qui ne m’avait pas frappée, admis-je. Il a des amis et des points de chute dans tout le Moyen Orient.

— Il ne conduirait pas des ennemis jusqu’à nous, dit Nefret.
— A moins qu’il ne se trouve dans une position désespérée, dit Ramsès.
Nefret lui jeta un rapide regard.

— Il me semble, ditelle d’un ton sec, que la conversation s’égare. Ce ne sont que des conjectures, y compris la présomption qu’il soit l’homme que recherchent ces gens.

— C’est la présomption la plus probable, dit Ramsès. (Lui et son oncle ne s’étaient jamais bien entendus.) Père a raison, Nefret. Notre rencontre de ce soir prouve clairement que ces gens ne recherchent pas un objet mais un homme. Ce n’est aucun de nous, et aucun de nos amis. Tous leurs déplacements sont connus. Qui d’autre cela pourrait-il être ?

Nefret baissa la tête. Elle aurait volontiers défendu Sethos, pour qui elle avait toujours eu une certaine faiblesse, mais le raisonnement se tenait.

 

— J’avais cru comprendre que vous et lui restiez en contact, Emerson, dis-je. Vous ne savez pas où il est ?

 

— Je n’ai reçu aucune nouvelle depuis des mois, dit Emerson.

 

— Alors je suggère que vous tentiez de savoir ce qu’il est advenu de lui. Un câble à son supérieur, ce Mr Smith…

 

— Bracegirdle-Boisdragon, corrigea Ramsès.

— Je ne peux pas réussir à me rappeler ce nom absurde, dis-je. Son sobriquet est banal, mais plus facile à retenir. Vous pourriez aussi télégraphier à Margaret, Emerson. La femme de Sethos doit sûrement savoir où il est.

— Je ne sais pas non plus où elle se trouve, grommela Emerson. C’est le mariage le plus aberrant que j’aie jamais vu. Margaret est à un bout de la planète à rechercher de nouvelles histoires et lui à l’autre bout à faire Dieu seul sait quoi. Et ils sont mariés depuis moins d’un an.

— Ils étaient — hum — ensemble depuis plusieurs années avant de se marier, dis-je. Margaret est désespérément fière de son succès à mener à bien sa carrière journalistique, et l’actuelle occupation de Sethos n’est pas de celles qu’une épouse peut partager.

— Il ne le lui permettrait pas, dit Nefret. Ce serait trop dangereux pour elle — et pour lui. Est-ce que le règlement des services secrets ne l’empêcherait pas aussi de se confier à elle ?

— Nous pouvons au moins faire un essai, disje en me levant. J’enverrai mes câbles dès demain, à elle et à Mr Smith. Allez au lit, Fatima, nous serons tous épuisés demain matin. Bonne nuit, Selim, et merci.

Envoyer des câbles servirait aussi un autre dessein — du moins je l’espérais. Ceux qui étaient à la recherche de Sethos n’hésiteraient pas à corrompre les commis du bureau du télégraphe. S’ils apprenaient que nous ne savions rien de ce que faisait Sethos, ils pourraient peut-être détourner leurs attentions de nous.

Emerson ricana de cette idée dès que je la mentionnai au cours du petit-déjeuner, le lendemain suivant.

— Je crois que vous sous-estimez leur acharnement et leur intelligence, dit-il en tailladant sauvagement son bacon. Les hommes que nous avons rencontrés sont de simples malfrats, mais il y a un esprit supérieur derrière eux, du moins je le pense.Nous pouvons prouver qu’il n’est pas entré en communication avec nous jusqu’ici, mais qu’est-ce qui l’empêchera de le faire dans le futur ? Il n’est pas assez fou pour nous télégraphier. Il est parfaitement conscient que les commis bavardent dans tout Louxor.

Il avait raison, et je fus prompte à le reconnaître.

Les réponses à nos câbles furent décevantes. Le télégramme à Mr Smith avait été soigneusement formulé, se référant à Sethos comme à « notre ami commun ». La réponse de Smith fut aussi brève que directe : « Aucune idée. Et vous ? » Le journal de Margaret, le Morning Mirror, nous informait seulement qu’elle était en mission et ne pouvait être jointe.

— Je trouve cela plutôt sinistre, remarquai-je. Estce que vous croyez qu’elle ait pu se précipiter chez les Bolchéviques ?

— Ce serait bien d’elle, dit Ramsès. Cette femme ne s’arrête jamais quand elle court après une histoire. Rappelezvous quand elle s’est introduite à Hayil et qu’elle a été faite prisonnière par les Rachid.

— Je ressens une certaine acrimonie dans la réponse de Mr Smith, dis-je en étudiant le bref message.

— Je ne ressens rien du tout — sauf qu’il est incapable de nous donner la moindre information, grommela Emerson, à moins qu’il ne le désire pas. Nous sommes dans une impasse, et j’ai bien l’intention d’oublier toute cette affaire. (Il jeta sa serviette sur la table et se leva.) Qui vient à la Vallée avec moi ?

— Personne Emerson. Les Vandergelt arrivent ce matin et nous devons aller les chercher au train. Oui, mon chéri, vous aussi.

C’étai t presque une foule qui attendait à la gare. Tandis que les galabiehs flottaient, les turbans plongeaient et resurgissaient comme des bouchons. Cyrus était un employeur généreux et très apprécié. Quand le train s’arrêta, dès que son visage souriant apparut, un cri général de bienvenue s’éleva. Cyrus souleva son élégant panama et l’agita en guise de réponse.

De nombreux hivers passés sous le soleil égyptien avait ridé et tanné le visage de notre vieil ami ; ses cheveux blonds et sa barbiche étaient striés degris, mais il sauta sur le quai avec l’agilité d’un jeune homme. Bien que sans réelle formation archéologique, Cyrus n’était pas un dilettante — contrairement à d’autres riches individus qui ne finançaient des excavations que par amusement. Il avait toujours travaillé avec ses hommes et savait écouter respectueusement les avis de mon distingué époux.

Il se retourna, et offrit la main à son épouse, Katherine. Je notai qu’elle avait pris un peu de poids. La chaleur avait empourpré ses joues et ses yeux verts semblaient fatigués. Elle était suivie de son fils Bertie, dont la physionomie banale était transformée par l’affabilité du sourire. Il offrit immédiatement le bras à Jumana, l’autre membre de l’équipe de Cyrus, mais la fille sauta dehors souplement avec à peine un regard de remerciement à son égard. C’était une beauté égyptienne type, avec d’émouvants yeux noirs et une complexion délicate. Elle était aussi ambitieuse que jolie. Bertie était amoureux d’elle depuis des années, mais il n’avait pas encore réussi à gagner son cœur.

— C’est bon de vous revoir, déclara Emerson en écrasant la main de Cyrus.

 

— C’est bon d’être de retour, dit Cyrus avec une grande inspiration. Qu’avez-vous encore fait ? Pas de nouveau cadavre, Amelia ?

— C’est très amusant, Cyrus. Nous n’avons pas eu de meurtre chaque année.
— Citez m’en une seule, dit Cyrus en retenant son sourire.
— Et bien, en certaines circonstances…
— Aucune importance, dit Emerson d’un ton bref.

Je déclinai l’invitation de Katherine à venir prendre avec eux un déjeuner tardif, souhaitant laisser à nos amis le temps de se rafraîchir après leur long voyage dans un train poussiéreux.

— Nous vous verrons cet après-midi, si vous voulez, proposai-je.
— Nous dînons avec Carter ce soir, dit Emerson après s’être raclé la gorge.
— Howard ? (Je me tournai pour dévisager Emerson.) Je ne savais pas qu’il était revenu. — Il est arrivé hier, dit Emerson en regardant au loin, puis en battant du pied.
— Je ne le savais pas. Nous aurait-il invités à dîner ce soir ?

— Oui. C’est gentil de sa part, non ? J’ai accepté. (Et Emerson ajouta rapidement.) Si vous êtes d’accord, bien entendu, ma chérie.

 

— Très bien, dit Cyrus qui, après un regard à sa femme, lui offrit le bras. Kat aura ainsi une journée entière pour se reposer. Nous vous verrons demain.

Nous escortâmes les Vandergelt jusqu’à leur voiture et agitâmes la main en signe d’adieu. Emerson dédaignant tout mode de transport (sauf les automobiles), nous retournâmes à pied jusqu’à l’embarcadère. Le temps était plus froid et le ciel un peu orageux. Je regrettai d’avoir enfilé une robe habillée au lieu d’un confortable ensemble veste-pantalon. La mode de cette année était plus légère et moins encombrante que les vêtements de ma jeunesse — avec leurs jupes à traine et leurs horribles bustiers — mais mes chaussures me serraient et leurs talons n’incitaient pas à la marche. Cependant, je ne laisse jamais l’inconfort me distraire et je me mis aussitôt à questionner Emerson.

— Comment avezvous appris avant moi l’arrivée d’Howard à Louxor ? Et pourquoi ne m’avez- vous pas dit qu’il nous avait invités à dîner ?

 

— Je viens de le faire, dit Emerson. Prenez mon bras, ma chère, ces chaussures ne sont pas adaptées à de si durs chemins. J’aime beaucoup votre robe. Est-elle nouvelle ?

Elle l’était, mais Emerson aurait dit la même chose de n’importe quel vêtement parce qu’il ne prêtait jamais aucune attention à ce que je portais. Avant que je ne puisse poursuivre mon interrogatoire, il tourna la tête et adressa une remarque à Nefret qui marchait derrière nous au bras de Ramsès.

— Vous êtes tous les deux inclus dans l’invitation. Carter a particulièrement insisté pour que vous veniez, Nefret. Je crois qu’il vous admire toujours. D’une manière parfaitement convenable, bien entendu.

— Howard est un monsieur parfaitement convenable, dit Nefret en riant, en dépit de ce que certains snobs britanniques disent de lui. J’ai cependant entendu dire qu’il s’était attaché à une autre dame.

