9
Pitt se sentait mal à l’aise. Assis dans le grand fauteuil sculpté du bureau qui avait été celui de Narraway, il faisait face à l’ancien occupant des lieux. Quelques mois seulement s’étaient écoulés depuis que leurs rôles s’étaient inversés et cela lui paraissait encore étrange.
Comme toujours, Narraway avait pris soin de son apparence : il était mince et élégant dans son costume noir à la coupe impeccable, et ses épais cheveux étaient parfaitement coiffés. Pourtant, il semblait inquiet. Des rides profondes creusaient son visage, et nulle trace de sourire ne venait adoucir la gravité de son expression.
Il ne restait plus que cinq jours avant la venue du duc Alois à Douvres.
— J’arrive droit de Dorchester Terrace, annonça-t-il sans préambule. Il n’est pas impossible que le meurtre de Serafina soit crapuleux, même si cela me paraît fort improbable. Pourquoi maintenant ? Et Nerissa Freemarsh aurait-elle vraiment eu assez de cran ? Elle aurait si facilement pu être découverte.
— Alors qui ?
Pitt n’était pas encore soucieux. La question infiniment plus grave de l’assassinat éventuel du duc Alois retenait toute son attention.
— Adriana Blantyre, répondit Narraway.
Sa voix était basse, son visage pincé par le regret.
Pitt, sidéré, fixa Narraway, et ne vit ni ironie ni sarcasme sur ses traits.
— Adriana Blantyre ? répéta-t-il, comme si prononcer le nom tout haut allait inciter Narraway à se corriger, à expliquer que ce n’était pas réellement ce qu’il avait voulu dire.
— Je suis désolé, dit Narraway gravement. Je sais que son mari vous a été d’une grande aide et que vous aimiez bien Adriana aussi. Mais je ne vois aucune autre solution.
— Il doit y en avoir une, protesta Pitt. Pourquoi, au nom du ciel, Adriana Blantyre aurait-elle assassiné Mrs. Montserrat ? Se connaissaient-elles donc si bien ? Cela ne tient pas debout !
Narraway soupira.
— Pitt, vous vous laissez guider par vos émotions. Servez-vous de votre cerveau. Il y a une dizaine de raisons pour lesquelles cette hypothèse pourrait être logique. La plus évidente est Blantyre lui-même. C’est un spécialiste de l’Empire austro-hongrois, contre la domination duquel Serafina a lutté pendant le plus clair de sa vie. Ils ont pu avoir des dizaines de relations communes, amis et ennemis, et des dizaines de causes qui les opposaient.
— Cela a-t-il encore de l’importance ? demanda Pitt avec une pointe d’incrédulité.
Il ne voulait pas l’accepter. Adriana appartenait à une génération plus jeune que celle de Serafina. Elle devait éprouver une certaine loyauté envers son pays natal. Il avait vu son visage s’illuminer quand elle en parlait, mais elle se trouvait en Angleterre depuis plus de dix ans à présent, et rien ne suggérait qu’elle s’intéressât particulièrement à la politique. De fait, rien ne suggérait qu’elle eût jamais eu la moindre activité dans ce domaine.
— J’ai l’impression que Nerissa Freemarsh essaie de détourner les soupçons qui pèsent sur elle en accusant la seule autre personne à qui elle peut songer.
— Peut-être, admit Narraway. Toutefois, Adriana se trouvait à Dorchester Terrace le soir où Serafina est morte, et elle est restée seule avec elle. Tucker me l’a confirmé. Nous ne saurons sans doute jamais ce que Serafina a dit qui ait pu tout déclencher, mais elle délirait, évoquait toutes sortes de vieux souvenirs, par bribes qui n’avaient guère de sens. Nous devons en apprendre beaucoup plus sur le passé d’Adriana Blantyre et ce que Serafina a pu trahir par inadvertance. Je suis navré.
La logique du raisonnement était sans faille.
— Je ne peux m’en charger, continua Narraway, la voix un rien tendue, exprimant une ironie cruelle envers lui-même. Il vous faudra consulter les archives de la Special Branch, dans la mesure où nous en avons, concernant de vieilles intrigues autrichiennes et croatiennes, des événements auxquels Serafina aurait pu être mêlée, ou qu’elle aurait pu connaître. Il n’y a pas grand-chose, et je peux vous dire où ces documents sont rangés, mais je n’y ai plus accès.
Pitt regarda Narraway dans les yeux et n’y vit rien d’autre qu’une vive intelligence et une parfaite réserve. Il s’en félicita. Il n’aurait pas voulu y lire du regret ou le sentiment d’être exclu.
— Je vais les consulter, murmura-t-il. Êtes-vous sûr que personne d’autre ne pouvait se trouver dans la maison ?
— Pas d’après Tucker. Blantyre lui-même et Tregarron sont venus cette semaine-là.
Pitt se raidit.
— Tregarron ? Pourquoi diable est-il allé là-bas ?
— Pour voir Serafina. Ni l’un ni l’autre ne seraient allés rendre visite à Nerissa Freemarsh, hormis par courtoisie. Tout au moins officiellement.
Pitt arqua les sourcils.
— Officiellement ?
— La question de l’amant de Nerissa demeure, expliqua Narraway avec ironie.
Pitt reprit le fil initial de la conversation.
— Ainsi Tregarron connaissait Serafina ? Ou alors il est allé la voir à cause des questions que je lui ai posées concernant le duc Alois.
— Sans doute.
— Merci.
Narraway eut un sourire de biais et se leva.
— Ne contournez pas le problème, Pitt, avertit-il. Vous devez découvrir la vérité, quoi que vous décidiez de faire ensuite.
Pitt lut tous les dossiers relatifs à l’oppression autrichienne et aux révoltes des quarante années écoulées. Les documents se trouvaient exactement là où Narraway l’avait prévu. Il n’apprit que peu de choses utiles, hormis l’adresse d’un certain Peter Fitch, qui avait autrefois servi dans la Special Branch et possédait une mémoire encyclopédique. Il avait pris sa retraite vingt ans auparavant. Désormais veuf, il vivait sans bruit dans un petit village de l’Oxfordshire, où ses voisins ne soupçonnaient rien de la vie pittoresque qu’il avait menée.
Pitt partit par le premier train et arriva à Banbury juste après l’heure du déjeuner. Il emprunta une correspondance sur une ligne secondaire, et sortant de la gare sous la pluie, ne tarda pas à trouver la maison de Fitch, un cottage au toit de chaume pentu situé dans une rue pavée qui débouchait sur l’artère principale.
Il frappa à la porte. Une femme brune d’âge indéfinissable vint lui ouvrir, un tablier blanc noué sur une jupe et un corsage marron. Elle le toisa d’un air soupçonneux.
