8

Les appliques à gaz baignaient le cabinet de travail d’une lumière reposante. Assis au coin du feu, Narraway songeait à Serafina Montserrat. Pitt avait affirmé avoir prié le médecin de ne révéler à personne que sa mort ne pouvait avoir été accidentelle. Il avait promis à ce dernier que l’enquête ne serait pas menée par la police mais par la Special Branch, en raison de ses liens éventuels avec une affaire en cours.

La question de l’attentat allait accaparer toute l’attention de Pitt, qui ne pouvait se permettre de se laisser distraire par autre chose. Narraway n’était pas certain d’avoir été sage en lui promettant de mener ses propres investigations. Il était très loin d’avoir acquis les talents de détective de Pitt. Cependant, il continuait à croire à la possibilité d’un lien direct entre les craintes de Serafina et l’assassinat éventuel du duc Alois. Par conséquent, il était impératif qu’il découvre lequel dans les jours à venir, avant qu’il ne soit trop tard.

Si Serafina avait été assassinée par un individu craignant qu’elle ne révèle une indélicatesse ou un scandale oublié depuis longtemps, d’autres que lui auraient-ils pu être mis dans l’embarras par cette affaire ?

D’après ce que Vespasia lui avait dit sur Nerissa Freemarsh, il doutait que celle-ci ait eu assez de compassion envers sa tante pour vouloir abréger ses souffrances.

Tucker, la femme de chambre ? L’hypothèse était plus convaincante. Elle était entièrement dévouée à Serafina. Vespasia le lui avait dit, et il se fiait à son jugement. Elle avait certainement eu assez de femmes de chambre pour le savoir, et en avait connu des dizaines.

Mais Tucker savait aussi qu’elle perdrait son poste à la mort de Serafina. Et qu’elle serait la première à être soupçonnée si l’on découvrait que celle-ci avait absorbé une dose excessive de laudanum. Personne ne croirait qu’elle avait commis une erreur alors qu’elle avait passé des années au service de sa maîtresse.

Si le geste n’était pas politique, il ne restait plus qu’une théorie, bien plus sordide : Nerissa Freemarsh avait tué sa tante pour des raisons personnelles, peut-être afin d’hériter de la maison et de la fortune de Serafina avant qu’elle ne soit trop âgée pour en profiter – ou avant que l’argent n’ait été dépensé en soins.

Il allait devoir interroger les domestiques. Ils seraient les seuls à pouvoir répondre aux questions indiscrètes et délicates qu’il avait besoin de poser. Il fixa les motifs dessinés par les flammes au plafond, s’efforçant de réfléchir à des faits, à des preuves concrètes, à tout indice susceptible de suggérer le nom de la personne qui avait versé le laudanum dans les médicaments ou les aliments de Serafina. Rien ne lui vint à l’esprit. Le coupable avait pris soin d’effacer toute trace de son passage. Les meubles étaient dépoussiérés et cirés chaque jour, les plats lavés et rangés dans le vaisselier ou sur des étagères. Tous les domestiques allaient n’importe où, excepté dans la chambre de Serafina. Seules Tucker et Nerissa y entraient, et sans doute une bonne.

Et si quelqu’un d’autre s’y était introduit ? Cette personne aurait-elle été vue ? Et comment pouvait-elle avoir la moindre raison de nuire à Serafina, à moins d’avoir été payée par un tiers ? Cela ne tenait pas debout.

À minuit, le feu était mort. Narraway se leva et éteignit les lampes, puis monta se coucher, n’ayant trouvé aucune solution à son dilemme, hormis celle de poursuivre la thèse du mobile personnel jusqu’à pouvoir l’écarter. Il ne restait plus que sept jours avant l’arrivée du duc Alois à Douvres.

Le lendemain matin, il décida d’aller demander conseil à Vespasia. Il s’habilla avec élégance, comme il convenait pour aller rendre visite à une dame pour qui il éprouvait une profonde affection, mais qui l’intimidait un peu aussi.

— Victor ! Quel plaisir de vous voir ! déclara Vespasia avec une légère surprise lorsqu’il fut introduit dans le salon peu après dix heures.

Elle portait une robe très à la mode, d’un ton bleu-vert, au col en dentelle et aux manches bouffantes, et arborait ses perles habituelles. Elle souriait. Elle savait évidemment qu’il était venu pour une raison précise et il ne fut pas assez sot pour tenter de le cacher.

— Eh bien ? demanda-t-elle, lorsqu’elle eut prié la domestique d’apporter du thé.

Il lui relata brièvement les réflexions qu’il avait eues la veille au soir. Elle l’écouta en silence jusqu’à ce qu’il eût terminé, se contentant de hocher la tête de temps à autre pour signifier son accord.

— Il y a une chose qu’apparemment vous n’avez pas envisagée, observat-elle. Nerissa n’est pas particulièrement séduisante, et, à en juger par son rôle de dame de compagnie auprès de sa tante, elle ne possède pas une grande fortune personnelle.

— Je le sais. Je suis tout à fait certain qu’elle a peut-être décidé de ne pas courir le risque que Serafina dépense tout ce qui aurait dû être son héritage.

Vespasia sourit.

— Mon cher Victor, il y a une autre considération beaucoup plus pressante que celle de l’argent pour une femme.

Elle remarqua son expression avec amusement.

— Nerissa, sans être laide à proprement parler, n’est pas quelqu’un d’agréable. Elle ne sait ni flatter, ni charmer, ni amuser, ni mettre un homme à l’aise ou d’humeur enjouée.

— Je l’ai constaté, dit-il avec ironie.

— J’en suis sûre. Mais vous n’en avez pas tenu compte dans votre raisonnement. Elle arrive également au terme de sa jeunesse et bientôt ne sera plus en âge d’avoir des enfants. En ce moment, ses chances de trouver un époux sont bonnes car elle attend un héritage. Mais si Serafina avait dû vivre cinq ans de plus, la situation aurait été très différente. Son amant actuel n’aurait peut-être pas été disposé à attendre aussi longtemps.

Narraway se figea.

— Son amant actuel !

Vespasia arqua ses sourcils argentés.

— Vous n’aviez rien remarqué ? Non, peut-être que non.

Il fut piqué au vif.

— Suis-je si peu observateur ?

Le sourire de Vespasia devint très doux.

— Non, mon cher, vous êtes un homme, tout simplement. Les hommes remarquent rarement ces choses-là. Ce qui est probablement aussi bien. Il serait peut-être très déstabilisant d’être aussi bien comprise.

L’espace d’un instant, il demeura sans voix. Elle était la seule personne à avoir cet effet-là sur lui.

— Vous êtes certaine qu’elle a un amant ? demanda-t-il enfin.

— Oui. En revanche, je ne jurerais pas que ce soit une liaison de nature à aboutir à un mariage. Si tel n’est pas le cas, une vie privée est peut-être tout ce qu’elle désire et ne possède pas déjà.

— Mais Serafina Montserrat aurait sûrement été la dernière personne à faire obstacle à une liaison, sans parler de la désapprouver ? objecta-t-il avec logique.

— Peut-être, il est toutefois possible que Nerissa n’en ait rien su. Je me demande si elle a pleinement conscience du passé de Serafina ou si elle est persuadée que les récits de sa tante ne sont que le fruit d’une imagination trop fertile. Voilà des éléments qu’il vous serait sans doute pertinent de découvrir.

Il garda le silence tandis que la domestique apportait le thé et que Vespasia le servait.

