Chapitre 9

Avec Emerson hors de vue, nous nous en sortons bien mieux, pensaije bien que, si j’en avais eu le droit, j’aurais aussi enfermé les jumeaux et Amira dans la niche de la chienne et envoyé Gargery dans sa chambre. L’Egypte avait ressuscité le vieux bandit. Il avait toujours considéré être le vrai responsable de la maisonnée et lui et Fatima avaient eu bon nombre de confits au sujet du service à table. Avec un zèle excessif, il avait arpenté la maison, de la cuisine au salon, rectifiant les décorations et offrant des avis non sollicités sur la façon de préparer les différents plats. Cependant, le temps que les hommes reviennent et réclament à déjeuner, les choses avaient bien avancé et je m’assis avec eux devant une collation de sandwiches et de salades. Ils se montrèrent singulièrement réticents quant à leurs activités mais, après un interrogatoire, Ramsès admit qu’ils avaient rencontrés Kevin et Margaret.

— Ils ont tous les deux accepté mon invitation, dis-je. Vous ont-ils dit par hasard quand ils comptaient arriver ?

 

— Nous avons parlé d’autre chose, dit-il en mordant dans son sandwich.

Lui et David emmenèrent ensuite les jumeaux (et la chienne) hors de la maison et promirent de les occuper jusqu’à ce que la fête commence officiellement. Charla s’était si bien comportée (sauf quand elle s’était par inadvertance collée sur sa chaise) que cela devenait suspect et je prévoyais une détérioration rapide. Un tel changement en deux jours ne pouvait pas être définitif chez une enfant de cinq ans. Emerson se claquemura dans son bureau et Sethos dans sa chambre, avec de l’aspirine et une provision de mouchoirs propres.

A six heures, tout était prêt et j’inspectai une dernière fois la maison avec un sentiment de satisfaction dont je pense pouvoir être excusée. J’avais empêché Gargery et Fatima d’en venir aux mains et obligé Emerson à mettre son meilleur costume. La table de la salle à manger étincelait de ma plus belle vaisselle de Limoges et de ma verrerie en cristal, le salon était décoré de houx et de guirlandes en papier, et l’arbre était illuminé de bougies.

— Que la fête commence ! dis-je.
— Humph, dit Emerson.
Sethos se moucha.

Nous devions dîner à huit heures, mais nos plus chers amis avaient été conviés à venir plus tôt pour regarder les enfants ouvrir leurs cadeaux et se bourrer de sucreries. Ils (les enfants) seraient probablement malades dans la soirée mais, comme je le disais toujours, un excès occasionnel était sans gravité. Selimet Daoud étaient déjà là mais Khadija, qui n’appréciait pas les réunions avec des étrangers, s’était excusée. A six heures et quart, les Vandergelt arrivèrent et je fus présentée à sir William Portmanteau, le grand-père de Suzanne.

La description de Cyrus avait été exacte. Il aurait pu poser pour illustrer le Père Noël, avec sa barbe blanche et ses yeux brillants— et la bienveillance de son expression tandis qu’il regardait les enfants complétait le portrait.

— Aucun plaisir n’est plus grand que de voir des petits enfants tourner autour de soi, déclara-t-il. N’est-ce pas votre avis, professeur Emerson ?

 

— Bien entendu, dit Emerson par dessus un cri de joie de Charla. (Une flèche s’envola faiblement dans sa direction et retomba à ses pieds.)

 

— Qui… commençai-je— mais bien entendu, je le savais déjà.

Ramsès enleva l’arc des mains de sa fille en lui expliquant qu’il ne devait être utilisé qu’à l’extérieur, puis, après un regard sévère à l’adresse de son père, il tendit un autre paquet à Charla. Emerson s’efforça de prendre un air innocent.

Les cadeaux des enfants aux adultes furent également ouverts. Il faut avouer que les jumeaux prenaient autant de plaisir à donner qu’à recevoir — en fait peut-être pas tout à fait autant. Les petits livres de Charla eurent énormément de succès. Daoud fut presque sidéré par le sien qui comportait des vues de Stonehenge et Buckingham Palace. Sir William gloussa devant sa collection de jeunes femmes élégantes et admira le dessin de David John d’un pharaon conduisant son char.

Avant que les enfants ne soient raccompagnés au lit, nous chantâmes quelques chants de Noël accompagnés par Sennia au piano. Nefret avait déclaré qu’elle n’était plus assez entraînée pour jouer, mais elle l’avait fait, j’en étais certaine, pour laisser à Sennia la possibilité de se mettre en valeur. La chère fille s’en sortit plutôt bien avec ces airs simples et la fierté qu’elle exprimait faisait plaisir à voir. Le doux soprano des enfants se mêla aux voix plus graves des adultes. L’énergique voix de basse d’Emerson (complètement hors ton) ne gâchait même pas l’effet général. Selim, Daoud et Nadji écoutaient en souriant et Sethos éternuait entre deux notes pendant « Le joyeux roi Wenceslas ». Sir William ne se joignit pas à nous, mais il battait la mesure de ses mains et gloussait. Je commençais à comprendre pourquoi les louanges de Cyrus concernant le vieux monsieur avaient eu une note réservée. Au bout d’un moment, ses gloussements à répétition semblaient un peu hypocrites.

Charla insista pour embrasser tout le monde avant de partir. Le sourire bienveillant de sir William baissa d’un ton quand elle mit sa joue toute collante de la sucette à la menthe qu’elle dégustait contre sa barbe — mais on pouvait difficilement le lui reprocher. Il s’était parfaitement bien comporté jusqu’ici, acceptant d’être présenté à Selim et Daoud avec correction sinon avec chaleur. Mais on pouvait difficilement le lui reprocher…

Une fois les enfants partis, Fatima enleva de la pièce les papiers déchirés et les rubans découpés, et Emerson servit le whisky.

 

— Tout s’est bien passé, dit-il avec une complaisance imméritée venant d’un individu qui avait très peu participé à ce résultat. Qui d’autre doit venir, Peabody ?

— Comme les autres années.
— Hmmm, oui, dit-il. Avezvous invité…

— Seulement ceux qui n’étaient pas engagés ailleurs, dis-je parce que je ne voyais pas l’intérêt de mentionner les noms des « petits copains de Carter » comme Emerson les appelait.

— Et qu’en est-il de ce bât… de Montague ? J’espère que vous n’avez pas…
— Non, Emerson.
Sir William leva les yeux de son verre qu’il semblait fortement apprécier.
— Parlez-vous de Page Henley de Montague ?
— Oui, dis-je. Vous le connaissez ?

— Pas très bien. Nous avons simplement fait partie des mêmes comités. Mr Vandergelt, ajouta-til en gloussant, en parle avec une certaine acrimonie.

Nos autres invités commençaient à arriver — Marjorie Fisher et Miss Buchanan de Louxor, Rex Engelbach et, en dernier, Kevin et Margaret Minton. Ils étaient venus ensemble, ce qui me surprit jusqu’à ce que je croise le regard ironique de Margaret. Elle n’avait pas voulu courir à nouveau le risque d’être enlevée.

Elle portait ce que je tins pour être sa plus belle robe, de la même couleur brun terne que ses autres vêtements. Une écharpe pourpre nouée lâchement autour du cou et des petites boucles d’oreilles en or étaient sa seule concession à la mode. Comparée aux autres femmes présentes, en satin émeraude ou en soie bleue, elle avait l’air d’une gouvernante. Même miss Buchanan qui était connue pour la sobriété de ses tenues avait agrémenté son ensemble d’un rang de perles et d’un peigne en écaille de tortue.

Je m’arrangeai pour parler à Margaret avant que nous ne passions à table.

 

— Etes-vous vêtue aussi tristement à dessein ? lui demandai-je. Dans votre jeunesse, si je me rappelle bien, vous étiez à la pointe de la mode.

— Dans ma jeunesse— et même plus tard— j’étais surtout folle, dit-elle tandis que se yeux étincelaient méchamment. Quel est l’intérêt de se mettre en valeur ? Quel est l’intérêt d’être en compétition avec des femmes idiotes pour conquérir des hommes stupides ?

Je portais du cramoisi, la couleur préférée d’Emerson, et les boucles d’oreilles en diamants qu’il m’avait offertes. Pas le moins du monde impressionnée par sa critique implicite, je souris et rajustai son écharpe afin qu’elle égaie son visage.

Après une discussion animée, j’avais fini par accepter que Gargery serve le vin, et je lui avais donné pour instruction de le distribuer largement. Le lecteur se demandera peut-être quels étaient mes motifs pour agir ainsi ? In vino veritas, comme dit le proverbe.

Je récoltai un peu de la veritasque j’avais demandée. Mais pas celle que j’avais escomptée. Margaret devint de plus en plus acerbe tandis que le repas avançait, et elle et Kevin commencèrent à se lancer des piques. Rex Engelbach et Emerson avaient une violente discussion au sujet d’Howard, Emerson prenant son parti par pure perversité. Jumana— très jolie en jaune pâle — marqua un point en parlant à David de ses dessins de la tombed’Ay et en soulignant que c’étaient ‘les plus jolis qu’elle ait jamais vus’. Suzanne marqua un point en disant à Jumana qu’elle devrait se trouver un gentil mari égyptien. Et, pendant un de ces malencontreux silences qui tombent parfois au milieu des conversations, même chez nous, sir William demanda à Ramsès si Sennia était sa fille illégitime.