— Je présume que vous pensez à la fille de lord Carnarvon, lady Evelyn Herbert, disje. D’après ce que j’ai entendu, cet attachement vient plutôt d’elle. Mais je ne m’intéresse jamais aux commérages de cette nature.

***

La maison d’Howard, qui était nommée le ‘Château Carter’, était tout au nord de Dra Abou’l Naga, près de la route qui menait à la Vallée des Rois. Je m’étais souvent demandée si ce nom était une tentative d’imiter Cyrus Vandergelt dont l’élégante et immense demeure était appelée ‘Le Château’. Howard ne s’entendait pas très bien avec Cyrus, qui avait souvent surenchéri sur lui pour des antiquités qu’il avait espéré acquérir pour son employeur, lord Carnarvon. Ramsès pensait plutôt que Carter faisait référence au vieux dicton comme quoi la demeure d’un gentleman anglais devait être un château. Mais Ramsès avait une nature plus généreuse que la mienne.

Howard avait dessiné et bâti sa maison luimême, avec l’appui financier de lord Carnarvon. L’emplacement n’était guère remarquable, un sol nu sans arbre ni herbe, mais la bâtisse était agréable, de style arabe, avec un salon central sous un dôme et de hautes fenêtres en arc de cercle dans les salons et dans les chambres.

Howard nous accueillit chaleureusement (ce qui ne dissipa pas mes soupçons comme quoi cette invitation n’avait pas été son idée mais celle d’Emerson.) Nous eûmes un apéritif sous le dôme du salon de réception, simplement mais confortablement meublé, avec quelques rares chaises, des canapés et des tables en cuivre. Howard nous présenta son nouvel animal de compagnie, un petit canari jaune. Nefret, qui partageait avec lui un vrai amour pour les animaux alla aussitôt vers la cage et pépia vers la jolie créature. Qui leva la tête et répondit.

— C’est charmant, dis-je.

 

— J’espère qu’il aura un destin plus agréable que vos autres animaux, Carter, grogna Emerson. Avecces chats féroces, les faucons et…

— Oh, je ne le laisserai jamais sortir de sa cage, dit Howard. (Il mit le doigt à l’intérieur de la cage. Le canari s’y percha et laissa fuser une trille mélodieuse.) Les hommes disent qu’un oiseau est un bon présage, ajouta-til. Un oiseau d’or pour une découverte d’or durant la saison.

Nous allâmes ensuite dans la salle à manger et Emerson, qui estimait avoir perdu assez de temps avec les politesses, demanda à Howard ce qu’il avait trouvé de beau dans les magasins d’antiquités du Caire.

— Pas grand chose, gloussa Carter. J’espère faire mieux à Louxor. (Il avala une cuillerée de sa soupe et fit la moue.) Je dois vous prier d’excuser mon cuisinier. Il n’a pas les talents de votre Maaman.

Le repas fut effectivement médiocre — une soupe trop épicée, un bœuf coriace, des légumes bouillis et fades. Naturellement, je ne fis aucune remarque.

Après le dîner, Howard nous montra ses nouvelles acquisitions. L’une d’elles était plutôt charmante — un pot à cosmétiques constitué de septcylindres reliés, chacun d’eux ayant contenu une variété différente de peinture pour le visage et les mains. Howard haussa les épaules quand j’exprimai mon admiration.

— Ce n’est pas le genre de choses à enthousiasmer sa Seigneurie. Sauriez-vous si de nouveaux objets sont apparus dans les magasins de Louxor ? Que Vandergelt n’aurait pas encore acquis ? ajouta- t-il un peu sèchement.

— Il n’est arrivé à Louxor que ce matin, aussi vous pourrez passer avant lui, répliqua Ramsès avec un sourire. Mais je n’ai rien entendu de spécial.

— J’irai faire un tour chez Mohassib dès demain, dit Howard.
— Alors vous ne comptez pas commencer à travailler ? demanda Emerson.

— Il n’y a aucune raison pour se hâter, protesta Howard qui avait compris le reproche implicite. Sa Seigneurie ne sera pas là avant plusieurs semaines, et cela ne me prendra pas longtemps de nettoyer cette petite section.

— Et ensuite ? demanda Emerson.
Howard fit signe au domestique en faction de remplir les verres à vin.
— Ensuite, cela dépendra de sa Seigneurie.
Certains auraient accepté cette tentative de changer de sujet. Pas Emerson.
— Pensez-vous pouvoir le persuader de continuer dans la Vallée Est ?
— Si Toutankhamon n’est pas dans mon petit triangle, il doit bien être ailleurs, déclara Howard.

— Pas nécessairement, ditEmerson. Il n’est pas nécessairement dans la Vallée Est. (Puis il sembla immédiatement regretter d’en avoir dit autant.) Et, ajouta-til, ce n’est pas la seule tombe qui n’est pas localisée.

— Mais c’est celle que je cherche, dit Howard. (Il se pencha en avant et planta ses coudes sur la table — une habitude plutôt vulgaire qui, je suis désolée de le dire, était aussi celle de son époux qui fit aussitôt la même chose.) Vous m’avez dit l’an passé — n’est-ce pas ?— que je devais rester vigilant. J’ai apprécie votre avis. Et votre aide.

Emerson qui avait tout essayé pour envoyer Howard à un autre endroit de la Vallée eut la décence de prendre l’air gêné.

 

— Elle sera vide, comme toutes les autres, dit Howard tristement. Même si je la trouve. De la pièce voisine, un gazouillis musical fusa du petit oiseau doré.

 

***

 

Manuscrit H

Ramsès n’était pas surpris que son père ait rejeté la quête de Sethos, pour citer sa mère. (Elle avait une certaine tendance à enjoliver ses phrases.) Emerson était obsédé. Ramsès ne comprenait pas pourquoi il croyait tellement que Carter trouverait une tombe dans ce si improbable petit triangle de terre aride. Peutêtre n’était-ce pas une évidence matérielle mais juste une intuition, un pressentiment. Ramsès savait que les plus grands excavateurs développaient ainsi un instinct de la découverte. C’était fréquemment arrivé, surtout avec les pilleurs de Louxor qui avaient un don peu professionnel mais terriblement efficace. Et les instincts d’Emerson valaient bien les leurs.

Emerson dut se contrôler, tout en écumant, pendant que Carter faisait le tour des revendeurs de Louxor. A la demande pressante de Cyrus, il accepta cependant d’ouvrir leur propre excavation dans la Vallée Ouest, mais le cœur n’y était pas. Au lieu de harceler les hommes qui finissaient de nettoyer la tombe d’Ay, qu’ils avaient commencée l’année précédente, il déambulait jusqu’au fin fond de la Vallée Ouest, avec Bertie et Jumana en remorque. Il cherchait de nouvelles entrées de tombes. Il n’en trouva aucune.

Ils n’avaient plus entendu parler des hommes qui les avaient attirés dans le magasin. Plus Ramsès y pensait, plus il tombait d’accord avec son père. Cela avait été un traquenard particulièrement stupide et inutile. Ce devaient être des étrangers, parce qu’aucun homme du coin n’aurait imaginé que le Maître des Imprécations pourrait ainsi être intimidé. Selim n’avait pas réussi à retrouver leurs traces, et il connaissait pourtant beaucoup de monde. Le gardien ne parlait plus d’étrangers trop curieux, la chienne n’aboyait pas durant la nuit. Mais elle ne le ferait sans doute pas, pensa Ramsès, à moins que quelqu’un ne s’approchât de la fenêtre des enfants. Amira possédait maintenant une niche extrêmement prétentieuse, dessinée par David, qui avait été assisté par Charla. Elle avait tenu à ajouter un minaret, une véranda et des tapis d’un bout à l’autre. La chienne avait refusé d’y dormir, cependant, jusqu’à ce qu’ils la déplacent sous la fenêtre de la chambre des enfants.

Cette apparente absence d’activité ne suffisait pas à rassurer Ramsès. Durant ses années de guerre, il avait acquis une sorte de sixième sens qui lui indiquait quand il était surveillé — c’était alors un atout indispensable pour survivre. Et il savait que des guetteurs étaient là, dehors, quelque part. L’embuscade avait peut-être été une feinte, une tentative grossière pour les distraire de méthodes plus subtiles. Il n’aimait pas l’incertitude, et il y avait trop de questions en attente. Ils étaient dans la Vallée Ouest par simple tolérance,parce qu’elle faisait partie, techniquement, de la concession de Carnarvon. S’ils trouvaient une nouvelle tombe, il était certain que Carnarvon la récupérerait, surtout si son excavation de la Vallée Est était vide. Il n’avait pas eu de nouvelle discussion avec Nefret au sujet de leur installation au Caire pour l’hiver, mais il savait que sa mère n’avait pas abandonné son projet. Elle ne le faisait jamais.

Et où diable était Sethos ?

Il ne pensait pas que sa mère résoudrait cette étape du problème avant longtemps. Mais elle remit le cas sur le tapis un soir où les Vandergelt étaient venus dîner avec eux. Le cuisinier avait préparé tous les plats favoris d’Emerson et il avait presque fini son whisky soda postprandial quand sa femme s’éclaircit solennellement la voix.

— Il y a quelques points dont je veux discuter avec vous, Emerson. Non, mes amis, ne partez pas. Nous n’avons rien à vous cacher.

— Elle croit surtout que je me conduirai mieux si vous êtes présents, expliqua Emerson. (Repu et détendu, il était d’humeur affable, sa pipe dans une main, un verre dans l’autre.) Très bien, Peabody, je vous écoute.

L’affabilité disparut dès qu’elle annonça son intention d’engager une nouvelle équipe. Emerson s’étouffa et la regarda fixement. Quand elle continua en annonçant que les jeunes Emerson passeraient l’hiver au Caire, Ramsès se prépara à une violente explosion. La réaction d’Emerson fut encore pire : sa puissante silhouette sembla se racornir.

— C’est ce que vous voulez, mon garçon ? demanda-til d’une voix atone.