— Tucker saura, observat-elle en prenant un des minuscules gâteaux croustillants sur l’assiette. Traitez-la avec respect et vous apprendrez une foule de détails.

Il réfléchit un instant.

— L’amant aurait-il pu tuer Serafina afin de préserver la fortune dont Nerissa allait hériter ? Avec la maison, cela représente un capital confortable.

— C’est possible.

Le visage de Vespasia exprimait à la fois compassion et mépris pour cette pensée.

— C’est pourquoi il est important que vous découvriez qui il est.

Son regard s’adoucit, teinté d’une tristesse plus profonde.

— Il est aussi possible que sa raison n’ait rien à voir avec l’argent ou avec Nerissa, hormis dans la mesure où celle-ci lui a donné accès à Serafina, et à sa… mémoire défaillante.

Il savait combien il lui en avait coûté de prononcer ces paroles.

— Je sais. Ce point aussi sera éclairci.

 

Perdu dans ses pensées, Narraway monta dans un fiacre pour aller voir le médecin de Serafina. Il se rendait compte à présent que le travail de détective était plus ardu qu’il ne l’avait cru tout d’abord. Il se sentait coupable d’avoir considéré le talent de Pitt comme allant presque de soi. Il ne vit pas le ciel d’un bleu éclatant s’assombrir, ni les gens qui hâtaient le pas sur les trottoirs. Il ne remarqua pas les premières gouttes de pluie. Il ne prit conscience du brusque changement de temps qu’en voyant le parapluie d’un passant s’envoler et être emporté jusqu’au milieu de la rue, où il effraya les chevaux et faillit causer un accident.

Le Dr. Thurgood fut incapable de l’aider davantage. Serafina avait pris trop de laudanum pour qu’il s’agisse d’un accident. Même si elle avait bu trois fois sa dose normale, cela n’aurait pas expliqué la quantité qu’il avait découverte dans son corps.

Narraway voulut savoir si celle-ci pouvait être le résultat d’un effet de cumul sur un certain temps. Il était déjà certain de la réponse et ne fut pas surpris lorsque Thurgood lui fit remarquer que la quantité était plus que suffisante pour la tuer en une seule fois, de sorte qu’une accumulation était hors de question.

Il prit un autre fiacre pour retourner à Dorchester Terrace. Durant le trajet, il passa en revue les contraintes pratiques qui auraient limité le nombre de personnes en mesure d’administrer une telle dose. Peut-être était-ce Nerissa Freemarsh qui l’avait fait, pour des raisons qui lui étaient personnelles.

Cependant, il ne croyait pas sérieusement à cette hypothèse, à moins que son amant ait trouvé l’aplomb ou le désespoir de l’y forcer ? Qu’est-ce qui aurait pu motiver un tel acte ? Un soudain et urgent besoin d’argent ? Le désir de se marier avant qu’il ne soit trop tard pour avoir des enfants ?

Dans ce cas, pourquoi avoir attendu jusqu’à maintenant ? S’agissait-il vraiment d’un hasard si Serafina était morte juste avant la visite du duc Alois ? C’était difficile à croire. Il était bien plus probable que la mort de Serafina était liée à son passé, aux souvenirs secrets et dangereux que sa mémoire malade laissait échapper, bribe par bribe.

En arrivant à Dorchester Terrace, il remit sa carte au valet.

— Bonjour, dit-il avant que l’homme ait pu dire que la maison était en deuil et qu’aucune visite n’était souhaitée. J’ai besoin de m’entretenir avec Miss Freemarsh. J’espère qu’elle est là ?

Il n’en doutait pas. Son deuil étant récent, la jeune femme resterait sans doute chez elle pendant un certain temps.

L’homme hésita.

— Pourriez-vous l’informer que Lord Narraway désire lui parler à propos du décès de sa tante, Mrs. Montserrat ? dit-il d’un ton suggérant qu’il s’agissait d’un ordre plutôt que d’une question. J’aurai également besoin de parler avec Miss Tucker, la cuisinière, la gouvernante, la femme de chambre et vous-même. Je préférerais voir Miss Freemarsh d’abord.

Le domestique pâlit.

— Oui… oui, monsieur. Si vous…

Il s’éclaircit la gorge.

— Si vous voulez bien attendre dans le petit salon, milord.

— Merci, mais je souhaite utiliser plutôt le salon de la gouvernante. Le personnel y sera plus à l’aise.

L’homme ne protesta pas. Cinq minutes plus tard, Narraway était installé dans un fauteuil confortable au coin du feu, en face de Mrs. Whiteside, la gouvernante bien en chair et aux joues roses. Elle paraissait fébrile et irritée.

— Je ne vois pas ce que je pourrais vous dire de plus, commença-t-elle, refusant de s’asseoir bien qu’il l’y eût invitée.

— Vous avez la charge de cette maison, Mrs. Whiteside. Vous pouvez me parler de chacun des domestiques.

— Vous n’imaginez tout de même pas qu’un d’entre eux a tué cette pauvre Mrs. Montserrat ! se récria-t-elle. Je ne vais pas vous laisser dire des horreurs pareilles sur des gens innocents, tout lord que vous êtes !

Il sourit, amusé de son indignation et sincèrement satisfait de sa loyauté. On aurait dit une poule en colère prête à voler dans les plumes d’un intrus dans la basse-cour. La comparaison l’amusa de plus belle.

— Rien ne me ferait plus plaisir que d’apporter la preuve de leur innocence, Mrs. Whiteside, répondit-il doucement. Peut-être pourrez-vous m’y aider en me donnant quelques précisions. Ensuite, nous parlerons des autres personnes qui ont pu observer quelque chose d’important, même si elles n’en avaient pas conscience sur le moment. La seule chose qui semble indéniable, c’est que quelqu’un a administré à Mrs. Montserrat une dose très importante de laudanum. Si vous avez la moindre idée de l’identité de cette personne, ou de son mobile, je vous saurais gré de me le dire.

Elle s’était attendue à tout sauf à ce genre de réaction. Pendant plusieurs secondes, elle demeura interdite.

Il lui indiqua de nouveau le fauteuil en face de lui.

— Asseyez-vous, Mrs. Whiteside, je vous en prie. Parlez-moi des membres de votre personnel, de leurs goûts, de leurs occupations lorsqu’ils ont du temps libre.

Elle parut totalement perplexe, mais fit de son mieux pour le satisfaire. Au bout d’un quart d’heure, elle s’exprimait avec naturel, et même avec affection. Pour la première fois de sa vie, Narraway eut une vision nette d’un groupe de gens complètement différents de lui, vivant loin du foyer où ils avaient grandi, formant lentement une nouvelle sorte de famille, avec ses amitiés, ses jalousies, une loyauté et une compréhension qui apportaient à la fois réconfort et structure dans leur existence. Mrs. Whiteside était la matriarche, et la cuisinière occupait une place presque aussi importante. Le valet était le seul homme, Serafina n’ayant pas eu besoin de majordome, et occupait par conséquent une place privilégiée. Mais il était jeune, et il lui arrivait de se chamailler avec les bonnes pour des riens.

Miss Tucker, en tant que femme de chambre de milady, n’appartenait pas vraiment à la classe des domestiques. Son poste était supérieur aux autres et étrangement isolé. Narraway en prit brusquement conscience alors qu’il écoutait les descriptions de Mrs. Whiteside.