Il n’utilisa pas ce mot en réalité, « de la main gauche » avait-il dit, en accompagnant ses paroles d’un clignement d’œil et d’un gloussement.

Cette rumeur vulgair e avait couru dès le début lorsque Ramsès avait pris sous son aile l’enfant abandonnée, et que nous l’avions adoptée. En fait, comme je crois l’avoir déjà mentionné, Sennia était la fille de mon misérable neveu, Percy Peabody (ce qui expliquait qu’elle ait mes yeux, qui me venaient de mon père), et d’une toute jeune prostituée égyptienne (ce qui expliquait qu’elle ait la même chaude carnation que mon fils). Mais certains— incapables de comprendre la noblesse d’âme (je me réfère à Ramsès) et l’amour — ne voulurent jamais croire à la véritable histoire. Je fus désolée, mais pas surprise, de constater que cette rumeur avait toujours cours. La méchanceté est souvent plus forte que la vérité.

Les yeux de Sennia se remplirent de larmes. Elle savait ce qu’il avait voulu dire. Elle avait déjà subi ces odieuses accusations à ses débuts à l’école du Caire. Emerson renversa son vin et Ramsès devint complètement blanc autour de la bouche, comme toujours quand il était saisi d’une rage folle.

— Sennia est ma bien-aimée petite sœur adoptive, répondit-il d’une voix soigneusement contrôlée. Cyrus, mon père vous a-til parlé de sa théorie comme quoi il y a d’autres tombes royales à découvrir dans la Vallée ?

Ce n’était pas la théorie d’Emerson, c’était quelque chose qu’Abdullah m’avait dit autrefois. Cyrus, qui était devenu violet d’indignation, ravala la réplique qu’il s’apprêtait à dire et tout le monde se mit à parler en même temps.

Nous terminâmes le repas sans autre incident. Sethos s’était excusé avant le dîner, prétendant qu’il ne voulait pas transmettre son rhume à nos autres invités. Il était réellement dans un sale état, à en juger par le nombre de mouchoirs qu’il avait déjà utilisés en début de soirée.

Avec mon efficacité habituelle en tant qu’hôtesse, je maintins l a conversation axée sur l’égyptologie, sachant qu’Emerson n’aurait plus admis un seul mot sur un autre sujet. Je dus me retenir plusieurs fois lorsque certains spéculèrent sur les splendides objets de la chambre funéraire et, une fois ou deux, je vis Jumana grimacer quand l’un ou l’autre de ses voisins lui écrasa le pied pour lui rappeler qu’elle n’était pas censée les avoir vus. Cependant, certaines rumeurs avaient couru, comme toujours, et Rex Engelbach était désireux de nous en parler.

— Le secret absolu que maintient Carter me semble tout à fait inapproprié, déclara-t-il. Je veux bien comprendre qu’il ne puisse admettre trop de gens dans la tombe pour ne pas abîmer les objets, mais je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas les décrire ou en distribuer les photographies.

— On dit que Carnarvon a l’intention de vendre les photographies de Burton au plus offrant, dit Cyrus.

Rex était trop avisé pour se laisser aller aux commérages, mais sa seule présence m’indiquait déjà qu’il n’était pas dans les meilleurs termes avec Howard et son employeur. Je savais que sa position était difficile. En théorie, il avait toute autorité sur les activités archéologiques en Haute Egypte, y compris donc sur la Vallée des Rois. Cependant, le contrôle assuré par le département des antiquités sur les excavateurs étrangers et les expéditions avait toujours été souple et Rex n’avait ni le pouvoir ni l’envie de créer des ennuis. Il ne pourrait pas empêcher Carnarvon de garder le monopole des photographies, mais il pourrait (et il le ferait) manifester sa désapprobation en décrivant lui-même certains des objets.

— Il y a une chaise— un trône plutôt— qui pourrait vous couper le souffle, commença-t-il. Chaque centimètre carré est recouvert de feuille d’or et incrusté d’éléments de décoration. Sur le dossier il y a un portrait en relief de Toutankhamon et sa reine. Les visages et les corps sont en verre brunrouge, les robes d’argent, les couronnes et autres détails en pierres semi-précieuses. C’est magnifique !

David s’était penché en a vant, les yeux brillants. Même des photographies, en supposant qu’Howard finisse par les partager, ne pourraient capturer et rendre le glorieux éclat de l’or sur des trésors tels que ce trône.

Howard avait été égoïste et stupide, pensai-je. En voyant le visage passionné de David, je me jurai que je le ferais pénétrer un jour dans cette tombe, quelle que soit la manière que je doive employer.

Le grandpère de Suzanne n’avait pas gâché notre soirée mais il avait jeté une pierre dans le bassin tranquille de ce temps de bonne volonté. Cyrus le ramena de bonne heure. Le vieux sorcier ne semblait pas avoir réalisé qu’il s’était mal conduit. Il nous souhaita le bonsoir avec un parfait aplomb. En gloussant.

Nos autres invités, à l’exception de Kevin et Margaret, ne s’attardèrent pas davantage. Dès qu’ils furent partis, le reste d’entre nous commença à gloser sur sir William. J’avais permis à Sennia de rester plus tard que d’ordinaire parce que je voulais qu’elle entende ce que nous pensions d’un tel personnage et deses idées. Kevin le décrivit à l’aide de ses pittoresques insultes irlandaises, Daoud proposa de l’enlever et de l’enfermer pour quelques jours. Gargery, ses cheveux blancs tout hérissés, déclara son intention de le défier aux poings. Cette noble proposition rasséréna définitivement Sennia. Tout en essayant de ne pas rire (ce qui aurait blessé les sentiments de son champion), elle raccompagna Gargery dans sa chambre. Je l’entendis lui dire en sortant :

— Vous êtes tellement plus fort que lui, Gargery. Ce ne serait pas loyal.

 

— Au moins ce vieux salaud n’a pas visité la tombe, dit Emerson avec satisfaction. Il s’en serait vanté s’il l’avait fait.

— Pas encore, dis-je. Combien de temps doit-il rester ?
— Je ne me suis pas donné la peine de le demander, dit Emerson.
— Il repart le lendemain de Noël, dit Nefret. Nous n’aurons pas à le revoir.

— Si, dis-je. Nous allons le rencontrer demain chez Cyrus. Mais il y aura tant de monde présent que nous pourrons certainement l’éviter.

Margaret avait très peu parlé. Reti rée dans un coin tranquille, elle écrivait dans son carnet. Je n’y voyais pas d’objection puisque rien de nouveau n’était arrivé. L’étroitesse d’esprit de sir William n’était hélas que trop banale. Je présumai qu’elle prenait des notes au sujet des objets que Rex nous avait décrits.

— Allezvous chanter d’autres chansons maintenant ? demanda Daoud. (Il aimait la musique sous toutes ses formes et le piano le fascinait.)

 

— Nefret semble fatiguée, dis-je. Et Sennia est allée se coucher. Est-ce que vous jouez, Margaret ?

 

— Elle joue très bien, dit une voix depuis la porte. Mais ce serait contre ses principes de nous faire part d’un talent aussi féminin.

Le stylo de Margaret dérapa en travers de sa page et je demandai :
— Depuis combien de temps êtes-vous là ?

— Depuis pas mal de temps. Je me cachais, voyez-vous, expliqua-t-il, mais je voulais dire un mot réconfortant à Sennia avant qu’elle n’aille au lit. Et bien, Margaret ? Vous ne voudriez pas décevoir Daoud, n’est-ce pas ?

Le regard de la jeune femme passa de Sethos à Daoud — qui se releva aussitôt.
— Cela ne fait rien, s’empressa-til de dire. Je vais m’en aller.

C’est ce qu’il fit après nous avoir hâtivement — mais sincèrement— adressé ses vœux. Margaret referma son carnet. L’écharpe pourpre entourait souplement son cou, comme si elle avait été attachée avec.

— Etesvous prêt à rentrer, O’Connell ? demanda-t-elle.
— Voyons, ne plombez pas l’ambiance, s’exclama Sethos. Vous ne voulez pas un autre whisky ? — Et bien… commença Kevin.

— Je vous remercie pour cette délicieuse soirée, dit Margaret d’un ton sec. (En resserrant son écharpe, elle sortit de la pièce.)

 

— Ne devez-vous pas la raccompagner à son hôtel ? demandai-je à Kevin.

 

Il était d’humeur conciliante, comme toujours après beaucoup de vin et plusieurs whiskys. Ses taches de rousseur brillaient autant que son nez pelé.

 

— Ce n’est pas la peine, Mrs E, vraiment. La voiture que nous avions louée nous attendait et je ne doute pas qu’elle l’ait prise, me laissant en rade.

