Chapitre 6

Quand la lumière revint, je vis une terrifiante image : le visage de Khadija, tordu d’horreur, à quelques centimètres de mes yeux.

 

Alhamdullilah! s’exclama-t-elle. (Que Dieu soit béni.) Vous êtes vivante. Vous n’êtes pas morte.

 

— Effectivement, il me semble aussi, répondis-je, surprise de trouver en fait que je me sentais presque moi-même.

 

Ma tête me faisait mal mais mes sens fonctionnaient normalement.

Le sens de la vue m’indiqua que je me trouvais dans la même pièce, couchée sur le lit. Le crépuscule était bien avancé à travers la fenêtre. La lampe sur la table était allumée mais le vase gisait au sol, toutes les fleurs renversées au milieu d’une flaque d’eau. Daoud était planté devant la porte, bouche bée. En remarquant que mes yeux étaient ouverts, il recula en hâte et je réalisai que je ne portais plus que mes sousvêtements. Heureusement, je n’avais pas succombé à la mode moderne dans ce domaine. Ma combinaison, décorée de lacets et de petits nœuds roses me couvrait de la poitrine aux genoux.

Un simple raisonnement réunit les faits et me présenta l’inévitable conclusion.

 

— Malédiction, m’écriai-je. Elle a volé mes vêtements. Depuis combien de temps est-elle partie ? L’avez-vous vue quitter la maison ?

— Pas longtemps, pas longtemps, répondit Khadija encore agitée. Je l’ai vue, Sitt, mais elle marchait rapidement et elle ne s’est pas arrêtée quand je l’ai appelée. Je l’ai prise pour vous ! Il a fallut un moment — pas longtemps mais un moment — avant que je réalise qu’il était curieux que vous ne m’ayez pas dit au-revoir. Alors je suis venue ici et je vous ai trouvée. Elle vous avait attaché les mains et les pieds, et mis un linge sur la bouche. Vous ne pouviez pas remuer, ni ouvrir les yeux avant que je ne vous détache et j’ai eu peur…

— Aucune importance, criai-je en repoussant les fermes mains brunes qui essayaient de me maintenir allongée. Courez après elle ! Ramenez-la !

J’y serais bien allée moi -même mais Khadija ne voulut pas me laisser faire, ni même quitter mon chevet. Elle envoya Daoud. Le temps qu’il revienne, les mains vides et l’air désolé, j’avais été forcée d’admettre que cette recherche serait vaine. Margaret avait emporté la habara noire si enveloppante— que je lui avais fournie ! Une fois qu’elle l’avait enfilée sur mes trop distinctifs vêtements, elle s’était transformée en Egyptienne anonyme. Personne ne pourrait la reconnaître, ni même ne la remarquer si elle gardait la tête couverte. Elle avait aussi emporté ma bourse, bien pourvue d’argent, son carnet — et mon ombrelle !

Tout en sirotant le thé brûlant et sucré que Khadija m’avait apporté, j’essayai de consoler l’inconsolable Daoud.

— Elle n’a eu besoin que de quelques minutes, Daoud. Je crains que nos chances de la retrouver ne soient minces. Elle sait se diriger en Egypte et connaît quelques mots d’arabe, assez pour couvrir ses besoins courants.

— C’est de ma faute, marmonna Khadija. J’aurais dû la reconnaître.
— Avec mes vêtements et la faible lueur du crépuscule ? Avec des cheveux et un visage qui ressemblent aux miens ? Non, Khadija, c’est de ma faute. Je connais bien cette dame, et j’aurais dû rester sur mes gardes— surtout après sa pathétique demande de quelques petites fleurs ! Elle avait tout préparé avant que je n’arrive, un objet lourd à utiliser comme arme, des bandes déchirées dans son drap de lit pour pouvoir m’attacher, et ses quelques possessions essentielles dûment empaquetées. Oh, ma chère, je crois que je ferais mieux de rentrer à la maison et prévenir la famille.

Dans mon effort pour consoler mes amis, j’avais aussi eu un aperçu de mes propres sentiments. Dire que je bouillais d’une rage réprimée était en dessous de la vérité. Margaret m’avait rendue ridicule. Et je n’étais pas habituée à ce qu’on me rende ridicule.

Khadija insista pour m’examiner centimètre par centimètre. Une fois assurée que je n’étais pas blessée, sauf une bosse sur la tête, j’empruntai une des peu seyantes robes de Margaret et glissai mes pieds dans une paire de ses chaussures puisque, pour compléter son déguisement, elle avait aussi emporté mes bottes. Ses chaussures étaient trop grandespour moi. J’espérai sincèrement que mes bottes la serreraient et lui feraient des ampoules.

Je regroupai le reste des possessions de Margaret et les entassai dans sa valise, mêlées aux livres que j’avais été assez bonne pour lui fournir. En la portant, Daoud me raccompagna jusqu’à la maison. Il me laissa près de la porte de la véranda et s’éclipsa dans l’obscurité. Je ne pouvais pas lui reprocher de ne pas souhaiter faire face à Emerson. Je n’étais pas très tentée de le faire moi-même. Trop de confiance en moimême (un défaut dont j’avais souvent été accusée) et une crédulité excessive m’avait menée à une belle erreur de jugement.

Emerson nous avait entendus arriver et il attendait près de la porte ouverte.

 

— Etait-ce Daoud ? demanda-til. Pourquoi n’est-il pas entré ? Pourquoi diable avez-vous été si longue ? Vous êtes en retard et Maaman va…

 

— Il est arrivé quelque chose, s’exclama Nefret en se hâtant vers la porte. Mère, où sont vos vêtements ?

 

Emerson n’avait pas remarqué cela. Il ne l’aurait pas fait, bien entendu. Je chancelai et posai la main sur ma tête. L’inquiétude remplaça aussitôt la colère sur son visage. Il me saisit dans ses bras. — Etes-vous blessée, Peabody. Répondez-moi !

Je ne pouvais pas lui répondre parce qu’il me serrait trop fort. Les autres s’agglutinèrent autour de nous et Fatima sortit en courant de la maison, poussant des cris d’inquiétude. Touchée par leur sollicitude, je réussis à me dégager un peu de la poigne d’Emerson et leur offrit un sourire rassurant.

— Un whisky soda me remettra d’aplomb.
— Mettez-la sur le divan, Père, dit Ramsès en délogeant de ce meuble le Grand Chat de Ré.

Emerson m’allongea sur le divan. Je commençai à me sentir un peu coupable d’avoir causé au pauvre cher homme une telle émotion, aussi je m’assis et pris le verre que me tendait Ramsès.

— Merci, mon garçon. Je n’ai eu qu’un accès de faiblesse, rien de plus.
Sethos parla pour la première fois.

— Ai-je raison de présumer que Margaret à quelque chose à voir avec votre— hum— accès de faiblesse ?

Le moment d e vérité ne pouvait plus être repoussé. Nefret s’apprêtait à me traîner à la clinique pour un autre examen inutile, et Emerson était encore pâle d’inquiétude. J’avalai une rafraîchissante gorgée de whisky et redressai les épaules.

— Margaret s’est enfuie. Elle m’a assommée, a volé mes vêtements et s’est glissée hors de la maison. Le temps que Khadija me retrouve, Margaret avait disparu. Daoud est parti à sa recherche, mais en vain.

— Bon Dieu, dit Emerson. Bon Dieu ! Elle vous a frappée ?
— Pas très fort, disje. J’ai juste une petite bosse… Ouch.
Les mains habiles de Nefret me parcouraient la tête.
— C’est juste là. La peau n’est pas ouverte. Combien voyez-vous de doigts ?

— Quatre, disje. Il n’y a pas de commotion. Ne me bousculez pas. Nous devons sans délai décider quoi faire pour la retrouver. Nous en discuterons pendant le dîner. Toute cette excitation m’a ouvert l’appétit.

***
Une fois rassuré sur mon état, Emerson eut tendance à se montrer critique.
— Vraiment, Peabody, cela me surprend de vous. Comment avez-vous pu être aussi négligente ? Il poignarda sauvagement le poisson innocent qui était dans son assiette. Des éclats volèrent. — Ne perdons pas de temps en vaines récriminations, dit Ramsès avec un regard amusé vers moi.

Il était bien entendu inquiet au sujet de Margaret mais, ainsi qu’il l’avait souligné plus tôt, elle serait la seule à blâmer si elle récoltait des ennuis. Nous avions fait de notre mieux pour la protéger. Sethos, qui mangeait d’un bon appétit, paraissait être moins inquiet. J’avais décrit notre entrevue et la recherche qui avait suivi avec le maximum de détails.

— Où pourrait-elle aller ? demanda Nefret, le front plissé. Elle doit avoir caché ses vêtements distinctifs — ceux de Mère — sous une robe de femme, ce qui lui aura permis de quitter Gourna anonymement. Mais après ? Elle ne peut pas maintenir longtemps son déguisement d’Egyptienne, et elle ne connaît personne sur la rive ouest. Peut-être va-t-elle venir ici ?

— Non, dit Sethos. (Fatima enleva son assiette de poisson — ou plutôt les arrêtes qui en restait — et la remplaça par une assiette de tranches de bœuf. Sethos reprit ses couverts.) Il n’y a qu’un seul endroit où elle pourrait aller. Un seul endroit où elle voudrait aller.

— Au cœur des choses, dit Ramsès en levant les sourcils. Au Winter Palace.
— Ou l’un des autres grands hôtels, dit Sethos.
— Elle ne ferait rien d’aussi insensé, s’exclama Nefret.
— Oh, si, dit Sethos.

— Vous avez raison, dis-je en me rappelant quelques-unes des autres escapades de Margaret. Mais c’est la pleine saison. Elle ne pourra pas trouver une chambre.

— Même habillée comme la Sitt Hakim et arborant une forte ressemblance avec cette dame si connue ? demanda Sethos en portant une bouchée de nourriture à sa bouche et en nous laissant réfléchir tandis qu’il avalait.

— Alors qu’attendons-nous ? m’écriai-je en repoussant mon assiette. Nous devons aller la chercher tout de suite.

 

Les yeux d’Emerson lancèrent des violents éclats saphir et ses lèvres se retroussèrent, exposant ses larges dents blanches.

 

— Certainement pas vous, Peabody. Je ne veux plus vous perdre de vue.