— Je ne vois pas ce que vous voulez de plus, conclut-elle abruptement, paraissant de nouveau perplexe.

À mesure qu’elle parlait, il avait acquis la certitude qu’aucun des domestiques n’était mêlé à la mort de Serafina. Leurs propres vies étaient bouleversées. À présent, leur foyer lui-même n’était plus sûr. Un jour ou l’autre, Nerissa pouvait décider de vendre la propriété, ou y être contrainte, et ils seraient séparés les uns des autres, et sans emploi. D’ailleurs, si celle-ci les soupçonnait d’avoir été déloyaux envers elle lors de leurs conversations avec Narraway, elle pourrait les congédier sans leur donner de références, ce qui serait encore pire. Il fut soudain sensible au fait qu’il devait formuler ses questions avec une grande prudence.

— M’entretenir avec chacun d’eux, répondit-il. Découvrir s’il a remarqué quoi que ce soit d’étrange dans la maison. Un objet déplacé ou cassé, par exemple.

Elle comprit aussitôt.

— Vous pensez que quelqu’un est entré par effraction et a tué Mrs. Montserrat ? demanda-t-elle, horrifiée.

— Plus vous décrivez les gens qui sont ici, plus j’ai du mal à croire que l’un d’eux aurait pu monter à l’étage, prendre le laudanum et administrer une dose fatale à Mrs. Montserrat.

Il l’observa tandis qu’elle considérait la seule autre possibilité, atterrée.

— Je vais rester dans la pièce pendant que vous parlez aux bonnes, avertit-elle.

— Naturellement. Je le souhaite aussi, mais, je vous en prie, n’intervenez pas.

Ainsi qu’il l’avait escompté, l’entreprise fut vaine ; elle lui permit cependant d’avoir la confirmation que les domestiques étaient des gens ordinaires, naturels, parfois enclins à la paresse, à la mesquinerie et aux potins, mais pas à la méchanceté. Pour commencer, ils semblaient tous incapables de faire preuve de la dissimulation nécessaire pour empoisonner quelqu’un. Ils se confiaient trop librement les uns aux autres pour garder un tel secret. Le jugement que Mrs. Whiteside portait sur eux lui parut plutôt juste. Il se promit intérieurement d’accorder plus d’attention aux qualités d’observation des gouvernantes s’il devait entreprendre une autre enquête à l’avenir.

Vint le tour de Miss Tucker, qui avait été au service de Serafina durant des décennies. Elle semblait terriblement frêle, désemparée car désormais inutile. On s’occuperait d’elle, certes, mais on n’aurait plus besoin d’elle. Elle prit place en face de Narraway et se prépara à répondre à ses questions.

Il commença avec douceur, et fut amusé de constater que les observations qu’elle faisait sur les autres serviteurs coïncidaient pour l’essentiel avec celles de Mrs. Whiteside, mais qu’elles étaient un peu plus acérées. Peut-être parce qu’elle n’était plus obligée de travailler avec eux dorénavant. Elle n’avait plus de place à protéger.

Elle ne manquait pas d’humour, et il regretta de devoir aborder des sujets délicats.

— Miss Tucker, j’ai appris par Miss Freemarsh et par Lady Vespasia Cumming-Gould que Mrs. Montserrat perdait parfois la notion de l’endroit où elle se trouvait, et de l’identité de ses interlocuteurs. Saviez-vous qu’elle redoutait de laisser échapper des secrets qui risquaient d’avoir un effet néfaste sur d’autres gens ?

Elle soupira et le regarda d’un air à la fois patient et prudent.

— Bien sûr que je savais, la pauvre ! Si on m’avait posé la question il y a cinq ans, jamais je n’aurais pensé qu’une chose pareille puisse arriver à une dame comme Mrs. Montserrat.

Elle avait du mal à dominer son chagrin et, à travers ses larmes, ses yeux étincelaient de colère parce qu’il la forçait à y faire face.

— On l’a tuée, Miss Tucker. Et je crois de plus en plus improbable qu’il se soit agi d’une personne qui vit dans la maison.

Elle cilla, mais resta silencieuse.

— Qui a rendu visite à Mrs. Montserrat au cours des trois ou quatre derniers mois ?

Elle baissa les yeux.

— Elle n’avait pas beaucoup de visiteurs. Les gens aiment être à l’aise, être distraits ou amusés. Et quand on a un certain âge, il n’est guère plaisant de voir ce qui peut vous arriver, à vous aussi, un jour ou l’autre.

Narraway grimaça intérieurement. Il était loin d’avoir l’âge de Serafina Montserrat, mais ce jour-là arriverait bien assez tôt. Vieillirait-il avec élégance ? Viendrait-on lui rendre visite autrement que par devoir, ou peut-être pour voir s’il laissait échapper quelques-uns des centaines de secrets qu’il connaissait ?

Il se rendit compte avec un frisson glacé qu’il serait peut-être terrifié lui aussi par ce qu’il pourrait raconter, et être assassiné pour garantir son silence. Soudain, Serafina prit pour lui une intense importance, comme si son sort lui annonçait son propre avenir.

— Miss Tucker, quelqu’un l’a tuée, répéta-t-il d’une voix où perçait l’émotion. J’ai l’intention de découvrir qui, et de faire en sorte que le coupable soit puni par la loi. Le fait que Mrs. Montserrat était âgée et qu’elle n’avait pas de famille importe peu. Et même le fait qu’elle a été une femme remarquable par le passé. Elle avait le droit d’être soignée, traitée avec dignité et de mourir d’une mort naturelle.

Des larmes roulèrent sur les joues amaigries de Miss Tucker, presque livides à la lumière de la fin d’hiver.

— Personne ici n’aurait pu lui faire de mal, milord, dit-elle d’une voix qui n’était qu’un murmure. Mais des visiteurs sont venus, certains pour la voir, d’autres pour voir Miss Freemarsh.

Il hocha la tête.

— Bien entendu. Qui sont-ils ?

Elle se concentra, esquissant une légère moue.

— Eh bien, Lady Burwood est venue deux fois, me semble-t-il, il y a quelque temps.

— Qui voulait-elle voir ?

— Oh, Mrs. Montserrat, mais elle a été très polie envers Miss Freemarsh, bien sûr.

Narraway l’imaginait : Lady Burwood, qui qu’elle fût, se montrant polie et d’une manière indéfinissable, condescendante ; Nerissa affamée de reconnaissance sociale, et n’en obtenant pas, hormis de seconde main, à travers sa relation avec Serafina.

— Qui est Lady Burwood ? demanda-t-il.

Miss Tucker sourit.

— Une dame d’âge mûr, qui a fait un mariage plutôt au-dessous de sa condition, mais assez heureux, je crois. Elle trouvait Mrs. Montserrat plus intéressante que la plupart de ses autres amies.

Narraway hocha la tête de nouveau.

— Vous êtes très observatrice, Miss Tucker, dit-il sincèrement. Pourquoi a-t-elle cessé de venir ?

Miss Tucker rougit, amusée.

— Ce n’est pas ce que vous croyez, milord. Elle a fait une chute et s’est cassé la jambe.

— Me voilà remis à ma place, répondit-il avec ironie. Qui d’autre ?

Elle mentionna deux ou trois dames, puis une quatrième et une cinquième venues uniquement rendre visite à Nerissa. Aucune ne semblait avoir le moindre lien avec l’Autriche ou des intrigues ayant eu lieu ailleurs.