 

— Non, Père. C’est à dire — nous n’avons pas réellement… C’est à dire…

 

Il jeta à Nefret un regard qui demandait son aide. Elle vint s’asseoir sur le bras du fauteuil d’Emerson et mit son bras autour des épaules affaissées.

 

— Nous en avons parlé, Père,mais nous n’avons pas encore pris de décision.

 

— C’est à vous de voir, bien entendu, dit Emerson en se mouchant bruyamment. Les enfants me manqueront tellement.

 

Là, pensa Ramsès, il en fait un peu trop. Les émotions d’Emerson étaient absolument sincères mais il utilisait cette fois la culpabilité au lieu des hurlements pour parvenir à ses fins.

— Vous devriez avoir honte, Emerson, dit froidement sa femme.
Cyrus, qui ne s’était pas encore aventuré à parler, dit alors d’un ton hésitant :
— Si vous voulez mon avis…
— Pas du tout, aboya Emerson en oubliant son rôle.

— Volontiers, dit sa femme. Nous sommes tous ensemble dans cette affaire qui conditionnera nos plans pour le reste de la saison, et pour les prochaines. Nous tenons pour convenu, n’est-ce pas, que nous souhaitons tous continuer cet arrangement qui s’est avéré si profitable — c’est à dire de réunir nos effectifs en un seul groupe ?

— Rien ne me plairait davantage, s’exclama Cyrus. Je voudrais juste que ce soit officiel. Je ne suis pas égyptologue, et je ne serais que trop heureux qu’Emerson prenne la place du chef d’expédition.

— Humph, dit Emerson. Et bien…

— Parfait, dit sa femme avec entrain. Et puis, nous ne pourrons pas continuer éternellement dans la Vallée Ouest. Ce n’était qu’un arrangement temporaire de toute façon. Nous devons donc définir notre prochain site et étoffer notre équipe.

— Je vais vous dire ce qu’il nous faut, dit Cyrus. Un artiste. Je ne pense pas que Mr ou Mrs Davies serait disponible ?

 

— Non, non, dit Emerson. Aucune chance. Ilsont d’autres engagements. Mais David… — … a aussi d’autres engagements, dit sa femme d’un ton qui coupait court à toute discussion. Pourquoi pas cette jeune Française, Melle Malraux ?

Elle avait à nouveau réussi, pensa Ramsès. Et Emerson s’impliqua tant à discuter les détails qu’il avait déjà implicitement admis l’idée de base. Elle avait fait deux de ses petites listes, l’une concernant les sites qu’ils devraient envisager, et l’autre pour les membres potentiels de la future équipe.

— Alors, je ferai un saut au Caire demain, annonça-t-elle.
— Pour quoi faire ? demanda Emerson d’un ton soupçonneux.

— Pour rencontrer les membres potentiels de notre future équipe expliqua-telle d’un ton exagérément patient, informer M. Lacau de notre décision et demander sonavis au sujet d’un autre site. A moins que vous ne préféreriez y aller à ma place ?

Placé devant plusieurs obligations qu’il exécrait, sans compter le fait de ne plus pouvoir surveiller d’Howard, Emerson abandonna sans un murmure — comme elle savait bien que ce serait le cas. Ramsès s’arrangea pour voir sa mère seule dès que les Vandergelt furent partis. — Vous n’allez pas nous louer une maison, n’est-ce pas ?

 

— Je ne pense pas en avoir le temps, répliqua-t-elle en étudiant ses listes. Je ne veux pas m’absenter longtemps. Essayez d’empêcher votre père de tourmenter Howard.

— Oui, Mère. Vous manigancez quelque chose, n’est-ce pas ?
— Nous somme toujours surveillés, dit-elle en le regardant bien en face, le visage grave. — J’ai regardé partout. Je n’ai rien vu d’anormal.
— Mais vous le sentez aussi. Comme moi. On développe certains instincts à la longue.

— Peutêtre, dit Ramsès, qui ne put s’empêcher de poser une autre question : Avez-vous rêvé d’Abdullah récemment ?

— Vous vous êtes toujours moqué de mes rêves.
— Voyons, Mère, je n’ai jamais fait cela.

Il ne l’avait pas fait, du moins il ne l’avait pas exprimé. Quand elle avait pour la première fois parlé de ces rêves si étranges et si vivaces de leur raïsdécédé, il avait été heureux qu’elle y croie, puisque cela semblait la réconforter. Abdullah avait sacrifié sa vie pour sauver la sienne, mais le lien entre eux deux avait déjà été puissant. Le vieil Egyptien et elle s’étaient attachés l’un à l’autre d’une façon qu’il aurait pu croire impossible étant donné les différences de leurs passés et de leurs croyances. De la gratitude, une forte affection, et le refus d’une perte définitive, tout ceci pouvait sans conteste expliquer son besoin de croire que celui qu’elle avait aimé ne l’avait pas quittée pour toujours. Il ne pouvait pas exactement dire quand il avait commencé lui aussi à partager sa foi dans ces rêves. Peutêtre étaitce dû à la conviction absolue qu’elle leur accordait.

— Je lui demanderai certainement des nouvelles de Sethos la prochaine fois que je le verrai, ditelle d’un air sérieux. Jusqu’à ce que je puisse le faire, je devrai me fier à des sources moins fiables. Je pense aller voir Mr Smith pendant que je serai au Caire. Il ne confierait aucune information à un télégramme, mais un entretien en direct pourrait être plus productif.

Ramsès n’en doutait pas. Il connaissait ses méthodes.
— Dois-je lui transmettre vos salutations ? demanda-t-elle.

Elle savait ce qu’il pensait de Smith, qui était pour lui le modèle référent de tous les défauts des services secrets. Ils ne se souciaient pas le moins du monde des vies qu’ils sacrifiaient en poursuivant ce qu’ils nommaient leur ‘devoir’. Il avait exécré chaque seconde du temps qu’il avait passé à travailler avec eux.

— Non, dit-il.

* * *
*
J’eus une journée tellement occupée au Caire qu’elle épuisa toute mon énergie. Bien que je n’aie

pas pris de rendezvous avec M. Lacau, je n’avais pas envisagé avoir la moindre difficulté à le rencontrer — ce qui se trouva être le cas. Je pense qu’il était si soulagé de discuter avec moi (au lieu d’Emerson) qu’il aurait accepté tout ce que je lui demandais. Mais en fait, lui et Emerson étaient plutôt en bons termes ces derniers temps. (On ne peut pas vraiment dire qu’Emerson soit en excellents termes avec d’autres archéologues.) Nous avions préservé quelques-uns des plus beaux trésors du musée, et risqué nos vies en le faisant, et M. Lacau n’était pas un ingrat. C’était un homme d’allure distinguée, avec une barbe et des cheveux blancs, et si méticuleux en ses habitudes que les gens disaient qu’il faisait des listes de listes. (Une excellente idée à mon avis.) Il me salua avec la plus extrême courtoisie en m’introduisant dans son bureau, et nous bavardâmes d’abord de généralités, y compris le récent arrêté du directeur concernant le partage (il utilisa le mot français) des objets découverts par les expéditions étrangères.

— Quelques excavateurs arrogants se comportent comme si toute l’Egypte était leur propriété personnelle, déclara Lacau, la barbe hérissée d’indignation. J’ai l’intention de durcir les lois afin que la majorité des objets restent en Egypte, ainsi qu’ils doivent le faire.

— Emerson est absolument d’accord avec vous, répondis-je sincèrement. Vous pouvez compter sur son appui. Et aussi sur le mien, bien entendu.

 

Après cela, M. Lacau aurait accédé à mon moindre désir.

Mon rendezvous suivant fut avec les jeunes gens que j’avais considérés comme des membres potentiels de notre future équipe. J’avais choisi d’en rencontrer deux. Après avoir parlé longuement avec Melle Malraux le soir de la réception, et observé la chaleur de l’accueil fait par Nefret à la jeune fille, j’avais décidé que mes réserves initiales à son égard n’étaient pas fondées. C’était une petite créature énergique qui parlait avec enthousiasme, mais lapremière impression de joliesse qu’elle donnait était davantage basée sur ses manières que sur la régularité de ses traits — elle avait quelque chose de déroutant au niveau des yeux. Ses pupilles bleues étaient entièrement entourées d’un blanc laiteux, ce qui lui donnait en permanence l’air étonné ou inquiet. Cependant la physionomie ne donne pas une idée véritable d’un caractère, et je fus impressionnée par le carton à dessin qu’elle avait apporté. Un artiste archéologue nécessite d’autres talents qu’un simple peintre, il ou elle doit être capable non seulement d’une transcription à l’identique, mais aussi de ressentir les techniques et les croyances de la culture. Je fus particulièrement frappée par une aquarelle qu’elle avait faite d’une tête de momie du Louvre.

Mon autre candidat était en tous point l’opposé de la demoiselle, et une contradiction en lui -même. Il possédait l’un des plus jolis visages que j’aie jamais rencontrés, des joues rondes, des yeux étincelants de bonne volonté. On aurait pensé qu’un homme aussi agréable bavarderait aussi gaiement que Melle Malraux l’avait fait. Mais Nadji Farid semblait très timide. Il resta assis les yeux baissés, ne parlant que quand je l’interrogeai, et encore d’une voix feutrée et mélodieuse. Cependant, ce qu’il disait lorsqu’il parlait démontrait une bonne connaissance des méthodes d’excavation — et je n’étais pas opposée à engager une personne taciturne. Le changement serait même agréable.

Par contre, pister Mr Bracegirdle-Boisdragon, alias Mr Smith, se trouva être encore plus difficile que je ne le prévoyais. Il m’avait une fois donné un numéro de téléphone privé, mais quand je l’appelai, une voix de femme m’informa en arabe qu’ils n’acceptaient pas de clientèle féminine. Sans approfondir ce qu’elle voulait dire par là, je ne poursuivis pas la conversation. Ma visite suivante fut pour le ministère des Travaux Publics où Mr Bracegirdle-Boisdragon avait trouvé une situation. Il me fallut un certain temps pour retrouver sa trace au milieu de la pagaille administrative, mais je fus finalement confrontée à son assistant. Il était déjà tard et je commençais à m’énerver.