 

— Non, pas elle, confirma calmement Sethos. Il est temps que j’assume mes responsabilités de mari. Je me crois capable d’inculquer à ma femme un peu de bon sens.

 

— Vous ne prévoyez quand même pas d’y aller seul ? demandai-je tout en reconnaissant la vérité de son assertion.

 

— Il y a d’autres volontaires ? demanda Sethos en faisant le tour de la table. Non, pas vous, Nefret, vous avez le cœur trop tendre. Pas vous non plus, Emerson, vous perdriez votre calme. — Ce qui ne laisse que moi, dit Ramsès après un moment.

 

— Je le crois aussi, dit son oncle.

 

*** Manuscrit H

Ils prirent deux des chevaux. Ramsès s’était résigné à devoir jouer au garde du corps auprès de son oncle — mieux valait que cesoit lui plutôt qu’un des autres — mais il avait l’intention de minimiser les risques autant que possible. Ils seraient moins vulnérables à cheval.

— Vous ramènerez Margaret avec vous, bien entendu, dit sa mère. Peut-être devriez-vous prendre un autre cheval.

 

— Je la jetterai en travers de ma selle, dit Sethos qui avait l’air encore plus fringant juché sur son cheval. Elle avait aimé cela la première fois.

Sethos était un excellent cavalier. Il prit un pas si rapide que cela ne laissa aucune opportunité à Ramsès pour le questionner. Les champs étaient calmes et sombres sous le baldaquin des étoiles. Aucune lumière allumée ne se voyait dans le village endormi et le claquement rapide des sabots de leurs chevaux était le seul son qui brisait le silence.

Il étai t tard pour la rive ouest, mais les lumières de Louxor étincelaient encore de l’autre côté du fleuve obscur. Un batelier somnolent qui espérait encore des clients malgré l’heure tardive se releva à leur vue et sortit sa passerelle.

— Personne n’y touchera, répondit Ramsès à une question de son oncle concernant la sécurité des chevaux qui resteraient seuls. Ils attendront jusqu’à ce que nous revenions.

— Vous êtes armé, j’espère ? demanda Sethos.
— Juste mon couteau. Pourquoi moi ?
— Je vous demande pardon ?s’étonna Sethos d’un ton poli.
— Vous vouliez que je vous accompagne. Pourquoi moi ?

Il n’attendait pas de réponse directe et, quand il en reçut une, la surprise le fit presque tomber de son banc.

 

— Vous vous battez plutôt bien, comme votre père, mais vous êtes aussi plus calme que lui. — Nous n’aurons probablement pas à nous battre, sauf contre Margaret, dit Ramsès. Et je n’ai guère d’influence sur elle. Elle ne m’aime pas.

 

— Et vous ne vous souciez pas trop d’elle. Cela me va très bien. Vous pourrez la traiter sans ménagement.

 

— N’en doutez pas, dit Ramsès en se rappelant la mine douloureuse de sa mère. Si nous la retrouvons.

 

— Je peux me tromper, admit Sethos. Elle pourrait aussi avoir à Louxor des contacts dont je ne connais rien.

— Vous ne vous êtes guère confié l’un en l’autre n’est-ce pas ?
— Non, dit Sethos et le mot claqua sèchement sur ses lèvres serrées.

Quand ils atteignirent la rive opposée, le batelier promit de les attendre et s’installa pour une autre sieste. Ils grimpèrent les marches jusqu’en haut du quai.

— Nous ferions aussi bien d’essayer d’abord le Winter Palace, dit Sethos en indiquant la façade illuminée de l’hôtel en face d’eux. Elle est assez inconsciente pour avoir choisi l’endroit le plus évident.

Ramsès en doutait mais il se trouva que Sethos connaissait sa femme. Le concierge les informa que, bien qu’elle soit arrivée fort tard et sans aucun bagages, il s’était arrangé pour accueillir la cousine de Mrs Emerson. Pas dans l’une de leurs meilleures chambres, mais l’hôtel était complet et…

— Ma mère saura vous en remercier, le coupa Ramsès. Quel est le numéro de sa chambre ? Tout d’abord, leurs coups à la porte demeurèrent sans réponse.
— Elle est peut-être ressortie, dit Ramsès.

— Elle est là, affirma Sethos qui frappa à nouveau. Ouvrez, Margaret, appela-t-il. Ou je vais aller chercher une autre clef chez le directeur.

La réponse fut lente à venir :
— Qui est avec vous ?
— Seulement moi, dit Ramsès. Ramsès.
— Pas votre père ?
— Non. Mais je vous assure que le directeur me donnera votre clef si je la lui demande. — Zut ! s’écria Margaret à haute et intelligible voix.
La clef tourna dans la serrure et la porte s’ouvrit.

Elle recula aussitôt dans le coin le plus éloigné de la pièce et se tint aux abois, les poings serrés. A l’exception des bottes qu’elle avait enlevées, elle portait encore les vêtements volés. En fait, elle n’avait pas d’autre choix, ayant laissé tous ses autres habits derrière elle. Il n’y avait que quelques affaires de toilette dans la chambre, ainsi que son carnet, dans un sac à main déposé sur la table. Les cheveux épars de la jeune femme s’étalaient sur ses épaules. Elle ressemble vraiment à Mère, pensa Ramsès. Même en sa façon de serrer les mâchoires.

— N’essayez rien, les prévint-elle. Je vais hurler à pleins poumons si l’un de vous porte la main sur moi.

 

— Voyons, pourquoi ferions-nous une telle chose ? demanda Sethos.

Elle le regarda fixement. Certaines femmes auraient pu se sentir désavantagées dans des habits qui n’étaient pas à leur taille et les pieds nus. Mais pas Margaret. La vision qu’elle offrait, vindicative et sans remord, ne fit rien pour calmer la colère de Ramsès.

— Nous vous avons rapporté votre valise, dit-il en la jetant sur le sol. Je vois que les bottes de ma mère vous ont causé des ampoules. J’espère qu’elles sont douloureuses.

 

Il s’assit sans attendre d’y avoir été invité, et Sethos suivit son exemple. Margaret se détendit légèrement, mais elle gardait toujours ses distances.

 

— Comment m’avez-vous si vite retrouvée ?

 

— Par simple raisonnement, répondit Sethos d’une voix traînante. Pourquoi ne vous asseyez-vous pas ?

— Je préfère rester debout. Que me voulez-vous ?
— Des excuses pour commencer, dit Ramsès.
— Elle va bien, n’est-ce pas ? Je ne l’ai pas frappée très fort.

Pour ce qui était du pur etsimple culot, Sethos n’avait rien à envier à sa femme. Essayant d’imiter sa désinvolture, Ramsès poursuivit :

 

— C’était un piège vicieux. Vous avez abusé de sa bienveillance et de sa confiance. — «Rien n’est injustifié quand il s’agit d’amour, de guerre ou de journalisme » — n’est-ce pas l’un de ses adages favoris ?

 

— Crénom, s’écria Sethos avec une violence soudaine. Ne pouvez-vous penser à rien d’autre qu’à votre maudite carrière ?

— Et vous ? répliqua-telle avec une égale passion. N’êtes-vous pas responsable du danger que court votre bienaimée Amelia. C’est vous le responsable de toute cette histoire ! Et que faites-vous pour y remédier ? Vous vous cachez au sein de votre famille, attirant sur eux les ennuis, et me laissant m’y jeter sans même un mot d’avertissement !

Il y avait quelque vérité dans son discours. Ramsès fut tenté de le souligner mais, à la réflexion, il décida de se taire. Il était entre eux maintenant. Aucun des deux ne le regardait. Sethos s’était relevé. Il renvoyait à sa femme son regard furieux avec usure.

— J’essaie d’y remédier. J’avais mis des choses en place avant que vous n’interveniez avec vos stupides agissements. Changez-vous. Vous allez venir avec nous.

— Je n’irai certainement pas avec vous ! hurla-t-elle.
Il fit un pas vers elle. Elle écarquilla les yeux et recula jusqu’à ce que son dos touchât le mur. — Ramsès ! cria-telle. Vous n’allez pas le laisser me frapper ?
— Et bien— hum— Non, dit Ramsès d’une voix incertaine.
Sethos lança à son neveu un regard étonné comme s’il avait complètement oublié sa présence.

— Pour l’amour du ciel, protesta-til. Je n’ai jamais levé la main sur elle. Mais Dieu sait si j’en ai souvent été fortement tenté.

 

— Je ferai peutêtre bien de m’en aller, dit Ramsès.

L’appel de Margaret n’avait été qu’une feinte. Sethos n’était pas homme à battre sa femme et Margaret n’aurait pas supporté une seule seconde un abus de force physique. Mais la tension émotionnelle était si forte entre eux qu’il préférait s’en écarter.

Sethos leva les mains.

— Vous avez gagné, ditil. Je ne vais pas vous emporter de force hors d’ici, hurlante et gesticulante. Vous aimeriez cela, je pense. Mais essayez… (Il hésita un moment et quand il continua, sa voix s’était adoucie de plusieurs décibels.) Essayez simplement d’éviter les ennuis. Vous savez quoi faire, et quoi ne pas faire.

— Que c’est touchant, ricana Margaret en levant les yeux au ciel. Je sais bien mieux faire attention à moi que vous.

 

En respirant fortement, Sethos se rua à travers la porte restée ouverte et s’éloigna sans un mot de plus.

— Bonne nuit, dit Ramsès. Verrouillez la porte.
— Mais bien entendu, dit Margaret — et son sourire satisfait était horripilant.

Ramsès rattrapa son oncle au sommet des escaliers. Sethos ne s’arrêta pas ni n’ouvrit la bouche avant d’être assis dans le bateau.

Ramsès était absorbé dans ses propres pensées. Il avait découvert une nouvelle et fascinante facette de la personnalité de son oncle énigmatique. Il ne doutait pas de la signification réelle de la rencontre entre Sethos et Margaret. Il avait déjà assisté à bon nombre de telles confrontations, et même été au centre de quelquesunes pour son propre compte. Il se demandait comment cela se serait terminé s’il n’avait pas été présent.

Quelque chose lui disait que le sujet n’était pas de ceux qu’il aurait été prudent de soulever. — Vous avez dit avoir pris quelques mesures pour éclaircir — hum — la situation, dit-il enfin. Estce vrai ? Ou n’était-ce qu’une tentative pour la faire tenir tranquille ?

 

Toujours furieux, Sethos continua un moment à regarder ses mains crispées. Puis il indiqua d’un geste le batelier :

 

— Et lui ?