 

— Vraiment ? dit Sethos en prenant le verre vide de la main de Kevin.

Je me tournai vers mon fils et découvrit qu’il avait déjà quitté la pièce. Il revint presque aussitôt pour annoncer que Margaret avait effectivement pris la voiture mais qu’elle était partie avant qu’il ne puisse proposer de l’escorter.

Nefret admit qu’elle était épuisé e — ce qui n’était pas étonnant après une telle journée — et Ramsès partit avec elle. Le reste d’entre nous s’installa pour ce qui se trouva être un très agréable moment. Emerson insista pour que nous chantions et entonna : «Boire un petit coup, c’est agréable » a capella, très fort et très faux. Kevin chanta plusieurs chansons dans un ténor agréable et Sethos se joignit à lui pour : « Mon beau sapin». Nous saluâmes l’aube du jour de la naissance de notre Sauveur avec un chœur final avant de raccompagner Kevin à la porte. Il refusa la proposition d’Emerson de le ramener jusqu’au fleuve en automobile et déclara que l’air frais lui ferait le plus grand bien. Il s’éloigna sans trop chanceler, suivi par nos vœux répétés de « Joyeux Noël ». En ce jour particulier, il aurait été malvenu de se souvenir des offenses passées de Kevin. Je ne nierais pas que le whisky devait avoir quelque chose à voir avec ce bel état d’esprit.

***

 

Emerson abuse rarement de l’alcool, mais quand c’est le cas, il est d’une humeur massacrante le lendemain, et recherche la sympathie tout en refusant d’admettre qu’il s’est laissé aller à trop boire. — C’est Sethos qui m’a refilé son foutu rhume, insista-t-il.

— Vous n’avez pas éternué une seule fois, rétorquaije. Une douche froide et un peu d’aspirine vous remettront sur pied. Allez ! Faites un effort, Emerson. Les enfants vont nous rejoindre pour le petit-déjeuner.

Privé de ma sympathie (qu’il ne méritait pas), Emerson suivit mes instructions et, le temps que nous soyons réunis autour de l’arbre et des derniers cadeaux, il était presque redevenu lui-même. Sethos avait fait un effort lui aussi, mais il grimaçait douloureusement dès qu’un enfant poussait un cri perçant.

— Je vois que votre rhume va mieux, lui dis-je. Comment va votre tête ?
— Fatima m’a donné de l’aspirine, dit Sethos, une main pressée sur le front.

Au cours des dernières semaines, nous avions reçu plusieurs paquets d’Angleterre. Nous les avions gardés pour le matin de Noël, sachant qu’ils seraient surtout destinés aux jumeaux. Il n’y avait que la chère Evelyn qui n’avait pas abandonné l’espoir de trouver un cadeau pour Emerson. Il sourit poliment quand il ouvrit son paquet contenant une paire de gants, et le posa soigneusement de côté. Il n’en avait pas d’autres parce qu’il les perdait toujours, et je ne supposais pas que ceux-ci dureraient bien longtemps.

A ma suggestion, grands-parents, tantes, oncles et cousins avaient offert des livres à David John. J’espérais qu’ils lui tiendraient un moment parce que les livres pour enfants étaient difficiles à trouver en Egypte. Malheureusement, je constatai qu’il possédait déjà certains d’entre eux et que d’autres n’étaient pas au niveau de ses capacités. Malgré cela, ainsi que je l’expliquai à David John, il devrait remercier gentiment, et surtout sans exprimer ce genre de commentaire.

J’avais toujours insisté pour que les jumeaux écrivent leurs lettres de remerciements immédiatement après avoir reçu leurs cadeaux. C’était le meilleur moyen. Et cela leur donnait une bonne raison de s’asseoir, à table, sur une chaise, et de restreindre un temps leur agitation.

Nous prîmes tous ensuite un moment de repos, dont certains d’entre nous avaient le plus grand besoin, après l’excitation du matin et le copieux petit-déjeuner tardif que Fatima nous avait servi. Ensuite, il fut temps de s’habiller pour la soirée de Cyrus. Malheureusement Emerson et Selim avaient réussi (ainsi qu’ils s’en vantaient) à remettre en route l’automobile. Heureusement, nous étions trop nombreux pour tous y entrer. Nefret, Fatima et moi nous installâmes dans la voiture de Cyrus. Je ne voulus pas que la voiture nous précède à cause de la poussière. Je ne voulus pas qu’elle nous suive au cas où Emerson et Selim se seraient montrés trop optimistes sur la solidité de leurs réparations. Finalement, je réussis donc à les convaincre de nous accompagner à cheval, en négociant qu’Emerson ne porte pas son habit de soirée qu’il détestait. Je dois avouer qu’ils nous firent ainsi une impressionnante escorte.

***

Nous fûmes parmi les derniers à arriver (grâce aux négociations concernant l’automobile qui avaient pris du temps). Le grand salon de Cyrus était rempli de gens, tous dans leurs plus beaux atours. Le sévère noir et blanc des messieurs était éclairé par les toilettes des dames, qui avaient toutes les couleurs du vert Nil à l’écarlate, et par les élégantes robes des invités égyptiens. Sir William, collé au buffet, un verre de champagne à la main, bavardait — en gloussant — avec un monsieurqui m’était étranger. Probablement un touriste. Je savais que Cyrus avait invité plusieurs d’entre eux.

— J’espère que vous voudrez bien m’excuser, Amelia, dit Cyrus en voyant la direction de mon regard. Je n’ai pas eu l’opportunité de vous exprimer mes regrets la nuit dernière.

— Pourquoi devriezvous le faire, Cyrus ? Ce n’était pas de votre faute.
— Vous n’avez pas amené Sennia.
— J’ai pensé qu’il valait mieux qu’elle ne vienne pas.

— Il faudra que je fasse quelque chose pour elle, dit Cyrus avec ferveur. Au prochain Noël peutêtre. Qu’aimerait-elle ?

 

— Seulement votre affection, mon cher Cyrus. Et elle sait qu’elle l’a déjà.

Nous fûmes alors rejoints par Emerson. Il était l’un des rares messieurs à ne pas arborer un habit de soirée, mais l’honnêteté me pousse à admettre qu’il portait mieux les vêtements moins formalistes. Il était magnifique dans ses bottes et sa tenue de cavalier, avec sa veste de tweed bien coupée. Les yeux de plusieurs dames s’attardèrent sur lui avec admiration.

— Je refuse d’être poli avec ce bâtard de Portmanteau, annonça-t-il. Quand serons-nous débarrassés de lui ?

 

— Vous n’avez pas besoin de hurler, dis-je en lui donnant un coup de coude. Je crois avoir compris qu’il partirait demain.

— Malheureusement non, dit Cyrus. Pas de chance ! Il a décidé de rester encore quelques jours. Mais vous ne le verrez guère. Il doit emmener Suzanne à Abydos et Dendérah. Je pense qu’il essaye aussi de la ramener avec lui en Angleterre.

— Elle ne peut pas faire cela, disje d’un ton ferme. Pas sans me consulter. Je — c’est à dire — nous l’avons engagée pour toute la saison.

 

— Cela me laisserait dans de beaux draps, dit Cyrus. Elle n’a jamais terminé ses dessins des bas- reliefs de la tombe d’Ay. Non qu’ils soient très bons, d’ailleurs. Je ne pense pas que David… — Excusez-moi, dis-je. Katherine me fait des signes. Je dois circuler.

Cyrus avait toujours été un hôte parfait et Katherine avait ajouté les quelques touches d’élégance que seule une épouse pouvait apporter. Des bougies étincelaient dans de superbes chandeliers en cristal ou des appliques, et des plantes en pot offraient des recoins plus calmes. Des fleurs fraîches égayaient chacune des petites tables éparpillées un peu partout. Plusieurs amis archéologues étaient venus, mais aucun de l’équipe du Metropolitan Muséum. J’en déduisis qu’ils avaient refusé l’invitation de Cyrus, comme ils avaient refusé la mienne. Les touristes de passage compensaient leur absence, du moins par le nombre. Tous voulaient entendre parler de Toutankhamon et, tandis que je passais de groupe en groupe, je leur offris quelques détails descriptifs— et éludai avec tact leurs requêtes pour que je les fasse admettre dans la tombe. Le monsieur avec qui sir William avait parlé se montra particulièrement insistant. Il était à la tête d’une compagnie quelconque et semblait considérer que sa position lui octroyait tous les privilèges.

Après plusieurs verres de champagne, je décidai que je ferais mieux de manger quelque chose. Je me dirigeai vers le buffet, où je retrouvai mon beau-frère.

 

— Permettez-moi, dit-il en prenant mon assiette. Que voulez-vous ? Du foie gras, de la dinde, des huîtres au vinaigre… Oh, bien sûr, un sandwich au concombre ?

Je fis mon choix et je l’autorisai à me conduire jusqu’à une table.
— J’ai été parler avec Nadji, dit Sethos. Il semble un peu désemparé.
— Vous devenez vraiment très gentil, dis-je.