Pitt se présenta, fournissant une preuve de son identité, et déclara qu’il était de la plus haute importance qu’il parle à Mr. Fitch. Il finit par la persuader de le laisser entrer.
Fitch devait avoir plus de quatre-vingts ans, mais possédait encore les traits délicats d’un enfant et une bonne touffe de cheveux blonds devenus presque blancs. Quand Pitt rencontra son regard, il fut frappé par l’intelligence qui y brillait, et une lueur d’humour, voire de plaisir à la perspective d’être interrogé.
Sur la requête de Fitch, la femme, désormais radoucie, leur apporta du thé et un beau morceau de gâteau avant de les laisser seuls.
— Eh bien, observa Fitch avec satisfaction, ce doit être une affaire importante pour que le nouveau chef de la Special Branch vienne jusqu’ici. Meurtre ou haute trahison, à tout le moins. Que puis-je faire pour vous ?
Il se frotta les mains. Elles étaient étonnamment fortes, épargnées par l’âge et les rhumatismes. Il se pencha et remit du charbon sur le feu, comme s’il s’installait pour l’après-midi.
— Que désirez-vous savoir ?
Pitt savoura le thé bien chaud et le gâteau plein de fruits. Il se rendit brusquement compte que le voyage lui avait semblé très long et qu’il avait eu froid dans le compartiment. Il décida de dire la vérité à Fitch, tout au moins concernant Serafina.
— Seigneur ! s’écria le vieil homme lorsqu’il eut terminé.
Son visage, auparavant impassible, exprimait à présent un chagrin qui le changeait du tout au tout.
— Quelle triste fin pour une femme si merveilleuse ! Mais peut-être celui qui l’a tuée lui a-t-il en fin de compte rendu service.
— Peut-être, admit Pitt. Je dois quand même découvrir qui il est et quel était son mobile.
— Par souci de justice ? s’enquit Fitch avec curiosité.
— Parce que j’ai besoin de savoir qui sont les acteurs de ce drame, et ce qu’ils veulent, rectifia Pitt. Il y a beaucoup à perdre ou à gagner en ce moment.
— Encore ? Tiens, tiens.
Fitch sourit, et son corps se détendit.
— Je suis soulagé de savoir que votre but n’est pas de nuire à la mémoire de Serafina. J’ai souvent l’occasion de constater que le passé lui-même n’est pas un lieu sûr. Curieux domaine que le nôtre. Plus que pour la plupart des gens, nos vieux fantômes changent constamment. J’ai appris à vivre confortablement avec le mien. J’aimerais qu’il soit préservé.
Il fronça les sourcils.
— Mais vous parlez d’un danger actuel. Reprenez du thé et dites-moi ce que je peux faire.
— Volontiers, merci.
Pitt regarda autour de lui. Fitch avait peut-être vécu dans de nombreux pays, mais le décor était essentiellement anglais. Des reproductions de caricatures de Hogarth étaient accrochées aux murs, hormis celui du fond, occupé par cinq étagères remplies de livres à reliure de cuir. D’après ce que Pitt pouvait en juger, c’étaient surtout des ouvrages d’histoire, ainsi que de grandes œuvres littéraires et des critiques les concernant. Il vit scintiller en lettres d’or le titre Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain de Gibbon et celui du Paradis perdu de Milton. Il n’eut pas le temps de s’attarder davantage.
Fitch servit le thé et lui tendit sa tasse.
— Serafina, dit-il, songeur. J’ai beaucoup entendu parler d’elle, mais je ne l’ai rencontrée qu’occasionnellement.
Il sourit.
— La première fois, c’était lors d’un bal à Berlin. Je m’en souviens très bien. Elle était vêtue d’une robe couleur or, comme un ciel de crépuscule. Elle avait quand même l’air d’une tigresse.
Son sourire s’effaça.
— La deuxième fois, c’était dans une forêt. Elle est arrivée à cheval, fine et mince comme un fouet. Elle est descendue de sa monture sans difficulté et elle s’est avancée avec une grâce inouïe, et pourtant elle portait un pantalon et un pistolet. Qu’avez-vous besoin de savoir ? Si vous cherchez celui qui l’a assassinée, vous avez le choix entre cent personnes au moins, pour autant de raisons possibles.
— Même encore maintenant, en 1896 ? demanda Pitt, sceptique.
Fitch se mordit la lèvre.
— Bonne remarque, monsieur. Non, plus maintenant. Mais certaines de ses vieilles victoires et défaites comptent encore, tout au moins pour ceux qui y ont été mêlés. On a l’impression que vous cherchez quelque chose qui n’est apparu au grand jour que récemment, mais qui remonte à une histoire ancienne ?
— En gros, oui, répondit Pitt. Elle ne peut pas avoir été impliquée dans quoi que ce soit récemment.
Fitch esquissa une moue.
— Par conséquent, nous parlons d’un souvenir qu’elle aurait laissé échapper dans la confusion de son esprit, et qui pourrait encore embarrasser quelqu’un de nos jours.
Il hocha la tête lentement.
— Intéressant. Il s’est passé des événements très laids. Je me souviens d’une histoire de trahison contre l’Angleterre à Vienne, mais je n’ai jamais su qui y avait participé. J’avais pourtant essayé d’en savoir plus long parce que c’était important. Pas mal d’informations avaient été transmises aux Autrichiens à partir de l’ambassade britannique, ce qui nous avait causé des soucis considérables. Ç’a été un de mes plus cuisants échecs.
Il parut désemparé.
Bien qu’il en coûtât à Pitt d’insister, il ne pouvait se permettre de ne pas relever.
— A-t-on jamais découvert d’où venait la fuite ?
Fitch lui décocha un regard sombre.
— Non, du moins pas avant mon départ en retraite. J’aime à penser qu’on m’aurait tenu informé. Peut-être me bercé-je d’illusions quant à ma propre importance, ou quant à l’estime qu’on avait pour moi.
— J’en doute, répondit Pitt, espérant ne pas se tromper. À mon avis, Victor Narraway l’aurait fait, car s’il l’avait su, il ne m’aurait pas conseillé de venir vous déranger.
— Ah… oui, Victor Narraway. J’ai toujours pensé qu’il ferait son chemin. Un homme intelligent. Impitoyable, à sa manière. Je me demandais pourquoi il était parti. J’aurais cru qu’il avait encore pas mal d’années devant lui. Mais j’imagine que vous n’allez pas me le dire.
Il étrécit les yeux, dévisageant Pitt avec attention, jaugeant ouvertement sa compétence, et presque certainement aussi son sang-froid.
Pitt attendit et prit une autre tranche de gâteau.
Enfin, Fitch lâcha un soupir.