— Il ne comprend pas beaucoup l’anglais, et il ne saura pas de quoi nous parlons même s’il reconnaît quelques mots. Allez-vous réellement éclaircir les choses ou doisje demander à Père de s’en charger ?

— Bon Dieu, non. C’est la dernière chose que je voudrais. La vérité est que j’ai entamé des négociations.

— Avec eux ? Comment ? Quand ?
— J’avais l’intention de vous le dire, tôt ou tard, dit Sethos en le dévisageant.
— Je suis flatté de votre confiance.

— Mon cher ami, ce n’est qu’une question de bon sens. On ne peut pas parlementer avec de telles personnes sans quelqu’un qui surveille vos arrières. Et vous êtes le candidat logique pour les raisons que j’ai déjà mentionnées.

Et aussi parce que je suis le moins indispensable, pensa Ramsès avec un sourire ironique. Ses parents, les enfants, Nefret, tous comptaient plus pour Sethos que lui-même. Il ne voyait aucun inconvénient à cela.

— J’ai reçu une information il y a quelques jours, dit Sethos. Elle m’a été délivrée directement par le gardien, ainsi que je le lui avais demandé.

 

— Pas une invitation à un rendezvous secret, j’espère.

— Ils savent que je ne suis pas stupide à ce point. On m’a demandé de répondre en ce que vous pourriez appeler « poste restante ». Mon correspondant était d’une naïveté rafraîchissante. Comme il me l’a précisé, cela ne leur rapporterait plus rien de m’assassiner. Ils ont fini par conclure que je ne transportais pas le document sur ma personne. Il m’a proposé un échange. Si je leur rends le document, lui et les autres nous laisserons tranquilles.

— C’est ridicule, s’exclama Ramsès. Comment sauraient-ils que nous n’en avons pas fait de copies ?

— Ce que vous avez fait ?
— Oui. J’ai travaillé sur l’une d’elle. L’original est quelque peu fragile.

— L’offre est un piège, admit Sethos. On peut cependant en tirer quelques conclusions raisonnables. Ils savent que nous n’avons pas déchiffré leur message, pour la simple raison que nous n’avons pas agi en conséquence. On peut aussi supposer que l’élément temps intervient. Après un certain délai, le document n’aura plus aucune importance.

— C’est évident, dit Ramsès impatiemment. Il n’aura plus aucune importance dès que l’événement auquel il se rapportait aura eu lieu, ou que ses informations seront dévoilées.

— Si c’était tellement évident, pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ?
— Personne ne me l’avait demandé, répondit Ramsès.

Il sourit dans le noir en entendant distinctement Sethos grincer des dents. Ce n’était pas le moment de tourmenter son oncle alors que la situation était aussi sérieuse, mais c’était un plaisir rare de voir Sethos perdre son sang-froid.

— Alors que leur avez-vous dit ? demanda Ramsès.
— J’ai accepté leurs conditions.
— Ah. Mais vousn’avez pas l’intention de le leur rendre, n’est-ce pas ?
Sethos repoussa de son visage ses cheveux ébouriffés par le vent.

— Vous y avez aussi pensé, grogna-t-il. Je me demande pourquoi je me donne la peine de vous expliquer ce que vous savez déjà.

— Celane m’était pas encore venu à l’esprit, avoua Ramsès. S’ils sont tellement avides de récupérer l’original, c’est qu’il contient quelque chose qui ne se retrouverait pas sur une copie, même très précise.

— Est-ce le cas ?

 

— Je n’ai rien vu de tel pour le moment. Mais vous pouvez être certain que je vais regarder de plus près.

 

* * * *

 

Ramsès et Sethos revinrent plus tôt que je ne m’y attendais, sans Margaret. En réponse à nos questions, Sethos répondit sèchement :

 

— Elle a refusé de venir.

 

Puis il s’éloigna en prétendant aller directement au lit. Ramsès annonça avoir du travail et il aurait volontiers suivi Sethos mais, bien sûr, je ne le lui permis pas.

— Nos déductions étaient exactes, n’est-ce pas ? Elle était à l’hôtel. Lequel ?
Ramsès s’assit, et se résigna à répondre. Même son père l’écouta avec intérêt.
— Au Winter Palace. Elle a obtenu une chambre en se réclamant de vous.
— J’espère qu’elle n’a pas prétendu être ma jeune sœur.

C’était une pique envers Emerson qui m’avait un jour demandé si j’étais cert aine que mon père ne s’était pas mal conduit quelques années plus tôt. Le sens de l’humour d’Emerson n’était pas toujours digne d’un gentleman.

— Non, une cousine, dit Ramsès — et il continua sans pouvoir réprimer un sourire : Elle était nupied.

 

— Aha. J’avoue que c’est une vengeance assez mesquine, marmonnai-je. Continuez. Elle a refusé votre invitation, n’est-ce pas ? Je suppose que ce n’est guère surprenant.

— Non, surtout au vu de la façon dont «l’invitation »fut formulée. (Ramsès rapprocha sa chaise de la mienne.) Ils ont eu une querelle passionnée, ajouta-t-il à voix basse. Il lui a ordonné de changer de vêtements et de venir avec lui, et elle a refusé, tout net, et une violente discussion a suivi où ils se sont mutuellement accusés d’indifférence et d’égoïsme — et ainsi de suite. Elle a ensuite prétendu qu’il allait la frapper.

— C’est insensé, dis-je. Margaret aurait rendu coup pour coup, et demandé le divorce dès le lendemain. Qu’ont-ils dit d’autre ?

 

Nefret avait aussi rapproché sa chaise. En voyant leurs visages attentifs, Ramsès se sentit un peu gêné.

 

— Je n’aurais pas dû vous en parler. Ce ne sont que des commérages sans importance et plutôt indiscrets.

 

— Pas du tout, le rassurai-je. On ne sait jamais si un commérage qui peut sembler peu important ne se révèlera pas significatif. A-t-il exprimé un souci de sa sécurité ?

— Je suppose qu’on pourrait dire cela comme ça, répondit Ramsès tandis qu’un sourire gêné remplaçait son froncement de sourcils gêné. Elle sait comment passer sous ses défenses, et l’atteindre vraiment. Mais je crois qu’une furieuse colère peut aussi cacher une inquiétude…

Nefret se mit à rire tendrement et lui prit la main.
— Hmmm, dit Emerson.

Un peu plus tard, j’eus un souvenir douloureux de la perfidie de Margaret en me brossan t les cheveux. Selon Ramsès, elle n’avait même pas eu la décence de présenter des excuses. Je fus tentée d’aller à l’hôtel le lendemain pour régler cela avec elle, mais la raison — et Emerson— prévalurent.

— Laissez-la courir sa chance si elle est déterminée à agir sottement, dit-il en me retirant la brosse des mains. Venez vous coucher, mon amour. Et — hum — vous n’attacherez pas vous cheveux, hein ?

Je me laissai volontiers convaincre.

J’avais un bon nombre de choses à régler. Nos chers invités arriverai ent au Caire le mardi. Fatima était prise d’une frénésie de nettoyage, préparant les chambres de la petite suite de Sennia pour elle et Gargery. David occuperait son ancienne chambre d’où j’avais l’intention de chasser Sethos. Il pourrait habiter au Château avec Cyrus, ou dans le quartier des domestiques, ou ailleurs selon son choix. L’Amelia était à Qena, avec le raïs Hassan. Emerson avait récemment proposé de la vendre mais je ne pouvais pas me résoudre à le faire. Nous avions trop de délicieux souvenirs attachés à ce cher vieux bateau, et on ne pouvait jamais savoir si l’envie de naviguer ne nous reprendrait pas.

Ainsi tout était réglé. La seule question était de savoir qui d’entre nous se rendrait au Caire pour les accueillir. J’annonçai ma décision le lendemain au cours du petit-déjeuner.

 

— Il faut avertir David de ne pas s’approcher des révolutionnaires, dis-je.

 

— Si vous faites référence aux partisans de Wafdist, ils représentent un parti politique parfaitement légitime, dit Ramsès calmement.

 

— Peu m’importe la façon dont ils se justifient, disje. David est trop innocent pour s’impliquer en politique.

Pour certains, le qualificatif pourrait paraître peu approprié à un homme de l’âge et de l’expérience de David. Dieu sait qu’il en avait assez vu dans ce monde pour devenir cynique— guerre, injustice, trahison, cruauté— mais malgré tout, il avait traversé cela en gardant intacte une certaine vision idéaliste. Les idéalistes sont des personnes admirables, mais leur confiance en leur prochain pouvait les mettre en danger, ainsi que ceux qui les accompagnaient.

Fatima avait remporté le plateau de pain grillé pour le remplir.
— Il doit venir directement à Louxor, dit-elle. Et le Petit Oiseau aussi.
— Nous sommes d’accord, dis-je en attrapant le pot de confiture. Emerson ?
— Vous voulez y aller, n’est-ce pas ?
— Je pense que je le devrais.
— Alors j’irai avec vous.

Il avait ses propres raisons de vouloir le faire, bien entendu. Howard Carter était au Caire. J’avais mes raisons aussi. Nous n’avions reçu aucune nouvelle de Mr Smith. Je trouvais ce manque de curiosité extrêmement suspect.

— Retournons travailler, dit Emerson en finissant de boire son café.

 

— Si vous n’avez pas besoin de moi aujourd’hui, Père, je préfèrerais poursuivre mes transcriptions, dit Ramsès.

 

— Quoi ? Oh... Hum— Bien sûr. Dieu sait que nous n’avons rien trouvé dans la Vallée Ouest qui justifie votre expertise, ajouta-t-il tristement.

 

— Je vous rejoindrai plus tard, disje tout en indiquant à Fatima qu’elle pouvait finir de débarrasser le petit-déjeuner.

 

— Vous n’allez pas voir cette femme, n’est-ce pas ? demanda Emerson.

 

— Non, mon cher Emerson. Avec nos invités qui vont arriver et le voyage au Caire à préparer, je dois établir quelques petites listes.

Sethos était encore d’une humeur noire. Même l’empressement de Fatima ne suscita chez lui que quelques sourires forcés et des compliments mécaniques. Il suivit Ramsès, ce qui confirma certains de mes soupçons. Je leur laissai le temps de s’installer, puis je me rendis dans la pièce où ils étaient au travail. Tous deux se relevèrent en hâte et Sethos saisit un objet sur la table devant eux.