— Pas de messieurs ?

Elle le regarda calmement. Elle avait gardé des secrets durant des années, dont beaucoup étaient sans doute de nature romantique ou purement charnelle. Une bonne femme de chambre était à la fois servante, artiste et confesseur, et Mariah Tucker en était la parfaite incarnation.

— S’il vous plaît ? insista-t-il gravement. On l’a assassinée, Miss Tucker. Je ne répéterai rien qui ne soit pas en rapport avec cela. Je sais garder un secret, moi aussi. Il y a quelques mois encore, je dirigeais la Special Branch.

Il lui était toujours douloureux d’en parler au passé. Peut-être le lut-elle sur son visage.

— Je vois.

Elle inclina légèrement la tête.

— Vous êtes trop jeune pour prendre votre retraite, commenta-t-elle, sans poser la question qui planait entre eux.

— Un de mes propres secrets m’a rattrapé.

— Oh, j’en suis navrée.

Il y avait de la compassion et une toute petite pointe d’humour dans ses yeux.

— Qui est venu, Miss Tucker ? répéta-t-il.

— Lord Tregarron a rendu visite à Mrs. Montserrat, à deux reprises, je crois. Il n’est pas resté très longtemps, répondit-elle. Mrs. Montserrat ne se sentait pas très bien l’une ou l’autre fois. Je n’ai pas entendu leur conversation, cependant je crois qu’elle… n’a pas été amicale.

Narraway fut stupéfait. Il ignorait que Tregarron connaissait Serafina.

— Comment le savez-vous, Miss Tucker ? Mrs. Montserrat vous l’a-t-elle dit ?

— Mrs. Montserrat a connu le premier Lord Tregarron, à Vienne, il y a très longtemps.

— Le père de l’actuel Lord Tregarron ?

— Oui.

— Savez-vous dans quelles circonstances ?

— Je les devine, sans les connaître. Et je ne les imaginerai pas pour vous.

— A-t-il parlé à Miss Freemarsh ?

— Oui, mais c’était en bas, dans le salon, et je n’ai aucune idée de ce qui s’est dit. J’ai seulement su par la bonne, Sissy, que leur conversation avait été assez longue.

— Je vois. D’autres visiteurs ?

— Mr. et Mrs. Blantyre sont venus tous les deux, séparément. Plusieurs fois.

— Pour voir Mrs. Montserrat ?

— Et Miss Freemarsh. Sans doute pour discuter de l’état de Mrs. Montserrat et de ce qu’on pouvait envisager pour son bien-être. Je crois que Mrs. Blantyre l’aimait beaucoup. Elle en donnait l’impression.

— Mr. Blantyre aussi ?

— Il est très attaché à sa femme et très soucieux de sa santé. Apparemment, elle est fragile, ou tout au moins il en est persuadé.

— Mais pas vous ? dit-il aussitôt.

Elle sourit.

— À mon avis, elle est beaucoup plus forte qu’il ne le pense. Il aime la croire fragile. Certains hommes se plaisent à jouer les protecteurs des faibles et traitent les jolies femmes comme des fleurs exotiques, qu’il faut préserver du moindre courant d’air.

Cette idée n’était jamais venue à l’esprit de Narraway. Maintenant que Tucker l’avait décrite si précisément, elle lui parut très vraie.

— Vous pensez donc que Blantyre est venu s’assurer qu’Adriana n’était pas bouleversée par ses visites à Mrs. Montserrat ?

— Je dirais que c’est l’impression qu’il souhaitait donner, répondit-elle prudemment.

La nuance n’échappa point à Narraway.

— Et Miss Freemarsh ? Dirait-elle la même chose ?

— Très certainement.

Une pointe d’amusement releva les commissures de ses lèvres.

— Miss Tucker, je pense que vous me cachez à dessein quelque chose d’important.

— Des observations, se hâta-t-elle de dire. Pas des faits, milord. Je soupçonne que vous ne connaissez pas très bien les femmes.

C’était exactement ce que Vespasia lui avait dit, et il commençait à s’en rendre compte par lui-même.

— J’apprends, avoua-t-il à contrecœur. Je vais vous poser une question délicate, Miss Tucker, non par curiosité mais parce qu’il faut que je le sache. Miss Freemarsh a-t-elle un admirateur ?

Le visage de Tucker demeura totalement impassible.

— Vous voulez dire un amant, milord ?

Narraway l’observa avec intensité, sans pouvoir déchiffrer l’émotion qui se dissimulait derrière ses paroles.

— Je suppose que oui.

— Oui, elle en a un. Mais je le sais seulement parce que j’ai été femme de chambre toute ma vie et que je sais reconnaître une femme amoureuse : à sa démarche, à son sourire, aux minuscules différences qu’elle apporte à son apparence, même quand elle est obligée de garder la relation secrète.

Il hocha lentement la tête. Pourquoi ne l’avait-il pas deviné ? C’était parfaitement logique. Tucker serait au courant de tout. Ceux qui ont été élevés en présence de domestiques les considèrent comme faisant partie des meubles : familiers, utiles, à traiter avec soin, mais aussi comme s’ils n’avaient ni yeux ni oreilles.

— Qui est-ce, Miss Tucker ?

Elle hésita.

— Miss Tucker, délibérément ou non, cet homme peut avoir causé la mort de Mrs. Montserrat.

Tucker cilla.

— S’il vous plaît ?

— Soit Lord Tregarron, soit Mr. Blantyre, avoua-t-elle dans un souffle.

Narraway fut sidéré. L’incrédulité dut se lire sur ses traits, car Tucker le considéra avec déconvenue, d’un air presque blessé. Elle ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose, puis se ravisa.

— Vous me surprenez, admit-il. Je croyais ces deux hommes heureux en ménage et Miss Freemarsh est… n’est pas…

— Séduisante, acheva Tucker à sa place.

— Précisément.

Tucker lui adressa un sourire patient.

— J’ai connu des hommes d’un certain âge et parfaitement respectables attirés par les femmes les plus étranges qui soient, répondit-elle. Parfois des créatures frustes, des ouvrières aux mains sales, et très certainement incultes. Je n’ai aucune idée de ce qui leur plaisait chez elles, mais c’est un fait. Avec Mrs. Montserrat, les hommes aimaient son courage, sa passion, sa soif de l’aventure. Et elle savait les faire rire.

Narraway n’avait aucun mal à le croire. L’espace d’un bref, d’un parfait instant, il songea à Charlotte et comprit pourquoi elle occupait bien trop souvent ses pensées les plus intimes. Il aimait son courage, sa passion et son humour, mais surtout sa loyauté farouche, et le fait qu’elle ne trahirait jamais Pitt, qu’elle ne serait même jamais tentée de le faire.

Et qu’en était-il de Vespasia ? Curieusement, ce n’était pas sa beauté. Même dans sa jeunesse, ce n’aurait pas été sa beauté, si éblouissante qu’elle eût été. Il se souvenait avec netteté d’elle jeune, elle n’était pas tellement plus âgée que lui. C’était le feu qui l’habitait, son intelligence et sa volonté ; et plus récemment, une vulnérabilité qu’il n’aurait jamais perçue chez elle encore un an plus tôt.

Nerissa Freemarsh possédait-elle des qualités qu’il avait été totalement incapable de voir, et que soit Blantyre soit Tregarron avait reconnues ?