— Je suppose que Serafina aurait su, commenta-t-il d’un ton rêveur. Peut-être était-ce de cela qu’elle avait peur.
Il secoua la tête, la lueur des flammes reflétée sur ses joues.
— Dans sa jeunesse, elle était muette comme une tombe. Quel dommage, bon sang !
— Adriana Blantyre, dit Pitt doucement.
Fitch cilla.
— Blantyre ? Evan Blantyre était tout jeune à l’époque, mais brillant, très brillant. Toujours un peu en marge des choses, jamais à leur cœur – c’est en tout cas l’impression qu’on avait de l’extérieur.
— Quelles choses ? demanda Pitt.
Fitch parut surpris.
— Des complots pour se libérer du joug autrichien, quoi d’autre ? Fomentés par des Italiens, des Croates, et même des Hongrois à l’occasion, encore que la plupart d’entre eux aient été prêts à feindre d’obéir à Vienne tout en continuant à agir comme bon leur semblait à Budapest.
— Serafina ne faisait pas partie de ces gens-là ?
— Certainement pas. Vous voulez savoir lesquels de ces complots ont vraiment mal tourné ? Ils ont tous mal tourné, d’une manière ou d’une autre. Vous le savez, bien sûr. La plupart ont tout simplement échoué, se sont enlisés, d’autres ont fonctionné pendant quelques mois. Un ou deux se sont mal terminés, les conspirateurs ont été assassinés, trompés ou piégés. Le mieux organisé de tous et le plus courageux était sans doute Lazar Dragovic. Un homme remarquable. Séduisant, drôle, un rêveur qui possédait l’intelligence et le courage nécessaires pour réussir.
— Cependant il a échoué…
La conclusion était évidente.
Les yeux de Fitch étaient empreints d’une tristesse calme, comme si ces événements avaient eu lieu la veille.
— Il a été trahi. Je n’ai jamais su par qui. Mais oui, il a échoué. Les autres se sont échappés, lui a été exécuté sommairement. On l’a roué de coups à l’endroit même où on l’a arrêté pour qu’il livre le nom de ses complices, mais il est mort sans rien révéler. Ils lui ont mis un pistolet sur la tempe et ils ont tiré alors qu’il était à genoux sur le sol.
Même tant d’années après, le souvenir de la douleur crispait encore le visage de Fitch.
— Serafina aurait-elle pu connaître l’identité du traître ? demanda Pitt à voix basse.
— Oui, je suppose. Sauf que, dans ce cas, je ne vois pas pourquoi elle ne l’aurait pas abattu de ses mains. À sa place, je l’aurais fait. Elle était attachée à Dragovic, peut-être plus qu’à tous ses autres amants. Si elle savait, elle devait avoir une satanée bonne raison de ne pas réagir.
— Quel genre de raison ?
Fitch réfléchit quelques instants.
— Difficile à dire. Pour protéger la vie d’un autre, ou d’autres ? Pour mieux se venger plus tard ? Serafina, toutefois, n’était pas du genre à attendre, d’autant plus que les circonstances pouvaient changer et qu’elle risquait de manquer sa chance.
Il se détourna et contempla les flammes.
— Selon certaines rumeurs – j’ignore si elles sont fondées –, la fille de Dragovic, qui avait huit ans à l’époque, a assisté à son exécution. Serafina, paraît-il, a dû choisir entre se lancer à la poursuite de celui qui avait trahi Dragovic ou sauver l’enfant. Elle a fait ce que Dragovic aurait voulu qu’elle fasse, autrement dit sauvé l’enfant.
Il regarda de nouveau Pitt, les yeux emplis d’une brusque compréhension.
— L’enfant s’appelait Adriana – Adriana Dragovic.
Un tel silence régnait dans la pièce que Pitt entendait les boulets de charbon s’effondrer dans l’âtre.
— Comment était-elle ? demanda-t-il.
— Je n’en ai aucune idée, mais elle était de santé fragile. J’ignore même si elle a survécu.
Pitt ne doutait pas de la réponse.
— Elle a survécu, dit-il à voix basse.
Fitch le fixa.
— Adriana Blantyre ?
— Je le pense, je vais néanmoins m’en assurer.
Fitch hocha la tête et tendit la main vers la théière pour les resservir.
Pitt parcourut tous les vieux dossiers qu’il put trouver concernant l’histoire de Lazar Dragovic, la rébellion qu’il avait dirigée, sa trahison et sa mort, trente ans auparavant. Les documents, quoique rares, prouvaient incontestablement qu’Adriana Dragovic, sa fille, avait par la suite épousé Evan Blantyre.
Il était non moins clair que c’était Serafina Montserrat qui avait recueilli la petite Adriana sur les lieux de l’exécution et qui s’était occupée d’elle en attendant de la confier à ses grands-parents.
En revanche, un élément brillait par son absence, à savoir la moindre déclaration ou hypothèse quant à l’identité du traître qui avait causé l’échec du soulèvement, la torture et la mort de Dragovic.
Adriana l’avait-elle découvert après toutes ces années ? Ou avait-elle écouté les délires de Serafina et cru à tort apprendre la vérité ?
Charlotte la trouvait charmante, et s’était sincèrement attachée à elle, mais jusqu’à quel point avait-elle été marquée par l’exécution de son père ? La scène avait-elle à jamais altéré la confiance qu’elle pouvait avoir en autrui ? Pitt avait consacré sa vie professionnelle à déchirer l’enveloppe de secrets si bien enfouis que personne ne les avait soupçonnés. Il avait trouvé des souffrances brûlantes cachées sous des façades diverses : le devoir, l’obéissance, la foi, le sacrifice. Il avait vu des colères si rentrées que personne n’y avait prêté attention, jusqu’au moment où le barrage avait cédé sous le flot d’émotion, emportant tout sur son passage.
Toutes sortes de sentiments peuvent devenir insupportables, et ainsi se dissimulent derrière d’autres. Cela pouvait s’appliquer à Adriana Dragovic comme à n’importe qui.
Il rentra trop tard ce soir-là pour aller chez Blantyre, mais il le fit dès le lendemain matin. Dans quatre jours, Alois débarquerait à Douvres. Il n’avait plus de temps à perdre.
Il arriva chez Blantyre de bonne heure, au cas où celui-ci aurait eu l’intention de se rendre ailleurs qu’à son bureau.
— Du nouveau ? demanda Blantyre, surpris, lorsque Pitt fut introduit dans son cabinet de travail.
Il était occupé à ouvrir du courrier. Du papier à lettres et des enveloppes gravés à son en-tête étaient posés sur un coin du bureau, le couvercle de l’élégant encrier en forme de lion endormi était ouvert – et Blantyre avait un stylographe à la main.