— Ne vous donnez pas la peine de me le cacher, disje en m’asseyant sur une chaise libérée. Je pensais que vous aviez abandonné ce mystérieux message. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous y remettre ?

Ramsès échangea un regard entendu avec son oncle.
— Je vous avais prévenu que nous n’avions pas la moindre chance de lui cacher cela, dit-il. — Effectivement, dit Sethos en prenant l’autre chaise, ce qui laissa Ramsès debout. Ensuite, ils se mirent à parler tous les deux en même temps.

En les interrompant de temps en temps pour les ramener au sujet, j’obtins un récit cohérent. A mon avis, le dernier développement n’apportait aucune lumière particulière sur notre affaire, et je l’exprimai clairement.

— Cette histoire devient plus illogique de jour en jour. Je présume que vous avez testé ce document pour vérifier une éventuelle écriture invisible.

 

— J’ai essayé la plupart des réactifs connus, dit Ramsès en soulevant délicatement le papier. Chaleur, jus de citron, et plusieurs composants chimiques. Rien.

 

— Nous ne devons pas le rendre sans en être absolument certains.

 

— Voyons, Amelia, dit Sethos en s’adossant à sa chaise. J’en ai assez de cette affaire. Laissons- les reprendre leur précieux document. Il n’a rien à voir avec nous.

— J’aurais tendance à être d’accord avec lui, dit Ramsès.
Sethos lui lança un regard aussi moqueur qu’étonné.
— En dépit du fait qu’il peut signifier un danger pour un ou des inconnus ? demandai-je

— Nous n’en savons rien, protesta Ramsès. D’ailleurs, les diplomates s’inquiètent des choses les plus ridicules. Si un gouvernement tombe, ou si un personnage officiel est déshonoré, en quoi cela nous importe-t-il ? Nous avons fait tout ce que nous pouvions, et couru des risques en le faisant. Si le rendre peut mettre un terme à l’affaire…

— Nous n’en savons rien non plus, rétorquai-je. Cette demande peut être un piège. (Je tournai un regard sévère vers mon beau-frère.) Avezvous prévu d’aller espionner l’adresse qu’ils vous ont indiquée pour regarder qui ramasserait votre réponse ?

— Certainement pas, répondit aussitôt Sethos. Le quartier n’est pas très sain.

 

— Bien, alors je suggère d’attendre un jour ou deux. J’espère rencontrer Mr Smith pendant que je serai au Caire. Pourrez-vous les faire patienter ?

 

— Je peux toujours essayer, dit Sethos en triturant sa moustache.

 

— Ditesleur que nous étudions leur offre, que nous sommes tentés de l’accepter mais que nous avons besoin de quelques jours de plus.

 

— Vous n’avez pas besoin de me dicter ma réponse, Amelia, rétorqua Sethos avec une note de colère dans la voix.

 

— Je vous laisse agir alors, dis-je en me levant et en réajustant ma jupe. Continuez vos recherches, Ramsès. J’aimerais aussi jeter un œil sur ce foutu papier par moi-même. Plus tard. — Avec tout le respect que je vous dois, Mère, répondit Ramsès en levant haut ses sourcils, que pourriez-vous apprendre de plus que moi ?

 

— On ne sait jamais, dis-je en lui tapotant le bras. On ne sait jamais.

Après avo ir pris mon ombrelle et ma ceinture d’accessoires, j’ordonnai à Jamad de seller ma gentille petite jument. C’était un jour magnifique pour une promenade, avec un soleil brillant et une petite fraicheur dans l’air, mais mes pensées ne cessaient de tourner autour des nouvelles que Sethos venait de m’apporter. Que c’est bizarre, pensai-je, tandis qu’Eva cédait le passage à une charrette remplie de cannes à sucre. Toute cette affaire était inexplicable. Je ne pouvais y trouver aucun sens.

Quand J’atteignis la Vallée Ouest, Emerson parlait avec Daoud qui était arrivé juste avant moi. Il s’adressa immédiatement à moi, souhaitant être celui qui m’apporterait les nouvelles. — La dahabieh du professeur Breasted et de sa famille est arrivée à Louxor.

 

— Tant mieux, disje en jetant un œil à la physionomie morose d’Emerson. Je vais envoyer un mot pour les inviter à prendre le thé cet après-midi.

— Vous agissez ainsi contre mes désirs, dit Emerson en pointant le menton.
— Oui, mon cher Emerson, je comprends. Continuez à chercher des tombes.

Parmi les objets accrochés à ma ceinture se trouvaient du papier et un crayon. Je m’installai sur un rocher plat et écrivit un bref message que je remis à Daoud.

 

— Faitesle délivrer immédiatement, s’il vous plait. Encore une chose, Daoud. Avez-vous mené une enquête au sujet de Miss Minton ?

— Comme vous me l’aviez ordonné, Sitt Hakim, dit Daoud en fronçant les sourcils au rappel de ce qu’il considérait comme son échec. Sabir dit qu’elle a quitté l’hôtel très tôt ce matin pour traverser le fleuve. Il a offert de l’emmener, mais elle a dit (un gros mot) ‘Non, pas vous.’ Et elle a engagé Rashid ibn Ibrahim comme drogman.

— C’est un honnête homme, dis-je soulagée. Et très costaud aussi, je comprends pourquoi elle l’a engagé.

 

— Pas si costaud que cela, dit Daoud dont le visage demeurait fermé. Je peux la lui reprendre, Sitt, si vous me le demandez.

— J’aimerais bien, dis-je en réfléchissant. Elle le mériterait après ce qu’elle m’a fait. Mais non. Elle ne vous laisserait pas l’approcher les bras croisés, pas une seconde fois. Je suppose qu’elle est allée à la Vallée Est ? Oui, j’en étais certaine. Est-ce que Sabir a remarqué si quelqu’un la suivait ? (Comme Daoud avait l’air interloqué, je précisai.) Rien de suspect ?

— Il ne me l’a pas dit.

E t bien, c’était une question stupide. Demander si Sabir avait noté un comportement suspect quand je n’avais pas été capable de le faire moi-même n’était pas très sensé. Le débarcadère devait être rempli de gens ce matin.

Je remerciai Daoud et le renvoyai à son travail. Sa force massive était particulièrement utile quand il fallait déblayer un gros tas de cailloux, et c’était tout ce qu’Emerson avait trouvé pour l’instant.

Tandis que la matinée s’écoulait, je regrettai fort de ne pas avoir emporté un léger chapeau de paille au lieu de mon casque colonial. Je ne voulais pas rester au soleil sans lui pour m’en protéger, mais il appuyait lourdement sur ma tête douloureuse. Le travail était ennuyeux à l’extrême. Cyrus avait terminé la tombe d’Ay, trouvant très peu de choses intéressantes dans la boue durcie de la chambre funéraire, à part le couvercle du sarcophage. Dès que Bertie aurait terminé le plan définitif, l’entrée serait rebouchée. Non qu’il reste quoi que ce soit de valeur à l’intérieur, mais les voleurs attitrés de Louxor étaient toujours à la recherche de quelque chose à vendre aux touristes, y compris des morceaux arrachés aux peintures murales des tombes.

Les deux tombes non terminées avaient très peu produit. D’habitude, Emerson aurait pris lui -même des notes méticuleuses de chaque morceau trouvé, mais il avait laissé ce travail à Selim et à Nefret pendant qu’il arpentait les falaises, creusant ici et là. Le cher homme voulait une tombe — n’importe quelle tombe, terminée ou pas, pillée ou pas — qu’il pourrait ajouter à la liste des tombes numérotées. Emerson n’était pas à la poursuite de l’or mais de la connaissance. J’aurais aimé pouvoir lui faire ce cadeau, mais je ne le pouvais pas. Et mon travail n’était pas assez intéressant pour empêcher mes pensées de vagabonder.

Il était certain que Margaret s’était plutôt mal comportée avec moi mais cela ne me relevait pas de mes responsabilités à son égard. En lui tendant le rameau d’olivier du pardon, je pourrais sans doute regagner sa confiance et lui offrir de précieux conseils. Je me mis derechef à la recherche d’un coin ombragé (ce qui n’était pas simple à dénicher dans cette vallée enclose de hautes falaises) et j’écrivis quelques autres petits mots.

Je persuadai Emerson d’arrêter tôt le travail, ce qui ne fut pas difficile à obtenir vu que ses recherches étaient demeurées infructueuses. Quand il me rejoignit dans la véranda, après que nous eûmes tous les deux pris un bain et changé de vêtements, il étudia mes arrangements d’un œil suspicieux. Fatima s’activait à apporter des assiettes de sandwiches et des gâteaux à thé. Elle avait déjà déposé des petits napperons au crochet sur les tables.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Emerson. Avez-vous encore fait des invitations ? Vous ne me l’aviez pas dit.

Je fus tentée de faire disparaître les napperons mais cela aurait fait de la peine à Fatima. Elle les considérait comme le comble de l’élégance et avait certainement passé des heures pour les amidonner et les repasser.

— J’ai invité bon nombre de personnes, mais je doute fort que certaines d’entre elles se présentent. (Je lui tendis un petit mot que j’avais trouvé en revenant de la ballée Ouest.) Mrs Breasted nous envoie ses excuses, et dit qu’ils avaient d’autres engagements.

— Dieu merci, dit Emerson d’un ton sincère. Elle s’excuse toujours, il me semble. Pourquoi vous donnez-vous la peine de les inviter ?

— Par simple courtoisie, mon cher Emerson. Je ne sais pas pourquoi elle insiste pour accompagner son mari en Egypte. Elle ne porte aucun intérêt à l’égyptologie et passe son temps à se plaindre des inconvénients.

— Elle ne vous ressemble pas, mon amour, dit Emerson en me donnant un rapide baiser. Qui d’autre espérez-vous ?

 

— Cyrus et son groupe, bien entendu. Je les ai invités avant de les quitter tout à l’heure. J’ai aussi demandé à Margaret de venir. Et… Mais le voilà. Plus tôt que je ne l’attendais.

 

— Quoi ! hurla Emerson après un juron sonore. Mais c’est cette fripouille d’O’Connell ! Pourquoi— mais enfin— pourquoi…

 

— Parce que je veux savoir ce qu’il a découvert, répliquaije. Il s’est tenu éloigné, comme je le lui avais demandé, et il n’a rien publié de calomnieux sur nous. Je trouve cela hautement suspect. — Aha, dit Emerson tandis que son accès de colère se calmait. Ainsi vous voulez le voir livrer un combat à mort à Miss Minton. Ce n’est pas une mauvaise idée, Peabody.