— Quelle foule ennuyeuse, ajouta-til en s’adossant contre son siège. Tous ces millionnaires et leurs femmes trop habillées.

Je ne pus répondre puisque j’avais la bouche pleine. En regardant l’assemblée scintillante, je dus avouer qu’il avait raison. Je fus contente de voir que Ramsès et Nefret s’occupaient d’Emerson qui, lorsqu’il n’était pas surveillé, avait tendance à se lancer dans des discussions trop animées. Nefret était absolument superbe ce soir, le visage rayonnant et ses cheveux d’or relevés en couronne.

— Je n’ai pas vu Margaret, dis-je.
— Peut-être en a-t-elle eu assez de nous la nuit dernière ?

— Mais on s’attendrait à ce qu’une journaliste aussi active ne laisse pas passer une telle occasion de récupérer des potins intéressants.

La tête carotte de Kevin traversait la foule comme une comète, et j’identifiai plusieurs autres journalistes parmi les invités. Je pouvais toujours les identifier à la bosse de leurs vestes qui indiquait la présence de leurs carnets de notes, ou encore à leurs regards avides. Mr Bradstreet du New York Times et Mr Bancroft du Daily Mailme connaissaient personnellement (et ce n’était pas mon choix.)

Un peu avant minuit, Emerson vint me chercher.
— Pouvons-nous rentrer maintenant ? demanda-t-il.
— Si vous voulez, mon chéri.

— Je le veux. Il y a trop de damnés journalistes et pas assez d’égyptologues, et si nous ne partons pas très vite, je vais être obligé de dire à sir William ce que je pense de lui. Avez-vous vu la façon dont il a regardé Fatima, comme si elle n’était qu’une servante qui oubliait sa position ?

Une telle menace émanant d’Emerson ne pouvait pas être prise à la légère. Je glissai aussitôt mon bras sous le sien.

 

— Allons dire aurevoir à Katherine et à Cyrus, puis nous irons demander aux autres s’ils sont prêts à partir.

Fatima était plus que prête. Elle était plutôt timide et n’était venue que pour ne pas blesser Cyrus. Elle avait été bien entourée durant la soirée, par Sethos, Nefret et Ramsès. Ces derniers décidèrent de rentrer avec nous, David aussi, mais Sethos déclara qu’il resterait encore un peu. Selim s’amusait beaucoup, à faire de l’œil aux dames éblouies et à leur parler avec un accent exagéré, aussi nous le laissâmes lui aussi. Les dames semblaient apprécier sa performance.

Dès que nous fûmes dans la voiture, Fatima s’endormit, appuyée contre Nefret. — Elle travaille trop, dit Nefret. Nous devrions lui donner plus d’aide.

— Je le lui ai déjà proposé, Nefret,et elle n’a pas voulu en profiter. Elle aime mieux se charger de tout.

 

— Nous devrions au moins empêcher les jumeaux de trop l’embêter. Je sais qu’elle les aime beaucoup, mais ils sont tellement fatigants.

 

— Vous devriez avoir plus d’aide vous-même, dis-je. Il est temps aussi que les enfants commencent leur éducation.

Nefret ne me répondit pas. Ses yeux s’étaient fermés, et sa tête retomba.
***

Nous passâmes le lendemain de Noël comme d’habitude. D’après un consensus général, bien que non exprimé, autant nous appréciions les festivités, autant nous étions heureux quand elles se terminaient, sans autre désastre qu’un arbre roussi.

— Rien de grave, heureusement, dis-je. Mais je ne peux concevoir Emerson quelle folie vous a poussé à offrir à Charla un arc et des flèches ?

 

Emerson s’était sauvé dans son bureau où je l’avais acculé.

— Estce qu’un homme ne peut pas avoir un peu de calme pour finir le travail qu’il doit faire ? demanda-til. J’ai perdu plusieurs jours — avec bonne volonté et sans me plaindre, Peabody— suite à vos plans douteux. Maintenant laissez-moi en paix.

Il attrapa un crayon et se mit à écrire à la hâte. Je m’assis sur un coin du bureau. — Vous avez fait une faute à stratification, dis-je
— Crénom !

Emerson regarda autour de lui cherchant sur quoi il allait jeter son stylo. Je le lui enlevai pour éviter davantage de taches d’encre sur les meubles.

 

— Puisque vous avez acheté ces horribles choses à Charla, vous devez maintenant lui apprendre à ne pas les utiliser à tort.

Les épaules d’Emerson s’affaissèrent et ses yeux bleus eurent un éclat affolé.
— Je ne peux pas les lui reprendre, Peabody. Je ne le peux pas !

— Je sais. Il serait cruel et inapproprié de reprendre un cadeau. Ce que je propose est que vous conserviez ces objets par devers vous et ne lui permettiez d’en user que sous votre supervision. — Quoi ? Moi ? demanda Emerson, négligeant un peu la grammaire dans sa consternation. Je ne connais absolument rien au tir à l’arc. Mais Nefret si. Elle y était autrefois très bonne. — Alors pourquoi ne le lui demandez-vous pas ?

En grognant mais conscient de sa responsabilité, Emerson partit à la recherche de Nefret. La chère petite accepta tout de suite notre plan (dont j’avais déjà discuté avec elle) et nous allâmes dans le désert derrière la maison pour installer les cibles : des bottes de foin prises dans l’écurie. Charla était si contente d’être l’objet de notre attention qu’elle obéit aux ordres de sa mère avec application. Elle laissa même David John avoir son tour. Cela lui donna une petite satisfaction, je crois, quand il se montra moins doué qu’elle.

Dans l’après -midi, nous distribuâmes au personnel les boîtes de Noël, qui contenait pour la plupart de l’argent. Quelques villageois surgirent également pour voir si par chance ils seraient inclus dans la distribution. Nous tendîmes des bonbons aux enfants et je vis qu’Emerson donnait un bakchich au jeune Azmi. J’étais dans la véranda, en attendant le thé, quand il revint.

— Pour quel service l’avez-vous récompensé ? demandai-je. Je vous avais dit de ne pas encourager cet enfant à espionner et à rapporter.

— Le garçon a appris une leçon importante, dit Sethos qui nous avait écoutés avec amusement. Il sait maintenant qu’il peut gagner beaucoup plus en espionnant et en rapportant qu’en portant des jarres d’eau.

En toute honnêteté, je ne pouvais le nier. Aussi je reniflai dédaigneusement et je repris le journal que j’avais posé à côté de moi.

 

— Vous lisez un journal ? s’enquit Sethos. Mon Dieu, Amelia ? Mais que vous arrive-t-il ? — Sacrée perte de temps, dit Emerson en s’asseyant et en prenant sa pipe. Le thé n’est pas encore prêt ?

 

— Bientôt. Je veux juste jeter un œil sur la colonne mondaine. Je suppose que la plupart des aristocrates anglais vont débarquer à Louxor avant peu.

 

— Y a-til d’autres nouvelles ? demanda Sethos.

 

— Des émeutes dans le delta et une tentative de meurtre contre le ministre des Travaux Publics, dis-je — oubliant que j’avais prétendu ne regarder que la colonne mondaine.

 

Attendant impatiemment son thé, Emerson se leva et entra dans la maison pour encourager Fatima. Se penchant en avant, Sethos me demanda à voix basse :

 

— Vous craignez toujours quelque dramatique action de… d’eux, n’est-ce pas ? Ne tourmentez pas votre jolie petite tête avec tout cela, ma chère. Ils nous ont laissé tranquilles, comme promis. — Quelque chose va arriver à quelqu’un, dis-je en reposant le journal. Sinon, toute cette affaire n’aurait aucun sens. J’ai l’impression d’attendre qu’une bombe explose.

 

— Si c’est le cas, vous ne l’apprendrez pas dans un journal de la veille, dit-il.

 

Il avait raison. Je l’appris le lendemain, de Kevin O’Connell en personne.

Nous étions retournés au travail dans la Vallée Ouest. Emerson avait élaboré une nouvelle théorie, comme quoi la tombe non décorée numéro 25 avait été prévue pour Akhenaton. Il nous l’expliqua longuement au cours du petit-déjeuner.

— Akhenaton n’a pas transféré sa résidence à Armana avant la cinquième année de son règne. Il aurait alors commencé à excaver sa tombe ici, à Thèbes. Et où sinon dans la Vallée Ouest, là où son père était enterré ? Elle n’a jamais été terminée parce qu’il a ensuite commencé — et terminé — son autre tombe à Armana.

— C’est possible, Père, dit poliment Ramsès. Mais comment le prouver ?

— Je vais m’y employer, dit Emerson en jetant sa serviette sur la table. J’ai rapidement examiné le numéro 25 l’an passé. Cette année, j’ai l’intention de revoir chaque surface de mur et chaque morceau à la loupe.

— Bonne chance, dit Sethos qui accepta une autre tasse de café de Fatima.
— Vous ne venez pas ?
— Oh, je suppose que oui. Dès que j’aurais terminé cet excellent café.