— Je vous présente mes excuses pour ce dérangement, commença Pitt.
— Je suppose que c’est nécessaire.
Blantyre posa son stylographe et reboucha l’encrier.
— Est-il arrivé quelque chose ? Avez-vous des nouvelles concernant le duc Alois ? Asseyez-vous, je vous en prie, et dites-le-moi.
Pitt obtempéra.
— C’est la mort de Serafina Montserrat qui me préoccupe aujourd’hui, répondit-il. J’ignore si elle a un lien avec l’autre affaire, mais je ne peux me permettre d’ignorer cette possibilité.
Il était peiné par ce qu’il s’apprêtait à dire, pourtant il n’avait pas le choix.
— J’ai peur qu’elle n’ait été assassinée. Il n’y a aucune autre conclusion possible.
Il lut la surprise et la consternation sur le visage de Blantyre et se prit à penser avec angoisse que Narraway avait peut-être vu juste. Était-ce pour cette raison que Blantyre avait paru si protecteur envers Adriana ? Parce qu’il savait qu’elle était si fragile sur le plan émotionnel qu’elle était capable d’un tel geste ? Pitt pouvait à peine imaginer la peur qu’il devait ressentir. Comment un homme protège-t-il la femme qu’il aime des démons qui l’habitent ?
Blantyre attendait, ses yeux sombres fouillant le visage de Pitt.
— La quantité de laudanum découverte dans son organisme était beaucoup trop importante pour qu’il s’agisse d’une simple erreur de dosage, reprit Pitt, sachant ces informations superflues. Je dois envisager qu’elle ait eu des informations liées aux raisons de l’attentat projeté à l’encontre du duc Alois. Et ces raisons pourraient bien nous révéler qui en est l’instigateur.
Blantyre hocha la tête lentement.
— Certes. Pauvre Serafina ! Quelle triste fin pour une femme si courageuse et si vivante.
Il se redressa imperceptiblement.
— Que puis-je vous dire d’utile ? Si j’avais la moindre idée concernant l’identité de l’instigateur de l’attentat, je vous en aurais fait part. J’essaie toujours d’en apprendre davantage, mais il y a des dizaines de groupes dissidents de toutes sortes au sein de l’Empire austro-hongrois. Tous sont capables de violence, mais pour autant que j’aie pu en juger, aucun n’a de rapport avec Alois. Je ne sais toujours pas non plus s’il est plus important qu’il n’y paraît, ou s’il est seulement un pion destiné à être sacrifié pour une cause que nous n’avons pas encore déterminée – tout au moins pas de manière spécifique.
— Et pourquoi en Angleterre ?
Blantyre grimaça.
— Sans doute pour attirer l’attention du monde entier. Si cela se passe ici, les Autrichiens ne pourront pas étouffer l’affaire ou la faire passer pour un accident.
Son visage expressif se teinta d’un humour triste.
— Ou un suicide.
— Voulez-vous dire qu’on a caché un meurtre à Mayerling ? demanda Pitt, surpris.
— Non.
Blantyre avait répondu sans la moindre hésitation.
— Je pense que tout a été fait pour étouffer l’affaire, peut-être à tort. Rodolphe a toujours été extrêmement nerveux, oscillant entre l’exaltation et la mélancolie, et son enfance aurait suffi à rendre fou n’importe qui. Dieu sait que sa mère est excentrique, et c’est un euphémisme. Il a eu des dizaines de précepteurs, mais aucun ami, aucun parent présent. L’impératrice était toujours par monts et par vaux : en Irlande, pour la chasse au renard ; à Corfou, pour prendre des bains de soleil et lire de la poésie ; à Paris, pour sa gaieté, son esprit et naturellement son parfum de scandale.
Pitt ne l’interrompit pas. Il observait avec un intense intérêt le visage de Blantyre et ne pouvait s’empêcher d’être touché par l’émotion qu’il y voyait. Blantyre parlait doucement, sans regarder Pitt, le regard rivé à un objet lointain.
— La politique autrichienne est infiniment plus compliquée que la nôtre. Les Hongrois ont peur que l’Allemagne ne prenne le pas sur l’Autriche à l’Ouest et ils craignent les enclaves slaves à l’Est, soutenues évidemment par la Russie. L’Empire ottoman est en train de s’écrouler, et la Russie va sûrement mettre la main sur tout ce qu’elle peut. La Serbie et la Croatie pourraient servir de point de départ à une lente érosion qui finira par dévorer jusqu’à l’Autriche elle-même.
Il eut un sourire lugubre et son regard se posa de nouveau sur Pitt.
— Et naturellement, Vienne fourmille d’idées, on y prêche le même socialisme qui fait rage dans toute l’Europe et que Rodolphe admirait. Il n’avait rien d’un autocrate. C’était un rêveur, un homme amoureux d’une conception idéaliste du futur.
Les cendres tombèrent dans l’âtre avec un léger bruit ; Blantyre n’y prêta pas attention.
— Il était ami avec notre prince de Galles, continua-t-il. Ils étaient vaguement apparentés, comme la plupart des familles royales européennes, et surtout ils se trouvaient dans une situation extraordinairement similaire. Comme Édouard, on attendait tout de lui, mais il semblait devoir ronger son frein indéfiniment. Contrairement à lui, il avait une épouse qu’il ne supportait pas : froide, critique, ennuyeuse, mais éminemment appropriée pour un empereur Habsbourg.
— Et il est tombé amoureux de Marie Vetsera, conclut Pitt.
— Non. Je crois qu’il est seulement arrivé au bout de son chemin, dit Blantyre tristement. Il n’avait plus rien à espérer. Entre autres choses, il était atteint de syphilis. Ce n’est pas une maladie plaisante, et elle est incurable.
Pitt tenta, sans succès, de s’imaginer un tel sort. Sa propre expérience ne lui permettait pas de se représenter pareille désolation intérieure, pareil masque d’effroi. À de nombreux moments, la lassitude de Rodolphe avait dû être si profonde qu’il lui avait tardé de se réfugier dans le long sommeil de la mort.
Pitt revint sur le sujet de Serafina Montserrat, elle qui avait si intensément aimé la vie.
— J’ai appris pas mal de choses sur le passé de Serafina Montserrat, murmura-t-il. Y compris sur sa présence lors de la torture et de la mort de Lazar Dragovic et la manière dont elle a sauvé sa fille de huit ans, Adriana.
Malgré le contrejour, il vit Blantyre pâlir et se raidir. S’il avait eu besoin d’une preuve de l’identité d’Adriana, sa réaction aurait été suffisante.
— Apparemment, on ne sait toujours pas qui l’a dénoncé aux Autrichiens, ajouta-t-il. À moins, bien sûr, que Serafina n’ait été au courant.