— Merci, Miss Tucker. Vous m’avez été d’une aide immense. Je vous promets d’entreprendre tout ce qui est en mon pouvoir pour que la lumière soit faite sur la mort de Mrs. Montserrat et pour que le coupable soit justement puni.

Il n’avait pas dit « selon la loi » car, dans ce cas précis, il n’était pas sûr que cela revînt au même.

 

Quand Narraway vit enfin Nerissa, il était à Dorchester Terrace depuis plus de trois heures. Il avait déjeuné d’une tourte au gibier froide suivie d’un pudding nappé de sauce à la mélasse, identique à celui qui avait été servi dans la salle à manger des domestiques. Il avait mangé le sien dans le salon de Mrs. Whiteside, et son assiette avait été débarrassée.

Nerissa entra et referma la porte. Bien qu’elle portât encore du noir, elle avait agrémenté sa tenue d’une broche en jais qui atténuait un peu la sévérité de son corsage. Un col ou un foulard blanc aurait été plus efficace, mais peut-être était-il trop tôt pour cela.

Son visage était d’une pâleur telle qu’il semblait dénué de toute couleur, et elle avait l’air las. Ses yeux étaient soulignés de cernes sombres. Narraway éprouva une bouffée de pitié envers elle. Il tenta de s’imaginer à quoi avait ressemblé sa vie quotidienne, et la vision qui lui vint fut monotone, dénuée de rires et de lumière, de pensées stimulantes ou même de but. Avait-elle désespérément voulu échapper à cette prison ? N’importe qui d’autre n’aurait-il pas ressenti la même chose, à plus forte raison une femme amoureuse ?

— Asseyez-vous, je vous prie, Miss Freemarsh. Je suis navré d’avoir à vous déranger de nouveau, mais je n’ai pas le choix.

Elle obéit, et resta droite comme un i sur le fauteuil, les mains rigidement croisées sur ses genoux.

— Je suppose que vous ne l’auriez pas fait si ce n’était pas nécessaire, milord, soupira-t-elle. J’ai beaucoup de mal à croire qu’un membre du personnel aurait pu contribuer à la mort de ma tante, ne serait-ce que par négligence. Et je… je ne vois personne d’autre qui aurait pu le faire. Mais puisque vous semblez convaincu que ce n’était pas un accident de sa part ni un suicide, il doit y avoir une autre explication. C’est… éprouvant.

— Je dois vous interroger de nouveau à propos des visites, Miss Freemarsh…

— Je crois vous avoir déjà répondu, coupa-t-elle.

— En effet. Mais puisque le laudanum a eu un effet quasi immédiat, il faut nécessairement qu’il lui ait été donné par quelqu’un qui est venu ce soir-là.

Elle pâlit et serra ses mains crispées, au point que les jointures en blanchirent.

— Qui cela peut-il être, Miss Freemarsh ?

Nerissa ouvrit la bouche et prit une goulée d’air, mais ne répondit pas. Il lisait dans son regard le cheminement frénétique de ses pensées. Si elle niait que quelqu’un fût venu, la seule conclusion était que le coupable se trouvait déjà dans la maison : autrement dit, qu’il s’agissait de l’un des domestiques ou d’elle-même. Il savait déjà par les serviteurs qu’après avoir servi et débarrassé le repas du soir ils avaient dîné à leur tour et s’étaient retirés dans leurs quartiers. À moins que deux d’entre eux au moins fussent de connivence, leur emploi du temps était établi.

Nerissa pour sa part était seule. Il imaginait les longues soirées solitaires qui s’étaient succédé, semaine après semaine, mois après mois, s’étirant d’une année à l’autre, alors qu’elle attendait un amant qui ne venait que rarement. S’il était là le soir du meurtre, c’était Nerissa elle-même qui l’avait fait entrer, sans doute à une heure dont ils avaient préalablement convenu. L’un et l’autre avaient probablement fait en sorte que les domestiques n’en sachent rien.

Il la regarda, attendant sa réponse et s’obligeant à penser à Serafina, également seule dans sa chambre, les souvenirs de sa vie échappant à son contrôle.

— Mrs. Blantyre est venue, dit doucement Nerissa. Tante Serafina avait beaucoup d’affection pour elle et appréciait ses visites. Mais je ne peux pas…

Elle laissa sa phrase en suspens.

— Et elle est restée seule avec Mrs. Montserrat ?

— Oui. J’avais une question d’intendance à régler… un léger problème au sujet du menu du lendemain. Je suis… vraiment désolée.

Narraway avait peine à croire ce qu’il venait d’entendre. Pourtant, si Nerissa disait la vérité et que Miss Tucker ne s’était pas méprise, Blantyre était peut-être l’amant de Nerissa. Était-il concevable qu’Adriana Blantyre l’ait su ?

Comment était-il possible qu’un homme préfère Nerissa Freemarsh – insignifiante, dépourvue d’humour, désespérément en quête d’amour – à la belle et élégante Adriana ? Blantyre était-il las de la santé délicate de son épouse, qui lui refusait peut-être les privilèges conjugaux qu’il désirait ? Était-ce là une excuse ? Il y voyait à la rigueur une justification. Mais pourquoi diable jeter son dévolu sur une femme aussi ordinaire et dénuée d’attrait que Narissa ? Parce qu’elle l’aimait et qu’il voulait par-dessus tout être aimé ? Peut-être aussi précisément parce que personne n’aurait pu l’imaginer. Que pouvait-il y avoir de plus sûr ?

Comment Adriana aurait-elle appris leur relation ? Serafina avait-elle eu des paroles imprudentes, sans en mesurer la portée ? Adriana pouvait-elle être jalouse au point d’assassiner une femme âgée dans son lit ? Pourquoi ? Pour que Blantyre n’ait plus d’excuse pour venir à Dorchester Terrace ? C’était absurde.

Adriana était croate ; et Serafina avait vécu et œuvré à Vienne, en Italie du Nord et dans les Balkans, notamment en Croatie. Il devait se pencher davantage sur le passé avant de se précipiter sur des conclusions.

— Merci, Miss Freemarsh, murmura-t-il. Je vous sais gré de votre franchise. J’imagine que vous ne voyez aucune raison pour laquelle Mrs. Blantyre aurait voulu du mal à votre tante ?

Nerissa baissa les yeux.

— Je ne sais que peu de choses hormis ce que m’a dit tante Serafina, et elle délirait une bonne partie du temps. Il m’était difficile de distinguer le réel de l’imaginaire. Elle avait l’esprit très… confus.

— Qu’a-t-elle dit, Miss Freemarsh ? Si vous pouvez vous en souvenir, cela m’aidera peut-être à trouver une explication à ce qui s’est passé, surtout si elle en a parlé en présence de tiers.

Nerissa ouvrit grand les yeux.

— Vous voulez dire Mrs. Blantyre ?

— Nous ne savons pas à qui d’autre elle a pu parler.

Il tentait de suggérer une autre personne, quelqu’un que Nerissa aurait pu accuser plus facilement. Il avançait à l’aveuglette, mais il ne pouvait conclure à la culpabilité d’Adriana avant d’avoir examiné les autres possibilités, et découvert de quoi Serafina avait peur.

Nerissa demeura si longtemps silencieuse que Narraway commença à redouter qu’elle ne parle pas. Quand elle le fit enfin, ce fut lentement, à regret.