David avait promis à Cyrus de continuer à copier les basreliefs de la tombe d’Ay. Aussi, une fois que Sethos eut terminé, nous montâmes tous à cheval. Un incident extrêmement malheureux intervint alors. Un rugissement d’un niveau sonore croissant et une série de coups de klaxon firent s’emballer les chevaux. En regardant en arrière, je vis qu’une automobile arrivait sur nous à une vitesse considérable, charrettes et ânes s’égayant sur son passage.

Nous réussîmes à nous écarter du chemin à temps, bien qu’Emerson ait frôlé l’accident grave avant que Ramsès n’attrape la bride de son cheval pour le tirer de côté. L’automobile passa dans un nuage de poussière et de débris. Près du chauffeur était assis Howard Carter, tenant son chapeau. Dans le tonneau étaient Harry Burton qui nous adressa un signe amical de la main qui ne tenait pas son chapeau ; Mr Lucas, le chimiste ; et un autre monsieur que je reconnus comme étant Arthur Mace. Il faisait partie du personnel du Metropolitan Muséum et avait travaillé à Lisht en Basse Egypte. Il était trop préoccupé à maintenir lui aussi son chapeau pour avoir le temps de nous reconnaître, sinon je suis bien certaine qu’il aurait salué. C’était un homme agréable et courtois, qui avait une très bonne expérience du travail sur les objets fragiles. Il était également, comme moi, pleinement conscient de l’intérêt supérieur de la paraffine. Le Metropolitan Muséum avait donc remis la main sur lui.

Le langage d’Emerson ne pouvait réellement pas être répété. Il me fallut toute mon éloquence pour l’empêcher de galoper jusqu’à la maison afin de se lancer à la poursuite d’Howard avec notre propre automobile.

— Vous ne le rattraperiez jamais maintenant, insistai-je.
— Il a agi délibérément, pour m’insulter, rageait Emerson.
— Même s’il se comporte de manière aussi puérile, vous n’avez pas à descendre à son niveau. — Bah, dit Emerson, les yeux étrécis, la mâchoire serrée.
Je me demandais si je saurais enlever un élément de l’automobile pour le cacher.

Après avoir brossé le sable que les roues de l’automobile d’Howard avait envoyé sur nous, nous continuâmes notre chemin. Même à cette heure matinale, la route vers la Vallée principale était encombrée de touristes. Quand nous tournâmes vers la Vallée Ouest, un calme béni nous enveloppa. Nous n’entendions plus que le claquement des fers des chevaux et les grommèlements d’Emerson. Comme toujours, la Vallée Ouest ensorcelait. Le grand amphithéâtre cerné de falaises ciselées en des formes magnifiques par le vent et l’eau, était un endroit de silence et de paix préservée, d’une grandeur austère. Le soleil se leva sur les falaises orientales tandis que nous avancions, apportant une touche d’or pâle au gris terne des rochers. Nous et nos chevaux semblions être les seules créatures vivantes sur la terre.

Notre zone de travail était à plusieurs kilomètres de l’entrée. Quand nous l’atteignîmes, nous y trouvâmes Cyrus et son équipe qui venaient d’arriver.

 

Attrapant d’une main ferme le bras de Cyrus, Emerson se lança dans une tirade amère, accusant Howard d’oser conduire son automobile sur une route publique.

 

— Et bien, dit Cyrus quand Emerson fut à court d’invectives (et de souffle). Je ne vois vraiment pas ce que nous pourrions faire pour l’en empêcher. Pouvons-nous commencer à travailler ? — Quoi ? Oh, dit Emerson en se frottant le menton. Vous vouliez David, je crois. Le reste d’entre vous doit venir autour de moi. J’ai un plan.

Avec un clin d’œil et un signe de tête vers moi, David d escendit dans les profondeurs brûlantes de la tombe d’Ay, accompagné par plusieurs hommes qui portaient des torches. Emerson nous délivra un bref discours sur la tombe N°25 et envoya les hommes dégager les escaliers. En une seule saison, le sable et les débris soufflés par le vent les avaient partiellement recouverts. J’avais pour tâche de tamiser les débris que nous avions enlevés l’année passée.

Ce n’était pas la plus absorbante des routines, surtout quand c’était la répétition d’un travail déjà effectué précédemment. Mon esprit vagabondait et, de plus en plus souvent, je me redressais pour dégourdir mes membres ankylosés. Ainsi, je fus la première à apercevoir le garçon, Azmi, qui arrivait à toute vitesse le long du chemin rugueux. Il était monté sur un âne qu’il encourageait à courir avec des cris et — jusqu’à ce que je m’avance vers lui — des coups de bâtons.

Il aurait dû faire une embardée pour m’éviter si l’âne n’avait pas brusquement stoppé net. Sans aucun doute, il avait reconnu en moi un défenseur.J’attrapai Azmi par le col de sa robe. — Tu sais que nous ne permettons pas de battre les animaux, dis-je sévèrement. Même si nous ne te voyons pas, nous le savons.

 

— Mais là, vous m’avez vu, remarqua Azmi. (Il se gratta les côtes, attrapa une puce et l’écrasa.) Je ne le referai pas, Sitt Hakim.

Il essaya de s’écarter de moi mais je le retins.
— Que viens-tu faire ici ? Pourquoi es-tu venu ?
— Je dois parler au Maître des Imprécations. J’ai des nouvelles.
— Parlemoi d’abord.

Notre discussion avait attiré l’attention. Pressentant un drame possible, les hommes commençaient à s’approcher de nous et Emerson surgit à mes côtés.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il au garçon.
— La Sitt ordonne que je lui parle, dit Azmi ravi de l’attention qu’il recevait.

— Hum — Parle à nous deux, dit Emerson en abandonnant tout espoir de conversation privée avec son jeune informateur.

 

David devait avoir été prévenu que quelque chose d’intéressant se passait. Il sortit de la tombe et se joignit à l’auditoire.

Le petit visage d’Azmi se fendit d’un grand sourire. Il était trop jeune pour déjà souffrir des problèmes dentaires qui affectaient tant d’Egyptiens. Ses dents blanches étincelèrent comme des perles. Il cria d’une voix aigüe :

— Ils vont enlever les objets de la tombe. Aujourd’hui. Bientôt. Maintenant.
— Qu’allons-nous faire ? dit Ramsès.
— Cela ne me concerne pas, dit Emerson.

C’était un mensonge — et des moins convaincants. Sans se laisser démonter, Azmi tendit sa petite main brune et Emerson, après un regard de côté vers moi, jeta quelques pièces dans sa paume. — Sauve-toi, grogna-t-il. Au travail, vous-autres.

 

— C’est insensé, dis-je. Comment pourrions-nous être concentrés à présent ? Surtout David ! Ce sera peutêtre sa seule chance de pouvoir jeter un œil sur les objets.

 

— Et moiaussi ! s’écria Cyrus. Allons-y.

Nous repoussâmes les objections d’Emerson, ce qu’il avait bien évidemment espéré, et nous fûmes bientôt en route, guidés par Azmi qui agitait ses mains vides vers moi en souriant chaque fois que je regardais dans sa direction. C’était un garçon plutôt avenant et je ne pouvais pas lui reprocher de n’avoir aucun principe. Pour les plus pauvres, la moralité est un luxe inaccessible. Il devait plutôt bien s’en sortir, s’il avait même de quoi louer un âne.

Ramsès resta près de moi tandis que nous avancions. Nefret était une bien meilleure cavalière, et elle était devant avec Cyrus et David.

 

— Mr Burton doit avoir terminé les photographies préliminaires, disje. Howard n’aurait sûrement rien enlevé avant que le contenu entier de la chambre n’ait été enregistré.

 

— Même Père — quand il n’est pas en colère — admet qu’Howard est un bon excavateur, dit Ramsès. Je ne doute pas qu’il travaille dans les règles.

 

— Je me demande quels objets il enlèvera en premier.

 

— Il travaillera dans un ordre précis, répondit Ramsès. D’un côté de la chambre à l’autre, en laissant les plus grosses pièces, ou les plus difficiles, pour la fin. Je ne lui envie pas ce travail.

Il ne l’enviait pas, je le savais, mais son père oui. Cependant, pour voir le bon côt é des choses (ce que je préférais toujours faire) peut-être était-ce un bien que cette tâche ne soit pas revenue à Emerson. Carter avait réuni une équipe professionnelle inégalable. Il était peu probable que les gens du Metropolitan Muséum ou de toute autre institution aient été aussi accommodants avec nous. Ils comptaient partager le trésor et Emerson n’aurait jamais accepté cela. En plus, Emerson aurait impliqué chaque membre de la famille dans cette affaire. Elle prendrait des années, si j’étais bon juge, et cela aurait mis fin à la carrière indépendante de David et à mes propres plans concernant Ramsès et Nefret.

« Il y a un rayon de soleil sous chaque nuage », comme je le dis toujours.

La nouvelle des intentions d’Howard devait avoir circulé parce que l es touristes étaient venus en force et que la zone près de la tombe était infestée de journalistes. Ces derniers ne devaient pas avoir trouvé Howard très disposé à les écouter parce qu’ils se précipitèrent sur nous, agitant leurs carnets et demandant ce que nous savions.