— Informez-le que Mrs Emerson sera au Turf Clubà cinq heures, et que s’il ne vient pas m’y retrouver, il le regrettera profondément.

J’ai toujours pensé que les menaces imprécises étaient les plus efficaces. L’imagination de la victime y ajoutait des conséquences plus désastreuses que celles que j’aurais pu inventer. Je fus aussi tout à fait certaine, vu le silence éloquent de l’assistant, que Bracegirdle-Boisdragon était dans son bureau. Mais il n’eut pas le courage de m’affronter en direct.

— Surtout pas au Turf Club, Mrs Emerson, dit le jeune assistant comme s’il citait le commentaire d’un autre, ils ne se sont pas encore remis de votre dernière visite. Prenez plutôt le thé Chez Groppi à cinq heures.

J’étais tout à fait disposée à prendre une rafraîchissante tasse de thé Chez Groppi accompagnée d’une de leurs excellentes pâtisseries. L’ambiance était infiniment plus agréable que la masculinité affichée du Turf Club. Les lampes à abat-jour cramoisi donnaient une douce lumière et les marches étaient couvertes de tapis persans. A peine étaisje installée qu’une voix sourde me salua par mon nom. Je levai les yeux et vis, non pas le long nez et le menton pointu de Smith, mais la physionomie d’un jeune homme dont le front était si haut que ses autres traits semblaient avoir été serrés sur la moitié inférieure du visage et rétrécis : un doux menton rond, un bouton de nez et une bouche aussi petite que celle d’une fille.

— Vous êtes bien Mrs Emerson, n’est-ce pas ? Mon nom est Wetherby. Nous avons parlé plus tôt dans la journée. Puis-je me joindre à vous ?

 

— Je vous en prie, dis-je. Allezvous maintenant m’expliquer pourquoi votre supérieur vous a envoyé au lieu de venir lui-même ?

— Il pense qu’il est préférable qu’on ne le voie pas en tête-à-tête avec vous pour le moment, dit Mr Wetherby en prenant un siège. Je suis au courant de tout, m’dam, et je lui ferai directement mon rapport.

— Hmmm, dis-je. Très bien. Je dois prendre le train express de cette nuit, aussi écoutez-moi sans m’interrompre.

Ma description de la rencontre de Ramsès et Emerson avec les pyromanes lui fit pincer les lèvres. — Pourquoi n’en avons-nous pas été informés plus tôt ?

— Je vous ai demandé d’éviter de m’interrompre. Pourquoi votre employeur n’a-t-il pas été plus explicite en répondant au télégramme d’Emerson ?

 

— Sa réponse n’était que la simple vérité, Mrs Emerson. Nous n’avons aucune idée d’où peut être l’individu en question. Qui ne souhaite peut-être pas que nous le localisions.

 

— Alors vous pensez aussi que les agresseurs en voulaient — hum — à cet individu ? — Cela semble probable, répondit prudemment Wetherby qui, après avoir regardé par dessus son épaule, continua en baissant la voix: Il n’a donné aucune nouvelle depuis bientôt six mois. — Et où était-il avant cela ?

 

Il était contre les usages des services secrets de donner la moindre information. A contrecœur, il murmura :

— En Syrie.
— Qu’y faisait-il ?
— Mais enfin, Mrs Emerson, vous ne pouvez espérer que je réponde à cela !

— Le code des services secrets sans doute ? Ces règles restrictives sont aussi inefficaces que ridicules. Bon, répondez au moins à ceci : qui peuvent être ses adversaires ?

 

— Dieu seul le sait, dit Mr Wetherby dans un élan de sincérité.

 

— Vous devez bien être en position d’émettre un avis puisque vous connaissez la nature de sa mission, insistai-je.

— Je ne sais que ce qu’il était censé faire, Mrs Emerson.
— Et vous ne pouvez rien me dire de plus ? Je vois, disje avec un coup d’œil à ma montre de corsage. Je n’ai pas le temps de poursuivre cette conversation, Mr Wetherby. Vous n’avez vraiment été d’aucune aide.

— Croyezmoi, Mrs Emerson…

— Oui, oui, Si vous voulez… Je vous prie de rappeler à Mr Smith qu’il avait une fois proposé d’aider ma famille et moi-même. Nous avons besoin de son aide. Je n’aime pas être espionnée, ni harcelée.

— Je ne vous le reproche pas, dit Mr Wetherby dont la bouche en bouton de rose s’incurva en un sourire. Je crois que je peux sans crainte vous promettre que mon supérieur veillera à vous débarrasser de cet ennui. Quelques fausses pistes… Vous nous ferez savoir si vous recevez des nouvelles de l’individu en question ?

— Si vous le faites également.
— Vous avez ma parole.

Pour ce qu’ell e vaut, pensaije. Au moins, Mr Wetherby avait le sens de l’humour, ce qui était plus que ce qu’on pouvait dire de Mr Smith. Avec regret, j’abandonnai le reste de ma tarte aux abricots, et je laissai également l’addition à Mr Wetherby. J’arrivai à la gare juste à temps.

Globalement, la journée avait été profitable et, après un tranquille dîner au wagon-restaurant, je rejoignis ma couchette oscillante avec la conscience du devoir accompli.

 

***

Je n’ai jamais compris pourquoi je rêvais d’Abdullah avec une tel le irrégularité, et en des occasions qui me semblaient si aléatoires, ni pourquoi je revoyais un homme jeune, à la barbe noire et au corps vigoureux, au lieu du patriarche à la barbe blanche qu’il avait été au moment de sa mort. Il apparaissait rarement quand j’avais une bonne raison de vouloir le consulter, et ses réponses étaient, en général, de parfaites énigmes. Parfois il me rassurait quand j’étais inquiète ; parfois il lançait de vagues indices qui ne prenaient tout leur sens que plus tard, quand ils ne servaient plus à rien ; souvent, il criait après moi pour m’être conduite imprudemment. Cela aurait été agréable de recevoir des avis plus circonstanciés. Après tout, quand on avait une relation si proche avec l’Autre Monde, où tout était connu et compris, on était en droit, à mon avis, d’espérer une suggestion utile de temps en temps. Cependant, c’était déjà bon de le revoir, dans un certain sens et dans une certaine dimension, il continuait ainsi à exister.

Il m’attendait à l’endroit et à l’heure habit uels, sur les falaises au dessus de Deir el Bahari, au lever du soleil. Il semblait d’humeur affable parce qu’il m’accueillit avec un sourire au lieu d’un froncement de sourcils. Pendant un moment, nous restâmes côte à côte à regarder au delà de la vallée la lumière se répandre sur le fleuve, sur les champs, et dans le désert jusqu’à faire étinceler les colonnes du temple d’Hatshepsout en dessous de nous.

— Alors, dis-je. Aucun cadavre cette année, Abdullah.
C’était une plaisanterie entre nous. Il sourit.
— Pas encore, dit-il.
— Qui ?
Mais je n’espérais pas de réponse et je n’en reçus pas.

— Il y a toujours un cadavre, dit-il et avec une émotion qui humidifia ses yeux sombres, il ajouta :l’année passée, cela a presque été le vôtre, Sitt.

 

— Oh, mais cela fait des mois, disje d’un ton léger. Avez-vous des nouvelles pour moi ?

— Hmmm, dit Abdullah en caressant sa barbe. Vous recevrez bientôt un visiteur que vous attendez et que vous ne souhaitez pas voir. Et il se trouvera qu’Emerson a eu raison alors qu’il espérait avoir tort.

C’était une réponse plus détaillée que celles que je recevais d’ordinaire, même si elle résonnait comme si Abdullah était devenu médium. Je tenais pour certain que le visiteur inopportun serait Sethos. Le second indice pouvait être…

— Aha, m’exclamai-je. Ainsi il y a bien une nouvelle tombe royale dans la Vallée des Rois ? — Je vous l’avais déjà dit.
— Vous m’avez dit qu’il y en avait deux.
— C’est vrai, dit Abdullah d’un ton aimable.

— Où… Aucune importance, vous ne me le direz pas, n’estce pas ? Et au sujet de l’attaque contre Ramsès et Emerson ? Sont-ils encore en danger ?

— Ils n’ont jamais été en danger. Ce n’était qu’un geste stupide, venant de personnes stupides. — Quelles personnes ?
— Leurs noms ne vous diraient rien. Ils sontrepartis d’où ils étaient venus.
— Qui les a envoyés ? Y en aura-til d’autres comme eux ?

— Je vous ai déjà dit, répondit Abdullah avec une patience exagérée, que le futur n’est pas encore fixé. Vous actes peuvent modifier les évènements. Les actes des autres également.

 

— Aha, dis-je fort intéressée. Ainsi nous gardons notre libre arbitre. Le sujet a été débattu en théologie depuis le fond des âges.

— Comment pourraitil en être autrement ? (Sa poitrine se gonfla comme s’il prenait une grande inspiration de l’air matinal.) Que tout aille bien pour vous, Sitt, et pour ceux que nous aimons, jusqu’à notre prochaine rencontre.

Sans un aurevoir, il s’éloigna le long du chemin qui menait à la Vallée des Rois. Comme il le faisait toujours.

 

***

Emerson était à la gare quand le train arriva à Louxor le matin suivant. Je ne le vis pas du premier abord parce qu’il était assis sur le quai, les jambes croisées, à discuter avec plusieurs porteurs. En me voyant apparaître à la fenêtre, il se hâta pour m’aider à descendre les marches.

— Je suis venu au cas où vous auriez pris ce train, expliqua-t-il.

 

— Au cas où ? Vraiment. Emerson, je vous avais dit que je le prendrais. Enlevez la poussière de votre pantalon. Où est votre chapeau ?