Blantyre inspira, expira, et déglutit. Il soutint calmement le regard de Pitt, mais il garda le silence.
— Dans ses divagations, il est possible qu’elle ait relaté cela à Adriana, poursuivit Pitt. Ou qu’elle en ait dit assez par bribes pour qu’Adriana puisse reconstituer l’histoire et en déduire la vérité.
Blantyre déglutit de nouveau, avec difficulté, comme s’il avait la bouche sèche.
— Voulez-vous dire qu’Adriana a cru que c’était Serafina qui avait trahi son père ? Pourquoi, pour l’amour du ciel ? Serafina faisait partie des insurgés. Êtes-vous en train de suggérer qu’elle était secrètement du côté des Autrichiens ?
Il y avait dans sa voix une intense incrédulité, presque de la colère. Ou redoutait-il que Pitt n’ait raison ?
— J’ignore pourquoi, admit Pitt. Bien que, politiquement, cela n’ait aucun sens d’après ce que nous savons, peut-être y a-t-il des éléments que nous ne connaissons pas.
— Personnels ? demanda Blantyre après quelques secondes de réflexion.
— Peut-être.
Pitt attendit qu’il déclare que Dragovic et Serafina avaient été amants. S’il avait pris part aux soulèvements, d’un côté comme d’un autre, il était peut-être au courant.
Le visage de Blantyre se déforma sous l’effet du mépris et du désarroi.
— Êtes-vous en train de suggérer qu’elle a si mal pris le fait d’être rejetée par son amant qu’elle aurait été prête à le trahir, lui et la cause, pour se venger de lui ? Il m’est impossible de le croire. Serafina a eu de nombreux amants. Je n’ai jamais entendu dire qu’elle se soit vengée de quoi que ce soit. La vie était trop courte et trop belle pour cela. Elle n’a jamais rien détruit à dessein, seulement par accident.
— Et Dragovic était loyal à la cause ? insista Pitt, explorant l’autre piste évidente qui s’offrait à sa réflexion.
Blantyre écarquilla les yeux.
— Pour autant que je le sache. Cependant, s’il ne l’était pas, quel rapport cela pourrait-il avoir avec la mort de Serafina ? Voulez-vous dire qu’elle a avoué l’avoir dénoncé et s’en est justifiée en affirmant que c’était un traître ? Absurde ! Personne ne l’aurait crue. Dragovic était un héros. Tout le monde le sait et les événements l’ont prouvé. Il était prêt à mourir plutôt que de livrer aux Autrichiens les noms de ses compagnons. Il n’y a aucun doute là-dessus, parce que personne d’autre n’a jamais été arrêté.
— Aurait-il pu être trahi par un amant jaloux de Serafina ? demanda Pitt.
Il espéra que oui. Cela laverait Adriana des soupçons qui pesaient sur elle, et il le désirait ardemment, pour elle, pour Charlotte et, surtout, pour Blantyre.
— Oui… dit Blantyre lentement. Oui… ce serait logique. Mais Dieu seul saurait lequel !
— Un homme qui est encore en vie, qui habite à Londres, dont un proche aurait voulu protéger la réputation, qui savait que Serafina perdait la tête et qu’elle était susceptible de trahir accidentellement son secret à Adriana. Et, bien sûr, quelqu’un qui avait accès à Dorchester Terrace et pouvait empoisonner Serafina avec son propre laudanum. À moins qu’il ne l’ait apporté lui-même. Ce qui réduit considérablement l’éventail des suspects.
Blantyre passa la main sur son visage avec une immense lassitude. Il soupira.
— Nerissa Freemarsh ?
— Un de ses parents ? demanda Pitt, surpris.
— Un amant, corrigea Blantyre. Et je doute fort qu’elle vous livre son nom. C’est une femme… au désespoir, qui n’a ni mari, ni enfants, ni famille, hormis Serafina. De telles femmes peuvent être très… imprévisibles.
Il fronça les sourcils.
— Pensez-vous vraiment que tout cela ait un rapport avec le duc Alois ?
— Je ne sais pas.
Pitt songea à Lord Tregarron. Tucker avait dit qu’il était venu à Dorchester Terrace. Il avait besoin d’en savoir davantage à ce sujet, si grotesque cela pût-il sembler. Que diable Nerissa Freemarsh avait-elle à offrir à un homme dans la position de Tregarron ? Un désir, un besoin d’attention que sa femme ne manifestait peut-être plus, une approbation aveugle, une soumission totale, qu’une épouse aurait refusée ? Peut-être n’y avait-il là rien de plus qu’une échappatoire à la pression, au devoir, à l’obligation de répondre aux attentes d’autrui. Plus il y réfléchissait, plus il entrevoyait de possibilités.
Serafina avait-elle découvert la relation et soulevé de farouches objections ? Compte tenu de son passé, elle n’aurait guère pu invoquer des raisons morales… Peut-être s’était-elle inquiétée des conséquences d’une telle liaison sur la réputation de Nerissa ? Si l’affaire avait été rendue publique, elle aurait sonné le glas de ses espoirs d’un mariage respectable, à supposer qu’elle en eût encore.
Ou Serafina s’était-elle tout simplement souciée des sentiments de Nerissa ? Elle avait infiniment plus d’expérience que sa nièce en matière de peines de cœur.
Nerissa avait pu, à tort, interpréter les paroles de Serafina comme un jugement moral, voire une condamnation. Si elle aimait Tregarron, elle aurait vu là s’évanouir sa dernière chance de trouver l’amour.
Il espéra que la vérité se trouvait là quelque part et qu’Adriana Dragovic n’avait rien à voir avec la mort de Serafina.
— Apparemment, Lord Tregarron a rendu visite à Mrs. Montserrat.
Blantyre se raidit.
— Tregarron ? Vous en êtes sûr ?
— Oui.
Il ne pouvait plus éviter le reste.
— Et Mrs. Blantyre lui rendait visite fréquemment. Mais vous le savez.
Il lut dans le regard de Blantyre une douleur soudaine, aiguë.
Blantyre s’en rendit compte mais ne tenta pas de la cacher.
— Serafina n’aurait pas parlé à Adriana de son père, dit-il tout bas. Elles se connaissent depuis de nombreuses années et le sujet n’a jamais été évoqué. J’ignore si Adriana a d’autres souvenirs que le désarroi, le chagrin et, bien sûr, le manque. Sa mère était déjà morte. Après la tragédie, elle n’a guère revu Serafina. Celle-ci n’avait pas de temps à consacrer à une enfant, surtout de santé si fragile. Adriana vivait avec ses grands-parents quand je l’ai rencontrée. Elle avait dix-neuf ans et c’était la jeune fille la plus belle que j’avais jamais vue.