 

— Oh, je doute fort qu’elle vienne, dis-je. Et c’est une autre raison pour interroger Kevin. Je voudrais aussi savoir ce qu’elle a découvert.

 

Je vins près de la porte. Kevin s’approchait lentement, un peu par à-coups. Quand il me vit, il s’avança plus vite et ôta son chapeau.

— Ah, Mrs E. Puis-je entrer sans risque ?
— Oui, à moins que vous n’ayez fait quelque chose que j’ignore, dis-je en lui ouvrant la porte.

Kevin aperçut Emerson et lui décocha un sourire patelin tout en lissant ses cheveux roux ébouriffés par le vent.

 

— Je suis innocent comme un enfant qui vient de naître, m’dam. Et je n’ai pas eu la moindre chance d’agir autrement, ajouta-til d’un ton découragé.

 

— Humph, dit Emerson. Je suppose que vous pourriez aussi vous asseoir.

 

Kevin connaissait assez bien Emerson pour considérer cette grossièreté comme une cordiale expression de bienvenue.

 

— Merci, monsieur. J’ai gardé mes distances, comme Mrs Emerson me l’avait demandé. Puis-je demander ce qui l’a poussée à changer d’avis ?

En réalité, j’avais abandonné tout espoir de revenir dans les bonnes grâces de Carnarvon. Mr Callender ne nous avait pas fait signe, pas plus que l’équipe du Metropolitan Museum après leur première visite. Mrs Breasted n’avait jamais accepté mes invitations, mais son mari avait jadis été notre hôte à de nombreuses occasions. Carnarvon ou Carter devait l’avoir prévenu contre nous. Tout ce que je pourrais tenter ne ferait qu’empirer les choses et, pour dire la vérité, je commençais à accepter le point de vue d’Emerson. Je n’avais aucune envie de flatter des gens que je méprisais. Qu’ils aillent tous au diable !

Je ne m’exprimais pas aussi librement devant Kevin. Au contraire, je me contentais d’une vague référence à l’amitié, ce qui alluma un vif éclat dans ses perçants yeux bleus.

 

Les suivants à arriver furent Cyrus et son équipe. Je fus ravie de voir que Katherine les accompagnait. Je lui pris les mains et les serrai avec affection.

 

— Vous avez l’air beaucoup mieux, Katherine. Je m’inquiétais à votre sujet.

— Je crois que l’Egypte me réussit, déclara-telle. L’Egypte et vous, Amelia. Vous ne changerez jamais. Ce n’est pas comme moi, ajouta-t-elle avec un sourire qui lui fit des joues rondes. Je suis devenuetrop lourde et paresseuse. Je vais consulter Nefret pour qu’elle me conseille un régime et de l’exercice physique. Mais ne me proposez pas les excellents gâteaux de Fatima parce que ma résistance est encore fragile.
Nefret entra, Ramsès sur les talons.

— J’ai dû l’arracher de force à ses papiers, annonça-t-elle.

 

— Elle ne m’a même pas laissé le temps de me changer, dit Ramsès en tentant en vain de lisser ses boucles échevelées. Excusez mon apparence, Katherine ! Quel plaisir de vous revoir. — Vous êtes tout à fait présentable, comme toujours, répondit Katherine avec un sourire affectueux. Nefret, venez vous asseoir à côté de moi. J’ai besoin de vos conseils.

Emerson interrompit sa conversation avec Cyrus.
— Où sont les petits ?

— En détention temporaire, répondit Ramsès. Je ne sais comment ils ont eu vent que Mère recevait plusieurs invités, et ils sont devenus si exubérants que je leur ai dit qu’ils devaient se calmer avant de nous rejoindre.

Je cherchai Sethos du regard et le vis hésiter sur le pas de la porte.
— Elle n’est pas venue, dis-je doucement.
— Ah.

Il avait pris le temps de se changer et avait l’air très présentable dans un des costumes de Ramsès, les pointes de sa moustache fièrement retroussées. Après avoir salué tout le monde, il se dirigea vers la partie de la véranda qui ouvrait sur le chemin d’accès et s’y installa de façon à pouvoir le regarder — pour s’assurer, j’en étais certaine, que Margaret ne pourrait pas venir sans être vue. Il fut donc le premier à voir une autre arrivée. Son exclamation me fit venir à ses côtés.

— L’aviez-vous invité ?
— Vous ne pensez quand même pas qu’il aurait osé venir sans invitation.

Sir Malcolm était suivi par un domestique qui tenait un large parasol ouvert au dessus de sa tête. Comme celle de Kevin, son approche fut quelque peu hésitante, il ne cessait de regarder nerveusement à droite et à gauche.

La fatalité voulut qu’à ce moment précis, les jumeaux apparurent, accompagnés comme ils l’étaient toujours par Amira. A la vue de sir Malcolm, elle courut à sa rencontre en aboyant comme le chien des Baskerville. Les jumeaux se mirent aussi à courir, hurlant à la chienne de s’arrêter. Sir Malcolm essaya de se cacher derrière son domestique et le parasol. Mais l’homme tourna les talons et s’enfuit, portant toujours le parasol qui bringuebalait derrière lui pendant qu’il courait.

C’était un spectacle plutôt amusant mais je résistai à la tentation d’attendre la suite. Ouvrant la porte, je criai à pleins poumons.

 

— Amira, assis !

 

La chienne obéit aussitôt. Elle se jetaau sol, pratiquement aux pieds de sir Malcolm qui battait l’air avec sa canne d’une façon totalement inefficace.

 

— Je vous demande vraiment pardon, sir Malcolm, criai-je. Entrez, je vous en prie. Elle est parfaitement inoffensive, vous savez.

 

Emerson, qui était plié en deux de rire, me tira de côté tandis que sir Malcolm se ruait sans élégance à travers la porte.

 

— Très amusant, dit-il. Vous avez réuni un mélange sacrément explosif, Peabody. Que manigancez-vous ?

— Attendez, vous verrez bien, murmurai-je.
Emerson sourit et ouvrit les bras aux enfants.
— Vous voilà, mes chéris. Venez dire bonjour à nos amis.

Sir Malcolm n’appréciait pas plus les enfants que les chiens. Il remarqua aussi que Charla le regardait de travers — elle avait une fois essayé de lemordre parce qu’il lui avait tapoté la tête. Il fit un pas de côté et s’effondra sur une chaise en haletant. Je lui tendis une tasse de thé.

— Aviez-vous organisé ceci, Mrs Emerson ? me dit-il dans un souffle.

— Je vous assure que non. Vous connaissez la plupart des autres, je crois ? Cyrus et Katherine Vandergelt, leur fils, Bertie, leur assistante, Jumana. Puis-je vous présenter Suzanne Malraux et Nadji Farid qui ont récemment rejoint notre équipe. Oh, et voici Kevin O’Connell du Daily Yell.

Les présentations lui donnèrent le temps de reprendre possession de lui-même. Sa dignité avait plutôt souffert malgré tout. Bertie souriait toujours et quelques autres essayaient de cacher leur rire. Le regard malveillant que m’adressa sir Malcolm m’indiqua qu’il n’oublierait pas de sitôt cette mésaventure.

En fin de compte, ce fut une réunion joyeuse et bruyante. J’allai d’un groupe à l’autre comme toute bonne hôtesse le ferait, proposant des rafraîchissements et récoltant quelques bribes des conversations. Margaret ne se montra pas.

Sir Malcolm réussit à prendre Emerson à part. Les quelques mots que je parvins à entendre indiquaient qu’il tentait encore de le convaincre de se joindre à lui pour porter plainte auprès de M. Lacau. Ce qui prouvait une sérieuse erreur de jugement de sa part. Emerson lui jeta un regard méprisant et lui tourna le dos.

— C’était une sérieuse erreur de jugement de votre part, dis-je à sir Malcolm. J’aurais pu vous dire qu’Emerson refuserait.

— Le temps joue contre nous, répondit sir Malcolm quiserrait sa canne comme s’il souhaitait en frapper quelqu’un. Le professeur n’a pas refusé — pas définitivement. Il a sousentendu qu’il allait étudier ma proposition.

— Vraiment ?
— J’ai choisi de l’interpréter ainsi, Mrs Emerson, parce que sinon…
Il s’interrompit avec un sec claquement de dents et je demandai :
— Mon Dieu, mais serait-ce une menace, sir Malcolm ?

— Pas du tout. (Il jeta un œil vers la porte où Amira était couchée en regardant à l’intérieur. Elle avait la langue pendante et exhibait la plupart de ses grandes dents.) Si vous vouliez bien éloigner cette créature, je pourrais prendre congé.

Je le fis et il partit. Après avoir vérifié alentour que son domestique n’était pas revenu, il dut s’éloigner à pied, à une vitesse qui était de mauvais augure pour le pauvre homme. J’espérais qu’il aurait le bon sens de continuer à courir sans penser à revenir.

Naturellement, dès que sir Malcolm fut hors de portée de voix, tout le monde se mit à parler de lui. — Il n’a pas voulu jouer aux échecs, dit David John d’un ton critique.
— Je ne lui ferai jamais confiance, dit Cyrus. Que vous a-t-il dit, Emerson ?

— Toujours la même chose. Il veut que je me joigne à lui pour exposer à Lacau ce qu’il appelle les activités illégales de Carnarvon. Il dit que je devrais y réfléchir, dit Emerson en essayant de prendre un air rusé.

— Bravo, mon cher Emerson, m’exclamai-je. Jusqu’où ira-t-il, je me le demande ? Il a dit que le temps jouait contre nous, et prétendu que vous devriez coopérer ou sinon…

— Sinon quoi ? demanda Emerson après un intervalle.
— Il n’a pas précisé.
— C’est délicieusement terrifiant, gloussa Nefret.

— Bah, déclara Emerson. Il n’y a pas de ‘sinon’. Si Carter et Carnarvon avaient souhaité se confesser, ils l’auraient déjà fait à présent. Mais je n’aurai certainement pas sur la conscience de les avoir dénoncés.

Les mains de Kevin devaient le démanger. Mais il savait bien qu’il valait mieux pour lui qu’il ne sorte pas son petit carnet.