Emerson brossa vaguement les taches graisseuses qui maculaient son pantalon et ignora la question — à laquelle il n’aurait probablement pas su quoi répondre. Je m’étais maintes fois demandé si c’était son habitude de rester tête nue sous un soleil de plomb qui lui avait conservé ses beaux cheveux épais et noirs, à peine striés d’argent aux tempes. Je savais qu’il n’employait aucun produit colorant parce que je l’aurais découvert — et je gardais ma propre petite bouteille soigneusement cachée.

En me p renant le bras, il s’enquit :
— Quoi de neuf ?
— J’ai fait tout ce j’avais prévu de faire, Emerson.
— Humph, dit Emerson.
— Et vous ?

Emerson prit ma valise des mains du porteur et m’escorta jusqu’à une voiture qui attendait des clients.

— Carter commence à travailler demain.
— Bon Dieu, Emerson, ne pouvezvous penser qu’à cela ?

Apparemment, c’était le cas. Il ne me posa pas d’autres questions, et ne protesta même pas quand je lui dis que je ne ferai un rapport complet que lorsque nous serions tous réunis le soir même.

Le train laisse les voyageurs p oussiéreux et chiffonnés. Une fois qu’Emerson fut reparti pour la Vallée Ouest, je m’octroyai un long bain tranquille dans ma petite baignoire, me lavai les cheveux (et y appliquai quelques touches de colorant) et revêtis des vêtements confortables. Je passai le reste de la journée dans la véranda à mettre mes notes au propre et à regarder, sans en avoir l’air, si je remarquais des visages étrangers. Nous avions l’habitude de voir déambuler les villageois autour de la maison parce que Fatima et les autres domestiques de la maisonnée étaient apparentés à presque toute la rive ouest et que ces gens avaient l’habitude de surgir de temps en temps pour bavarder ou pour manger. Je n’y voyais aucun inconvénient, pas plus qu’à l’habitude de Fatima de nourrir les mendiants locaux. Comme celle de l’Islam, notre foi nous dit de partager ce que nous avons avec ceux que le Ciel a moins favorisés (pour des raisons qui ne dépendent que de Lui). De plus, ces individus nous apportaient souvent des informations utiles, qu’ils racontaient à Fatima, qui me les racontait, ce qui vérifiait incontestablement le fait que la vertu possède sa propre récompense.

J’en étais arrivée à connaître la plupart des mendiants, de vue au moins. Certains étaient considérés comme des saints hommes.L’un d’entre eux errait devant la véranda cet après-midi là, un homme en guenilles, avec une longue barbe grise et un bâton qui supportait sa silhouette courbée. Il m’adressa un vague sourire et une bénédiction murmurée, que je reçus avec une inclinaison de tête, puis il se dirigea vers la cuisine.

Il ne pouvait pas être considéré comme un étranger parce que je l’avais souvent vu auparavant. La même chose s’appliquait à l’enfant qui arriva de la route un peu plus tard. Je gardai un œil sur lui, parce que certains de ces garçons essayaient de se faufiler dans l’écurie pour admirer l’automobile (et en voler des morceaux), mais il s’accroupit à quelque distance et resta là.

J’avais demandé à Fatima de servir le thé de bonne heure. Mon intuition fut vérifiée. R amsès et Nefret furent les premiers à rentrer, et les autres les suivaient de près — Cyrus, Bertie, Jumana, Selim et Daoud et, après un bref intervalle, Emerson lui-même. Je me lançai immédiatement dans mon rapport parce que je savais que je ne pourrais plus me faire entendre une fois que les enfants nous auraient rejoints.

— J’ai vu le carton à dessins de Melle Malraux, il est vraiment remarquable. Tous deux, elle et Mr Farid, m’ont impressionnée par leurs qualifications.

 

— Vous les avez engagés ? demanda Cyrus.

 

— Mon Dieu non ! Je n’aurais jamais fait une telle chose sans avoir votre accord et celui d’Emerson.

— S’ils vous conviennent, Amelia, cela me suffit, déclara Cyrus.
— Emerson ?
— Quoi ? dit Emerson en sursautant et en renversant son thé. Oh, oui, certainement, ma chère.

— M. Lacau a été des plus accommodants, continuai-je. Il nous propose plusieurs sites : les temples mortuaires des rois qui bordent les champs cultivés, à l’exception de Medinet Abou… — Il n’en reste rien, protesta Cyrus. Juste des tas de déblais.

— Laissezmoi terminer, Cyrus, s’il vous plaît. Il a parlé aussi des vallées occidentales les plus éloignées, là où a été trouvée la tombe d’Hatshepsout et celles des princesses, et du site de Tôd, plus au sud.

— C’est bien trop loin, dit immédiatement Cyrus.

 

— Nous aurons le temps d’étudier ces options, conclus-je. M. Lacau souhaite que nous finissions la saison dans la Vallée Ouest.

 

A l’éclat des yeux de Cyrus quand j’avais mentionné les tombes, je savais bien quel serait son choix. Emersonmarmonna d’un ton vague :

 

— Oui, oui, Peabody, très bien. Nous aurons — hum — à étudier ces options.

L’apparition des chers petits enfants mit un terme à la discussion. Ils se ruèrent sur leur grand -père, parlant tous les deux en même temps. Sous le couvert de leurs douces mais pénétrantes voix, Ramsès me demanda calmement :

— Avez-vous rencontré Smith ?
— Il a envoyé son assistant, Mr Wetherby, plutôt que de venir lui-même.
— Wetherby ? répéta Ramsès en fronçant les sourcils.
— Vous le connaissez ?
— Non. Il doit être arrivé après mon départ. A-t-il dit pourquoi Smith vous snobait ?

— Il paraît que dans l’espionnage, ce n’est pas snober quelqu’un que de se montrer prudent. Selon Wetherby, son supérieur ne trouvait pas judicieux que nous soyons vus ensemble. Ils n’ont aucune nouvelle de Sethos.

Le niveau des sourcils de Ramsès indiqua son degré de suspicion.

— Je crois qu’il disait la vérité, dis-je. Il a dit aussi que Sethos se trouvait en Syrie la dernière fois qu’ils ont entendu parler de lui mais c’est tout ce que j’ai réussi à obtenir. A part sa promesse — celle de Smith plutôt — qu’ils nous débarrasseraient de nos éventuels observateurs. Avec ‘quelques fausses pistes’ comme il me l’a précisé.

— Ce n’est pas très encourageant, marmonna Ramsès.

 

— Il a aussi demandé à être tenu au courant si nous recevions des nouvelles de Sethos, et promettant de faire de même. J’ai accepté, bien entendu.

 

— Bien entendu, dit Ramsès.

Il se tourna pour remercier son fils qui lui offrait un gâteau quelque peu écrasé.
— J’ai jugé bon de vous l’apporter, Père, parce que Charla s’emploie à manger tous les autres. — C’est gentil de ta part, dit Ramsès.

Il s’assit et le petit garçon s’appuya contre son genou. Ramsès dut manger son gâteau avec les murmures de satisfaction qui convenaient. David John dit alors :

 

— Père, soyez assez aimable pour me rappeler qui était Toutankhamon.

Je souris en moimême. David John n’aimait pas admettre son ignorance en ce qui concernait l’archéologie. C’était sa façon détournée de demander des informations sur un sujet qu’il connaissait peu, sinon pas du tout. Son ignorance n’était guère surprenante, vu qu’il n’avait que cinq ans et que Toutankhamon était le plus obscur de tous les pharaons égyptiens.

Ramsès eut l’air surpris.
— Pourquoi poses-tu cette question, David John ?
— Grand-papa croit que sa tombe est dans la Vallée des Rois. Il aimerait la trouver.

— J’en suis sûr, dit Ramsès. Il est vrai que la tombe de Toutankhamon est l’une des rares qui n’a jamais été découverte. Mais ce n’était pas un roi important, David John. Il a régné à la fin de la dixhuitième dynastie, en succédant à son beau-père — qui pourrait bien aussi avoir été son père. As-tu entendu parler d’Akhenaton ?

— L’hérétique, répondit rapidement David John, les yeux brillants. Quel fascinant personnage ! Son épouse fut Néfertiti et il a eu six filles. Il a interdit le culte des anciens dieux et a fondé une cité nouvelle, Armana, dédiée au seul dieu, Aton. On peut dire qu’il fut le premier monothéiste.

— Bravo, dis-je.

 

David John devait avoir lu l’Histoire de Mr Breasted. Comme son père, il était effroyablement précoce en certains domaines, et il avait appris à lire dès son plus jeune âge.

— Les réformes d’Akhenaton ne lui survécurent pas, cependant, continuai-je. Après sa mort, la cour revint aux cultes des anciens dieux et abandonna Armana. Toutankhaton, ainsi qu’il était alors appelé, changea son mon en Toutankhamon. Son épouse était l’une des filles d’Akhenaton et elle changea aussi le sien afin d’incorporer également le nom du dieu Amon dont son père avait interdit le culte.

— Oui, dit David John en agitant énergiquement la tête. Ânkhésenpaaton devint Ânkhésenamon. — Bon Dieu ! dis-je involontairement. Hum — et bien, encore bravo. C’est tout ce que nous savons de Toutankhamon, David John. Peu de ses monuments lui ont survécu.

 

— Alors si sa tombe est découverte…

 

— C’est très improbable, dis-je. Ton grandpère s’accroche à cette idée comme un chien à son — hum…

— … os, dit David John. C’est une métaphore, je comprends. Je vais lui demander. Il trottina vers Emerson et je dis :

— Vraiment, Ramsès, je commence à m’inquiéter pour ce garçon. Il articule ces noms polysyllabiques aussi aisément que celui de sa sœur.

 

— Il ne pourra pas être pire que je l’étais, dit Ramsès avec un sourire.

 

Jene pouvais que l’espérer.