— Elle a cité de nombreux noms, surtout d’il y a trente ou quarante ans. La plupart étaient des Autrichiens ou des Croates, me semble-t-il, et certains des Italiens. J’ai peur de ne pas me les remémorer tous. C’est difficile quand les noms ont des consonances étrangères. Elle a parlé de Tregarron, mais cela n’a pas de sens, parce que Lord Tregarron devait être à peine sorti de l’enfance à l’époque qu’elle semblait évoquer. Tout était très embrouillé.

— Je comprends. Y a-t-il autre chose ? l’encouragea-t-il.

Une fois de plus, elle réfléchit quelques instants, fouillant dans des souvenirs qui lui étaient clairement pénibles.

Narraway se sentait coupable, mais devait envisager toutes les autres hypothèses, surtout au cas où il y aurait un rapport avec l’attentat qui se préparait contre Alois, si lointain fût-il. Même si Adriana avait quitté la Croatie jeune femme, elle devait y conserver des liens familiaux.

— Miss Freemarsh ?

Elle leva les yeux vers lui.

— Elle… elle a parlé de la famille de Mrs. Blantyre, des Dragovic. Il était difficile de comprendre ses propos et j’ignore s’il y avait du vrai dans ce qu’elle disait. En tout cas, Mrs. Blantyre était… bouleversée. Peut-être cela réveillait-il chez elle de vieilles tragédies. Naturellement, je n’ai pas abordé le sujet avec elle. J’ai posé la question à tante Serafina, mais elle semblait avoir tout oublié. Je suis désolée, je ne peux rien vous dire de plus.

— Je vous remercie.

Il se leva et s’effaça devant Nerissa qui le raccompagna jusqu’à la porte d’entrée. Il la laissa dans le vestibule au parquet magnifique de la maison qui était désormais la sienne, silhouette fragile, comme écrasée par la beauté de la demeure.

Il marcha d’un pas vif le long du trottoir de Dorchester Terrace pour gagner Blandford Square où les branches des arbres dénudés dessinaient un lacis noir sur le ciel du crépuscule. Puis il poursuivit sa marche jusqu’au carrefour suivant, celui de Lisson Grove, et fit encore quelques pas vers le sud, en direction du bureau de Pitt, qui avait été le sien si peu de temps avant.

 

— Voyons ce que vous pensez de cela, Radley, fit Lord Tregarron en tendant à Jack une liasse de documents.

Ils se trouvaient dans le bureau de Tregarron, en train d’étudier une affaire délicate concernant une société britannique implantée en Allemagne. La proposition était complexe, et les dégâts potentiels étaient tout aussi nombreux que les chances de succès.

— Bien, monsieur.

Jack prit les papiers avec un sentiment aigu de satisfaction. Il savait que Tregarron voulait qu’il les lise immédiatement. De tels documents ne devaient jamais être sortis des locaux. Il quitta la pièce et se rendit dans son bureau, nettement plus petit. Il s’installa dans le fauteuil placé devant la cheminée et se mit à lire.

Le projet était intéressant. Jack apprenait continuellement des informations sur l’Europe et l’équilibre délicat qui existait entre les nations, notamment entre le vieil Empire chancelant d’Autriche-Hongrie et la nouvelle Allemagne en plein essor, avec son extraordinaire vitalité. Terre de culture, elle avait donné au monde certains de ses plus grands penseurs et compositeurs, mais en tant qu’entité politique, elle n’en était encore qu’à ses balbutiements. Les qualités et les défauts de la jeunesse se manifestaient de manière évidente dans son attitude.

À bien des égards, on pouvait dire la même chose de l’Italie, qui bordait l’Empire au sud. Si le pays avait été unifié sur le plan de la langue et du patrimoine, politiquement il demeurait l’assemblage disparate de cités-États qui perdurait depuis la chute de l’Empire romain.

Sa fascination grandit à mesure qu’il parcourait les papiers. Il en avait lu plus de la moitié lorsqu’il arriva à un passage qu’il ne comprit pas tout à fait. Quand il le relut, il devint évident que les autorités de Vienne étaient au courant de certains aspects de l’affaire proposée avec Berlin, ce qui leur donnerait un avantage considérable. Tregarron pouvait-il ne pas être au courant ? Ou l’avait-il oublié ?

Jack parcourut le passage de nouveau, ajouta une note et acheva sa lecture avant de revenir une fois de plus sur la page qui le troublait. Puis il ramassa la liasse et retourna frapper à la porte du bureau de Tregarron.

On lui répondit aussitôt et il entra.

— Ah ! Qu’en pensez-vous ? s’enquit Tregarron.

Il souriait, penché légèrement en arrière sur sa chaise, le visage détendu, l’interrogeant des yeux. Devant l’expression de Jack, il fronça les sourcils.

— Y a-t-il un problème ? demanda-t-il avec un léger amusement.

— Oui, monsieur.

Jack se sentait stupide, mais l’affaire le préoccupait trop pour qu’il ait la lâcheté de ne pas l’évoquer.

— Page quatorze, la formulation du deuxième paragraphe suggère que les Allemands sont au courant de l’accord conclu entre Hauser et les Autrichiens, or nous savons qu’il n’en est rien. J’ignore comment cela s’est produit, mais il en résulte que les Autrichiens en tireraient des profits tout à fait injustes.

Tregarron tendit la main pour que Jack lui donne les documents.

Il lut toute la page, la relut. Enfin, il leva les yeux vers Jack, ses épais sourcils se rejoignant.

— Vous avez tout à fait raison. Nous devons reformuler cette phrase. De fait, je crois qu’il vaudrait mieux que nous omettions entièrement ce paragraphe.

— Cela reviendrait tout de même à tromper Berlin, monsieur, lui fit remarquer Jack à regret. J’ignore au juste ce que sait Vienne, mais d’après le rapport que nous avons reçu hier, il est tout à fait clair qu’ils sont au courant.

— Si les services de renseignement autrichiens se sont débrouillés pour l’apprendre, ce n’est pas à nous d’en informer Berlin, rétorqua Tregarron.

Son regard se durcit.

— Mais vous avez tout à fait raison d’attirer mon attention sur ce point. Nous ne devons pas induire Berlin en erreur. La référence doit être retirée. Bon travail, Radley.

Il sourit, révélant des dents blanches et saines.

— Vous nous avez évité un embarras qui aurait pu être considérable. Je vous remercie.

 

Cependant, plus tard ce soir-là, alors que Jack escortait Emily à un dîner auquel elle désirait fort assister, il ne put empêcher son esprit de vagabonder. Ses pensées retournèrent aux propos tenus par Tregarron quant au contenu du document qu’ils préparaient. Qu’il ait commis pareille bévue étonnait Jack. Tregarron n’était pas brouillon, loin de là. Il était pointilleux jusque sur les moindres détails. N’avait-il pas remarqué lui-même cette contradiction ?

Emily était assise en face de lui, vêtue d’une robe rose, une couleur qu’elle portait rarement. Elle avait toujours affirmé qu’elle convenait mieux à une brune. Pourtant, cette robe lui seyait à merveille, avec ses entre-deux de dentelle blanche dans le corsage et ses manches bouffantes qui soulignaient la finesse de ses épaules et de son cou. Elle passait une bonne soirée, mais il devinait, au ton contrôlé de sa voix et à la légère raideur de son port de tête, qu’elle était toujours fâchée contre Charlotte. Bien que chagrinée par leur querelle, elle était résolue à ne pas céder avant d’avoir reçu des excuses plus précises. Les efforts qu’il avait faits pour tenter de la persuader de répondre à la lettre de Charlotte n’avaient fait qu’aggraver les choses. Elle l’avait qualifié de pacificateur d’un ton plein de mépris. Sa colère était dirigée contre Charlotte et non contre lui, mais il savait qu’il valait mieux ne pas insister, tout au moins pas pour l’instant.