 

— Si vous publiez quoi que ce soit à ce sujet, nous le nierons, lui dis-je.

Je remerciai le ciel que Kevin ne soit pas au courant de la partie la plus délicate de cette histoire. Que Carter et Carnarvon soient entrés dans l’antichambre en secret était déjà répréhensible mais pouvait être pardonné. Mais qu’ils aient brisé les sceaux de la chambre funéraire et dissimulé de tels agissements était par contre une sérieuse atteinte à leur firman.

— Oui, m’dam, dit Kevin tristement. J’ai matière à écrire le scoop de tous les scoops et vous ne voulez pas me laisser faire. Et maintenant il y a aussi cette Minton qui furète dans toute la vallée, pointant son nez dans chaque coin et interrogeant tous ces loqueteux de gardes.

— Lui avez-vous parlé ? demandai-je.

— Je l’ai saluée comme le devait un gentleman, dit Kevin les narines frémissantes. Le croirezvous, Mrs E. ? Elle a essayé de me soutirer des informations ! Nous nous sommes réconciliés un moment et quand je lui ai demandé franchement si elle avait trouvé quelque chose d’intéressant, elle a ricané de cette façon si crispante qui estla sienne et m’a dit que je le découvrirai bien assez tôt quand son prochain envoi serait publié.

En entendant cela, Emerson se mit à tousser violemment.
— Buvez un peu de thé, mon cher Emerson, dis-je.

Margaret auraitelle l’audace d’écrire quelque chose au sujet de son ‘enlèvement’ et de son ‘emprisonnement’ comme elle les nommerait ? Une telle histoire ferait sensation, étant donné notre réputation auprès du public qui lisait ces journaux. Cela mettrait aussi Kevin en rage parce qu’il n’aurait pas du tout refusé d’être ‘enlevé’ pour obtenir une telle exclusivité.

De plus, en fonction de la façon dont Margaret présenterait la raison de sa détention, une telle histoire attirerait précisément l’attention des individus dont nous avions tenté de la protéger. Risqueraitelle vraiment la sécurité de son mari pour avoir le bénéfice d’un article ?

Croisant le regard de Sethos, je vis qu’il avait pensé à la même chose — et était arrivé à la même conclusion.

 

***

Tout le monde voulait venir avec moi pour accueillir nos chers David et Sennia (et Gargery). Il n’était pas question que les jumeaux viennent, bien entendu. David John déclara que j’étais injuste et Charla piqua une colère digne d’une Médée miniature. Nefret décida de rester avec eux. Après quelques discussions, il fut décidé que ce serait Ramsès qui m’accompagnerait plutôt qu’Emerson. Cela me convenait parfaitement. Emerson n’était pas le plus reposant des compagnons de voyage et je trouvais parfaitement normal que Ramsès fût parmi les premiers à saluer son meilleur ami.

Emerson insista cependant pour nous accompagner à la gare, ainsi que Daoud. En dépit de l’heure tardive, le quai était très encombré. Beaucoup de gens préféraient prendre l’express de nuit, qui partait d’Assouan et ne faisait que peu d’arrêts après Louxor. Les marchands affairés de Louxor étaient venus en force, dans une dernière tentative pour vendre leurs faux scarabées et ouchébtis. Un jongleur lançait en l’air un cercle de balles brillantes et colorées tandis qu’un charmeur se serpents état accroupi en face du panier où ces créatures étaient enfermées. Daoud, qui n’avait aucune confiance dans les trains, pressait diverses amulettes dans nos mains pour garantir notre sécurité. Emerson (qui n’avait aucune confiance en moi) paraissait avoir desregrets de ne pas m’accompagner.

— Ne la quittez pas des yeux, ordonna-t-il à Ramsès qui revenait après avoir surveillé que nos bagages soient bien déposés dans nos compartiments. Pas une seule seconde.

Plutôt que souligner que ce serait plutôt incommode (sans même mentionner parfaitement inutile), je poussai Ramsès du coude, embrassai Emerson et montai dans le wagon. Dès que le train fut en route, nous nous rendîmes au bar pour prendre un whisky soda.

— Vous êtes très élégante, Mère, dit Ramsès en levant son verre en guise de salut. Est-ce dans le but d’impressionner notre vieil ami Smith ?

— J’avais pensé passer le voir, dis-je en acceptant son compliment d’un sourire et en ajustant mon chapeau — une paille blanche à larges bords où j’avais ajouté quelques roses rouges en soie. Nous avions promis de le tenir informé et je ne lui ai même pas annoncé l’arrivée de Sethos.

— Pensez-vous que nous le devrions ?
C’était sa façon à lui de dire qu’il pensait que nous ne le devrions pas.

— Je partage vos doutes, Ramsès, et je suis contente d’avoir cette opportunité de discuter de cette affaire avec vous.

 

Fronçant les sourcils, Ramsès ouvrit sa boîte de cigarettes et m’en offrit une. Pour établir une atmosphère de convivialité, j’acceptai et le laissai me l’allumer.

 

— Avezvous réfléchi à la théorie dont nous avons discuté l’autre jour ? demanda-t-il. — Oh, dis-je après avoir cherché dans mes souvenirs. Vous voulez dire cette théorie comme quoi votre oncle nous aurait délibérément fourvoyés.

 

— J’aurais exprimé cela plus violemment que vous, dit Ramsès.

— Ne l’exprimez pas plus violemment ici. Nous pourrions être entendus. (Le serveur s’approcha pour demander si nous voulions dîner bientôt. Parce que dans ce cas, il pourrait nous garder une table.) Nous ferions aussibien d’y aller, dis-je. Nous pourrons continuer notre discussion durant le dîner.

— Ce n’est pas une discussion mais juste une théorie sans aucune preuve, précisa Ramsès une fois que nous fûmes installés. J’admets qu’il y avait des trous dans ma proposition originelle…

Il y avait encore des trous dans toutes les autres auxquelles nous arrivâmes : que Sethos soit devenu un traître et qu’il soit poursuivi par les agents des services secrets britanniques ; que Smith soit devenu un traître et qu’il essaye d’empêcher Sethos de le dénoncer ; qu’au lieu d’un secret d’état, Sethos ait mis la main sur un objet sans prix venu d’un site pillé en Syrie ou en Palestine. Au final, je fus forcée d’admettre que nous ferions aussi bien de ne pas nous confier à Mr Smith avant d’en savoir davantage. Ma suggestion d’avoir un petit entretien avec ce monsieur ne fut pas reçue avec enthousiasme.

— Vous lui fournirez plus d’informations que vous n’en recevrez, dit Ramsès. Et s’il vous demande si vous avez des nouvelles de Sethos ? Vous ne mentez jamais…

 

— … sauf si c’est absolument nécessaire.

 

— Oui, je sais, dit Ramsès en riant. Et bien, laissons cela pour le moment. Vous avez l’air fatigué, Mère. Voulez-vous un café ?

 

— Non, merci. Je ne suis pas fatiguée, mais je pense que je vais me retirer.

Nous nous séparâmes devant les portes de nos compartiments respectifs. Durant le dîner, l’employé des wagonslits avait préparé les couchettes. Le lit avait l’air très accueillant en dépit du fait que les draps montraient des signes d’usure. Bien que la pièce fût étouffante, je n’ouvris pas la fenêtre, parce qu’avec l’air froid seraient aussi entrés la poussière et le sable. Je coupai court à mes ablutions, parce qu’en réalité je me sentais plutôt fatiguée. Après avoir enfilé mes vêtements de nuit, je me glissai dans mon lit et contemplai le plafond, peint avec quelques notions de l’ancien art égyptien. Le dieu chacal Anubis dardait sur moi un œil fixe au milieu d’un buisson de lotus d’un pourpre vif. Ce n’était pas une vision rassurante mais jem’endormis immédiatement et je ne me réveillai pas avant d’entendre le contrôleur annoncer notre arrivée imminente au Caire.

Il était presque midi quand nous atteignîmes Alexandrie, pour apprendre que le bateau était déjà au port et que des embarcations amenaient les passagers à terre. Nous nous rendîmes immédiatement au poste de douane où parmi la foule des arrivants, je reconnus David. Il nous vit aussi — du moins Ramsès qui, comme lui-même, avait une taille supérieure à la normale — et se mit à agiter la main. Un profond sentiment d’affection me submergea à la vue de son visage brun couronné de boucles sombres, qui ressemblait tant à mon fils.

— Où sont Sennia et Gargery ? criai-je en me dressant sur la pointe de pieds.

 

Comme une petite version moderne de Vénus sortant des eaux, Sennia apparut, dressée derrière la tête de David. Elle aussi agitait la main en criant, mais je ne l’entendais pas à cause du bruit. Je ne vis pas Gargery avant que le trio n’ait passé la douane. S’appuyant lourdement sur sa canne, il chancela jusqu’à moi.

 

— Je les ai amenés à bon port, madame.

 

— Je vois cela, répondisje tout en me tournant pour accueillir l’affectueux baiser filial de David et l’étreinte à couper le souffle de Sennia.

Elle semblait avoir grandi de plusieurs centimètres au cours des derniers mois et, à treize ans, c’était presque une demoiselle — gants blancs, ombrelle et ainsi de suite. Mi-Anglaise, miEgyptienne, elle avait la peau brune et les longs cils noirs de sa mère, et, Dieu merci, très peu de ressemblance avec son père.

— Où sont tous les autres ? demanda-t-elle. Le professeur, tante Nefret, les jumeaux, Selim, Daoud et Fatima ?

 

— Vous les verrez demain, répondisje en redressant le nœud de ses cheveux. Nous prendrons dès ce soir le train pour Louxor.

 

— Oh, madame, gémit Gargery. J’avais espéré que nous aurions un jour de repos pour nous remettre de cet épouvantable voyage.

 

— Vous avez eu le mal de mer, je suppose ? dis-je. Et bien, Gargery, je suis désolée mais vous ne devez vous en prendre qu’à vous-même. Personne ne vous a demandé de venir.

Je me sentais réellement désolée pour le pauvre vieux bonhomme mais je savais qu’exprimer ma sympathie ne servirait qu’à le faire gémir plus fort. Gargery n’aimait pas non plus les trains. Le temps d’arriver au Caire, il était si pâle et tremblant que j’emmenai le groupe tout droit au Shepheard où je l’installai dans l’un des confortables fauteuils du salon.