— Pas plus que vous, je parie, répliquaije. C’est à dire que Mr Carter a l’intention de sortir les premiers objets aujourd’hui. Ils seront emportés jusqu’à la tombe de Seti II, où ils seront emballés pour un éventuel voyage en bateau et, si nécessaire, traités chimiquement par Mr Lucas et Mr Mace pour assurer leur conservation. Beaucoup sont très fragiles.

Ils écrivirent tout comme si cela avait été paroles d’Evangile et Mr Bradstreet me demanda de continuer.

— Le sujet est complexe mais je vais l’expliquer aussi simplement que possible, répondis-je aimablement. Quand l’air entre dans une tombe scellée jusque là, toutes les substances sauf le métal et la poterie en sont affectées. Le plâtre peut se fendre et tomber, les peintures s’écailler, le tissu se déchirer. Il est parfois nécessaire d’appliquer des produits chimiques — bien que j’aie toujours préféré l’usage de la paraffine — pour fixer certaines pièces éparses en place et conserver les dessins originaux.

— Par le diable, qu’êtes-vous en train de faire ? siffla Emerson directement dans mon oreille gauche.

— Pourquoi ne pourrais-je pas aider ces aimables personnes ? demandai-je. Ils sont en droit de connaître les faits. Ce n’est pas la tombe de lord Carnarvon. Elle appartient à l’Egypte et au monde entier.

Une approbation générale — mais plutôt ironique — salua ce commentaire, et Mr Bradstreet me dit avec un sourire :

— Vous avez changé de ton, n’est-ce pas, Mrs Emerson ? C’est bien la première fois que je vous entends reconnaître un quelconque droit à la presse. Ne seraitce pas que ‘les raisins sont trop verts’ par hasard ?

— Si la presse choisit de déformer mes paroles, elle ne doit pas se montrer surprise que je ne souhaite pas être citée, disje d’un ton froid.

Il était sur le point d e s’excuser, je crois, quand un brouhaha et une agitation soudaine autour de la tombe attirèrent tous les yeux dans cette direction. Les gens de la presse m’abandonnèrent, en se bousculant, se poussant et brandissant leurs appareils. Un escadron de soldats prit place devant la barrière. Puis Howard apparut. Son chapeau était incliné de côté, sa moustache soigneusement brossée. D’une main il tenait son porte-cigarette, de l’autre sa canne.

— En arrière ! hurla-til en brandissant sa canne d’une façon toute militaire. Que tout le monde s’écarte.

De la tombe, porté sur une civière en bois soutenue par des sangles, émergea le premier objet — le magnifique coffre peint avec les scènes du roi sur son char. Des cris d’admiration fusèrent parmi les spectateurs, le cliquètement des appareils vibra comme un salut. A côté de moi, David semblait hypnotisé, muet.

— Suivons-le, dis-je en lui prenant le bras. Vous le verrez mieux.

Nous fûmes les premiers à bouger. D’autres spectateurs s’approchèrent des barrières pour voir la merveille de plus près. Quelquesuns l’atteignirent presque, essayèrent de la toucher. Ils en furent empêchés par les soldats.

David suivit la procession tout le long du chemin jusqu’à la tombe d’entrepôt. Il regardait, trébuchait et courait parmi la foule. Je le comprenais parfaitement. Rien qui ressemblât à ce coffre n’avait jamais été vu auparavant.

Quand il nous rejoignit, il était pâle d’émotion.

 

— Votre description ne lui rendait pas justice, haleta-til. C’était impossible. Mon Dieu, tante

Amelia, je donnerais volontiers ma main droite pour pouvoir peindre ce coffre.
— Sans votre main droite, vous ne seriez pas capable de le faire, dis-je.

Je savais qu’une petite touche d'humour était toujours nécessaire pour calmer la trop grande tension émotionnelle. Cela fonctionna avec David. Il me prit le bras.

 

— Je vous demande pardon, tante Amelia. Je n’aurais pas dû vous abandonner au milieu de cette foule si agitée.

 

— Aucune importance, mon cher garçon, disje. Je peux me débrouiller seule, je l’ai toujours fait. Y retournons-nous ? Howard a peutêtre l’intention de faire sortir quelque chose d’autre. — Je ne crois pas vouloir voir quelque chose d’autre, dit David doucement. Pas aujourd’hui. Je ne pourrais pas le supporter.

— Très bien, nous allons rentrer à la maison.
— Vous me comprenez ?

— Bien entendu. Votre âme d’artiste a été transportée. Vous avez maintenant besoin de paix et de calme pour profiter pleinement de ce que vous avez vu. Et, ajoutai-je, vous avez peut-être aussi besoin d’un whisky soda.

Laplupart de spectateurs étaient revenus vers la tombe, mais Kevin O’Connell s’attarda pour nous attendre.

 

— Quelle idée avez-vous eu de donner de telles informations à mes rivaux, Mrs E. ? demanda-til.

 

— Ne soyez pas stupide, Kevin, répliquai-je. Je ne leur ai rien dit qui ne soit déjà du domaine public. Vous avez aussi tout noté à ce que j’ai vu, mais je suis surprise de ne pas voir miss Minton. — Elle n’est pas venue aujourd’hui, dit Kevin en nous suivant. D’ailleurs cela me fait penser que je ne l’ai plus revue depuis le soir de votre fête.

***
— Nous n’aurions jamais dû l’autoriser à partir seule, m’exclamai-je.

L’enquête que j’avais immédiatement lancée confirma l’affirmation de Kevin. Personne n’avait revu Margaret depuis le jour de Noël. Le réceptionniste de nuit, retrouvé chez lui, déclara qu’elle n’était pas rentrée au Winter Palace cette nuitlà. Il n’en avait rien pensé de particulier : si une étrangère décidait de dormir ailleurs, cela ne le regardait pas.

Kevin revint à la maison avec nous et attendit aussi les premiers rapports.

— C’est à cause de moi, dit-il, les yeux baissés. (Puis il prit une autre grande gorgée de son verre de whisky soda et son visage s’éclaircit.) Mais Mrs E., je ne vois pas pourquoi vous pensez qu’il lui est arrivé quelque chose. Minton part toujours seule de son côté, espérant nous damer le pion à tous. Elle était parfaitement sobre quand elle nous a quittés, et elle n’était pas seule : il y avait le chauffeur de la voiture Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Nous n’avons pas pu le retrouver, dit Emerson.

 

Lui et moi faisions les cent pas à travers le salon, évitant de nous heurter à chaque croisement avec l’habileté que donne une longue pratique.

Evidemment, nous ne pouvions expliquer à Kevin pourquoi nous pensions que Margaret n’é tait pas partie de son plein gré. Aucun des bateliers n’avait dit l’avoir transportée de l’autre côté du fleuve, aussi elle devait avoir été enlevée alors qu’elle était encore sur la rive ouest. Son chauffeur avait disparu aussi. Selim, qui connaissait tout le monde sur cette rive du fleuve, s’était rendu chez lui pour découvrir seulement qu’il n’y était jamais revenu.

Tandis que je croisai à nouveau Emerson, il me souffla du coin des lèvres :
— Débarrassez-vous de lui, Peabody.

Kevin l’entendit, bien entendu, comme tout le monde dans la pièce. Reposant son verre vide sur la table, il se leva avec une grande dignité.

— Je sais voir quand je deviens gênant, professeur.
— Ah. Je ne l’avais jamais remarqué jusque là, rétorqua Emerson.

Kevin s’en alla. Il avait l’intention, à mon avis, de continuer sa propre enquête. Si Margaret était sur la piste d’une histoire intéressante, Kevin avait l’intention de se lancer sur la piste de Margaret.

Nous avions une autre opinion, bien entendu. David et Ramsès étaient partis chacun de leur côté pour fouiller l’embarcadère et localiser les derniers bateliers qu’ils n’avaient pas encore interrogés. Sethos était avec eux. Il avait été le premier à proposer de chercher Margaret.

— Au temps pour les promesses de nos adversaires, dis-je amèrement. Nous avons relâché notre attention, et aussitôt ils ont frappé.

 

— O’Connell a peut-être raison, marmonna Emerson. Si elle a appris de nous quelque chose qui l’aurait lancée à la poursuite d’un nouvel article...

— Grotesque, dis-je. Elle ne portait que ses vêtements et son petit sac de soirée. La disparition du chauffeur est hautement suspecte. Soit il a partie liée avec les ravisseurs, soit il a été assassiné pour qu’il ne parle pas.

— Asseyez-vous, Mère, supplia Nefret comme Emerson et moi évitions une fois encore de nous heurter. Vous vous énervez pour rien. Si ce sont les gens auxquels vous pensez qui l’ont enlevée, ils ne lui feront pas de mal. C’est la seule façon de s’assurer que nous resterons tranquilles.

Elle alla ellemême jusqu’au coffret à liqueur et me servit un soupçon de whisky. Je pris le verre et m’effondrai dans un fauteuil.