Les bavardages allaient bon train autour de lui. Il s’y joignit poliment. Le charme lui venait naturellement et la moitié de son attention suffisait pour qu’il fasse montre de parfaites bonnes manières.

Le nom de Tregarron fut mentionné. Jack lut le respect sur le visage d’Emily. Elle parla avec chaleur de Lady Tregarron. Jack songea de nouveau à l’omission dans le document. Comment Vienne pouvait-elle avoir découvert cette information ? Si c’était par le biais de leurs services secrets, ils avaient des contacts au sein du ministère des Affaires étrangères britanniques. Cela seul aurait dû causer à Tregarron beaucoup plus d’inquiétude qu’il n’en avait manifesté.

Sans doute la réponse se trouvait-elle ailleurs. Mais il ignorait où, et il chassa cette pensée de son esprit, reportant son attention sur la femme assise à côté de lui.

Il était bien après minuit lorsqu’ils appelèrent leur équipage pour rentrer chez eux.

Emily étouffa un bâillement avec élégance.

— J’ai passé une excellente soirée, dit-elle avec un sourire las, appuyant la tête contre son épaule.

Il mit un bras autour d’elle.

— Tant mieux. Certains des convives étaient fort distrayants.

Elle se tourna vers lui, s’efforçant de distinguer ses traits malgré la pénombre de l’habitacle et le reflet des réverbères qui défilaient derrière les vitres.

— Qu’est-ce qui te préoccupe ? Et ne me dis pas que ce n’est pas vrai. Je sais quand tu consacres toute ton attention à quelqu’un et quand tu ne le fais pas.

Il n’avait jamais eu pour habitude de lui mentir, mais la discrétion était tout autre chose.

— Des documents politiques que j’ai vus aujourd’hui, expliqua-t-il avec franchise.

— Tu t’en tireras, répondit-elle sans hésiter. Demain, tu verras les choses de manière plus claire. J’ai toujours pensé qu’on ne résout rien de manière satisfaisante lorsqu’on est fatigué.

— Tu as tout à fait raison, dit-il en se laissant aller en arrière.

Mais il avait déjà pris sa décision. Le lendemain, il irait demander conseil à Vespasia.

 

— Bonjour, Jack, dit-elle sans dissimuler sa surprise en le voyant apparaître dans son salon alors qu’elle venait de terminer son petit déjeuner. Quelque chose doit vous inquiéter pour que vous veniez de si bonne heure.

Elle l’observa avec plus d’attention. Il avait toujours été exceptionnellement séduisant, parce qu’il était doté d’un charme auquel il était difficile de résister sans mauvaise grâce. Pourtant, ce jour-là, il paraissait agité et son assurance habituelle ne parvenait pas tout à fait à dissimuler son malaise.

— Puis-je vous parler en confidence, Lady Vespasia ?

— Oh, bonté divine !

Elle s’assit et lui fit signe de l’imiter.

— Voilà qui paraît fort sérieux. Bien entendu. Qu’est-ce qui vous inquiète ?

Aussi brièvement que possible, il lui parla de l’accord conclu avec Berlin sans entrer dans les détails, sauf pour la question qui concernait Vienne. Puis il cita la phrase qui le troublait et attendit sa réponse, sans détacher un instant son regard du sien.

Elle réfléchit avec soin, gagnée par une anxiété croissante.

Il le lut sur ses traits, et son propre visage devint plus grave.

— J’ai peur, dit-elle enfin, que quelqu’un au ministère des Affaires étrangères ne transmette à Vienne des informations qu’il conviendrait de lui cacher. Je suppose que vous avez lu ce document avec beaucoup d’attention et que vous ne pouvez pas vous tromper ?

— J’ai demandé à Lord Tregarron s’il y avait eu une erreur. Il m’a affirmé qu’il allait s’en occuper et m’a remercié pour mon travail.

— Mais cela ne vous satisfait pas, sinon vous ne seriez pas venu m’en parler.

Il parut profondément malheureux.

— Non, avoua-t-il dans un souffle.

— En avez-vous parlé à Emily ?

Il parut stupéfait.

— Non, bien sûr que non !

— Ou à Thomas ?

— Non… je…

— Dans ces conditions, n’en faites rien, je vous prie. Thomas occupe désormais un poste où il n’aura d’autre choix que d’agir. Je m’en charge.

— Comment ? Je n’attendais de vous pas davantage qu’un conseil. Je suppose que j’espérais que vous alliez me dire que mon imagination me jouait des tours et qu’il valait mieux tout oublier.

Elle sourit.

— Mon cher Jack, vous savez très bien que ce n’est pas le cas. À tout le moins, il y a eu une erreur de la plus coupable négligence.

— Et au pire ?

Elle soupira.

— Au pire, c’est de la trahison. N’en soufflez mot à personne. Conduisez-vous comme si vous considériez l’affaire close.

— Et qu’allez-vous faire ?

— Informer Victor Narraway.

— Merci.

 

Narraway écouta Vespasia avec une inquiétude grandissante. Lorsqu’elle eut terminé, elle ne doutait pas qu’il jugeait l’affaire encore plus grave qu’elle ne l’avait pensé.

— Je vous en prie, dit-il, ne parlez de cela à personne et surtout pas à Pitt. Nous ne devons pas détourner son attention du duc Alois en ce moment. Il ne reste plus que six jours avant son arrivée à Douvres.

— Est-ce vraiment un personnage insignifiant, Victor ?

— S’il est davantage, je n’ai pas pu le découvrir. Pour l’instant, il semble probable qu’il soit une victime des circonstances. C’est l’attentat qui compte. La personne visée peut n’avoir qu’une importance relative, tant que l’incident soulève assez d’attention pour mettre la Grande-Bretagne dans l’embarras.

— Et la mort de Serafina ?

— Une autre affaire qui n’est pas encore résolue.

— Dans ce cas, je vous laisse prendre soin de celle que vous considérez la plus urgente. Veuillez m’excuser de vous avoir apporté de nouvelles sources d’inquiétude.

Il y avait une très légère pointe d’humour dans ses yeux. Il la comprenait parfaitement, tout comme elle le comprenait.

— Je vous en prie, murmura-t-il en se levant pour la saluer.

En d’autres circonstances il l’aurait priée de rester. Là, il réfléchissait déjà à la manière de conduire cette nouvelle enquête, songeait aux faveurs qui lui étaient dues, aux dettes qu’on avait envers lui, à la pression qu’il pouvait exercer sur certains.

Sur le seuil, elle hésita.

— Oui, dit-il en réponse à la question qu’elle ne posait pas. Je vous tiendrai au courant.

— Merci, Victor. Au revoir.

 

Narraway demeura éveillé une bonne partie de la nuit, tournant et retournant dans son esprit les faits que Vespasia lui avait révélés et cherchant un lien avec la mort de Serafina. Il passa en revue tous les gens qu’il avait connus, quel que fût le contexte, et qui seraient susceptibles de l’aider. À qui pouvait-il s’adresser concernant un sujet aussi sensible que la communication d’informations confidentielles portant sur les intérêts allemands ? S’agissait-il du sabotage délibéré d’un accord anglo-allemand ?