 

***

Ce fut peu après minuit, dans les premières heures de ce 4 novembre (j’ai une bonne raison de me souvenir de la date) que je m’éveillai pour découvrir qu’Emerson n’était plus à mes côtés. En général, il se levait plutôt à grand renfort de grognements et d’agitation. Qu’il se soit ainsi évanoui aussi silencieusement qu’un fantôme fit naître mes pires appréhensions. Sans même prendre le temps d’enfiler une robe de chambre ou des pantoufles, je pris mon ombrelle et sortis de la chambre à la hâte. Un bruit de voix m’attira jusqu’à la véranda. Il n’y avait pas de lune mais la lueur des étoiles fut suffisante pour que j’aperçoive la silhouette puissante de mon époux en conversation animée avec une autre plus petite. J’entendis Emerson dire en arabe :

— Tu en es certain ?
— Oui, Maître des Imprécations.

La voix avait le trémolo hautperché d’un jeune garçon. A ma vue, il poussa un petit cri et Emerson regarda par-dessus son épaule.

— Ah, Peabody. Que faites-vous donc avec cette ombrelle ?
Effectivement, je me sentais un peu ridicule avec mon arme brandie.
— Y a-til des nouvelles de… lui ? m’écriai-je.

— Du calme, siffla Emerson. De qui parlez-vous ? Oh, lui. Non. (Et il continua en arabe.) Tu es un bon garçon. Voilà pour toi.

 

Il farfouilla dans la poche de son pantalon, son seul vêtement, et le cliquetis des piécettes amena un éclair sur les dents blanches de l’enfant.

 

— Attends-moi, dit Emerson. Nous y retournerons ensemble.

 

— Nom d’un chien, Emerson, dis-je en trottinant derrière luipendant qu’il revenait dans notre chambre à coucher. Que se passe-til ? S’il ne s’agit pas de lui…

 

— Peabody, dit Emerson en m’attrapant par les épaules, il a trouvé des marches taillées dans la pierre.

 

Sa voix était rauque et bouleversée.

Un frisson d’e xcitation électrique me parcourut toute entière. Je comprenais mieux que personne ce que cette phrase signifiait. Un escalier taillé dans la pierre ne pouvait annoncer qu’une seule chose. Une tombe. Et laquelle pouvait-ce être sinon celle qui hantait Emerson depuis des semaines.

— Je viens avec vous, m’exclamai-je
— Je ne peux pas vous attendre, Peabody.

Cependant, sa tentative de localiser ses vêtements fut ralentie par son excitation et son habitude de jeter ses affaires au hasard dans la pièce quand il les enlevait. Il lui fallut un bon moment pour retrouver ses bottes qui étaient sous le lit. Pendant ce temps, j’avais enfilé mon pantalon, ma chemise et ma veste, qui se trouvaient là où je les avais soigneusement rangés un peu plus tôt.

— Je vais prendre l’automobile, dit Emerson en me défiant du regard.

S’il avait espéré que cela me découragerait, il s’était trompé. Il est impossible de décrire à ceux qui n’en ont jamais fait l’expérience la passion ardente que suscite une telle découverte archéologique. Pour être immédiatement sur les lieux, pour être parmi les premiers à poser les yeux sur une tombe inconnue… Et bien, je ne pouvais pas reprocher à Emerson de passer par dessus Howard Carter. Ce n’était pas très élégant, mais c’était compréhensible.

Malgrécela, je préférais ne pas être conduite en automobile par Emerson, surtout alors qu’il était si pressé, aussi je lui dis.

 

— L’automobile va faire un bruit de tous les diables, Emerson. Je suppose que vous préféreriez voir cette expédition rester discrète.

 

— Humph, dit Emerson qui ajouta d’un ton encore plus emphatique : Bah. Dépêchez-vous alors.

Il disparut. Je savais qu’il devrait réveiller Jama d — qui n’était pas au mieux de sa forme au milieu de la nuit — et qu’ils devraient ensuite seller les chevaux, aussi je terminai calmement de me préparer, attachant mon chapeau et bouclant ma ceinture d’accessoires — gourde, flasque de brandy, nécessaire de couture, torche, couteau — autour de ma taille.

Quand j’arrivai à l’écurie, le hongre d’Emerson était prêt et Jamad, avec l’aide d’Emerson, sellait ma propre jument, une gentille bête que j’avais appelée Eva d’après ma gentille belle-sœur. (Certains de nos pur-sang arabes les plus fougueux supportaient mal le cliquetis de ma ceinture à outils.) L’enfant me salua avec une courbette et un grand sourire. Je le reconnus à présent et mes soupçons en furent confirmés. C’était l’un des garçons d’eau d’Howard, celui que j’avais vu attendre l’autre après- midi devant notre maison. Attendre Emerson, bien entendu (et je me rappelai le délai qu’il avait mis à apparaître).

— C’est vraiment lamentable à vous, Emerson, dis-je. Quel plan tortueux avez-vous inventé ? Emerson me saisit par la taille et me hissa sur le dos de ma jument. Montant à son tour, il se pencha pour attraper le garçon qu’il déposa sur la selle devant lui.

— C’était Azmi qui a trouvé l’escalier, dit-il.
— A votre demande ?

— Je n’arrive pas à imaginer, dit Emerson d’une voix lourde de reproches, pourquoi vous sautez immédiatement à la conclusion que j’ai de noirs desseins. Je ne veux que jeter un œil, pour vérifier qu’Azmi n’a pas eu des hallucinations. Ce serait vraiment dommage de donner de faux espoirs à Carter et devoir ensuite le décevoir.

— Howard sera touché par votre sollicitude, Emerson.
Il ne répondit pas.

Il aurait foncé droit devant lui si je n’avais pas crié pour qu’il m’attende. Son souci à mon égard, je n’en doute pas, le poussa à adopter un pas plus modéré. Je n’étais pas la plus habile des cavalières. Au moins, il n’y avait personne alentour à cette heure. Quand nous tournâmes sur la route qui menait à la Vallée des Rois, les sommets de chaque côté arrêtèrent la moindre lueur et, à ma demande insistante, Emerson ralentit encore l’allure. Le « château » de Cyrus Vandergelt se profila contre les étoiles, illuminé comme un véritable palais par des torches qui flambaient aux portes et dans la cour intérieure, parce que Cyrus ne regardait pas à la dépense avec ses lumières. La maison d’Howard Carter n’était qu’une masse sombre blottie contre la colline quand nous la dépassâmes, et j’entendis le ricanement satisfait d’Emerson. Howard n’était pas encore réveillé. Et il ne serait pas, à mon avis, avant plusieurs heures.

L’entrée de la Vallée était fermée, bien entendu. Nous laissâmes les chevaux au delà de la barrière. Emerson la sauta souplement et me hissa ensuite par dessus, ainsi qu’Azmi.

La Vallée était quelque peu mystérieuse cette nuit, aussi silencieuse et déserte qu’elle l’avait été en ces jours lointains où les pharaons reposaient sans être dérangés dans leur profondes sépultures, entourés de leurs innombrables richesses. Loin au dessus de nous, les brillantes étoiles du ciel d’Egypte brillaient comme de purs diamants sur le velours noir du ciel, mais nous avancions au milieu des ombres. Il y avait eu des gardes dans l’ancien temps, et il y en avait encore aujourd’hui. Je pensai que les anciens gardes devaient bien souvent oublier leurs devoirs en faveur du sommeil, comme le faisaient leurs modernes homologues.

Lovée dans un creux du passage, nous attei gnîmes la zone que nous cherchions et je m’aventurai à allumer ma torche. Howard ne s’était pas donné la peine de laisser un garde ici. Pourquoi l’aurait-il fait alors qu’il n’avait encore rien trouvé à part quelques misérables huttes d’ouvriers ?

— Bravo, Peabody, dit Emerson en me prenant la torche des mains. Maintenant, Azmi, montremoi ces marches.

Les débris des huttes avaient été enlevés le jour précédent, mais il restait encore un bon mètre de déblais avant d’atteindre le sol rocheux. Azmi indiqua une dépression de moins de soixante centimètres de long sur trente de profondeur.

— J’ai remis le sable, Maître des Imprécations, dit-il dans un murmure fluté, pour que vous soyez le seul à le trouver.

Emerson me rendit la torche et se laissa tomber sur les mains et les genoux, puis il commença à creuser comme une taupe, en rejetant le sable derrière lui. Ses larges mains calleuses étaient des outils efficaces et il ne lui fallut pas longtemps avant de pousser un juron étouffé et de relever un doigt sanglant.Ce n’était pas pour demander notre sympathie mais pour confirmer l’affirmation d’Azmi. Il s’était écorché le doigt sur une surface rocheuse, de la même couleur que le sable qui la recouvrait encore. Nous nous cognâmes la tête avec un bel ensemble en essayant en même temps de voir au fond du trou. Le sable ne cessait d’y revenir mais avant qu’Emerson ne s’arrêtât, nous avions pu apercevoir au fond ce qui devait être une corniche ou une marche.

Emerson se rassit sur les talons. J’attendais qu’il parle, mais il garda le silence.
— Creusez, creusez encore, le pressa le garçon.
— Non, dit Emerson en se relevant lentement. Je n’ai pas le droit de le faire.

— N’est-il pas un peu tard pour avoir de tels scrupules ? demandai-je. (La fièvre archéologique m’avait saisie et j’étais aussi impatiente qu’Azmi d’agrandir ce trou aguichant.)

— Rebouche-le, ordonna Emerson de la même voix calme et monocorde.
Il me saisit le coude pour me relever de la position accroupie que j’avais prise.
— Encore ? grogna Azmi.
— Encore.

— Mais Emerson, criaije. Ce pourrait être juste une caractéristique naturelle ou le début qu’un travail inachevé. Pourquoi ne pas s’en assurer ?

— Je n’en ai pas le droit, répéta Emerson. En fait, continua-til, je n’avais pas non plus le droit de faire ceci, et il ne serait pas prudent de l’admettre. Azmi, tu laisseras au raïsGirigar tout l’honneur de cette découverte, comme cela aurait dû être de toute façon. Je veillerai à ce que tu sois récompensé. Oui, j’y veillerai.