Son visage parut s’illuminer de l’intérieur, reflétant une émotion dont Pitt fut gêné d’être témoin.
— Elle était encore hantée par l’ombre de la tragédie et cela lui conférait une profondeur que n’avaient pas les autres femmes, reprit Blantyre. Je vous serais reconnaissant de ne pas aborder cette époque-là avec elle, sauf nécessité absolue pour la sécurité du pays. Je peux vous jurer que si elle savait quoi que ce soit au sujet du duc Alois, ou de Tregarron, elle me l’aurait dit et je vous l’aurais répété.
— Vous avez ma parole. À moins d’y être contraint, et je ne vois pas pourquoi cela se produirait. Mais il se peut que je doive l’interroger au sujet de sa visite à Dorchester Terrace le soir de la mort de Mrs. Montserrat, au cas où elle aurait vu ou entendu quelque chose qui pourrait jeter une lumière sur sa mort.
— Dans ce cas, vous le ferez en ma présence.
La phrase avait été prononcée doucement, sans menace, mais c’était plus qu’une requête. La puissance de la voix de Blantyre, la force de son émotion emplissaient la pièce.
— Dans la mesure où vous ne provoquez pas de retards que je ne peux me permettre, accepta Pitt. Naturellement.
Blantyre eut un pâle sourire, non dénué de chaleur.
— Merci. Je vous en sais gré.
Charlotte avait passé une journée délicieuse en compagnie d’Adriana. Elle trouvait la jeune femme de plus en plus intéressante à mesure qu’elle apprenait à la connaître et qu’elles se sentaient toutes les deux plus à l’aise. Tout avait commencé par des conversations des plus formelles, des échanges polis de points de vue sur l’art, la mode, les derniers livres. Maintenant, leurs rapports étaient beaucoup plus fluides, elles se racontaient des anecdotes, donnaient des opinions plus personnelles sur des questions importantes, impliquant des émotions plus profondes, et riaient souvent de choses amusantes et absurdes.
Ce jour-là, elles avaient assisté à une réception d’après-midi. Les chants avaient été agréables, bien que terriblement sérieux. Elles s’étaient regardées, avaient dû étouffer des gloussements et feindre d’être saisies par un brusque accès d’éternuements. Une dame âgée un peu trop sensible s’était inquiétée pour Adriana, qui avait alors été obligée de prétendre qu’elle souffrait d’une allergie aux lis de serre.
Charlotte avait volé à son secours, relatant avec force détails un incident purement fictif, où des lis l’avaient affectée de la même manière lors d’un enterrement. Elle avait ajouté une touche de véracité à son récit en versant quelques larmes sur quelqu’un qu’elle avait cordialement détesté. Chacun avait loué ses qualités de cœur – des qualités qu’elle était parfaitement sûre de ne pas posséder, ainsi qu’elle l’avoua ensuite à Adriana.
Elle avait accepté sans broncher les louanges de la vieille dame et Adriana et elle avaient pris congé en hâte avant de céder au fou rire.
Charlotte souriait toujours en arrivant à la maison. Minnie Maude débarrassait la table après le repas de Daniel et de Jemima. Des croûtes de pain étaient restées sur une assiette. La jeune fille se hâta de les faire disparaître et fit volte-face, les dissimulant de son corps, les yeux écarquillés.
— Vous êtes vraiment belle, madame, dit-elle avec sincérité. Vous devriez acheter une autre robe dans les mêmes tons. Ce n’est pas tout le monde qui peut porter du marron.
— Merci.
Charlotte était sincère, elle aussi. Elle se demanda pourquoi elle n’obligeait pas les enfants à manger la croûte de leur pain. Elle ne dirait rien aujourd’hui. Il eût semblé mesquin de s’en plaindre après un compliment si spontané. Elle se promit d’en parler si cela se reproduisait.
— Je vais aller me changer pour dîner. Ma tenue est un peu trop élégante pour notre salon, il me semble !
Elle rit de nouveau et se tourna pour partir.
— Puis-je vous aider, madame ? suggéra Minnie Maude. Pour les boutons du dos.
— Merci. C’est une bonne idée.
Charlotte laissa Minnie Maude défaire la demi-douzaine de boutons, puis sortit. Arrivée au pied de l’escalier, elle se retourna pour demander à Minnie Maude de mettre le couvert dans la salle à manger, et vit cette dernière se faufiler dans la cave avec ce qui ressemblait à l’assiette pleine de croûtes de pain dans la main.
Elle monta les marches lentement. Ne donnait-elle pas assez à manger à Minnie Maude ? Celle-ci n’aurait pas dû en être réduite à grignoter des miettes. Il y avait amplement de quoi manger à la maison, et elle était libre de se servir. Elle s’était bien habituée à son travail, s’acquittant de ses tâches avec compétence et bonne humeur. De fait, Charlotte pouvait dire honnêtement que Minnie Maude était une remplaçante excellente pour Gracie. Elle résolut de se pencher davantage sur la question.
Pitt rentra soucieux et, pour la première fois depuis que l’affaire avait commencé, il manifesta le désir de lui en parler. Après dîner, ils se rendirent dans le salon, tandis que Minnie Maude restait dans la cuisine. Elle avait à peine mentionné la réception de l’après-midi lorsqu’il l’interrompit.
— Tu connais Adriana assez bien maintenant. Vous devez parler de beaucoup de choses. A-t-elle jamais mentionné Serafina Montserrat ?
Son visage était grave. Il ne s’agissait pas d’une question de politesse.
— Seulement en passant, répondit-elle, s’efforçant de lire son expression. Elle a été très attristée par son déclin.
— Et par sa mort ?
— Bien entendu. Mais Serafina était si… changée, si effrayée, que cela n’a pas été la même tragédie que si elle avait été en bonne santé. Pourquoi cette question, Thomas ?
— J’ai besoin de le savoir.
— Autrement dit, cela concerne la Special Branch.
La déduction était évidente.
— Savait-elle réellement des choses qui ont encore de l’importance aujourd’hui ?
Elle était si habituée à lui poser des questions que le naturel était revenu au galop, prenant le pas sur la discrétion qu’elle adoptait désormais. Elle ne s’en rendit compte que trop tard.
— Je suis désolée…
Il sourit.
— C’est ma faute. J’ai besoin de mieux comprendre Adriana. Qui, plus que toi, pourrait me renseigner ? Et je ne saurais attendre de toi que tu me donnes les réponses dont j’ai besoin si je ne t’explique pas ce dont il s’agit.