— Nous serions restés tranquilles de toute façon puisque nous ne savons pas ce qu’ils trament, dis-je. Cependant, les regrets stériles et les hypothèses infondées ne mènent à rien. Considérons calmement ce que nous savons.

— Pas grand chose, dit Emerson.

 

— En premier lieu, nous sommes maintenant certains que nos adversaires connaissent la véritable identité de Sethos. S’ils n’avaient pas su que Margaret était sa femme, ils ne l’auraient pas enlevée. — Le pauvre est terriblement inquiet, dit Nefret. Il en avait presque les larmes aux yeux. (Et ses propres yeux étaient pleins de compassion, aussi bleus que des turquoises.)

 

— C’est dommage qu’il n’ait pas su montrer ses sentiments pour elle avant qu’il ne soit trop tard, grommela Emerson.

 

— Espérons et prions qu’il ne soit pas trop tard, dis-je.

David et Ramsès revinrent pour dire qu’ils n’avaient trouvé aucune trace de Margaret ni de son chauffeur. C’étaient de bonnes nouvelles, d’un certain côté. J’avais été hantée par les images d’un corps inconscient jeté dans les flots — surtout depuis que la voiture, louée à Louxor, avait été retrouvée abandonnée non loin du quai d’embarquement.

— Nous sommes dans une impasse, dis-je. Où est Sethos ?
— Il est parti de son côté, annonçant qu’il avait une idée et qu’il voulait voir où elle le mènerait.

Ramsès refusa le whisky que son père lui proposait en disant qu’il attendrait plutôt que le thé soit servi.

 

— Je pense qu’il compte leur proposer un échange d’otage, lui-même à la place de Margaret. — C’est le moins qu’il puisse faire, grogna Emerson. Bon Dieu, tout homme un tant soit peu attaché à sa femme agirait de la même façon.

— Il sait comment communiquer avec eux, dis-je. Mais ils peuvent déjà avoir quitté l’ancienne adresse qu’ils lui avaient donnée. Oh, mon Dieu ! Je ne vois pas ce qu’un tel échange nous apporterait de mieux.

— Je ne crois pas qu’il y ait le moindre souci à se faire, Mère, dit Ramsès en posant une main rassurante sur mon épaule. Elle sera relâchée dès que ses ravisseurs n’auront plus besoin d’elle.

J’avais eu un peu de temps pour me remettre (et une gorgée ou deux de whisky m’y avait aidée.) — Est-ce que ce dernier incident ne suggère pas que leur action est proche ?

— Je me suis aussi posé la question, admit Ramsès. Mais même si c’est le cas, il n’y a pas un foutu moyen pour que nous l’empêchions.

— Chut, disje en posant un doigt sur mes lèvres. J’entends les enfants arriver. David, mon cher garçon, vous semblez très préoccupé et vous n’avez pas eu un seul moment tranquille pour pouvoir méditer sur cette magnifique boîte peinte. Si vous souhaitez vous retirer, je suis sûre que Fatima vous apportera une tasse de thé et quelques biscuits.

— Je ne pourrais certainement pas me concentrer en ce moment, tante Amelia. Ne vous inquiétez pas, je suis sûr qu’elle ne court aucun danger.

 

Si une personne de plus me disait cela, j’allais hurler, pensai-je. Aucun danger ? Comment pouvaitil le savoir ? Comment l’un de nous pouvait-il le savoir ?

Les enfants et la chienne firent irruption. Nous fîmes ressortir Amira, et Fatima servit le thé. Elle avait préparé plusieurs pâtisseries, ainsi qu’elle le faisait toujours quand elle pensait que nous avions besoin de réconfort.

Comme promis, j’envoyai un mot à Cyrus pour l’informer que nous n’avions aucune nouvelle pour l’instant. Ensuite, il ne nous restait plus qu’à attendre.

Le bavardage des enfants fut une distraction temporaire. Ainsi que je m’y étais attendue, plusieurs jours de sagesse incongrue les avaient épuisés tous les deux. Charla renversa l’échiquier que David John avait installé dans l’espoir de trouver un adversaire, et David John la frappa. Ils se jetèrent l’un sur l’autre et la chienne se mit à hurler. J’étais sur le point de séparer les combattants quand il y eu un coup à la porte.

— Puis-je entrer en toute sécurité ? demanda Sethos.
— Attrapez la chienne, haletaije en saisissant Charla d’une main ferme.
— C’est elle qui m’a déjà attrapé, dit Sethos. Que se passe-t-il ?

Charla avait arrêté de gigoter dès que je l’avais prise dans mes bras. Il faut avouer qu’elle ne frappait ni ne mordait jamais personne de la famille, sauf son frère. David John, sanglotant de rage et/ou de remord, était effondré dans les bras de son père. La chienne arrêta de hurler et se mit à frétiller. Elle non plus ne mordait jamais personne. Elle n’avait fait que saisir le bras de Sethos, laissant de larges traces baveuses sur sa manche.

Les enfants furent envoyés au lit et la chienne sermonnée.
— Aucune nouvelle ? demandai-je à Sethos.
— Non, dit-il. Merci, Fatima, je ne crois pas avoir besoin de thé. Puisje…

— Oui, bien sûr, répondit Emerson. Servez-vous. Et donnez un second verre à Peabody si elle en a besoin.

 

— En fait, je crois que c’est le cas— maintenant que vous le dites.

 

— Vous avez l’air inquiète, dit Sethos en me tendant un verre plein à ras bord. Je ne savais pas que vois aimiez tant Margaret. Elle vous a plutôt brutalisée, non ?

 

— Comment pourraisje lui reprocher d’avoir agi exactement comme je l’aurais fait dans les mêmes circonstances ? répondisje avec sincérité. Bien sûr que j’aime beaucoup cette satanée femme.

— Je vous assure, Amelia, qu’il n’y a pas de quoi vous inquiéter.
— Enfer et damnation ! hurlai-je.
Un hoquet horrifié et unanime s’ensuivit, et Fatima laissa tomber une tasse.
— Peabody ! cria Emerson avec une réprobation surprise.

— Je vous demande pardon, dis-je en prenant pour me calmer une gorgée réconfortante de mon verre — suivie d’une profonde respiration. Fatima, cessez de vous tordre les mains, c’est de ma faute. Mais je ne veux plus entendre vos fausses assurances. Comment diable — excusez-moi — comment savezvous qu’il n’y a pas de quoi m’inquiéter ? N’êtes-vous pas préoccupé ?

— Qu’est-ce qui vous le fait croire ? demanda Sethos.

Il s’effondra lourdement sur une chaise. En le regardant plus attentivement, je vis que son apparence suggérait effectivement une certaine distraction. Ses cheveux étaient ébouriffés, sa moustache morne et ses vêtements froissés. Ilétait l’image même du mari inquiet.

— Je tentai juste de vous rassurer, ditil les yeux baissés. Nous n’avons aucune preuve que Margaret soit dans les mains de nos ennemis. Et même si c’est le cas, ils n’ont aucune raison de lui faire le moindre mal.

— Votre confiance dans leur bienveillance n’est guère confortée par leurs actes, m’exclamai-je. Ils ont rompu leur parole de nous laisser tranquilles.

— Peut-être ont-ils pensé que nous avions rompue la nôtre.
— Est-ce le cas ? demandai-je.
— Non.

Son visage rond tout empreint de sympathie, Fatima lui offrit une assiette de biscuits au sucre. Je ne crois pas que les biscuits au sucre s’accordent très bien avec le whisky, mais Sethos en prit néanmoins un.

— Parlons calmement, dit Emerson en prenant sa pipe. Vous— il agita la main vers son frère — vous dites que vous n’avez rien fait qui aurait pu causer une telle réaction. Est-ce que quelqu’un d’autre l’aurait fait ?

— Vous vous trompez de direction, Père, dit Ramsès. (Très surpris, Emerson cligna des yeux devant ce manque de tact inaccoutumé.) Excusez-moi, continua son fils, mais examinons les faits. En supposant que nous ayons eu une révélation soudaine, ce qui n’est pas le cas, Dieu en est témoin, qu’aurions-nous fait ?

— Nous aurions informé les autorités, dis-je aussitôt.

— Comment ? (Il n’attendit pas ma réponse cette fois.) Par un télégramme ou en personne, n’est- ce pas ? Et plus probablement cette dernière option. Les télégrammes peuvent se perdre dans le fouillis administratif ou être interceptés. Donc, nous serions allés tout droit au Caire, pour voir Thomas Russel ou le haut commissaire. Ils savent que nous n’en avons rien fait. Nous sommes encore surveillés. Nous l’avons toujours été. Mais pas de l’extérieur, sinon nous l’aurions remarqué. Il y a quelqu’un parmi nous qui leur transmet des informations sur nos activités.

C’était un exposé diablement convainquant. Pendant que nous le digérions, Sethos releva son visage hagard et regarda Ramsès.

 

— Estce que vous m’accuseriez d’avoir trahi ma propre femme ?

 

— Il ne parlait pas de vous, disje calmement. Mais des étrangers qui sont parmi nous… Nadji et Suzanne… Mais lequel des deux ?