— Nous prendrons le thé ici plutôt que sur la terrasse, disje, partagée entre l’inquiétude et l’exaspération. Le train ne partira pas avant plusieurs heures, aussi vous avez le temps de faire une petite sieste, Gargery.

— Je ne suis pas du tout fatigué, madame, dit-il avec arrogance.

Ses yeux se fermèrent et sa tête chenue s’inclina sur sa poitrine. Il ne remua pl us, même quand le serveur nous apporta du thé et un assortiment de gâteaux à mettre l’eau à la bouche. Oubliant toute dignité, Sennia choisit le plus sucré.

— Maudit soit ce vieux fou, disje à voix basse. Il n’a pas l’air en forme. Il devra prendre un compartiment pour lui seul. Sennia partagera le mien, Ramsès et David un autre. Je suppose que vous passerez la nuit à parler.

— Je prendrai soin de Gargery, dit Sennia. (Elle tenait délicatement la tasse de thé que je lui avais servie, le petit doigt en l’air.) Oh, c’est bon d’être de retour ! Pouvons-nous aller au musée ? Pouvonsnous aller au souk ?

— Je ne veux pas rater le train, dis-je en agitant la main sous la supplication de ses grands yeux gris.

 

— Le train sera probablement en retard, dit Ramsès. Tu veux faire des achats, Sennia ? Que diraistu d’une courte promenade le long du Muski ?

La bouche pleine de gâteau, Sennia hocha vigoureusement la tête.
— J’aurais également à faire quelques achats, admis-je.

— J’ai une visite à faire, dit Ramsès en regardant sa montre. Mais je serai de retour à l’heure. David, pourriez-vous accompagner ces dames ?

 

David lui lança un curieux regard et accepta si vite que je me demandai ce que Ramsès lui avait raconté. Ils n’avaient pas eu beaucoup le temps de se parler.

 

— Et Gargery ? demandai-je.

— Il va dormir pendant des heures, dit David. (Il posa gentiment la main sur l’épaule du vieil homme et n’obtint qu’un léger ronflement en réponse.) Nous ne serons pas longs. Vous devriez lui laisser un mot, tante Amelia.

Je le fisdonc et prévins le maître d’hôtel de veiller sur notre ami.

Avec Sennia qui s’agitait à mes côtés, à parler sans arrêt, je n’eus guère l’opportunité de demander quoi que ce soit à David. Il nous suivit pendant que Sennia et moi achetions nos cadeaux de Noël avec le regard patient et ennuyé que les hommes ont en de telles occasions. Sennia était une petite âme généreuse et elle aurait vidé sa bourse pour les jumeaux si je ne l’en avais pas empêchée. Je ne pouvais pas dire que ses cadeaux étaient toujours detrès bon goût. Dans l’un des magasins, elle fit se retourner David pendant qu’elle marchandait avec le propriétaire une horrible cravate ornée de scarabées rouges et bleus.

Lorsque ses bras furent remplis de paquets, qu’elle ne laissa personne lui porter , je réussis enfin à convaincre Sennia de retourner à l’hôtel. Ramsès arriva, en fiacre, au même moment et nous entrâmes tous ensemble dans le salon tandis que Sennia babillait sans arrêt.

— Nous ferions mieux d’aller à la gare dès maintenant, dis-je. Le train pourrait être à l’heure pour une fois. Réveillez Gargery.

Mais le fauteuil qu’il avait occupé était vide, et il n’y avait aucun signe de lui.
David partit le chercher — à l’endroit le plus évident. Quand il revint, son visage était inquiet. — Le responsable n’a vu personne correspondant à sa description.
En nous voyant, le maître d’hôtel vint à notre rencontre.
— Chercheriez-vous votre ami, Mrs Emerson ? Il est parti.
— Mon Dieu, dis-je. Parti où ?
— Il a marmonné quelque chose au sujet de la gare, madame.
— Depuis combien de temps a-til quitté l’hôtel ? demandai-je.

— Peu après vous, madame. J’ai gardé un œil sur ce vieux monsieur, ainsi que vous me l’aviez demandé, mais — et bien, j’ai été plutôt occupé cet après-midi et je n’avais pas remarqué qu’il avait quitté son fauteuil avant qu’il ne vienne me tapoter de sa canne pour me dire de vous prévenir qu’il partait. Il se parlait à luimême, et je crois qu’il se plaignait.

Nous nous regardâmes les uns les autres avec consternation, mais aucun de nous n’évoqua à haute voix l’inquiétude que nous ressentions à cause de Sennia.

— Il s’embrouille un peu parfois, gloussa-telle en guise d’explication.
— Peut-être estce ce qui est arrivé, dit Ramsès. Nous ferions mieux d’aller le chercher à la gare.

— Nous n’avons pas d’autre choix, dis-je mal à l’aise. Nous devons y aller immédiatement. Barkins, si ce vieil idiot— ce vieux monsieur— revenait, retenezle et envoyez quelqu’un nous prévenir à la gare.

Nos bagages avaient été envoyés à l’avance, aussi nous pûm es nous entasser avec nos achats dans un fiacre sans plus de délai. Le crépuscule tomba tandis que le fiacre avançait à travers les rues encombrées. Cette obscurité grandissante accentuait mon malaise. Le mot que j’avais laissé sur la table pour Gargery avait également disparu. Il devait l’avoir emporté avec lui. Comment avait-il pu se méprendre sur mes instructions ?

Mon moral baissa encore lorsque nous atteignîmes la gare centrale. En supposant que Gargery ait pu retrouver son chemin jusqu’ici, comment allions-nous le localiser maintenant au milieu de cette foule grouillante et bruyante ? Nous trouvâmes le quai où l’express pour Louxor attendait. Quelques personnes avaient déjà embarqué, d’autres restaient à bavarder avec des amis. Gargery ne pouvait pas être monté à bord puisque nous avions gardé son billet. Il n’était pas parmi les passagers qui se trouvaient sur le quai.

— Trouvez votre compartiment, ordonna Ramsès. Et restez-y avec Sennia. David et moi irons chercher Gargery.

Il attendit que nous ayons embarqué avant de repartir avec David, chacun dans une direction différente. Les porteurs amenaient les bagages. Je reconnus les nôtres qui furent montés dans nos compartiments. Je restai à la fenêtre ouverte à regarder les passants, répondant d’un ton absent au bavardage animé de Sennia. Un quart d’heure passa. La plupart des voyageurs avaient embarqué.

Je vis alors Ramsès et David revenir vers le train. En me voyant à la fenêtre, ils hâtèrent le pas. Je n’eus pas besoin de leur demander s’il avait retrouvé Gargery. Il était évident que non. — Je vais rester au Caire, dit Ramsès avant que je ne puisse parler. David, sautez vite à bord et renvoyezmoi ma valise, s’il vous plait.

 

— Nous ne pouvons pas partir sans Gargery, s’exclama Sennia. Où est-il ?

 

— Je suppose qu’il s’est perdu, dit Ramsès avec un sourire forcé. Vous feriez mieux de partir sans lui. Je le retrouverai et je le ramènerai dès demain.

Je ne pus me retenir plus longtemps.
— Ramsès, pensezvous que…
— Je pense qu’il s’est perdu, insista lourdement Ramsès. N’inquiétez pas Sennia, Mère. Je vais… — Non, hurla Sennia en l’interrompant avec un cri de ravissement. Il est là ! Il n’est pas perdu !

David, dans le compartiment voisin, jeta la valise qu’il tendait à Ramsès et resta figé. Ramsès se retourna et resta figé. Moi-même, je restai figée.

C’était incontestablement Gargery, sans chapeau, ses cheveux blancs tout ébouriffés, qui se hâtait à travers la foule qui lui cédait le passage avec des sourires bienveillants. Les vieillards étaient respectés en Egypte.

Ramsès conserva son sang-froid. Il le faisait toujours. Il rendit sa valise à David, atteignit Gargery en quelques secondes, le saisit fermement et le remorqua vers le train. Gargery parlait et agitait sa canne, mais je ne pouvais pas entendre cequ’il disait. Quand je les vis tous deux atteindre le bout du wagon, je refermai la fenêtre et avançai vers la porte du compartiment. Mes pensées tourbillonnaient. A l’évidence, mes pires craintes étaient infondées. Le vieux fou s’était tout simplement perdu. Il m’avait cependant rendue folle d’inquiétude et n’avait rejoint le train que de justesse. Un soubresaut et un sifflement du moteur marquèrent le départ. Ramsès et Gargery arrivaient vers nous dans le couloir.

Sennia se tortilla devant moi, écrasée par une grosse dame enveloppée d’une cape de cuir, puis elle se jeta sur Gargery.

— Que c’est vilain de votre part, Gargery ! Nous avons eu peur que vous soyez en retard. — Ce n’était pas de ma faute, miss Sennia. Attendez que je vous raconte…

Un autre cahot du wagon le fit chanceler. Ramsès le poussa dans les bras tendus de David qui se tenait à la porte du compartiment.

 

— Venez ici, Gargery. Asseyez-vous et restez tranquille.

Nous nous entassâmes tous dans le compartiment. Les deux longues banquettes qui pouvaient aussi se transformer en couchettes offraient de la place pour six. Gargery s’effondra sur un siège, en respirant bruyamment, mais il semblait beaucoup plus alerte que précédemment. Ses lèvres arboraient un grand sourire, exhibant le beau montage de fausses dents que nous lui avions fait faire.

— Je leur ai échappé, déclara-t-il. Du beau travail ! Ils ont fait une belle erreur, je vous le dis, en pensant qu’ils pourraient garder prisonnier un gaillard comme moi.

 

Les yeux de Sennia s’ouvrirent comme des soucoupes (des petites soucoupes). Elle s’accrocha à son bras.

— Vous étiez prisonnier ? Oh, Gargery, êtes-vous blessé ?
— Crénom, dit Ramsès.

Il enleva son chapeau, le jeta à travers le compartiment et se passa nerveusement les doigts dans les cheveux.

Le vin était tiré et les marrons étaient cuits. A moins de le bâillonner, il n’y avait aucun moyen d’empêcher Gargery de se vanter de son héroïque évasion — ou d’éviter que Sennia ne l’entende. Il n’était pas aussi pressé d’admettre comment il avait été dupé, mais à force de le questionner (et, dès que le train fut en route, grâce à quelques whiskys soda), nous tirâmes enfin de lui un récit cohérent.