Emerson s’assit sur le mur de soutènement de l’entrée de la tombe de Ramsès VI qui était toute proche, et il nous invita à le rejoindre. La brise nocturne était fraîche. Emerson me serra contre lui et mit son bras autour de mes épaules.

— Prenez une gorgée de votre brandy, Peabody, pour lutter contre le froid.

 

— Comme vous le savez bien, le brandy n’a que des fonctions médicinales. Si vous m’en aviez laissé le temps, j’aurais apporté une thermos de café.

— C’était peut-être une hâte inutile, admit Emerson, mais vous comprenez, Peabody… — Oui, mon chéri, je comprends. Comment avez-vous su exactement où regarder ?

— Hier, une fois les huttes proprement nettoyées, j’ai noté quelque chose qui a attiré mon attention. Le sol n’a pas la même consistance au dessus d’une cavité. La différence est minime, surtout si on ne la cherche pas, mais moi je la cherchais justement. Je ne pouvais pas en être absolument certain, dit Emerson modestement, aussi j’ai indiqué l’endroit à Azmi. Il a attendu que les gardes soient retirés pour la nuit avant de commencer à creuser. Il est petit, et il connaît chaque coin et chaque fissure de la Vallée. Rien ne lui échappe. Il est venu me rendre compte.

Un frisson me parcourut, dû en partie à l’excitation, et en partie au froid.

— Nom d’un chien, dit Emerson. On aurait pu espérer que notre présence serait remarquée depuis le temps. Azmi, va voir si tu peux réveiller un des gardes. Dis-lui que le Maître des Imprécations veut du café.

Azmi décampa. Le ciel commençait à s’éclaircir quand il revint avec deux hommes qu’Emerson salua par leurs noms :

 

— Vous dormiez profondément, Ibrahim et Ishak. Quelle sorte de gardes êtes-vous pour nous laisser entrer dans la Vallée sans nous remarquer ?

 

Le plus âgé des deux, un homme sec à la barbe grise, interrompit ses salaams.

 

— Nous savions que c’était vous et la Sitt Hakim, Maître des Imprécations. Aussi nous vous avons laissé faire ce que vous vouliez.

 

— Ce qui prouve votre excellent jugement, dit Emerson avec un sourire canaille. Avez-vous fait votre café ce matin ?

 

— Comme toujours, Maître des Imprécations, répondit l’autre homme plus jeune. Ali Mohammed vous l’apportera dès qu’il sera prêt.

Ainsi nous eûmes notre — leur — café, très noir, très chaud et très sucré. Aucun des hommes n’osa demanda ce que diable nous faisions dehors à une telle heure, bien que le plus jeune ne cessât de jeter des regards curieux vers le trou mal rebouché. La conversation fut d’ordre général, et quelque peu vulgaire. Ali Mohammed exprima ses doutes sur la vertu d’une des veuves du village, Ishak rapporta que Deib ibn Simsah prétendait avoir trouvé une nouvelle tombe dans l’oued el Sikkeh, mais que lui, Ishak, n’avait rien à voir là-dedans, bien évidemment. Finalement, nos hôtes nous laissèrent, après avoir été dûment remerciés par Emerson. Ils n’auraient jamais accepté d’être payés pour leur hospitalité, mais un échange de cadeaux n’était que de bonnes manières.

De gris doux le ciel passa au bleu pâle. Le soleil se levait sur les falaises à l’est, mais dans les profondeurs de la vallée, les ombres s’attardaient. Emerson s’agitait impatiemment, en s’indignant et marmonnant. Enfin, nous entendîmes des voix, et peu après arriva l’équipe d’Howard. Les hommes nous saluèrent sans montrer de surprise. Il était manifeste qu’ils avaient été prévenus que nous étions là. Le raïsAhmed Girigar, l’un des contremaîtres les plus apprécié de Louxor, était d’un bois plus dur que les autres. Fixant Emerson d’un œil aussi respectueux que sévère, il demanda si Carter effendi savait que nous étions là.

— Non, dit Emerson. Nous voulons lui faire la surprise. Et vous aussi, je pense, aurez une grande surprise pour lui. Regardez par là.

Howard n’arriva pas avant une heure de plus. (Sa nonchalance amena bon nombre de remarques sarcastiques de la part d’Emerson, qui était toujours sur ses chantiers en même temps que ses hommes, mais il faut rendre à Howard la justice que déblayer un tas de débris était une tâche qu’il pouvait parfaitement déléguer à son fidèle contremaître.) Le raïs avait fini de nettoyer la première marche, et lui et Emerson se comprenaient fort bien le temps qu’Howard arrive, jonglant avec sa canne. Les hommes se turent quand ils l’entendirent approcher. Howard ne nous vit pas au premier abord. Nous avions reculé avec tact.

— Pourquoi avez-vous arrêté de travailler ? demanda-t-il à Girigar.

 

Le moment était hautement théâtral. Au lieu de répondre, le raïs fit un geste large qui attira l’attention d’Howard vers la marche.

Le flegme britannique s’évapora en un clin d’œil, ainsi que toute dignité. Howard devint blanc, puis rouge, et il tomba à genoux. Je ne pensais pas qu’il priait, mais plutôt qu’il voulait y voir de plus près. Pour la première fois, je réalisai pleinement ce qu’une telle découverte signifierait pour lui, et je me rappelai quelque chose qu’il avait dit une fois au sujet des excavations menées par l’américain Theodore Davis : ‘Il ne semble pas juste qu’il ait trouvé une tombe après l’autre quand qu’il n’y a rien pour sa Seigneurie.’ Ou pour Howard Carter dont la carrière dépendait du bon vouloir de son employeur.

— Mon Dieu, haleta-til. Quand… Comment…

 

— Nous l’avons trouvé presque immédiatement, Effendi, dès que nous avons commencé à creuser, aussi nous vous avons attendu.

 

— Oui, oui, dit Howard en se relevant et en frottant le sable des genoux de son pantalon. Vous avez raison. Remettez les hommes au travail, maintenant. Ce n’est peut-être rien.

 

— Je ne pense pas, dit Emerson.

 

— Par le diable… dit Howard qui avait sursauté. Oh, bonjour, Mrs Emerson. Euh… Il y a longtemps que vous êtes là ?

— Nous avons fait une promenade matinale, dit Emerson d’un ton pensif. Quand nous sommes arrivés, le raïsGirigar venait juste de faire cette grande découverte, aussi nous n’avons pas pu résister à l’envie de rester pour voir ce qui en découlerait. Cela ne vous gêne pas, j’espère. Prenez un siège, Peabody.

Le siège était un pliant galamment apporté par le raïs. Je le pris et souris à Howard qui ne pouvait plus se débarrasser de nous sans se montrer grossier.

Je n’aurais pas blâmé Howard de maudire Emerson qui resta planté derrière son épaule à hurler des ordres aux hommes, mais bien vite Howard devint trop absorbé pour garder le moindre ressentiment. Les débris habituels recouvraient toujours les marches, ou quoi que cela puisse être, et le trou en luimême. Les hommes travaillaientavec fougue, aussi impatients que nous de voir ce qu’il y avait en dessous, mais le travail semblait avancer avec une désespérante lenteur. Howard était — je dois le reconnaître — un excavateur prudent et avec Emerson qui le surveillait de près, il ne fut pas tenté de négliger la moindre précaution. Tandis que la matinée s’écoulait, la foule augmenta autour de l’excavation — la plupart des gardes, quelques drogmans, et des touristes curieux. Ces derniers ne s’attardaient pas en voyant qu’il n’y avait rien à voir, mais quelquesuns des Egyptiens s’implantèrent. Au contraire des touristes, ils savaient ce que ces marches taillées dans la pierre voulaient dire, et je fus désolée de remarquer parmi les badauds le visage de bandit de Deib ibn Simsah, un des plus célèbres pilleurs de tombes de Louxor. Le soleil était haut et nous étions tous collants de poussière et de transpiration quand nous fûmes rejoints par un autre groupe — Cyrus et Bertie Vandergelt, Jumana, Ramsès et Nefret.

— Nous avons entendu la nouvelle, dit Cyrus. C’est bon, n’est-ce pas ?
— Il est encore trop tôt pour le dire, répondit prudemment Howard.

— Nous avons apporté un panier de déjeuner, dit Nefret. Ne voulez-vous pas vous arrêter et vous reposer un peu ?

Son gentil sourire rappela à Howard qu’il était échevelé, la cravate de travers, les vêtements couverts de poussière. Cela lui évita aussi de protester contre notre présence bien que, en fait, je ne vois pas comment il aurait pu l’empêcher.

La tombe de Ramsès VI était l’abri le plus proche mais elle était fort visitée par les touristes. Emerson résolut vite cette petite difficulté.

 

— Cette tombe est momentanément fermée, dit-il au garde qui était en poste. Mettez-les dehors, Mahmoud, et ne laissez rentrer personne avant que nous en ayons terminé.

Cyrus avait apporté des rafraîchissements et nous eûmes un agréable petit repas bien tranquille. Les spéculations étaient nombreuses. N’était-ce qu’un début de tombe ou était-elle terminée ? Etait-ce une tombe royale ou la sépulture plus modeste d’un noble ? L’entrée serait-elle encore scellée ou avait-elle été ouverte dans les anciens temps ? Nous savions tous que cette avant-dernière possibilité était fort peu probable, mais l’espoir, ô lecteur, ne suit pas toujours la logique. Seul Ramsès gardait son habituelle contenance taciturne.

A la fin de la journée, nous étions toujours dans l’incertitude sur ce que nou s — Howard devrais-je dire — avions trouvé. Et si le lecteur se demande pourquoi, qu’il me laisse lui expliquer comment de telles tombes sont construites. Les marches sont creusées à même la pierre à la base de la falaise, pour obtenir un escalier qui s’enfonce. Puis, lorsque la profondeur requise est acquise, une porte carrée s’ouvre sur le couloir et les chambres funéraires elles-mêmes. Cette porte devait être en dessous du niveau de la dernière marche, et il n’y avait encore aucun signe d’elle jusqu’à présent puisque les débris emplissaient encore le site — cela faisait presque sept mètres de rochers entassés dans certains cas. Howard continua jusqu’à ce que l’obscurité rende tout travail impossible. Emerson aurait poursuivi au delà si je ne lui avais pas rappelé (avec tact) que cette décision ne lui appartenait pas.