Son regard était tendre, et il y avait un certain humour sur son visage. Néanmoins l’émotion perçait dans sa voix et sa posture était raide. Adriana était d’une manière ou d’une autre impliquée dans l’affaire et il ne pouvait lui révéler pourquoi il se couchait tard le soir et souffrait d’insomnie malgré sa fatigue. Plus d’une fois, elle s’était réveillée et l’avait trouvé allongé sur le dos, les yeux grands ouverts. Elle avait feint de ne pas le remarquer, de croire à l’air désinvolte qu’il affectait quand il savait qu’elle l’observait.
— Qu’as-tu besoin de savoir à son sujet ? Elle me parle assez librement maintenant. Il me déplaît de trahir sa confiance, mais tu ne me le demanderais pas si ce n’était pas nécessaire.
— Sais-tu à quand remonte sa première rencontre avec Serafina Montserrat ?
Charlotte repensa à leurs conversations.
— Non. J’ai l’impression qu’elle la connaît depuis toujours.
— Depuis l’enfance ?
— Oui. Mais elle ne la connaissait pas bien. Je crois que leur rencontre a été brève et qu’elle s’est déroulée à une époque douloureuse pour Adriana. Elles se sont revues après le mariage d’Adriana, je ne crois pas toutefois qu’elle l’ait jamais connue aussi bien que pendant ces derniers mois. Pourquoi ?
Il ignora sa question.
— Parle-t-elle de son père ?
Charlotte se sentait de plus en plus mal à l’aise.
— Assez souvent. Pas directement, elle le mentionne à propos d’autres choses. Il est mort quand elle avait huit ans, alors qu’elle avait déjà perdu sa mère. C’était apparemment un homme courageux, drôle, très intelligent, qui aimait sa fille. Adriana l’adorait et il lui manque encore terriblement. Lorsqu’on perd quelqu’un si jeune, j’imagine qu’on a tendance à l’idéaliser un peu. Cela dit, même si la moitié seulement de ses souvenirs sont exacts, c’était quelqu’un de bien. En tout cas, ils étaient très proches.
Les traits de Pitt étaient sombres, ses lèvres pincées. Le chagrin qu’elle sentait chez lui l’inquiéta.
— C’était quelqu’un de bien, en effet, répondit-il. Lazar Dragovic se battait pour libérer la Croatie du joug autrichien. Il a été à la tête d’un complot spectaculaire qui a échoué parce qu’il a été trahi par l’un des siens. La plupart d’entre eux ont pu s’échapper, mais lui non. Il a été roué de coups, puis abattu parce qu’il refusait de donner le nom des conjurés.
Charlotte était stupéfaite, même si elle avait deviné, à la manière dont Adriana parlait de lui, qu’il avait connu une mort tragique.
— Je suis désolée. C’est affreux. Mais cela s’est passé il y a trente ans, et en Autriche de surcroît. Quelle importance cela a-t-il pour la Special Branch à présent ?
— Serafina était là. C’est elle qui a emmené Adriana, dit-il simplement.
— Elle a tout vu ?
Charlotte, l’estomac noué, songea à Jemima à huit ans, son visage d’enfant encore rond, son cou mince, son corps innocent, ses yeux candides. Elle aurait voulu pouvoir remonter le temps et protéger l’enfant qu’Adriana avait été, et souffrait parce que c’était impossible.
Pitt acquiesça.
— Serafina lui a sauvé la vie, mais je suppose qu’elle ne pouvait pas la garder. Elle l’a confiée à ses grands-parents.
Elle connaissait Pitt depuis assez longtemps pour parvenir à la déduction suivante.
— Serafina savait-elle qui avait trahi le père d’Adriana ? C’est cela que tu crains ? Elle le savait et elle l’a dit à Adriana, intentionnellement ou non ?
— Je crains qu’Adriana n’ait pensé que Serafina elle-même ne l’ait trahi, avoua-t-il.
Charlotte se figea sur son siège, comprenant tout à coup pourquoi Pitt avait l’air si abattu.
— Tu crois qu’Adriana l’a tuée pour se venger ? demanda-t-elle doucement. Mais la pauvre femme était mourante, de toute façon ! Elle n’aurait pas fait une chose pareille ! C’est horrible !
— La mort de son père a été horrible, Charlotte. Il a été trahi par son propre camp et, pire encore, d’après ce que m’a dit mon informateur, Serafina et Dragovic étaient amants. C’est la pire sorte de trahison. Il a été torturé et tué sous les yeux de son enfant. Je crois que cela mérite vengeance.
Elle se remémora son propre père. À ses yeux, il avait été un homme plutôt sévère, affectueux, mais dépourvu de la passion qu’elle imaginait chez un révolutionnaire prêt à souffrir le martyre pour éliminer l’injustice. Pourtant, jusqu’à quel point avait-elle connu Edward Ellison ? Pas très bien. En tant que père – oui, mais en tant qu’être humain ? Il avait fait partie de sa vie. Il était toujours là, calme, au bout de la table le soir, à l’église le dimanche, assis au coin du feu le soir, les jambes croisées et un journal ouvert devant lui. Il incarnait la sécurité : la partie confortable, constante de la vie ; les choses qui vous manquent seulement quand, brusquement, elles ne sont plus là. Alors il y a une sorte de solitude qu’on n’imagine pas avant qu’elle se produise.
Pour Adriana, cela s’était produit alors qu’elle était une enfant, et de manière atroce ; dans le sang et dans la douleur, sous ses yeux.
— Se venger ne changerait rien, dit-elle. Cela étant, je suppose que je peux l’imaginer sans mal.
— Adriana a-t-elle pu penser que c’était Serafina qui l’avait trahi ? insista Pitt. Ce serait une découverte très récente. Une vengeance de ce genre n’attend pas trente ans. Réfléchis. A-t-elle parlé de Serafina ? As-tu noté le moindre changement chez elle à un moment donné, ne serait-ce qu’une remarque en passant, un choc quelconque ? Elle ne peut avoir appris une chose pareille sans en avoir été profondément affectée.
Ils demeurèrent immobiles quelques instants. Pitt jeta un coup d’œil au feu et alla remettre du charbon. Aucun son ne provenait du reste de la maison.
Charlotte passa en revue toutes les rencontres qu’elle avait eues avec Adriana, sans parvenir à rien trouver qui ait pu résulter d’une telle découverte.
— Je suis désolée…
Elle était sincère. Si elle était déchirée entre son affection pour Adriana, la passion et la vulnérabilité qu’elle voyait en elle, par-dessus tout, elle voulait aider Pitt à découvrir la vérité.
— Elle ne parlait pas souvent de Serafina, et elle n’a jamais montré de réaction intense, sauf peut-être de la pitié. Franchement, Thomas, je ne crois pas qu’elle se souvienne que Serafina était présente lors de la mort de son père.
Pitt ne répondit pas.