Il avait été réveillé (tiré de sa profonde méditation, comme il le prétendit) par un messager qui lui tendait une note indiquant : « Rejoignez-nous à la gare. » A la suggestion de ce serviable individu, il avait prévenu le maître d’hôtel de son intention et suivi le messager hors de l’hôtel où une voiture fermée l’attendait. Pensant que nous l’avions envoyée pour lui (ce qui lui parût la moindre des choses), il n’eut aucune inquiétude avant de se trouver assis entre deux étrangers vigoureux et masqués. Ils lui tombèrent dessus et, en un tournemain, il fut attaché et bâillonné. La pointe d’un couteau dirigée sur sa gorge le prévint d’arrêter de s’agiter — car il nous affirma avoir livré un vaillant combat.

— Où vous ont-ils emmenés ? demandai-je tandis que Gargery faisait une pause pour se rafraîchir.

— Nulle part, madame. (Oubliant ses manières sous le coup de l’émotion, il s’essuya la bouche de la manche.) Nous avons roulé et roulé pendant des heures. A chaque seconde, je pensais qu’un de ces sal… un de ces hommes allait me trancher la gorge, mais je n’avais pas peur, madame, j’attendais seulement mon heure. Finalement, la voiture s’arrêta…

Gargery prit une autre gorgée de whisky et sembla réfléchir profondément.
— Et alors ? insistai-je.

— Et alors… (L’inspiration lui revint.) J’avais réussi à me libérer les mains, madame. Un des hommes sortit de la voiture en laissant la porte ouverte et je — euh — donnai au second type un violent coup avec ma canne, puis je détachai mes pieds, et m’échappai. Bien sûr, j’aurais pu rester et me battre, madame, ils n’étaient que trois, avec le chauffeur, mais — euh — j’ai vu la gare juste en face et j’ai couru aussi vite que j’ai pu jusqu’à ce que Mr Ramsès me retrouve.

Ce remarquable récit nous laissa tous sans voix— sauf Sennia qui jeta ses bras autour de Gargery en criant qu’il était un héros

— Oui, sans aucun doute, dit Ramsès. (Il contrôlait bien sa voix mais pas ses sourcils qui formaient un grand V noir au dessus de ses yeux écarquillés.) Gargery, pourquoi n’iriez-vous pas avec Sennia au wagonrestaurant ? C’est presque l’heure du premier service. Nous vous rejoindrons sous peu.

— J’ai un petit creux, admit Gargery. Comme vous le savez, monsieur, le combat produit souvent cet effet. (En s’aidant de sa canne, il se releva et nous offrit un autre aperçu de ses chères dents.) C’est bon d’être de retour en Egypte, madame !

David regarda la paire s’éloigner dans le couloir oscillant et referma la porte. Ses lèvres étaient toutes tordues.

 

— David, est-ce que vous riez ? demandai-je.

 

— Je ne peux pas m’en empêcher, tante Amelia. Le vieux bandit s’est bien amusé. Il a rajeuni de dix ans !

— Il a certainement un don pour les histoires rocambolesques, disje d’un ton sarcastique. Pouvezvous l’imaginer immobiliser un assassin d’un seul coup de canne ? Il ne lui reste plus un seul muscle dans le corps.

— Mais il n’a pas perdu son esprit aventureux, dit Ramsès. (Il souriait aussi, de ce rare et beau sourire qui lui illuminait tout le visage.) Il ne s’est pas libéré de cette manière malgré tout. Ils l’ont laissé partir. Après l’avoir promené pendant — combien ?— deux heures. Ils l’ont amené à la gare juste à temps pour prendre le train et ils sont repartis. Ils avaient dû trouver le message que nous lui avions laissé avant qu’il ne s’éveille.

David s’assit et sortit sa pipe.
— Serait-ce ces individus anonymes qui vous ont déjà ennuyés ?
— Oui, ils nous ont plutôt ennuyés, dis-je.

— Ramsès m’a donné un bref aperçu de vos aventures, dit David. Je ne suis pas surpris d’apprendre que Sethos est retourné à ses vieilles habitudes, mais je ne peux pas croire qu’il ait inventé une histoire aussi loufoque ni organisé contre aucun d’entre vous une attaque, même insignifiante.

— Vous lui faites davantage confiance que moi, dit Ramsès.

 

— Vous laissez vos doutes sur cet homme trop influencer votre jugement, protesta David. Vous n’avez pas l’ombre d’une preuve contre lui. Il est dévoué à chacun de vous.

— Alors que proposez-vous comme autre explication ? demanda Ramsès.
— Je n’en ai aucune, dit David en haussant les épaules.

— Nous non plus, dis-je. Ce qui est arrivé à Gargery embrouille encore les choses. Quel était l’intérêt de l’enlever pour ensuite le ramener sans même qu’il en récolte un seul bleu ? — Je crois que c’est évident, dit Ramsès qui ne souriait plus. C’est un autre avertissement. Cette fois c’était Gargery. La prochaine fois, ce pourrait être quelqu’un d’autre.

 

***

 

Manuscrit H

Ramsès et David passèrent la moitié de la nuit à discuter. Après que Sennia et Gargery aient été mis au lit, sa mère les rejoignit. Elle portait une volumineuse robe de chambre et un bonnet à rubans sur ses cheveux bien tressés. Ramsès avait toujours trouvé amusantes ces manifestations de vanité féminine mais les yeux de sa mère étaient vifs et alertes. Elle ne perdit pas de temps.

— Je ne veux pas laisser Sennia seule trop longtemps. Ramsès, où êtes-vous allé cet après-midi ? — J’allais justement en parler à David, dit Ramsès.
— Et pas à moi ? demanda-telle en s’asseyant au pied du lit.

— J’espérais bien que vous viendriez, dit Ramsès en lui souriant. De toute façon, il n’y a pas beaucoup à raconter. Nous avions décidé, n’est-ce pas, de ne pas contacter Smith directement. J’ai donc fait le tour — le Turf Club, le Gezira et autres lieux— et vu quelques têtes familières mais pas la sienne. C’est plutôt curieux. Personne ne l’a vu depuis quelques temps.

— Peut-être est-il malade. Etes-vous allé à son bureau ?
— Non. Cela aurait été trop affiché. Je suis allé chez Russel à la place.

— Ce n’est pas une mauvaise idée, dit-elle, paraissant chagrinée de ne pas y avoir pensé ellemême. C’est un homme intègre — au contraire de certains autres des services secrets — et en tant que commandant de la police il a des informateurs partout en Egypte. Je vous fais confiance pour être resté discret en le questionnant ?

— Je n’ai pas parlé de Sethos, ni du message codé, si c’est ce à quoi vous pensez. Mais il m’a donné une image plutôt inquiétante de la situation politique actuelle. Les assassinats d’officiers britanniques se multiplient. Même Russel ne sait pas qui se trouve derrière tout cela. La plupart des agressions ont lieu alors que la cible se rend à son bureau, bien que sa voiture soit encadrée par d’autres véhicules remplis d’hommes armés. Les tueurs s’arrangent parfois pour attirer les gardes de côté et tirent plusieurs rafales avant de s’enfuir. Russel n’est pas vraiment concerné par cette triste situation, sauf quand cela affecte son travail, mais tout le Moyen Orient bouillonne de mécontentement.

— Cela ne nous aide pas beaucoup.
— C’est ce que je pouvais obtenir de mieux sans donner d’informations.
— Oui, mon cher garçon, je sais. Je ne voulais pas critiquer.

En murmurant d’un air mécontent et en secouant la tête, elle leur souhaita une bonne nuit et s’en alla. Ramsès resta dans le couloir jusqu’à ce qu’elle referme sa propre porte et qu’il entende le verrou tourner.

— Maintenant parlez-moi de cette fameuse tombe, demanda David.

 

— Est-ce ce qui vous a attiré ? Je sais que vous nous aimez bien mais nous ne pouvons pas réellement remplacer Lia et les enfants.

 

— (David se mit à rire.) Quel cynisme ! Le Illustrated London Newsm’a offert une coquette somme pour en dessiner les objets.

 

— Je suis désolé de vous décevoir mais vos chances ne sont pas très bonnes. Père est au plus mal avec Carnarvon et nous avons été bannis de la tombe.

 

— J’en ai entendu parler. Est-ce que le professeur l’a réellement injurié ?

— Il n’y a pas de quoi rire, protesta Ramsès en secouant la tête. L’éviction s’applique à toute la famille et à beaucoup de nos amis. Quel dommage, vraiment ! Vous auriez perdu la tête devant certains de ces objets. Mais je ne sais pas si Carnarvon vous aurait accepté même s’il ne s’était pas fâché avec Père. Une rumeur prétend qu’il a donné l’exclusivité au Times.

— Parlez-moi de la tombe.
David posa sa pipe et s’affala sur le lit, croisant les mains derrière la tête.

C’était comme au bon vieux temps, quand ils discutaient toute la nuit au sujet de tombes de trésors et de momies, ou organisaient quelque équipée aventureuse. Au début, avant que David et lui ne soient impliqués dans de sombres complots, Nefret participait souvent à de telles aventures. Parfois, Ramsès se demandait si cela lui manquait à elleaussi. Ils avaient été si jeunes, assez pour croire qu’ils pourraient survivre sans dommage, quelques soient les dangers dans lesquels ils se mettaient d’eux- mêmes.

Il pouvait parle r à David comme à personne d’autre au monde, et il lui raconta toute l’histoire depuis la découverte initiale d’Emerson de l’escalier funéraire jusqu’aux injures adressées à Carnarvon, ainsi que leur propre intrusion illégale dans la chambre au trésor. Quelques aspects de son récit plongèrent David dans des fousrires mais il redevint sérieux quand Ramsès lui décrivit ce qu’ils avaient vu au cours de cette mémorable nuit. David ne cessait de réclamer plus de détails concernant les grands divans funéraires, la déesse d’or que sa mère avait vue, le reliquaire funéraire encore scellé, les statues noires et or du roi qui gardaient la chambre mortuaire. Quand un bâillement audible interrompit la description que Ramsès faisait du chariot, David dit enfin :

— Vous pourrez me raconter le reste demain. Nous ferions mieux de prendre un peu de repos avant que la famille ne nous tombe dessus au matin.

David s’endormit en quelques minutes, et sa respiration devint régulière. Ramsès avait bon nombre de choses en tête, maisil ne tarda pas à suivre l’exemple de son ami. C’était bon que David soit revenu !