Dans quel but ? Était-ce un geste retors et malveillant que le ministère des Affaires étrangères et surtout Tregarron avaient désiré cacher à Jack Radley ? Ce dernier occupait son poste depuis peu. Le jugeait-on un tantinet idéaliste, encore indigne de confiance pour les affaires rien moins qu’honnêtes ?

Si tel était le jugement de Tregarron, il avait vu juste. Jack avait été perturbé et n’avait pu fermer les yeux.

Peut-être devait-il commencer par se renseigner davantage sur Tregarron. Il était fort possible que le ministère des Affaires étrangères s’abaisse à certaines tromperies, à condition de pouvoir clamer son innocence par la suite si les faits étaient révélés au grand jour. Se faire prendre était une preuve flagrante d’incompétence.

Par où commencer pour que ses questions ne soient pas répétées à Tregarron ? La réponse lui vint avec une extraordinaire clarté. Tregarron était allé à Dorchester Terrace, sans doute voir Serafina, peut-être Nerissa Freemarsh. Si Serafina avait été encore vivante et en pleine possession de sa mémoire et de ses facultés, elle aurait été une personne idéale à qui parler. Cependant, la fidèle Tucker devait aussi savoir une bonne partie de ce que sa maîtresse avait su. Par le passé, il avait commis la grossière erreur de sous-estimer les domestiques. Cela ne se reproduirait plus.

Il envisagea de lui apporter un cadeau pour lui manifester sa reconnaissance, puis conclut que ce serait maladroit. Plus tard, peut-être. Pour commencer, un respect tout simple serait le plus subtil et le plus important des compliments.

Lorsqu’il arriva à Dorchester Terrace au beau milieu de la matinée, la chance lui sourit. Nerissa était sortie. La Special Branch, grâce à l’intervention de Pitt, avait pris en charge le coût des obsèques. Il incombait néanmoins à Nerissa d’effectuer les démarches nécessaires, lesquelles avaient été quelque peu retardées en raison de l’autopsie.

— Je suis désolé, s’excusa le valet.

— Je suis venu voir Miss Tucker, l’informa Narraway. C’est extrêmement urgent, sinon je ne vous aurais pas dérangés à un pareil moment.

Le valet le fit entrer. Un quart d’heure plus tard, il était de nouveau assis devant le feu dans le salon de Mrs. Whiteside, Miss Tucker dans le fauteuil en face de lui, un plateau contenant du thé et de fines tranches de pain beurré posé entre eux.

— Je suis navré de vous déranger une fois de plus, Miss Tucker, mais l’affaire ne peut attendre, dit-il gravement.

Elle avait servi le thé, trop brûlant encore pour être bu. Il attendait, dispersant doucement dans l’air une vapeur parfumée.

— En quoi puis-je vous aider, Lord Narraway ? Je vous ai dit tout ce que je savais.

— Il s’agit de tout autre chose. Du moins, je le crois. J’aurais interrogé Mrs. Montserrat si elle était là pour me répondre. À force de tourner et de retourner ces questions dans ma tête alors que j’aurais dû être en train de dormir, je me suis dit que vous sauriez sans doute une bonne partie de ce qu’elle savait.

Elle parut stupéfaite, puis visiblement flattée.

Il eut un sourire, très léger. Il ne voulait pas qu’elle pense qu’il était content de lui ou qu’il traitait l’affaire à la légère.

— De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle en goûtant le thé pour voir s’il avait suffisamment refroidi.

Ce n’était pas encore le cas, et elle prit une tranche de pain en attendant.

Il l’imita, puis déclara :

— Cette conversation est absolument confidentielle. Je dois vous demander de n’en parler à personne.

— Je tiendrai ma langue, promit-elle.

— Je vous poserai la question telle que je l’aurais posée à Mrs. Montserrat. Que pouvez-vous me dire au sujet de Lord Tregarron ? Il est crucial pour la réputation de la Grande-Bretagne, pour l’honnêteté dans nos rapports avec d’autres pays, notamment l’Allemagne et l’Autriche, que je sache la vérité.

Elle était assise très droite sur son siège. Une vieille femme fière qui, au terme d’une vie de service, voyait un homme – un lord – lui demander conseil et faire appel à sa mémoire pour aider son pays.

— L’actuel Lord Tregarron, milord, ou son père ?

Narraway se raidit, prit une inspiration, puis expulsa lentement l’air de ses poumons.

— Les deux, je crois. Mais commencez par son père, je vous prie. Vous le connaissiez ?

Elle eut un très léger sourire, comme si sa candeur l’amusait.

— Mrs. Montserrat l’a connu intimement, milord, tout au moins pendant un certain temps. Il était marié, voyez-vous. Lady Tregarron était une dame gentille, très respectable et un peu…

Elle chercha le mot juste.

— … fastidieuse.

— Oh, bonté divine !

Sans qu’il s’en fût rendu compte, il avait imité exactement le ton de Vespasia.

— Je vois.

Il voyait, en effet. La vision d’un mariage fait d’ennui poli et néanmoins affectueux se dessina dans son esprit.

— Était-ce de l’amour ?

Elle eut une petite moue.

— Oh, non, seulement une romance, un écart pour ramasser des fleurs qui appartenaient à quelqu’un d’autre. Vienne possède une certaine magie. Quand on est loin de chez soi, on oublie que la vie y est tout aussi réelle, tout aussi bonne ou tout aussi mauvaise !

— Et Mrs. Montserrat et Lord Tregarron se sont-ils quittés en mauvais termes ?

— En mauvais termes, non. Néanmoins…

Elle sirota son thé.

— Je pense que Lord Tregarron a toujours redouté que Lady Tregarron ne l’apprenne, ce qui l’aurait beaucoup affecté. Il l’aimait. Elle était son filet de sécurité, non seulement à cause des sentiments qu’il avait pour elle et parce qu’elle était la mère de ses enfants – ils avaient un fils et plusieurs filles –, mais aussi parce qu’elle avait des relations très haut placées. C’était une femme bien, elle manquait cependant de fantaisie et cruellement d’humour.

— Qui d’autre était au courant de cette liaison ?

— Je l’ignore. Les gens sont parfois plus observateurs qu’on ne le souhaiterait, mais s’ils s’écartent eux aussi un peu du droit chemin, on ne s’inquiète pas trop.

— Je vois. Et l’actuel Lord Tregarron ?

— J’en sais beaucoup moins long sur lui, et certainement j’ignore tout de liaisons éventuelles. Il respectait beaucoup son père, encore plus sa mère. Il lui est totalement dévoué.

— Quelles relations avait-il avec son père ?

— Je crois savoir qu’à la fin il s’était éloigné de lui.

— Mrs. Montserrat savait pourquoi ?

Tucker hésita.

— Je vous en prie, Miss Tucker. Cela pourrait avoir de l’importance, plaida-t-il.

— Je crois qu’il a eu vent de la liaison de son père avec Mrs. Montserrat, bien qu’elle ait été terminée depuis de nombreuses années à ce moment-là, avoua-t-elle à regret.

— Merci, je vous suis très reconnaissant.

Il prit son thé. Le breuvage avait enfin assez refroidi pour être bu.

Miss Tucker fronça les sourcils.

— Cela vous a été utile ?

— Je ne sais pas, je ne sais pas du tout.

Toutefois, une idée, encore vague et imprécise, commençait à s’ébaucher dans son esprit.