 

*** Manuscrit H

Assise à sa table de toilette, Nefret se brossait les cheveux. La robe qu’elle avait l’intention de porter gisait en travers du lit. C’était l’une des préférées de Ramsès, d’un bleu doux avec des petites fleurs blanches et des feuilles vertes, mais il trouvait sa femme encore plus belle dans sa légère combinaison de soie, avec ses épaules blanches et ses petits pieds nus.

— Tu es absolument ravissante en ce moment, ditil en capturant une mèche de cheveux d’or qui voletait et en l’enroulant autour de son doigt. J’aime cette robe. En quel honneur la mets-tu ? — J’ai besoin de me réconforter ? Et Mère aussi.

 

— Les femmes ont de la chance. Nousautres hommes n’avons pas de si simples moyens de nous réconforter.

 

— C’est de votre faute, à suivre la mode de façon si négligente. Va prévenir David que le dîner ne va pas tarder. Il rumine depuis des heures.

Il n’y eu pas de réponse quand Ramsès frappa à la porte. Après avoir répété son appel plus énergiquement, il ouvrit la porte. La chambre était vide. Un carton à dessin était ouvert sur la table. David avait commencé le croquis du coffre peint. Bien qu’il soit à peine ébauché, il portait déjà sa signature inimitable.

Pendant que Ramsès l’admirait, un domestique entra les bras pleins de serviettes de toilette propres. — Où est Mr David ? demanda Ramsès.

 

— Je ne sais pas, mais il m’a donné cela pour vous, répondit l’autre en tendant une feuille de papier plié.

Ramsès lut le bref message et jura tout bas, sourcils froncés.
— Quand est-il parti ?
— Juste maintenant, Frère des Démons.
Ramsès revint en courant jusqu’à sa chambre dont il ouvrit la porte en trombe.
— Qu’y a-t-il ? demanda Nefret les yeux écarquillés.
— Lis cela, répondit-il en lui tendant la note.

— «Vais marcher. Ne serai pas long. Pas d’inquiétude », lut Nefret à voix haute. Comment cela, pas d’inquiétude ? Cela ne ressemble pas à David de faire ce genre de choses.

— Non. Je vais le chercher, dit Ramsès en bouclant la ceinture qui portait son couteau. — Pas tout seul ! s’écria Nefret en se levant et en s’approchant de lui.
— Je dois y aller tout de suite. Il a déjà quelques minutes d’avance sur moi.
— Je viens avec toi.

— Non, dit-il en lui tenant les épaules. Pas cette fois, mon amour. Je vais seulement le rattraper et lui rappeler que ce n’est pas le meilleur moment pour vagabonder seul dans la nuit. Il passa par la fenêtre et disparut avant qu’elle ne puisse répondre. Il eut une vision rapide de son visage inquiet et de ses lèvres tremblantes en tournant à l’angle de la maison.

Ramsès se rua vers l’écurie où il trouva Jamad endormi. Tous les chevaux étaient dans leurs stalles. David était donc parti à pied. Lui-même n’avait au plus que cinq minutes de retard sur David. Si celui- ci était allé vers Gourna ou les falaises à l’ouest, il serait déjà hors de vue. Par contre, s’il se dirigeait vers l’embarcadère dans l’intention de traverser vers Louxor, il y avait encore une chance de le rattraper. Ramsès se dirigea vers la route, en courant.

Il avait imaginé plusieurs explications innocentes au comportement de David, y compris celle que son ami avait donnée. Il était parfaitement compréhensible de souhaiter parfois se retrouver seul et marcher calmement. La famille, aussi bien en masse que prise individuellement, pouvait être épuisante.

Ses yeux habitués à l’obscurité accrochèrent une silhouette qui avançait sur la route devant lui. Il n’eut pas besoin de voir le visage de l’homme pour l’identifier. L’allure lui suffit. Depuis sa blessure durant la guerre, David boitait dès qu’il allait trop vite.

Au temps pour la première des explications innocentes ! Ramsès se disait encore que David pouvait avoir une raison valable de s’en aller seul, mais il décida de ne pas l’arrêter. L’important était de ne pas le perdre de vue. Déambuler dans les rues de Louxor la nuit n’était pas très recommandable.

Ramsès ralentit sa course et essaya d’anticiper le prochain mouvement de son ami. Ju sque là, David ne l’avait pas vu, mais s’il le suivait en bateau, il serait aussi repérable qu’une caravane de chameaux. Il n’y avait pas beaucoup de trafic sur le fleuve à cette heure. Presque tous les touristes étaient déjà retournés dans leurs hôtels.

R estant dans l’ombre d’un des bateaux qui avaient été hissés sur la rive, il regarda David négocier son passage et monter à bord. Au lieu de prendre un siège, il resta debout à l’arrière pour regarder vers la route d’où il était venu. Ramsès fut obligé de prendre la seule voie qui lui restait pour le suivre. Il se laissa glisser dans l’eau. Quelques longues brasses silencieuses l’amenèrent près du bateau quand il passa devant lui.

Ce n’était pas la façon la plus confortable de traverser. Sa tête passait bien trop souvent sous l’eau et ses vêtements mouillés collaient désagréablement à son corps. De temps en temps, il entendait le batelier jurer à voix basse. L’homme avait noté que son embarcation ne répondait pas comme d’habitude, mais il ne réalisa pas qu’il emmenait un passager clandestin.

Quand ils atteignirent l’autre rive, David sauta sans attendre la passerelle et pataugea dans l’eau peu profonde jusqu’à la rive. Ramsès attendit qu’il ait disparu avant de se relever pour sortir de l’eau. Il repoussa ses cheveux trempés de son visage et croisa le regard ébahi du batelier — qui ouvrit la bouche…

— Silence, chuchota Ramsès. Pas un mot ! Je vous dois mon passage, Ali Ibrahim. Je vous paierai demain.

 

La parole d’un Emerson était reconnue tout au long du fleuve. L’homme hocha la tête et demeura coi. Ramsès essora l’eau du bas de son pantalon et grimpa les escaliers jusqu’à la rue.

Bien que le voyage ait été déplaisant pour Ramsès, il avait convaincu David de n’être pas suivi. Ramsès attira plusieurs regards étonnés tandis qu’il dégoulinait le long des trottoirs, mais David ne se retourna pas. Il avançait comme un homme qui sait exactement où il va. Après avoir dépassé le Winter Palace, il atteignit une section plus calme. Là, il s’arrêta et regarda autour de lui.

Il n’y avait que quelques maisons alentour, du côté nord de la rue. Ramsès s’était jeté à plat ventre quand David s’était arrêté, aucune autre cachette n’étant à sa portée. Il sentit l’eau de ses vêtements se mélanger à la poussière.

David s’avança vers la porte de l’une des maison s — une construction plutôt imposante, haute de plusieurs étages, avec une volée d’escaliers et une paire de colonnes sculptées qui encadraient la porte d’entrée. Ramsès se releva d’un bond. La boue dégoulina le long de son corps. Il était absolument furieux. Quel foutoir, pensa-til. Je vais aller lui demander en face ce qu’il compte faire.

Il n’alla pas plus loin que le sommet des escaliers. Des bras l’entourèrent. Il se retourna, libéra l’un de ses bras et frappa. Son poing rencontra une surface aussi dure que la pierre et d’autres bras l’assaillirent. Quelqu’un émit un chapelet de jurons obscènes en arabe et quelqu’un d’autre proposa une suggestion grossière dans la même langue. Deux mains s’accrochèrent à sa gorge. Ce fut alors qu’une voix ordonna d’un ton sec : « Assez ! »

***

Ramsès reconnut la voix. Et ce fut cela, plus que l’étranglement, qui fit cesser sa résistance. Des mains invisibles le poussèrent dans la maison et claquèrent la porte derrière lui. L’intérieur était sombre, mais il distingua des murs tendus de draperies et un reflet dans ce qui devait être un miroir, avant d’être aveuglé à la hâte par un chiffon jeté sur sa tête. A moitié tiré, à moitié poussé, il fut conduit à une petite chambre à l’étage où ils le jetèrent. Il tomba sur le sol et entendit une discussion marmonnée de l’autre côté de la porte close.

Il n’avait pas les mains attachées, aussi il repoussa son bandeau — un chiffon crasseux qui sentait la transpiration — et découvrit qu’une main tâtonnante l’avait soulagé de son couteau. La porte s’ouvrit. Un homme entra, portant une lampe qu’il posa sur la table. La pièce était petite et pauvrement meublée d’un lit bas, de quelques chaises et d’une table. Il n’y avait qu’une fenêtre, haute et étroite.

— Etes-vous blessé ? demanda David avec anxiété.

Ramsès se releva lentement. Il était maculé de poussière de la tête aux pieds et sa gorge le brûlait. Son bras partit sans volonté consciente, et délivra un coup de poing dur et direct dans le visage de David — qui vacilla en arrière, la main sur la bouche. Du sang jaillit entre ses doigts.

— C’était vous, dit Ramsès d’une voix glacée. Depuis le début, c’était vous.