— Es-tu certain que tu te souviendrais des détails après tout ce temps, même si tu les avais sus à l’époque ? reprit-elle doucement. D’ailleurs, la peur de Serafina, sa conscience d’être sans défense et en train de perdre la tête petit à petit n’étaient-elles pas une meilleure vengeance qu’une mort rapide, dans son lit ?
— Si, admit Pitt. Sauf que je ne suis pas Adriana. La connais-tu assez bien pour être sûre qu’elle penserait ainsi ?
Charlotte réfléchit, se remémorant chacune de ses rencontres avec Adriana : le soir où ils avaient été accueillis chez eux, les après-midi qu’elles avaient passés ensemble, à bavarder, rire, admirer des œuvres d’art, regarder des tragédies sur scène, partager des souvenirs chers. Elle ne pouvait croire qu’Adriana eût assassiné une vieille femme sans défense.
Qu’est-ce qui aurait pu lui faire croire qu’elle avait commis un tel acte ? Des accès de colère incontrôlables ? Une amertume ? Des larmes ? La manifestation d’une haine terrible ? La dernière, peut-être, mais montrerait-on cela si on avait l’intention de tuer ? Elle avait vu Adriana en colère, et dévorée par le chagrin. Était-ce à cause de ce qu’elle avait fait ?
Elle leva les yeux vers Pitt.
— Je ne sais pas. Je regrette. Je ne le crois pas, mais c’est parce que j’ai de l’affection pour elle et que je ne veux pas le croire. Les gens qui projettent un meurtre ne le portent pas sur leur visage, avant ou après. Si c’était le cas, nous n’aurions pas besoin de policiers. N’importe qui pourrait exercer ce métier.
— Je crois me souvenir que tu étais assez douée pour ça, observa-t-il.
— Je manque d’entraînement. Et je ne veux pas espionner Adriana, mais j’essaierai.
— Merci.
Il se pencha et tendit la main, la paume ouverte.
Elle y mit la sienne et la referma doucement.
Deux heures plus tard, Charlotte était dans la cuisine quand le téléphone sonna dans l’entrée. Elle alla répondre.
— Charlotte ?
C’était la voix d’Emily, un peu hésitante.
— Comment vas-tu ?
Le moment était incontestablement venu d’accepter la paix, même si elle n’avait aucune idée de ce qui avait pu déclencher ce revirement. Jack lui avait-il dit quelque chose ? Elle ne poserait pas la question, cela n’avait aucune importance.
— Très bien, encore que j’en aie assez de ce temps froid, répondit Charlotte. Et toi ?
— Oh… bien. Je suis allée au théâtre hier soir et j’ai vu une nouvelle pièce très amusante. Je pense qu’elle te plairait peut-être… enfin, si Thomas et toi avez le temps ?
Il y avait dans sa question une pointe d’incertitude qui ne lui ressemblait pas.
— Je suis sûre que nous pourrons le trouver, déclara Charlotte. Cela fait du bien de se changer les idées et d’oublier momentanément ses soucis. Très souvent, quand on y repense, ils semblent moins graves. J’imagine que les représentations vont durer plusieurs semaines.
— Oh… oui, sans doute.
Une vive déception s’entendait dans la voix d’Emily. Il était clair qu’elle avait espéré une rencontre plus prochaine et qu’à présent elle craignait d’avoir été rejetée.
Le silence était devenu pesant. Que Charlotte pouvait-elle dire sans se montrer indiscrète envers Pitt ? Il était si facile de se laisser aller à des confidences afin de colmater une brèche dans une relation, et de se rendre compte trop tard que l’on avait trahi la confiance de quelqu’un.
— J’aimerais y aller, même si Thomas ne peut pas venir, se hâta-t-elle d’ajouter. Elle vaut peut-être la peine qu’on la voie plus d’une fois.
À l’autre bout du fil, Emily prit une brève inspiration.
— Oui… oui, en effet.
Peu importait à présent qu’elle aille voir la pièce ou pas : un lien avait été rétabli.
— Tant mieux, reprit-elle, parce que Thomas est très occupé ces temps-ci. Il est fréquemment absent le soir. Heureusement que Minnie Maude se débrouille si bien.
— Gracie ne te manque pas ?
— Si, bien sûr. Mais je suis aussi contente pour elle.
Elles bavardèrent de choses insignifiantes : les dernières nouvelles de Gracie dans son nouveau foyer, la vaisselle qu’elle avait achetée et qu’elle avait été fière de montrer à Charlotte. Le sujet n’avait aucune importance, c’était le ton de la voix qui comptait, et non les paroles, elles le comprenaient toutes les deux. Néanmoins, tandis qu’elles parlaient, Charlotte acquit la conviction grandissante qu’Emily était effrayée. Leur paix retrouvée était encore trop fragile pour qu’elle ose l’interroger, de sorte qu’elle termina la conversation par une anecdote frivole à propos d’une relation commune et parvint à faire rire sa sœur de bon cœur avant de raccrocher.
Plus tard ce soir-là, lorsque Daniel et Jemima furent partis se coucher, elle confia ses craintes à Pitt.
— Emily m’a téléphoné tout à l’heure, commença-t-elle. Elle a été très plaisante. Nous n’avons pas du tout évoqué notre différend.
Devinant qu’elle n’avait pas tout dit, il attendit qu’elle poursuive.
— Elle n’a pas mentionné Jack du tout, reprit-elle. Non qu’elle le fasse systématiquement d’habitude, mais… ne me regarde pas avec cet air patient ! Je la crois inquiète, effrayée même. Thomas, cette enquête que tu mènes a-t-elle un rapport avec Jack ? Est-il en train de commettre une erreur ?
— Je ne sais pas, murmura-t-il. Et je ne cherche pas à biaiser, je ne sais vraiment pas.
— Me le dirais-tu si tu le savais ? insista-t-elle, sans être sûre de vouloir entendre sa réponse.
Il sourit. Il la connaissait si bien.
— Non. Dans ce cas-là, tu te sentirais coupable si tu ne pouvais avertir Emily. Mieux vaudrait qu’elle me blâme.
— Thomas… ?
— Je ne sais pas, répéta-t-il. Réellement. Peut-être suis-je celui qui commet une erreur, et je ne suis même pas sûr à quel sujet. Tu ne pourrais rien dire à Emily la conscience tranquille.
Elle voulait lui demander si tout irait bien, mais elle ne lui serait d’aucune aide en se conduisant comme une enfant qui avait le droit d’être réconfortée, sans égard pour qui devait porter son fardeau. Elle s’obligea à sourire et lut le soulagement dans ses yeux – suivi de la compréhension.
Ils rirent tous les deux, un peu nerveusement. Ils avaient une conscience trop aiguë de ce qui ne pouvait être dit.