Il fut extrêmement agité la nuit suivante, grommelant et ne cessant de se tourner d’un côté à l’autre, jusqu’à ce que je le menace de l’expulser de la chambre.

 

***

Si je n’avais pas protesté, Emerson serait reparti dans la Vallée dès l’aube le matin suivant. Une fois interrogé, il admit qu’il devrait y avoir un autre jour de travail avant de nettoyer complètement l’entrée.

— Nous devons au moins prétendre être des visiteurs ordinaires, lui assénai-je. Howard ne devrait pas mal prendre que nous passions en rentrant à la maison, mais si vous le poussez trop loin…

— Crénom, cria Emerson. Ecoutez, Peabody…
— Mère a raison, dit Ramsès.
— Quoi ? dit Emerson en le fixant. Oh. Très bien. Si vous le pensez aussi.

J’aurais préféré que Ramsès ne s’en mêlât pas. Nous aurions ainsi pu avoir une bonne petite dispute à développer.

Notre matinée de travail dans la Vallée Ouest fut une parfaite perte de temps, parce que Cyrus et Emerson ne pouvaient pas se concentrer, et ce dernier fut, pour une fois, le premier à suggérer que nous arrêtions de travailler. Avec la délicatesse qui le caractérisait, Cyrus refusa l’invitation d’Emerson de rendre visite à Howard. Il ne souligna pas davantage, comme il aurait pu le faire, que ce n’était pas la tombe d’Emerson.

— Je me sens un peu bête à tourner ainsi autour, expliqua-t-il.
— Pourquoi ? demanda Emerson avec une perplexité sincère.
— Et bien, Howard ne m’a pas demandé de venir.

— Il ne nous a pas davantage demandé de venir, disje, mais ce n’est pas ce qui découragerait mon époux. Venez dîner avec nous ce soir, Cyrus et nous vous raconterons ce qui se passe. Nefret avait décidé de rester à la clinique ce matinlà, aussi nous n’étions que trois, Emerson, Ramsès et moi, à prendre le chemin de la Vallée Est.

Emerson avait sousestimé le zèle de l’équipe d’Howard. Nous arrivâmes à temps pour constater que tous les déblais qui encombraient les marches avaient été enlevés. Howard nous salua assez distraitement avant de presser ses hommes à continuer. Personne n’avait plus l’idée de s’arrêter maintenant, ni la possibilité de partir. Une par une, les marches descendantes furent exposées, tandis que le trou se faisait plus profond. Le soleil était bas à l’ouest quand le niveau de la douzième marche apparut. Et nous vîmes tous en même temps le sommet de la porte murée de pierres.

Howard s’assit brutalement sur le sol et essuya son front avec sa manche, trop bouleversé pour chercher son mouchoir.

 

— Je ne peux plus supporter cette attente, gémit-il. Est-ce que les pierres sont intactes ? Y a-t-il encore les sceaux ?

 

Ce fut une invitation suffisante pour Emerson, qui n’en aurait attendu aucune de toute façon pour aller voir. Howard chancela derrière lui dès qu’il se mit à descendre les marches.

 

— Je ne peux pas voir, marmonna Howard. Il fait trop sombre ici. La section exposée semble solide…

 

— Enlevez votre main de cet enduit, dit brusquement Emerson. Peabody, faites-moi passer une bougie.

Je tendis ma torche à Ramsès. Il avait courtoisement évité tout commentaire ou suggestion, jugeant je suppose que son père en faisait assez pour deux, mais je savais que le cher garçon était aussi enthousiaste que nous à l’idée d’inspecter la porte. Avec un sourire, il descendit à son tour. Le reste d’entre nous s’agglutina autour de l’entrée, attendant fébrilement un rapport.

Il y eut d’abord un gémissement d’Howard et mon cœur sombra. Puis la voix de Ramsès s’éleva : — Les blocs de pierre sont cimentés. Il y a plusieurs sceaux sur l’enduit — les sceaux des nécropoles, le chacal et les neuf captifs agenouillés.

— Pas de cartouche ? demandai-je.
— Pas ici. Mais la partie inférieure de la porte est encore enfouie sous les déblais. — Je dois voir, cria Howard. Je dois voir ce qu’il y a derrière cette porte.

— Il faudra plusieurs heures pour finir de nettoyer cet escalier, dit Ramsès calmement. Et il va bientôt faire nuit.

— Je dois voir, répéta Howard. Je le dois.
— Un peu de l’enduit du haut est tombé, dit Emerson.

C’était la première fois qu’il parlait depuis que Ramsès était descendu avec la torche, et il était clair pour moi qu’il avait de la difficulté à parler calmement.

 

— Il semble qu’il y ait un linteau de bois juste derrière. Peabody, est-ce que par hasard vous auriez un outil comme un trépan dans votre ceinture à accessoires ?

 

— Je crains que non, Emerson. Mais je ferai en sorte d’en emporter un à l’avenir. — Bon Dieu, dit Emerson, mais je ne sus dire si c’était sa réponse à mon commentaire ou une réflexion générale.

Avec le couteau de Ramsès et un poinçon fourni par l’équipe, un petit trou fut foré à travers l’épaisseur du linteau. Le bois était vieux et sec, mais très épais, aussi l’opération prit un moment. C’était comme être le spectateur d’une pièce — le spectateur aveugle, car nous étions dépendants des commentaires des acteurs au lieu de voir la scène de nos propres yeux. Le suspense n’en était pas moindre malgré tout. Il ne vint à l’idée de personne, même pas d’Emerson, de protester contre la mutilation qu’Howard faisait subir au linteau. Seul un être manquant complètement d’imagination aurait résisté à la tentation de regarder au delà de cette porte fermée.

Ramsès fut le premier à remonter les escaliers.
— Alors ? criai-je.
Il fit un geste vers Howard qui le suivait, avec Emerson sur les talons.
— Alors, Howard ? demandaije. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Des pierres. (Howard tenait la torche et faisait de grands gestes avec.) L’espace derrière la porte est entièrement rempli de pierres et de débris, du sol au plafond.

 

— Mais c’est certainement une bonne nouvelle, dis-je. Si le passage — je suis sûre que c’est un passage — est encore bouché derrière, c’est que la tombe doit être toujours intacte. — Oui, je suppose que oui, dit Howard vaguement. Je — à dire la vérité, Mrs Emerson, je suis si bouleversé d’excitation et d’épuisement que je suis incapable de raisonner normalement. — Cela a été une longue journée, disje pleine d’empathie. Vous devriez rentrer chez vous et vous reposer.

— Humph, dit seulement Emerson.
— Pas avant d’avoir rebouché cette excavation, dit Howard en se secouant.
— Reboucher ! Mais enfin…

— Par égard pour lord Carnarvon, je dois le faire. Il voudra assister en personne à l’ouverture de la porte.

 

— Mais cela peut occasionner un délai de plusieurs semaines, m’écriai-je. Comment pouvez-vous supporter cette attente ?

— Par égard pour sa Seigneurie, je dois le faire, répéta Howard.
— Humph, dit Emerson.

Ce grognement était particulièrement expressif. Si Emerson avait été chargé de la concession, il n’y aurait pas eu de délai.

D’un autre côté, si Emerson avait été chargé de la concession, Howard n’aurait eu qu’un rôle secondaire et toute la gloire — si gloire il y avait — serait revenue à Emerson. Ce fut peut-être de le réaliser qui consola Howard. Il semblait presque guilleret quand il ordonna à ses hommes de reboucher les escaliers.

— Nous allons vous laisser faire, alors, dis-je. Mes félicitations, Howard.

— Elles sont peut-être prématurées, dit Emerson. Les sceaux de la nécropole indiquent bien que c’est la tombe d’une personne importante, mais la dimension des escaliers ne correspond pas à une tombe royale.

— Aucune importance, dis-je en donnant à Emerson un petit coup de coude. C’est une tombe qui n’a pas été violée depuis des milliers d’années. Pensez aussi, Howard, que vous avez gagné contre nos amis les pilleurs de tombes de Gourna. Ils sont si souvent les premiers à découvrir les nouvelles tombes.

— Assez bavardé, Peabody,dit Emerson en me saisissant le bras. Il est temps de rentrer. N’avez- vous pas demandé aux Vandergelt de nous rejoindre ce soir ? En parlant de pilleurs de tombes, Carter, il y avait deux des ibn Simsah parmi les spectateurs cet aprèsmidi. L’espoir éternel a dû jaillir dans la poitrine de ces bâtards

— Je les ai vus aussi, dit Howard d’un ton un peu vexé. Ils peuvent espérer ce qu’ils veulent, mais ils n’ont aucune chance de pouvoir creuser et vider cet escalier sans être pris sur le fait. — Humph, dit Emerson en acceptant ainsi le fait.

 

— Voulez-vous venir dîner avec nous, Howard, une fois que vous en aurez terminé ici ? demandai-je.

 

— Non, merci, m’dam. C’est gentil, mais je pense aller tout droit au lit. Comme vous l’avez dit, cela a été une longue journée.

 

Les touristes étaient rentrés, il n’y avait plus que nos chevaux au parc aux ânes. Emerson m’aida à monter, et tandis que nous rentrions d’un pas lent, je dis :

— Emerson, vous n’avez pas arrêté de grogner aujourd’hui.
— Ce n’est pas vrai, dit Emerson piqué. J’ai donné à Carter bon nombre de précieux conseils.

— Décourageants est l’adjectif que j’aurais employé. Howard a fait une découverte remarquable et les auspices sont prometteurs. Pourquoi ne voulezvous pas l’admettre ?

 

— Humph, dit Emerson.